Lionel Lincoln/Chapitre XII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 153-167).


CHAPITRE XII.


Cette pièce est le tableau d’un meurtre commis à Vienne. Gonzago est le nom du duc, Baptista est celui de la duchesse : mais vous allez voir ; c’est une œuvre diabolique.
ShakspeareHamlet.



L’agitation et l’indignation profondes qu’avaient produites les événements de la journée n’étaient pas encore calmées dans la ville, lorsque Lionel en parcourut de nouveau les rues étroites. Des hommes passaient rapidement près de lui, comme s’ils eussent été appelés par quelque affaire pressante et extraordinaire, et plus d’une fois il remarqua le sourire triomphant des femmes que la curiosité amenait près de leurs fenêtres à demi ouvertes pour voir ce qui se passait dans la rue, et dont les yeux découvraient son costume militaire. De forts détachements de troupes marchaient dans diverses directions, d’une manière qui annonçait qu’on renforçait les postes ; et le petit nombre d’officiers isolés qu’il voyait le regardaient approcher avec un air de précaution inquiète, comme s’ils eussent craint de trouver un ennemi dans chaque personne qu’ils rencontraient.

Les portes de la maison commune de la province étaient ouvertes, et, suivant l’usage, gardées par des sentinelles. Lionel, en passant, reconnut le grenadier à qui il avait parlé la soirée précédente, et qui était en faction à la porte du gouverneur.

— Votre expérience ne vous a pas trompé, mon camarade, lui dit-il en s’arrêtant un moment, nous avons eu une chaude journée !

— C’est ce qu’on nous a dit aux casernes, répondit le grenadier. Notre compagnie n’a pas marché, et nous avons à faire double faction cette nuit. J’espère que la première fois qu’il y aura de la besogne, on n’oubliera pas ma compagnie. Il eût été à désirer pour l’honneur de l’armée qu’on l’eût mise en campagne aujourd’hui.

— Et pourquoi pensez-vous ainsi, mon vétéran ? On n’a rien à reprocher aux troupes ; elles se sont bien conduites ; mais il était impossible qu’elles fissent tête à une multitude armée semblable à celle qui les attaquait.

— Il ne n’appartient pas de dire qu’une troupe se soit bien ou mal conduite ; mais quand j’entends dire que deux mille hommes de troupes anglaises ont tourné le dos, ou ont marché au pas redoublé devant la canaille de ce pays, je voudrais que mon régiment y eût été, ne fût-ce que pour voir de mes propres yeux ce spectacle déshonorant !

— Il ne peut y avoir de déshonneur quand il n’y a pas d’inconduite.

— Il faut qu’il y ait eu de l’inconduite quelque part, Votre Honneur, sans quoi une pareille chose n’aurait jamais pu arriver. Réfléchissez-y bien, Votre Honneur, la fleur de l’armée ! Il faut que quelque chose ait mal été, et, quoique j’aie vu la dernière partie de l’affaire d’une haute montagne, à peine puis-je croire que cela soit vrai.

En terminant ces mots, il secoua la tête, et se remit à marcher sur le terrain dans lequel il était circonscrit, comme s’il ne se fût pas soucié de parler plus longtemps de ce sujet humiliant. Lionel continua son chemin en réfléchissant sur ce préjugé fortement enraciné, qui avait appris à cet humble satellite de la couronne d’Angleterre à regarder avec mépris toute une nation, parce qu’on la croyait courbée sous le joug.

La grande place où il avait passé le soir de son arrivée était encore plus silencieuse que de coutume, et le tumulte qui régnait ordinairement à cette heure dans les cabarets voisins ne se faisait pas entendre. La lune n’était pas encore levée, et Lionel marcha, d’un pas rapide sous les arcades sombres du marché, en se rappelant qu’un homme auquel il prenait tant d’intérêt attendait alors son arrivée.

Job, qui le suivait en silence, traversa le pont avec lui, et courut ensuite en avant pour lui ouvrir la porte du vieux magasin. Lionel trouva la grande pièce qui en formait l’entrée aussi sombre et aussi vide qu’à l’ordinaire ; mais il vit briller une lumière à travers les fentes d’une cloison en bois qui en séparait la chambre occupée par Abigaïl Prey dans une des tourelles, et il entendit qu’on y parlait à voix basse. Supposant qu’il y trouverait le vieux Ralph et Abigaïl causant ensemble, il se retourna pour dire à son guide d’y entrer, et de les prévenir de son arrivée. Mais l’idiot avait aussi entendu les voix qui parlaient dans cette chambre, et son oreille, plus adroite qu’on ne l’aurait supposé, avait sans doute reconnu les interlocuteurs ; car, à l’instant où Lionel voulut lui parler, il partit avec une vitesse qui surprit le jeune major, et qui ne se ralentit que lorsqu’il se trouva sur le marché.

Abandonné ainsi par son guide, Lionel s’avança avec précaution, et chercha à tâtons la porte de l’appartement ; mais la lumière le trompa, car, au lieu de lui indiquer la porte, elle le conduisit à une fente de la cloison, par laquelle il vit encore une fois, sans le vouloir, une de ces entrevues qui annonçaient une liaison singulière et mystérieuse entre la riche et respectée Mrs Lechmere, et la misérable habitante du vieux magasin. Jusqu’à ce moment, la rapidité des événements et la foule de réflexions qui s’étaient présentées à son esprit depuis vingt-quatre heures l’avaient empêché de se rappeler les discours extraordinaires qu’il avait involontairement entendus. Mais en ce moment où il voyait sa tante visiter l’asile obscur de la pauvreté, il se sentit comme retenu par une curiosité irrésistible, et qui lui paraissait d’autant plus excusable, qu’il était fortement convaincu que, de manière ou d’autre, ces communications si particulières avaient rapport à lui.

Il est évident que Mrs Lechmere s’était vêtue de manière à ne pouvoir être reconnue par ceux qui pourraient par hasard la voir rendre cette visite mystérieuse. Mais en ce moment le capuchon de sa grande mante était baissé de manière à laisser apercevoir ces traits flétris et cet œil dur, qui, au milieu de tout ce qui annonçait en elle la décadence de la nature, lançait encore des regards égoïstes et mondains. Elle était assise, tant à cause de ses infirmités que pour montrer l’air de supériorité qu’elle ne manquait jamais de prendre à l’égard de ses inférieurs, tandis qu’Abigaïl était debout devant elle, dans une attitude qui annonçait pourtant plus de contrainte que de respect.

— Sotte femme ! dit Mrs Lechmere de ce ton dur et repoussant qu’elle savait si bien prendre quand elle voulait intimider, votre faiblesse sera votre ruine. Par égard pour vous-même, pour votre réputation, et même pour votre sûreté, il faut montrer plus de fermeté et vous élever au-dessus de cette superstition puérile et ridicule !

— Ma ruine ! ma réputation ! répondit Abigaïl en regardant autour d’elle, les yeux égarés et les lèvres tremblantes ; qu’est-ce que la ruine, Mrs Lechmere, si la pauvreté dont vous voyez les preuves ne mérite pas ce nom ? Et quelle perte de réputation peut m’attirer un mépris plus humiliant que celui auquel mes péchés m’ont condamnée ?

— Au milieu des embarras que m’a causés l’arrivée de mon petit-neveu, dit Mrs Lechmere, cherchant à prendre un ton plus doux, quoique ses manières n’annonçassent que trop clairement son mécontentement, j’ai peut-être oublié ma libéralité ordinaire.

Abigaïl Pray reçut la pièce d’argent que Mrs Lechmere lui présentait, la laissa quelques instants dans sa main ouverte, et la regarda avec un air distraction que la vieille dame prit pour du mécontentement.

— Les troubles qui règnent, dit-elle, et la valeur décroissante des propriétés ont sensiblement diminué mes revenus ; mais, si ce que je vous donne n’est pas suffisant pour vos besoins les plus pressante, j’y ajouterai une autre couronne.

— Cela suffira, répondit Abigaïl en fermant sa main avec un mouvement presque convulsif. Oui ! oui, cela suffira. Ô Madame ! quelque humiliante et quelque criminelle que soit la cupidité, plût au ciel que cette détestable passion eût été la seule cause de ma ruine !

Lionel crut voir sa tante regarder Abigaïl avec un air d’inquiétude et d’embarras qui lui parut indiquer qu’il existait même entre elles quelques secrets dont l’une ne faisait pas confidence à l’autre, malgré leur étrange intimité ; mais la surprise qu’exprimèrent ses traits fit bientôt place à son air habituel de formalité sévère et de circonspection hautaine. Elle répondit avec un air de froideur, comme si elle eût voulu repousser jusqu’à l’idée qu’elle pût faire l’aveu d’une faute qui leur était commune :

— Cette femme parle comme si elle avait perdu l’esprit. De quelles fautes est-elle coupable, si ce n’est de celles auxquelles la nature humaine est sujette ?

— C’est vrai ! c’est vrai ! dit Abigaïl avec un rire convulsif ; comme vous le dites, c’est notre nature qui est coupable ; mais à mesure que je deviens vieille et infirme, mes nerfs sont irritables, et je m’oublie souvent, Madame. Quand on voit le tombeau si près de soi, cette vue est capable de donner des pensées de repentir, même à des cœurs plus endurcis que le mien.

— Folle que vous êtes ! dit Mrs Lechmere en pâlissant, et pour le cacher elle rabaissa sur sa tête son capuchon, d’une main que la terreur plus que l’âge rendait tremblante ; pourquoi parler ainsi de la mort ? Vous n’êtes encore qu’un enfant.

Elle prononça encore quelques mots, mais sa voix semblait étouffée, et Lionel ne put les entendre. Enfin, après une assez longue pause, elle releva la tête, et, jetant autour d’elle un regard sévère et altier, elle dit à haute voix :

— C’est assez de cette folie, Abigaïl ; je suis venue ici pour apprendre quelque chose de plus de l’homme étrange qui loge chez vous.

— Non ! ce n’en est pas assez, Mrs Lechmere, répondit Abigaïl Prey qui sentait les aiguillons de sa conscience ; il nous reste si peu de temps pour le repentir et la prière, que je crains que nous n’en ayons pas assez pour nous préparer à répondre sur toutes nos iniquités. Parlons du tombeau, Mrs Lechmere, pendant que nous le pouvons encore avant d’y descendre.

— Oui ! parlez du tombeau avant que sa glace ait rendu votre langue muette ; c’est la patrie du vieil âge, dit une troisième voix dont le son creux semblait sortir d’un sépulcre ! je suis ici pour m’entretenir avec vous de ce sujet salutaire.

— Qui ! qui ! au nom de Dieu, qui êtes-vous ? s’écria Mrs Lechmère en se levant précipitamment, une nouvelle émotion lui faisant oublier son âge, ses infirmités et l’agitation que d’autres motifs lui avaient précédemment occasionnée. Dites-moi, je vous en conjure, qui êtes-vous ?

— Un homme de votre âge, Priscilla Lechmere, un homme qui est comme vous à la porte de cette dernière demeure dont vous parliez ; continuez donc, car si vous avez commis des fautes qui ont besoin de pardon, c’est dans le tombeau que vous trouverez le don de merci céleste qui peut encore vous être accordé, quelque indigne que vous en soyez.

En changeant un peu de position, Lionel put voir tout l’appartement. Sur le seuil de la porte était le vieux Ralph, immobile comme une statue, une main levée vers le ciel, et l’autre dirigée vers la terre d’une manière expressive, comme s’il eût voulu révéler les secrets de cette tombe, que les rides de son visage et ses membres décharnés annonçaient qu’il habiterait bientôt, tandis que ses yeux étincelants, roulant dans leurs orbites, passaient rapidement de l’une à l’autre des deux femmes qui étaient devant lui, en leur lançant des regards aussi expressifs que pénétrant. À quelques pas du vieillard, Mrs Lechmere était debout avec la raideur et l’immobilité du marbre ; son capuchon était retombé sur ses épaules ; ses traits, pâles comme la mort, exprimaient le saisissement et l’horreur ; elle avait la bouche ouverte, et ses yeux, fixés sur ce nouveau-venu, ne semblaient pas plus pouvoir s’en éloigner que si le ciseau d’un statuaire leur eût donné cette direction. Abigaïl, la tête appuyée sur une main, se cachait le visage de l’autre avec son tablier, et le frémissement qui agitait tous ses membres annonçait la violence des émotions qu’elle s’efforçait en vain de cacher.

Étonné de ce qu’il avait vu et entendu, et inquiet de l’état dans lequel il trouvait sa tante, pour qui son âge avancé rendait de pareilles scènes dangereuses, Lionel était sur le point de se précipiter dans l’appartement, quand Mrs Lechmere recouvra enfin la parole, et toutes les autres sensations du jeune major cédèrent à une curiosité brillante que les circonstances justifiaient assez.

— Quel est celui qui me donna le nom de Priscilla ? demanda Mrs Lechmere ; il n’existe personne à présent qui puisse me parler avec ce ton de familiarité.

— Priscilla ! Priscilla ! répéta le vieillard en regardant autour de lui comme s’il eût cherché quelque autre personne ; le son de ce nom est doux et agréable à mon oreille, et il appartient à une autre que vous, comme vous le savez.

— Elle est morte ; des années se sont écoulées depuis que je l’ai vue dans son cercueil, et je voudrais l’oublier, ainsi que tous ceux qui, comme elle, se sont montrées indignes de mon sang.

— Elle n’est pas morte ! s’écria le vieillard d’une voix qui fit retentir tout le vieil édifice, comme celle de quelque esprit habitant invisible de l’air ; elle vit ! elle vit ! oui, elle vit encore !

— Elle vit ! répéta Mrs Lechmere en reculant d’autant de pas que Ralph en faisait en avant ; mais pourquoi suis-je assez faible pour écouter de pareil propos ? la chose est impossible.

— Elle vit ! s’écria en même temps Abigaïl Pray en se tordant les bras dans l’agonie du désespoir ; ah ! plût au ciel qu’elle vécût ! Mais n’ai-je pas vu son cadavre défiguré ? N’ai-je pas moi-même couvert d’un linceul ce corps, image parfaite de la beauté ? Oh ! non ! non, elle est morte !… morte !… et je suis une…

— Une folle d’écouter les contes ridicules d’un insensé, s’écria Mrs Lechmere avec une précipitation qui avait pour objet d’empêcher Abigaïl de terminer sa phrase ; cette malheureuse fille est morte depuis longtemps, comme nous le savons, et nous n’avons pas besoin de raisonner à ce sujet avec un homme privé de raison.

— Privé de raison ! s’écria Ralph avec le ton de l’ironie la plus amère ; non, non. Il y a quelqu’un qui en est privé, comme vous et moi nous le savons, mais ce n’est pas moi qui suis fou. C’est plutôt vous qui êtes folle, femme. Vous avez déjà fait perdre la raison à quelqu’un, voudriez-vous en priver encore un autre ?

— Moi ! dit Mrs Lechmere, en fixant ses regards sans se déconcerter sur les yeux ardents du vieillard ; le Dieu qui donne la raison la retire à son gré ; ce n’est pas moi qui exerce un tel pouvoir.

— Qu’oses-tu dire, Priscilla Lechmere ? s’écria Ralph en faisant trois pas rapides qui lui permirent de lui saisir le bras avec sa main desséchée ; oui, je t’appellerai encore Priscilla, quelque indigne que tu sois de ce nom. Tu prétends n’avoir pas le pouvoir de faire perdre la raison ? Dis-moi donc ce qu’est devenu le chef de ta race si vantée, le riche et respectable baronnet du Devonshire, autrefois l’heureux compagnon des princes, ton neveu Lionel Lincoln ? Est-il dans le château de ses pères ? protège-t-il ses vassaux ? conduit-il les armées de son roi, ou habite-t-il une cellule sombre et solitaire ? Tu sais où il est, tu le sais, femme ! et ce sont tes infâmes manœuvres qui l’y ont conduit !

— Quel est celui qui ose me parler ainsi ? s’écria Mrs Lechmere faisant les derniers efforts pour repousser cette accusation avec mépris ; si vous connaissez véritablement mon infortuné neveu, vous pouvez juger vous-même de la fausseté de cette indigne inculpation.

— Si je le connais ! Demande-moi plutôt ce que je ne connais pas. J’ai en les yeux ouverts sur toi, femme ; j’ai suivi toute ta conduite, et tout ce que tu as fait m’est connu. Et quant à cette autre pécheresse, je sais aussi tout ce qu’elle a fait. Parle, Abigaïl Pray ; ne t’ai-je pas rendu compte de tous tes crimes les plus secrets ?

— Oui ! oui ! s’écria Abigaïl avec une terreur superstitieuse ; il n’est que trop vrai qu’il sait ce que je croyais n’avoir été vu que par l’œil de Dieu.

— Je te connais de même, misérable veuve de John Lechmere, je connais aussi Priscilla ; Ne connais-je donc pas tout ?

— Oui, tout ! s’écria encore Abigaïl.

— Tout ! répéta Mrs Lechmere d’une voix presque éteinte ; et au même instant elle tomba sans connaissance sur sa chaise.

Le vif intérêt qu’il prenait à cette scène ne put empêcher Lionel de courir au secours de sa tante ; mais Abigaïl Pray, qui paraissait habituée jusqu’à un certain point aux discours énergiques de Ralph, l’avait déjà prévenu, et, lorsqu’il entra dans la chambre, il vit qu’elle donnait déjà à Mrs Lechmere les secours ordinaires en pareil cas. Comme elle respirait péniblement, il devint nécessaire de la délacer, et Abigaïl, assurant à Lionel qu’elle n’avait besoin de l’aide de personne, le pria de se retirer, parce qu’elle était certaine que sa présence inattendue pourrait être fatale à sa tante quand elle reprendrait connaissance.

Lionel sortit de la chambre, et vit Ralph au haut de l’escalier en échelle. Il le suivit sur-le-champ, dans l’intention de lui demander l’explication de ce qu’il venait de voir et d’entendre. Il trouva le vieillard assis dans une petite chambre, une main appuyée sur son front de manière à préserver ses yeux de la faible lumière d’une misérable chandelle, et paraissant enfoncé dans de profondes réflexions. Lionel s’approcha de lui sans paraître attirer son attention, et fut obligé de parler pour lui annoncer sa présence.

— Job m’a dit que vous désiriez me voir, lui dit-il, et me voici.

— C’est bien, répondit Ralph.

— Peut-être devrais-je ajouter que j’ai été le témoin fort surpris de votre entrevue avec Mrs Lechmere, et que j’ai entendu les discours hardis et inconcevables que vous avez cru devoir adresser à cette dame.

Le vieillard leva la tête, et Lionel vit redoubler l’éclat de ses yeux.

— En ce cas, dit-il, vous avez entendu la vérité, et vous avez vu l’effet qu’elle produit sur une mauvaise conscience.

— Mais j’ai aussi entendu que ce que vous avez appelé la vérité avait un rapport direct aux noms qui me sont le plus chers.

— En êtes-vous bien sûr, jeune homme ? lui demanda Ralph en le regardant en face ; n’existe-t-il personne qui vous soit devenu depuis peu plus cher que les auteurs de vos jours ? Parlez, et songez que vous répondez à quelqu’un qui connaît bien la nature humaine.

— Que voulez-vous dire, Monsieur ? Est-il dans la nature qu’on aime quelqu’un autant que ses parents ?

— Ce n’est pas à moi que cette simplicité puérile en imposera. Cette misérable femme qui est là-bas… N’aimez-vous pas sa petite fille ; puis-je encore me fier à vous ?

— Pourquoi l’honneur serait-il incompatible avec l’affection pour un être aussi pur que Cécile Dynevor ?

— Oui, oui, murmure le vieillard à demi-voix ; sa mère était pure, et pourquoi la fille ne serait-elle pas digne de celle qui lui a donné le jour !

Il se tut ; et un silence, qui parut pénible et embarrassant à Lionel, dura quelques instants ; ce fut Ralph qui le rompit tout à coup, en disant :

— Vous étiez en campagne aujourd’hui, major Lincoln ?

— Vous ne pouvez en douter, puisque je dois la vie à votre généreuse protection. Mais vous-même, pourquoi vous êtes-vous exposé au danger d’être arrêté en revenant à Boston, dans une ville pleine de troupes ? Beaucoup d’autres que moi dans l’armée doivent avoir vu le rôle actif que vous avez joué parmi les Américains.

— Penseraient-ils à chercher leurs ennemis dans les rues de Boston, quand toutes les hauteurs des environs sont couvertes d’hommes armés ? D’ailleurs ma demeure dans ce bâtiment n’est connue que de cette misérable femme, Abigaïl Pray, qui n’oserait me trahir, de son digue fils et de vous. Mes mouvements sont aussi secrets que rapides ; ils ont lieu au moment où l’on s’y attend le moins. Aucun danger ne peut atteindre un homme comme moi.

— Mais, dit Lionel en hésitant et avec embarras, devrais-je garder le secret sur la présence d’un homme que je sais être ennemi de mon roi ?

— Lionel Lincoln, dit Ralph en souriant d’un air dédaigneux, vous présumez trop de vos forces. Non, vous n’aurez jamais le courage de faire couler le sang de celui qui a épargné le vôtre. Nous nous entendons l’un l’autre, et à mon âge on doit être étranger à la crainte.

— Non, non, dit une voix basse et solennelle partant d’un coin obscur de l’appartement où Job s’était glissé sans être aperçu, vous ne pouvez faire peur à Ralph.

— C’est un brave garçon, dit Ralph avec ce ton vif et décidé qui le caractérisait ; il sait distinguer le bien du mal, que faut-il de plus dans ce monde corrompu ?

— D’où venez-vous, drôle ? demanda Lionel, et pourquoi m’avez-vous quitté si brusquement ?

— Job a été sur la place du marché, pour voir s’il trouverait quelque chose à acheter pour la vieille Nab.

— Croyez-vous me tromper par de telles sottises ? Trouve-t-on quelque chose à acheter sur le marché à une pareille heure ? et d’ailleurs où auriez-vous pris de quoi payer ?

— Voilà qui prouve que les officiers du roi ne savent pas tout. Tenez, voyez ! voici un, billet d’un livre aussi bon qu’on en a jamais vu dans la colonie de la baie de Massachusetts, et un homme qui a dans sa poche un billet d’une livre peut aller au marché et y acheter tout ce qu’il veut ; il n’y a pas d’acte du parlement qui le défende.

— Vous avez pillé les morts, misérable ! s’écria Lionel en voyant dans la main de Job quelques pièces d’argent, indépendamment du billet dont il parlait.

— Ne dites pas que Job est un voleur ! s’écria l’idiot d’un air menaçant ; il y a encore des lois dans la colonie, quoiqu’on ne s’en serve guère ; mais le temps viendra où l’on rendra justice à tout le monde. Job a tué un grenadier, mais Job n’est pas un voleur.

— Vous avez donc été payé pour votre message secret, la nuit dernière, jeune insensé ; et vous vous êtes laissé tenter par l’argent au point de vous exposer au danger ? Que ce soit la dernière fois ! À l’avenir, quand vous serez dans le besoin, venez me trouver, et rien ne vous manquera.

— Job ne fera pas de commission pour le roi, quand il lui donnerait sa couronne d’or, ses diamants, et tout son clinquant, à moins que cela ne lui plaise ; il n’y a pas de loi pour cela.

Lionel, pour apaiser l’idiot irrité, lui dit quelques mots d’un ton doux et conciliant ; mais Job ne daigna pas lui répondre, se retira dans son coin d’un air sombre et mécontent, et s’y coucha par terre, comme pour réparer, par quelques moments de sommeil, les fatigués de la journée.

Pendant ce temps Ralph était retombé dans une profonde rêverie, et le major se rappela que l’heure s’avançait, et qu’il n’en avait pas encore obtenu l’explication qu’il désirait. Il lui en parla donc de nouveau de la manière qu’il crut la plus propre à réussir dans son projet. Du moment qu’il eut fait une remarque sur l’agitation que sa tante avait manifestée, le vieillard releva la tête avec un sourire dans lequel on pouvait reconnaître la fierté du triomphe, et il répondit en appuyant sa main sur son cœur :

— Elle partait de là, jeune homme, elle partait de là. Il fallait le pouvoir de la conscience, et la connaissance que j’ai de tous les secrets de cette femme coupable, pour la faire trembler et la rendre muette devant une créature humaine.

— Mais en quoi consiste cette connaissance ? Je suis en quelque sorte le protecteur naturel de Mrs Lechmere, et, indépendamment de l’intérêt personnel que j’ai à ce secret, j’ai droit de vous demander, en son nom, l’explication d’accusations si sérieuses.

— En son nom ! impétueux jeune homme ! Attendez qu’elle vous charge de faire cette enquête, et une voix semblable à celle du tonnerre y répondra.

— Si ce n’est point par égard pour ma vieille tante, du moins rappelez-vous les promesses que vous m’avez faites plusieurs fois de me faire le triste récit de mes chagrins domestiques.

— Oui, j’en suis en possession, comme de beaucoup d’autres choses, répondit le vieillard en souriant, comme par suite du sentiment intime de ce qu’il savait et de ce qu’il pouvait dire. Si vous en doutez, descendez et allez le demander à la misérable habitante de ce magasin, ou à la veuve coupable de John Lechmere.

— Je ne doute que de ma patience. Les moments s’écoulent rapidement, et j’ai encore à apprendre tout ce que je désire savoir.

— Ce n’est ni le temps ni le lieu où vous l’apprendrez. Je vous ai déjà dit qu’il faut que nous nous trouvions pour cela au-delà des collèges ?

— Mais, après les événements de la journée, qui peut dire quand il sera possible à un officier de la couronne d’aller en sûreté au-delà des collèges ?

— Quoi ! s’écria le vieillard en souriant avec un mépris mêlé d’amertume, le jeune homme a-t-il déjà découvert quelle est la force, quelle est la ferme volonté des colons si méprisés ? Mais soyez tranquille, je vous, donne ma parole que vous verrez l’endroit dont je vous parle, et que vous le verrez sans courir aucun risque. Oui, oui, Priscilla Lechmere, ton heure approche, et le sceau est apposé à ta destinée.

Lionel fit encore de nouvelles instances, et dit qu’il allait être dans la nécessité de retourner chez sa tante, car il entendait marcher dans la pièce d’en bas, ce qui annonçait qu’elle se préparait à partir ; mais ses prières et ses remontrances ne furent pas écoutées.

Le vieux Ralph se promenait dans son appartement en murmurant quelques phrases courtes et incohérentes, dans lesquelles on n’entendait que le nom de Priscilla, qu’il répétait souvent. Quelques moments après on entendit la voix aigre d’Abigaïl, qui appelait son fils, en indiquant clairement par le son de sa voix qu’elle se doutait que l’idiot était caché dans quelque coin du bâtiment. Job s’entendit appeler plusieurs fois sans faire un mouvement ; enfin la voix de sa mère devint courroucée et presque menaçante ; alors il se leva et s’avança vers l’escalier à pas lents et avec un air d’humeur.

Lionel ne savait plus ce qu’il devait faire ; sa tante ignorait encore qu’il fût dans cette maison, et il pensait que si Abigaïl avait jugé à propos qu’il se montrait, elle l’aurait appelé de même que Job. Il avait aussi de secrètes raisons pour désirer que les visites qu’il rendait au vieux Ralph ne fussent pas connues ; en conséquence il résolut de profiter de l’obscurité pour s’assurer de ce qui se passait, et de se gouverner suivant la circonstances. Il partit sans dire adieu au vieillard, car pendant le voyage il s’était si bien accoutumé à ses manières bizarres, qu’il savait que toute tentative pour distraire son attention serait inutile dans un moment où il semblait si profondément occupé de ses pensées.

Du haut de l’escalier où Lionel s’arrêta, il vit Mrs Lecbmere, précédée de Job portant une lanterne, s’avancer vers la porte d’un pas plus ferme qu’il ne l’aurait espéré, et il entendit Abigaïl ordonner à son fils d’éclairer cette dame jusqu’à une certaine distance, où il paraît qu’une voiture l’attendait. Lorsqu’elle fut sur le seuil de la porte, sa tante se retourna, et la lumière de la chandelle que tenait Abigaïl lui tombant sur le visage, Lionel vit que son œil dur et glacial avait repris son expression ordinaire, quoiqu’un peu adoucie par un air plus pensif que de coutume.

— Que la scène qui vient de se passer soit oubliée, ma bonne Abigaïl, lui dit-elle ; l’homme qui loge chez vous est un être ignoré qui a ramassé quelques sots contes, et qui veut en profiter pour s’enrichir aux dépens de notre crédulité. J’y réfléchirai davantage ; mais n’ayez plus aucune communication avec lui. Il faut que je vous fasse changer de demeure, ma bonne femme ; cette habitation est indigne de vous et de votre fils ; il faut que je vous voie mieux logée, ma bonne Abigaïl ; oui, il le faut.

Lionel vit Abigaïl Pray tressaillir tandis que Mrs Lechmere lui parlait de Ralph comme d’un être suspect ; mais, sans répondre un seul mot, Abigaïl ouvrit la porte pour la laisser sortir. Dès qu’il eut vu sa tante partir, Lionel se hâta de descendre, et se présenta devant la vieille femme, qui parut fort surprise de le revoir.

— Quand je vous aurai dit que j’ai entendu tout ce qui s’est passé chez vous ce soir, lui dit-il, vous sentirez qu’il est inutile de chercher à rien me cacher. Je vous demande donc de me faire connaître entièrement vos secrets, du moins en ce qui me concerne, moi et les miens.

— Non ! non ! s’écria Abigaïl épouvantée ; non ! major Lincoln, pour l’amour de Dieu, ne me le demandez pas ! J’ai juré de garder ce secret, j’ai fait un serment… Elle ne prononça plus que quelques mots entrecoupés, que son émotion rendait inintelligibles.

Lionel regretta sa violence, et rougissant de chercher à arracher un aveu à une femme, il essaya de la tranquilliser en lui promettant de ne lui demander aucune information quant à présent.

— Partez ! partez ! lui dit-elle en lui faisant signe de la main de se retirer, et mon agitation se calmera. Retirez-vous ! laissez-moi seule avec Dieu et ce terrible vieillard !

Il avait peine à la quitter dans l’état où il la voyait ; mais Job rentrant en ce moment, il l’abandonna sans crainte à ses soins, et se retira.

En retournant dans Tremont-Street, le major Lincoln ne cessa de réfléchir sur tout ce qu’il avait vu et entendu ; il se rappela les discours par lesquels Ralph, pendant leur traversée, lui avait inspiré un si puissant intérêt, et il crut y trouver une garantie que ce vieillard connaissait véritablement quelque grande faute dont Mrs Lechmere avait semblé se reconnaître coupable par son trouble et son agitation. De l’aïeule ses pensées passèrent à son aimable petite-fille, et il se sentit fort embarrassé pour expliquer la manière contradictoire dont elle agissait envers lui. Tantôt elle était franche, animée, affectueuse ; tantôt, comme dans la courte entrevue qu’il venait d’avoir avec elle quelques heures auparavant, elle avait l’air froid, contraint et même repoussant. Il songea ensuite au motif qui l’avait déterminé à rejoindre son régiment dans son pays natal, et ce souvenir fut accompagné de cette mélancolie accablante que de pareilles réflexions ne manquaient jamais de répandre sur des traits brillants d’intelligence.

En arrivant chez Mrs Lechmere, il s’assura qu’elle était rentrée sans accident, et elle s’était retirée dans son appartement avec ses aimables nièces. Lionel suivit leur exemple sur-le-champ, et à la fatigue de cette journée laborieuse et mémorable succéda un sommeil si profond, qu’on aurait pu le comparer à l’oubli de la mort.