Lionel Lincoln/Chapitre XI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 141-153).

CHAPITRE XI.


Fluellen : N’est-il pas permis, Votre Majesté, de dire combien il a été tué de monde ?
Shakspeare. Le roi Henri V.



Un fort détachement des troupes royales fut placé sur une hauteur qui commandait les approches de leur position ; le reste pénétra plus avant dans la péninsule, ou fut transporté à Boston[1] par les chaloupes de la flotte. Lionel et Polwarth passèrent le détroit avec la première division des blessés : le premier n’ayant pas de devoirs à remplir qui pussent le retenir avec le détachement ; le second soutenant hautement que ses souffrances corporelles lui donnaient le droit incontestable d’être compris parmi ceux que le fer ou le plomb des Américains avaient atteints.

Aucun officier de l’armée du roi n’éprouvait peut-être un chagrin aussi vif que le major Lincoln du résultat de cette expédition ; car, malgré son attachement pour son roi et sa patrie d’adoption, il n’en prenait pas moins d’intérêt à la réputation de ses véritables concitoyens, sentiment honorable à la nature humaine, et qui n’abandonne jamais que celui qui en oublie les impulsions les plus nobles et les plus pures. Tout en regrettant ce qu’il en avait coûté à ses compagnons d’armes pour apprendre à apprécier le caractère de ces colons dont la longue patience avait été prise mal à propos pour de la pusillanimité, il était charmé de voir que les yeux des vieillards s’ouvraient enfin à la vérité, et que la bouche des jeunes inconsidérés se formait de honte. On cache, probablement par des motifs politiques, la perte véritable qu’avaient essuyée les deux détachements employés à cette expédition ; mais il fut bientôt reconnu qu’elle était environ du sixième de ceux qui en avaient fait partie.

Lionel et Polwarth se séparèrent sur le quai, le capitaine d’infanterie légère ayant dit à son ami qu’il ne tarderait pas à aller le rejoindre chez lui où il se promettait de se dédommager de l’abstinence forcée et des privations auxquelles il avait été condamné pendant sa longue marche. Le major prit alors le chemin de Tremont-Street, pour aller calmer les inquiétudes qu’une espérance secrète et flatteuse le portait à croire que ses belles parentes avaient conçues pour sa sûreté. À chaque coin de rue, il rencontrait des groupes d’habitants qui discutaient avec vivacité sur les événements qui venaient d’avoir lieu, quelques-uns se retirant consternés de la résolution et du courage dont avaient donné des preuves ces colons qu’ils avaient cherché à avilir aux yeux de leurs oppresseurs, mais le plus grand nombre regardant avec un air de satisfaction farouche le militaire qui passait près d’eux, et dont les vêtements un peu en désordre prouvaient qu’il était du nombre de ceux qui avaient été forcés de se retirer devant les Américains.

Lorsque Lionel frappa à la porte de la maison de Mrs Lechmère, il avait déjà oublié sa fatigue ; et, quand elle s’ouvrit, et qu’il vit Cécile dans le vestibule, exprimant dans tous les traits de son charmant visage la force de son émotion, il ne se souvint plus des dangers auxquels il avait été exposé.

— Lionel ! s’écria Cécile en joignant les mains dans un mouvement de joie ; c’est lui-même et sans être blessé ! Le sang monta de son cœur à ses joues et à son front, et, couvrant son visage des deux mains pour cacher sa rongeur, elle s’éloigna précipitamment.

Agnès Danforth ne chercha pas à cacher le plaisir avec lequel elle le revoyait, et elle ne voulut lui faire aucune question pour satisfaire la curiosité qui la dévorait, avant de s’être parfaitement assurée qu’il n’avait reçu aucune blessure. Alors elle lui dit, avec un air de triomphe, accompagné d’un sourire malin :

— Votre marche a attiré un grand concours de monde, Lionel Lincoln ; d’une fenêtre du dernier étage de cette maison, j’ai vu une partie des honneurs que les bons habitants de Massachusetts ont rendus à ceux qui venaient les visiter.

— En vérité, miss Àgnès, sans les conséquences terribles qui doivent s’ensuivre, je me réjouirais, comme vous, des événements de cette journée ; car un peuple n’est jamais certain de ses droits, jusqu’à ce qu’ils soient respectés.

— Eh bien ! cousin Lincoln, apprenez-moi donc tout ce qui s’est passé, afin que je voie si je dois être glorieuse du lieu de ma naissance.

Lionel lui fit un récit abrégé, mais exact et impartial, de tous les événements dont il avait été témoin, et sa jolie cousine l’écouta avec un intérêt qu’elle ne cherchait pas à déguiser.

— Eh bien ! s’écria-t-elle quand il eut fini sa relation, j’espère que cette journée mettra fin à toutes les sottes railleries dont on nous a si longtemps fatigué les oreilles ; mais vous savez, ajouta-t-elle avec une légère rougeur et en souriant d’une manière aussi maligne que comique, vous savez que j’avais un double intérêt dans la fortune du jour, mon pays et mon admirateur.

— Oh ! soyez sans inquiétude, votre adorateur est revenu sain de corps, et vos rigueurs seules le rendent malade d’esprit ; il a fait toute la route avec une dextérité merveilleuse, et il s’est montré excellent soldat dans le danger.

— Quoi ! major Lincoln, dit, Agnès en rougissant encore, mais sans cesser de sourire, voudriez-vous me faire croire que Pierre Polwarth a fait quarante milles à pied, entre le lever et le coucher du soleil ?

— Il a réellement fait cet exploit entre deux soleils, si vous en exceptez une courte promenade sur mon cheval, que nos compatriotes m’avaient obligé à abandonner par prudence, et dont il a pris et conservé possession, malgré les périls auxquels cette témérité l’exposait.

— En vérité ! s’écria Agnès en joignant les mains avec un air de surprise affectée, quoique Lionel ne crût voir en elle aucune marque de satisfaction intérieure occasionnée par les dernières nouvelles qu’il venait de lui apprendre. Les prodiges du capitaine excèdent toute croyance ; il faut avoir la foi du patriarche Abraham pour croire à de semblables merveilles. Mais, après avoir appris qu’un corps de deux mille Anglais a reculé devant un rassemblement de paysans américains, il n’est rien que je ne sois disposée à croire.

— Le moment est donc favorable pour mon ami, dit Lionel à demi-voix en souriant. Il se leva pour suivre Cécile Dynevor qui venait de rentrer, et qui passa dans un appartement voisin en voyant arriver le capitaine Polwarth. On dit, ajouta-t-il, que la crédulité est le grand défaut de votre sexe, et il faut que je vous y laisse exposée un moment, dans la compagnie de celui qui était le sujet de notre entretien.

— Capitaine Polwarth, dit Agnès en rougissant un peu, je suis sûre que vous abandonneriez la moitié des espérances d’avancement que peut vous donner la guerre, pour savoir de quelle manière nous avons parlé de vous en votre absence. Mais je ne satisferai pas votre curiosité ; qu’elle vous serve de stimulant pour des faits plus glorieux que ceux qui vous ont occupé aujourd’hui.

— J’espère que Lincoln m’a rendu justice, dit le capitaine toujours de bonne humeur, et qu’il n’a pas oublié de vous dire que j’ai empêché son excellent coursier de tomber entre les mains des rebelles.

— Entre les mains de qui, Monsieur ? s’écria Agnès en fronçant les sourcils ; comment appelez-vous les braves habitants de la baie de Massachusetts ?

— Je crois que j’aurais dû dire les habitants exaspérés du pays. Ah ! miss Agnès, j’ai souffert aujourd’hui ce que jamais homme n’a souffert auparavant, et tout cela à cause de vous.

— À cause de moi ? Cela demande une explication, capitaine Polwarth.

— Impossible, miss Agnès ; il y a des sentiments et des actions qui partent du cœur et qui n’admettent aucune explication. Tout ce que je sais, c’est que j’ai souffert pour vous aujourd’hui plus que je ne puis l’exprimer, et ce qui est inexprimable est en grande partie inexplicable.

— Je me rappellerai cela comme ce qui se passe régulièrement dans certains tête-à-tête, à ce que je comprends. L’expression d’une chose inexprimable ! Certainement le major Lincoln avait quelque raison pour croire qu’il me laissait à la merci de ma crédulité.

— C’est vous calomnier vous-même, belle Agnès, dit Polwarth en cherchant à prendre un air de tendresse ; vous n’avez ni merci ni crédulité, sans quoi vous m’auriez cru, et vous auriez eu pitié de moi depuis longtemps.

— La compassion, dit Agnès en baissant les yeux et en affectant un air d’embarras, n’est-elle pas une sorte… une espèce… en un mot, la compassion n’est-elle pas un symptôme évident d’une certaine maladie ?

— Qui pourrait dire le contraire ? s’écria le capitaine : c’est un moyen infaillible pour une jeune personne de découvrir le secret de ses inclinations. Des milliers ont vécut dans l’ignorance de leurs propres sentiments, jusqu’à ce que la compassion ait été éveillée en elles. Mais que signifie cette question, belle Agnès ? la faites vous pour me tourmenter, ou avez-vous enfin pitié de tout ce que je souffre ?

— Je crains que cela ne soit que trop vrai, Polwarth, dit Agnès en secouant la tête et en cherchant à s’armer de gravité.

Polwarth, commençant à s’animer, s’approcha de la jeune étourdie que cette scène amusait beaucoup, et lui dit en voulant lui prendre la main :

— Vous me rendez la vie en me parlant ainsi. Depuis six mois vos rigueurs m’ont fait mener une vie bien triste ; mais un seul mot de compassion sortant de votre bouche est un baume bienfaisant qui guérit toutes mes blessures.

— En ce cas ma compassion s’évanouit, dit Agnès en reculent d’un pas. Pendant cette longue journée d’inquiétude, je me suis crue plus vieille que ma bonne et grave grand’tante. Toutes les fois que certaines pensées se présentaient à mon esprit, il me semblait que j’étais assaillie de tous les maux qui affligent la vieillesse ; goutte, rhumatisme, asthme, et je ne sais combien d’autres maladies qui ne conviennent nullement à une fille de dix-neuf ans ; mais vous m’avez éclairée, et vous avez soulagé mes craintes en m’apprenant que c’était l’effet de la compassion. Voyez quelle femme vous auriez, Polwarth, si dans un moment de faiblesse je consentais à vous épouser, moi qui ai déjà tant souffert en songeant aux maux que vous éprouviez !

— Un homme n’est pas un balancier de pendule pour être toujours en mouvement sans éprouver de fatigue, miss Danforth, répondit le capitaine plus piqué qu’il n’osait le montrer, et cependant je me flatte qu’il n’existe pas un seul officier de l’infanterie légère qui ait fait en vingt-quatre heures plus de chemin que l’homme qui, après ses exploits, ne pense qu’à se jeter à vos pieds, et qui oublie le repos dont il a un besoin si extraordinaire.

— Capitaine Polwarth, dit Agnès en se levant, je vous remercie de cette politesse, si c’en est une ; mais, ajouta-t-elle en abandonnant toute affectation et en se livrant aux sentiments naturels qui brillaient dans ses yeux et dans tous ses traits, l’homme qui voudra occuper ici cette place, et elle appuya sa main sur son cœur, ne devra pas venir se jeter à mes pieds, comme vous le dites, en sortant d’un combat où il a versé le sang de mes concitoyens, en cherchant à donner des fers à mon pays. Excusez-moi, Monsieur, voici le major Lincoln ; il est ici gomme chez lui, je lui laisse le soin de vous faire les honneurs de la maison.

Lionel entrait comme elle prononçait ces mots, et elle passa près de lui en se retirant.

— J’aimerais mieux être cheval de messagerie ou valet de pied que d’être amoureux ! s’écria Polwarth. C’est une vie diabolique, Lionel, et cette jeune fille me traite comme un cheval de fiacre ! Mais quels yeux elle a ! Je pourrais y allumer mon cigare. Sur mon âme ! mon cœur n’est qu’un tas de cendres. Mais qu’avez-vous donc, Lionel ? pendant toute cette maudite journée je ne vous ai pas encore vu l’air aussi troublé.

— Retirons-nous et rentrons chez moi, répondit le major dont l’aspect indiquait effectivement un grand trouble d’esprit : il est temps de songer à réparer les désastres de notre marche.

— Croyez-vous que je n’y aie pas déjà songé ? dit Polwarth en se levant et en s’efforçant de suivre les pas rapides de son compagnon, non sans quelques grimaces arrachées par la fatigue. Mon premier soin, en vous quittant, a été d’emprunter le cabriolet d’un de mes amis, et de me rendre chez vous pour y donner les ordres nécessaires. Mon second a été d’écrire au petit Jemmy Craig, pour lui offrir l’échange de ma compagnie contre la sienne ; car, à compter de ce jour, je ne veux plus de vos mouvements d’infanterie légère, et je saisirai la première occasion de rentrer dans les dragons. Quand j’y aurai réussi, major Lincoln, je vous ferai des propositions pour votre cheval. Après avoir accompli ce devoir, car la conservation de soi-même est un devoir pour l’homme, j’ai préparé un menu que j’ai remis à Meriton, afin qu’il n’oublie rien ; après quoi, Lionel, je suis venu comme vous me jeter aux pieds de ma maîtresse. Mais vous êtes un heureux mortel, major Lincoln ; vous avez été accueilli par les sourires de la beauté, tandis que…

— Ne me parlez ni de sourire ni de beauté, s’écria Lionel avec impatience, toutes les femmes se ressemblent : elles sont toutes capricieuses et inconcevables.

— Oh ! oh ! dit Polwarth en jetant les yeux autour de lui d’un air étonné, il n’y a donc ici de faveur à espérer pour aucun de ceux qui portent les armes pour le roi ? Il faut qu’il y ait une étrange liaison entre Cupidon et Mars, entre l’amour et la guerre ! Après m’être battu toute la journée comme un Sarrasin, un Turc, un Gengiskan, en un mot comme un païen, j’arrive ici bien déterminé à faire à cette petite sorcière de traîtresse l’offre de ma main, de mon cœur, de ma commission et de Polwarth-Hall, et elle m’accueille en fronçant les sourcils, et avec des sarcasmes aussi mordants que les dents d’un homme affamé ! Mais quels yeux elle a, et quelles belles couleurs quand elle est un peu animée ! Ainsi donc, Lionel, vous avez aussi été traité comme un dogue ?

— Comme un fou que je suis ; répondit Lionel en doublant le pas ; et son compagnon essoufflé, s’épuisant, en efforts pour le suivre, fut hors d’état de prononcer un seul mot de plus avant qu’ils fussent arrivés à leur destination. Là, à la grande surprise des deux officiers, ils trouvèrent une compagnie que ni l’un ni l’autre ne s’attendait à voir. Mac-Fuse, placé devant une petite table, dirigeait une attaque très-vive contre quelques viandes froides, restes du repas de la veille, et arrosait à ses morceaux en buvant à grands traits le meilleur vin de son hôte. Dans un coin de la chambre Seth Sage était debout, les mains liées avec une longue cordes qui aurait pu au besoin servir de licou. En face du prisonnier, car telle était la situation de Sage, était Job, imitant la conduite du capitaine de grenadiers, qui lui jetait de temps en temps quelques fragments de son dîner, dont l’idiot faisait son profit. Meriton et les domestiques de la maison attendaient les ordres qu’on pourrait leur donner.

— Que se passe-t-il donc ici ? demanda Lionel en regardant cette scène d’un air étonné. De quelle faute M. Sage s’est-il rendu coupable pour qu’il soit ainsi garrotté ?

— De la petite faute de haute trahison et de meurtre, répondit Mac-Fuse ; si tirer un coup de fusil à un homme, avec la bonne intention de le tuer, doit s’appeler meurtre.

— Non, non, dit Seth en levant les yeux qu’il avait tenus jusqu’alors qu’alors fixés sur le plancher dans un profond silence ; pour qu’il y ait meurtre, il faut avoir tué avec intention de tuer, et…

— Écoutez-moi ce drôle, expliquant les lois comme s’il présidait la cour du banc du roi ! s’écria Mac-Fuse en l’interrompant. Et quelle était votre intention en tirant sur moi, vagabond, maraudeur, si ce n’était de me tuer ? Mais vous serez jugé et pendu pour ce fait.

— Il est contre toute raison, dit Seth, de croire qu’un jury me déclarera coupable du meurtre d’un homme qui se porte bien. Vous ne trouverez pas dans toute la colonie de la baie de Massachusetts un jury qui rende une pareille déclaration.

— De la colonie ! brigand, assassin, rebelle ! s’écria le capitaine ; je vous enverrai en Angleterre, et c’est là que vous serez pendu. De par le ciel ! je vous emmènerai avec moi en Irlande ; je vous ferai pendre dans l’île Verte, et vous serez enterré, au cœur de l’hiver, dans un marécage !

— Mais qu’a-t-il donc fait qui puisse donner lieu à de si terribles menaces ? demanda Lionel.

— Ce qu’il a fait ! le coquin n’est pas resté chez lui.

— N’est pas resté chez lui ?

— Sans doute ! Diable ! ne savez-vous pas que tout le pays était rempli de guêpes qui semblaient chercher un guêpier ? Avez-vous la mémoire assez courte, major Lincoln, pour avoir déjà oublié les promenades que ces coquins vous ont fait faire sur les montagnes et dans les vallées ?

— M. Sage a-t-il donc été trouvé aujourd’hui parmi nos ennemis ?

— Ne l’ai-je pas vu tirer trois fois sur moi et en trois minutes ? Une de ses balles n’a-t-elle pas brisé la poignée de mon sabre, et n’ai-je pas encore dans l’épaule un morceau de plomb qu’il appelle une chevrotine et dont ce brigand m’a fait présent ?

— Il est contre la loi d’appeler un homme un brigand sans pouvoir le prouver, dit Job ; mais il n’est pas contre la loi d’entrer à Boston et d’en sortir aussi souvent qu’on le veut.

— Entendez-vous ces misérables ! ils veulent connaître les lois aussi bien et mieux que moi qui suis fils d’un avocat de Cork. Je garantirais que vous étiez avec eux, et que vous méritez la potence tout aussi bien que votre digne compagnon.

— Que veut dire ceci, monsieur Sage ? s’écria Lionel afin d’empêcher l’idiot de faire une réponse qui aurait pu compromettre sa sûreté ; est-il possible non seulement que vous ayez pris part à cette rébellion, mais que vous ayez même attenté à la vie d’un homme qui peut presque passer pour un habitant de votre maison ?

— Je pense que le mieux est de ne pas trop parler, répondit Seth, attendu que personne ne peut prédire ce qui doit arriver.

— Entendez-vous le malin réprouvé ? s’écria, Mac-Fuse ; il n’a pas même la bonne foi de convenir de ses péchés comme un homme honnête. Mais je lui épargnerai cet embarras. Il est bon que vous sachiez, major Lincoln, qu’étant las d’avoir reçu, depuis le matin jusqu’au soir, les coups de fusil de cette canaille qui couvrait toutes les hauteurs, sans leur rendre leurs politesses, je saisis une occasion qui se présenta pour tourner un parti de ces démons incivilisés. Ce gaillard que vous voyez me lâcha trois coups de fusil avant que nous eussions pu les joindre, et alors l’arme blanche fit justice de ses camarades ; mais celui-ci m’ayant paru avoir une figure patibulaire, je l’ai amené ici dans l’intention de le faire pendre au premier moment favorable.

— Si ces faits sont exacts, dit le major, je crois que nous devons le livrer entre les mains des autorités compétentes ; car il reste encore à savoir quel parti on prendra à l’égard des prisonniers qu’on a faits dans cette affaire singulière.

— Je n’y penserais seulement pas, répondit Mac-Fuse, si ce réprouvé ne m’avait pas traité comme une bête sauvage en tirant sur moi à chevrotines, et s’il ne m’avait pas ajusté chaque fois comme si j’eusse été un chien enragé. Misérable ! osez-vous vous donner le nom d’homme, vous qui ajustez un de vos semblables comme si c’était une brute ?

— Ma foi ! dit Seth d’un air sombre, quand on est décidé à se battre, je crois que le mieux est d’ajuster, afin d’épargner les munitions.

— Vous reconnaissez donc que vous êtes accusé avec raison ? lui demanda Lionel.

— Comme le major est un homme modéré, et qui entendra la raison, répondit Seth, je lui parlerai raisonnablement. Je vous dirai d’abord que j’avais une petite affaire ce matin à Concorde…

— À Concorde ? s’écria Lionel.

— Oui, à Concorde, répondit Seth avec l’air de la plus grande innocence, une place à vingt ou vingt-un milles d’ici.

— Au diable vos milles et votre Concorde s’écria Polwarth ; y a-t-il un homme dans l’armée qui puisse oublier cette place si mal nommée ? Continuez votre défense, et ne nous parlez pas de la distance ; je l’ai mesurée pouce par pouce[2].

— Le capitaine est prompt et impétueux, dit le prisonnier avec beaucoup de sang-froid. Enfin, me trouvant dans cette ville, j’en sortis avec quelques compagnons. Au bout d’un certain temps nous voulûmes y rentrer, et, quand nous arrivâmes à un pont qui en est à environ un mille, nous fûmes fort maltraités par les troupes du roi qui s’en étaient emparées.

— Et que firent-elles ?

— Elles firent feu sur nous, et tuèrent deux de nos compagnons ; il y avait parmi nous des gens qui prirent l’affaire fort à cœur, il en résulta quelques minutes de contestation assez chaude, mais enfin force resta à la loi.

— À la loi ?

— Sans doute. Je crois que le major conviendra qu’il est contre la loi de faire feu sur des gens paisibles qui se trouvent sur la grande route.

— Continuez.

— C’est à peu près tout ; le peuple fut mécontent de cela et de quelques autres choses qui s’étaient passées à Lexington ; mais je suppose que le major sait le reste.

— Et qu’est-ce que tout cela a de commun avec votre tentative pour m’assassiner, hypocrite ? s’écria Mac-fuse. Avouez la vérité, afin que je puisse vous faire pendre sans que ma conscience me reproche rien.

— En voilà bien assez, dit Lionel ; les aveux qu’il a déjà faits suffisent pour nous autoriser à le confier à la garde de ceux qui doivent en être chargés. Qu’on le conduise au quartier-général, comme ayant été pris les armes à la main.

Seth se mit sur-le-champ en marche pour partir ; mais quand il fut près de la porte, il s’arrêta et dit en se retournant :

— J’espère que le major veillera sur ce qui n’appartient. Je lui déclare que je l’en regarde comme responsable.

— Vos propriétés seront respectées, dit Lionel, et je désire que votre vie ne coure pas plus de dangers. À ces mots, il fit un signe de la main pour qu’on l’emmenât. Seth se détourna, et quitta sa propre demeure avec le même air de tranquillité qui l’avait distingué toute la journée, quoique ses yeux noirs et ardents lançassent de temps en temps des regards qui semblaient comme les étincelles d’un feu couvant sous la cendre. Malgré la phrase menaçante qu’il venait d’entendre, il sortit avec un air convaincu que, si l’on jugeait son affaire d’après les principes de justice que chaque habitant de la colonie connaissait si bien, on trouverait que ses compagnons et lui n’avaient rien fait qui ne fût parfaitement conforme aux lois.

Pendant cette conversation singulière et caractéristique, à laquelle il n’avait pris pari qu’une seule fois, Polwarth s’était occupé très-activement à accélérer les préparatifs du repas.

Lorsque Seth et ceux qui le conduisaient eurent disparu, Lionel jeta un regard à la dérobée sur Job, qui était en apparence spectateur tranquille et indifférent de cette scène, et s’occupa ensuite des hôtes, pour empêcher leur attention de se fixer sur l’idiot dont il craignait que la folie ne trahît la part qu’il avait prise aux événements de la journée. Mais la simplicité de Job déjoua les bonnes intentions du major, car il dit sur-le-champ, sans le moindre symptôme de frayeur :

— Le roi ne peut faire pendre Seth Sage pour avoir tiré, puisque ces infernaux soldats avaient tiré les premiers.

— Maître Salomon, s’écria Mac-Fuse, vous étiez peut-être aussi à vous amuser à Concorde avec quelques amis ?

— Job n’a pas été plus loin que Lexington, et il n’a d’autre ami que la vieille Nab.

— Il faut que tous ces gens-là soient possédés du diable ! Docteurs et hommes de loi, prêtres et pêcheurs, jeunes et vieux, grands et petits, tous nous ont harcelés pendant toute la route, et voilà un hébété qu’il faut ajouter à ce nombre. Je parie que vous avez cherché aussi à commettre quelque meurtre ?

— Meurtre ! À Dieu ne plaise ! Job n’a tué qu’un grenadier, et blessé un officier au bras.

— Entendez-vous cela, major Lincoln ? s’écria Mac-Fuse en se levant avec précipitation ; car, malgré la vivacité de son accent, il était constamment resté assis jusqu’alors. Entendez-vous cette écaille d’huître, cette effigie humaine, oser se vanter d’avoir tué un grenadier ?

— Un peu de modération, Mac-Fuse, dit Lionel en saisissant le capitaine par le bras ; souvenez-vous que nous sommes soldats, et que l’organisation de son cerveau fait qu’il ne peut être responsable de ses actions ? Pas un tribunal ne condamnerait au gibet un être si infortuné, et en général il est aussi doux que l’enfant qui vient de naître.

— Au diable soient de tels enfants !… Voilà un joli drôle pour tuer un grenadier de six pieds… Et avec une canardière probablement ! N’importe, je ne le ferai pas pendre, major Lincoln, puisque vous vous intéressez à lui ; je me bornerai à l’enterrer tout vivant.

Job ne parut nullement ému de toutes ces menaces, et il resta sur sa chaise d’un air calme et tranquille. Enfin le capitaine, honteux de conserver du ressentiment contre un idiot, oublia ses projets de vengeance ; mais il continua à proférer des menaces contre les Américains, et des malédictions contre un genre de guerre si indigne d’un soldat, jusqu’à la fin du repas dont les trois amis avaient si grand besoin.

Polwarth ayant rétabli l’équilibre dans son système physique, regagna son lit en boitant. Mac-Fuse prit possession sans cérémonie d’un autre appartement de la maison de M. Sage. Les domestiques se retirèrent pour aller souper à leur tour, et Lionel, qui depuis une demi-heure avait gardé un silence mélancolique, se trouva tout à coup seul avec l’idiot. Job avait attendu ce moment avec une patience sans égale ; mais quand il eut vu sortir Meriton, qui se retira le dernier, il fit un mouvement qui annonçait qu’il avait à faire quelque communication d’une importance plus qu’ordinaire, et il réussit à attirer l’attention du major.

— Jeune insensé ! dit Lionel, ne vous avais-je pas dit que ces gens téméraires vous feraient courir risque de la vie ? Comment se fait-il que je vous aie vu aujourd’hui les armes à la main contre les troupes du roi ?

— Et comment se fait-il que les troupes du roi aient pris les armes contre Job ? S’imaginent-elles qu’elles pourront parcourir toute la province, battant le tambour, sonnent de la trompette et faisant feu sur les habitants, sans qu’il y ait du tapage ?

— Savez-vous que, depuis vingt-quatre heures, vous avez mérité deux fois la mort, d’abord pour avoir porté les armes contre le roi, et ensuite pour avoir tué un homme ? Vous venez de l’avouer vous-même.

— Oui, Job a tué un grenadier, mais il a empêché qu’on ne tuât le major Lincoln.

— C’est vrai, c’est vrai ; je vous dois la vie, et je m’acquitterai de cette dette à tout risque. Mais pourquoi vous êtes-vous mis si inconsidérément entre les mains de vos ennemis ? pourquoi vous êtes-vous trouvé ce soir dans les rangs des Américains ?

— Ralph m’avait dit d’y aller, et si Ralph disait à Job d’aller dans la chambre du roi, Job lui obéirait.

— Ralph ! s’écria Lincoln ; et où est-il maintenant ?

— Dans le vieux magasin ; il m’a chargé de venir vous dire d’aller lui parler, et ce que Ralph dit, il faut le faire.

— Il est aussi à Boston ? A-t-il donc perdu l’esprit ? il doit craindre…

— Craindre ! répéta Job avec un ton de dédain singulier : Ralph ne craint rien ; il n’a pas craint les grenadiers ; l’infanterie légère ne lui a pas fait peur, quoiqu’il n’ait mangé que de la fumée de leur fusil pendant tout le jour. Ralph est un vrai guerrier.

— Et il attend, dites-vous, dans le taudis de votre mère ?

— Taudis ! Job ne sait pas ce que c’est qu’un taudis. Il vous attend dans le vieux magasin.

— Eh bien ! dit Lionel en prenant son chapeau, allons le voir. Il faut que je le sauve des suites de sa témérité, quand il devrait m’en coûter ma commission.

Il sortit de sa chambre en prononçant ces paroles, et l’idiot le suivit, fort satisfait d’avoir exécuté son message sans y avoir rencontré de plus grandes difficultés.



  1. La péninsule de Charlestown est presque entièrement entourée d’une eau profonde, et n’est jointe à la terre voisine que par une langue de terre de peu de largeur. Bunker-Hill s’élève comme un rempart immédiatement avant le passage.
  2. Concord est situé à une vingtaine de milles de Boston.