Lionel Lincoln/Chapitre XXVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 344-354).


CHAPITRE XXVIII.


Messire Thurio, permettez, je vous prie, un moment ; nous avons quelques secrets à nous dire.
ShakspeareLes deux gentilshommes de Vérone.



Pendant que les événements détaillés dans les deux derniers chapitres se passaient dans le vieux magasin abandonné où Abigaïl Pray avait établi son domicile, une scène toute différente avait lieu dans un grand édifice situé dans une rue qui aboutissait sur la place du marché. Comme c’était l’usage à cette heure de la soirée, les fenêtres de Fanneil-Hall resplendissaient de lumières, comme pour faire mieux ressortir les ténèbres profondes qui enveloppaient l’église voisine. Tous les environs de cette résidence privilégiée du représentant de la royauté étaient gardés par des hommes armés. C’est dans ce séjour favori que nous devons maintenant nous transporter pour reprendre le fil de notre narration.

Des domestiques couverts de riches livrées militaires parcouraient les appartements avec la rapidité qu’exigeait la ponctualité requise dans leur service. Les uns portaient des carafes remplies des meilleurs vins dans la salle où le général en chef Howe venait de donner un festin aux principaux chefs de son armée ; les autres en sortaient chargés des débris d’un repas qui, quoique somptueux, se ressentait pourtant de la disette du temps, et avait été plus satisfaisant pour les yeux que pour l’appétit. Des soldats en négligé militaire promenaient leur inutilité dans les vestibules, et jetaient un regard d’envie sur la desserte de table, que les laquais qui servaient déposaient entre les mains de valets subalternes pour la placer en lieu de sûreté. Mais, malgré la vie et l’activité qui régnaient, tous les mouvements se faisaient en silence et avec régularité, et toute cette scène offrait une preuve évidente du mérite de l’ordre et de la discipline militaire.

Dans l’intérieur de l’appartement vers lequel tous les regards semblaient se diriger comme sur un point central, rien ne manquait de ce que pouvaient désirer ceux qui s’y trouvaient rassemblés. Un excellent feu brillait dans le foyer de la cheminée ; le plancher mal joint était couvert par un riche tapis, et les croisées disparaissaient presque sous les plis des rideaux de beau damas qui les garnissaient. Tout y avait un air de recherche, quoique mêlée d’une sorte de négligence élégante. Tout, jusqu’aux moindres objets qui composaient l’ameublement, avait été tiré de ce pays qu’on regardait alors comme possédant le monopole de tous les arts qui peuvent embellir la vie. Ceux même qui attachent peu de prix à l’existence dans le moment du danger, aiment pourtant à en égayer le cours en se procurant toutes leurs aises, quand l’occasion le permet.

Au centre de ce bel appartement était placée la table hospitalière de celui qui présidait au festin. Elle était entourée d’hommes portant les emblèmes d’un haut rang militaire, quoiqu’on vît çà et là quelques individus que leur costume plus simple et leur air d’embarras annonçaient comme étant du nombre de ces colons dont la confiance dans le pouvoir irrésistible de la couronne d’Angleterre commençait déjà à chanceler. Howe occupait sa place ordinaire au haut bout de la table, et ses traits bruns exprimaient toute la cordialité d’un soldat, tandis qu’il désignait à ses convives tel ou tel flacon parmi le nombre de ceux qui contenaient les meilleurs vins de l’Europe.

— Quoique assis à la table d’un général anglais, vous avez fait mauvaise chère aujourd’hui, Messieurs, dit-il ; mais après tout, il ne vous a manqué que ce qui fait l’aliment le plus nourrissant du soldat anglais au service de son maître. Remplissez vos verres, Messieurs, nous oublions notre loyauté.

Tous les verres furent remplis au même instant, et après une courte pause, le général prononça d’une voix lente et solennelle les mots magiques : — La santé du roi ! Tous les convives lui firent écho, et, après un instant de silence nécessaire, un vieillard portant l’uniforme de la marine leva en l’air son verre renversé pour prouver qu’il l’avait loyalement vidé jusqu’à la dernière goutte, et s’écria :

— Que Dieu le bénisse !

— Oui, que Dieu le bénisse ! répéta le chef dont le nom a déjà été cité plusieurs fois dans les pages qui précèdent ; qu’il lui accorde un règne long et glorieux, et, s’il est permis de faire ce souhait, une mort heureuse ! Puisse-t-il avoir un sépulcre comme le vôtre, digne amiral ! Sepulchrum sine sordibus extrue.

— Comme le mien ! répliqua le brusque marin, dont l’érudition avait un peu perdu par de longs services ; il est vrai que je ne suis pas de vos gentilshommes de marine qui ne savent que regarder par la fenêtre de la cabane d’un navire, mais je crois que ce ne serait pas une dégradation pour Sa Majesté, si elle daignait favoriser de sa gracieuse présence un serviteur comme moi.

— Pardon, Monsieur ; j’aurais du faire la citation tout entière, et y joindre les mots permissum arbitrio.

L’équivoque[1] avait à peine excité un sourire, quand l’air sérieux du commandant en chef annonça que le sujet n’admettait pas la plaisanterie. Le marin de son côté ne parut pas aimer la langue inconnue qu’on avait employée en lui parlant ; car aussi offensé, et peut-être même un peu plus, de la liberté qu’on avait prise de faire un jeu de mots sur son nom, que du ton un peu léger dont on venait de parler de la personne privilégiée du souverain, il répliqua avec un air d’aigreur.

— Permis ou non permis, je commande la flotte de Sa Majesté dans ces parages, et ce sera un jour marqué comme heureux sur le journal de mon navire, que celui où vous autres, messieurs de l’armée de terre, vous nous enverrez nous acquitter de nos devoirs en pleine mer. Un marin se fatigue à rien faire, comme un soldat d’être occupé. J’aime à avoir partout place pour mes coudes ; sur mon bord, à table, même dans mon cercueil. Ha ! ha ! ha ! Qu’en pensez-vous, Monsieur le bel esprit ? Ah ! ah ! ah ! Qu’avez-vous à dire à cela ?

— Parfaitement, mon cher amiral ! un peu sévère et piquant ; mais je l’ai mérité, répondit Burgoyne avec beaucoup de sang-froid, en souriant et en buvant son vin à petits traits. Mais, puisque vous trouvez le repos et le loisir si fatigants, tâchez donc de capturer quelques-uns de ces impudents corsaires yankies qui osent se montrer si souvent en vue du port, qui interceptent nos convois, et dont la présence choque tous les yeux loyaux.

— J’ordonne qu’on batte un pourparler, dit le général en chef, et qu’il y ait trêve à toutes hostilités. Quand tous ont fait leur devoir, et s’en sont si bien acquittés, l’esprit même doit respecter leur conduite. Monsieur Graves, je vous conseille de sonder le contenu de cette bouteille couverte de sable ; je crois que vous y trouverez un bon ancrage pour ce soir.

Le vieux marin noya sur-le-champ son mécontentement dans un verre de vin qu’il se versa de la bouteille indiquée. Un léger bruit qu’il fit avec les lèvres, après l’avoir bu, prouva qu’il en était satisfait, et il en donna sur-le-champ encore une meilleure preuve en s’en versant un second.

— Vous êtes trop stationnaires de moitié, vous autres, s’écria-t-il ensuite, pour donner de l’âme à votre vin. Le vin ne doit jamais rester sur son lest avant d’avoir roulé quelques mois sur le sein des mers. Alors vous pouvez le laisser dormir, et vous endormir à côté, si bon vous semble.

— Un évêque ne pourrait donner à son sommelier un avis plus orthodoxe pour faire mûrir le vin, répliqua son adversaire.

Un autre regard expressif du général en chef réprima de nouveau son enjouement malin, et Howe profita du moment de silence pour dire avec l’air franc d’un hôte libéral :

— Comme le mouvement nous est refusé quant à présent, le seul moyen que je puisse imaginer pour l’empêcher de rester sur son lest, c’est de le boire.

— D’ailleurs, ajouta Burgoyne en faisant une inclination gracieuse au marin à demi offensé, nous sommes menacés d’une visite de M. Washington et de ses compagnons altérés, et ils pourraient nous épargner tout embarras à cet égard, si nous ne prenions l’avance sur eux. À votre santé donc, monsieur Graves, et j’espère que vous n’hésiterez pas à me faire raison, quand ce ne serait que pour tromper les rebelles dans leur attente.

— De tout mon cœur, répondit l’amiral en s’adoucissant et en faisant un signe de tête à Burgoyne d’un air de bonne humeur ; J’en ferais bien davantage pour ôter aux rebelles tout espoir de pillage. Mais, si ce breuvage précieux court réellement quelque risque, il n’y a qu’à l’envoyer sur mon bord ; fiez-vous à moi, je trouverai à le placer, quand ce devrait être dans ma cabane. Je vous réponds que je commande une forteresse que ni Yankies, ni Français, ni Espagnols, n’oseraient assiéger, si ce n’est à une distance respectueuse.

Les officiers de l’armée de terre prirent un air grave, échangèrent entre eux quelques regards expressifs, mais gardèrent le silence, comme si l’objet qui occupait leurs pensées était d’une nature trop délicate pour en parler franchement en présence de leur chef. Enfin le commandant en second, à qui son supérieur en grade battait encore froid, et qui jusqu’alors n’avait pris aucune part à la conversation, hasarda une remarque, mais avec l’air de gravité et de méfiance d’un homme qui doutait qu’elle fût bien reçue.

— Nos ennemis s’enhardissent à mesure que la saison avance, dit-il, et il n’y a pas de doute qu’ils ne nous donnent de l’occupation quand l’été sera arrivé. On ne peut nier qu’ils ne choisissent très-bien les positions où ils placent des batteries, surtout la dernière sur le bord de l’eau. Je ne suis pas même sans craindre qu’ils n’aient des vues sur les îles, ce qui rendrait hasardeuse la situation des vaisseaux.

— Des vues sur les îles ! chasser la flotte de son ancrage ! s’écria le vieux marin avec l’air du plus grand étonnement. Je regarderai comme heureux pour l’Angleterre le jour où Washington et sa canaille oseront se montrer à portée de notre mitraille.

— Que Dieu nous fasse la grâce de nous mettre en face de ces coquins, la baïonnette au bout du fusil, en rase campagne, à la fin de nos quartiers d’hiver ! dit Howe ; je dis quartiers d’hiver, Messieurs, car je présume qu’aucun de vous ne peut considérer cette armée comme assiégée par un attroupement de paysans armés. Nous occupons la ville, et ils occupent la campagne ; mais quand le moment convenable en sera arrivé… Eh bien ! Monsieur, que me voulez-vous ?

Il se retourna pour adresser ces mots à un domestique qui venait d’entrer, et qui, depuis quelques instants, était debout derrière lui, dans une attitude respectueuse, attendant que son maître jetât les yeux sur lui. Il répondit à la question du général à voix basse, et en se pressant comme s’il eût désiré n’être entendu que de lui, et qu’il eût senti en même temps qu’il ne lui convenait pas de parler ainsi à son maître. La plupart des voisins du général détournèrent la tête par politesse ; mais le vieux marin, qui était trop près de lui pour être tout à fait sourd, entendit les mots une dame ; et comme il avait caressé la bouteille d’un peu près, c’en fut assez pour exciter toute sa gaieté. Frappant sur la table avec la main, il s’écria avec une liberté qu’aucun autre que lui n’aurait osé se permettre :

— Une voile ! une voile ! de par saint George, une voile ! Et sous quel pavillon, l’ami ? celui du roi, ou celui des rebelles ? Il y a eu ici quelque méprise ! Le cuisinier a été en retard ou la dame s’est trop pressée. Ah ! ah ! ah ! Courage, Messieurs de l’armée de l’île, vous vous en donnez à cœur joie.

Le vieux marin était enchanté de sa découverte et encore plus de ses plaisanteries. Il jouit pourtant seul du plaisir de son triomphe, car tous les militaires gardèrent le silence, feignirent de ne pas comprendre ses allusions, et se bornèrent à échanger entre eux quelques coups d’œil malins à la dérobée. Howe se mordit les lèvres avec un dépit visible, et ordonna au domestique, d’un ton sévère, de répéter son message d’une voix plus intelligible.

— Une dame demande à voir Votre Excellence, dit le valet en tremblant, et elle vous attend dans la bibliothèque.

— Au milieu des livres ! s’écria l’amiral. Cela vous conviendrait mieux, mon ami le bel esprit. Et dites-moi, l’ami, est-ce une jeune et jolie fille ?

— À la légèreté de sa marche, Monsieur, répondit le domestique, je suis porté à la croire jeune ; mais elle avait le visage caché sous un grand capuchon de soie.

— Ah ! ah ! la demoiselle vient voilée dans la maison du roi ! Diable ! Howe, il paraît que la modestie commence à devenir une vertu rare chez vous autres de l’armée de terre !

— Le cas est clair contre vous, général, dit Burgoyne en souriant, car vous voyez que le domestique lui-même a remarqué de la légèreté. Et, faisant un mouvement comme pour se lever, il ajouta : — C’est sans doute quelque supplique qu’on veut vous présenter pour obtenir quelque secours ou une permission de sortir de la ville. Permettez-moi d’aller m’en informer et de vous éviter le désagrément d’être obligé de faire un refus.

— Point du tout, dit Howe en se levant avec une vivacité qui prévint le mouvement plus réfléchi de Burgoyne, je ne serais pas digne de la place que j’occupe, si je ne pouvais prêter l’oreille dans l’occasion à une pétition. Messieurs, comme il s’agit d’une dame, je crois pouvoir compter sur votre indulgence. Amiral, je vous recommande mon sommelier ; c’est un homme instruit, et il peut vous rendre compte de toutes les croisières qu’a faites cette bouteille depuis son départ de l’île de Madère.

Il salua ses convives, et sortit d’un pas plus précipité que sa dignité ne semblait l’exiger. À peine était-il entré dans le vestibule qu’il entendit un autre accès de gaieté du vieil amiral ; mais elle ne fut point partagée, et les militaires firent tomber la conversation sur un autre sujet. En entrant dans sa bibliothèque, Howe se trouva en présence de la dame qui occupait toutes les pensées de ceux qu’il venait de quitter, malgré leur indifférence apparente, et qui exerçait en ce moment leur imagination. S’avançant vers elle sur-le-champ avec l’air libre et aisé d’un militaire qui ne connaît pas de supérieur, il lui dit avec une politesse un peu équivoque :

— À quoi dois-je l’honneur de cette visite, Madame ? par quel hasard une dame, dont l’extérieur prouve qu’elle doit avoir des amis à ses ordres en toute occasion, a-t-elle pris la peine de venir me rendre visite elle-même ?

— Parce que je viens vous supplier de m’accorder une grâce qui pourrait être refusée si elle était demandée froidement, répondit une voix douce et tremblante partant d’une bouche à demi cachée sous un grand capuchon. Comme le temps me manque pour remplir les formes d’usage, j’ai pris le parti de venir vous adresser ma demande moi-même pour éviter tout délai.

— Et certainement une dame telle que vous a bien peu de raisons pour craindre un refus, dit Howe faisant pour se montrer galant une tentative qui aurait mieux convenu à l’officier qui lui avait proposé de le suppléer. En parlant ainsi il si approcha davantage, et ajouta en lui montrant son capuchon : — Ne serait-il pas à propos d’appuyer votre requête par la vue d’un visage qui m’apprendra, sûrement mieux que ne pourraient le faire toutes les paroles, à qui j’ai l’honneur de parler et quelle est la nature de l’affaire qui vous amène ?

— Je suis une femme qui cherche son mari, répondit la dame en relevant le capuchon de sa mante et en montrant aux regards hardis du général les traits aimables et modestes de Cécile. Elle se décida sur-le-champ à annoncer ainsi qui elle était, en voyant les yeux de Howe fixés sur elle avec un air de liberté auquel elle n’était pas accoutumée. Mais dès qu’elle eut prononcé ce peu de mots, elle baissa les yeux avec embarras et en rougissant, quoiqu’en conservant le calme et la dignité d’une femme bien née.

Le général la regarda un instant en silence avec une admiration manifeste.

— Celui que vous cherchez, lui dit-il enfin, est-il dans la ville ou hors de son enceinte ?

— Je crains beaucoup qu’il n’en soit sorti.

— Et vous voudriez le suivre dans le camp des rebelles ? cela demande quelque réflexion. Je vois que je parle à une dame douée d’une grande beauté ; puis-je lui demander quel est son nom ?

— Je n’ai point à rougir de mon nom, répondit Cécile avec fierté. Il est noble dans le pays de nos ancêtres communs, et il n’est peut-être pas inconnu à monsieur Howe. Je suis fille de feu le colonel Dynevor.

— Et nièce de lord Gardonnell s’écria le général avec surprise, perdant à l’instant la liberté équivoque de ses manières pour prendre l’air le plus respectueux. Je savais qu’il existait à Boston une dame de ce nom, et je ne puis oublier qu’elle est accusée de se dérober, comme si elle était notre ennemie invétérée, aux respects et aux attentions que toute l’armée aurait voulu lui témoigner, depuis le général en chef jusqu’au dernier-enseigne. Faites-moi l’honneur de vous asseoir.

Cécile le remercia par une révérence et resta debout.

— Je n’ai ni le temps ni le courage de me défendre contre votre accusation, répondit-elle ; mais si mon nom n’est pas un titre suffisant pour obtenir la grâce que je vous demande, il faudra bien que je la réclame au nom de celui que je cherche.

— Fût-il le rebelle le plus endurci qui soit à la suite de Washington, il a tout lieu d’être glorieux de son sort.

— Bien loin de s’être rangé du côté des ennemis du roi, il a déjà versé son sang pour la couronne, répondit Cécile en baissant de nouveau son capuchon par un mouvement involontaire, car elle sentait que le moment allait arriver où elle ne pourrait se dispenser de nommer celui qui exerçait une telle influence sur ses sentiments, comme elle l’avait déjà fait connaître.

— Et vous le nommez ?

Cécile répondit à cette question directe d’une voix basse mais distincte. Howe tressaillit quand il entendit le nom d’un officier qui jouissait de tant de considération dans l’armée, quoique ce fût en souriant d’une manière expressive qu’il le répéta d’un ton de surprise.

— Le major Lincoln ! Le refus qu’il a fait de retourner en Europe pour rétablir sa santé se trouve maintenant parfaitement expliqué. Il est sorti de la ville, dites-vous ? il faut que ce soit quelque méprise.

— Je crains que cela ne soit que trop vrai.

Les traits du général reprirent leur air sombre, et il fut évident que cette nouvelle le contrariait.

— C’est trop présumer de ses privilèges, murmura-t-il à demi-voix. Sorti de la ville, dites-vous, jeune dame ? sans mon aveu, à mon insu !

— Mais non par des motifs blâmables, s’écria Cécile respirant à peine et s’oubliant elle-même dans l’inquiétude qu’elle éprouvait pour Lincoln ; des chagrins privés l’ont forcé à une démarche que, comme soldat, il aurait été le premier à condamner en toute autre occasion.

Howe garda un silence froid et menaçant, plus effrayant que n’aurait pu l’être son courroux. Cécile, alarmée, leva un instant les yeux sur le front plissé du général, comme pour pénétrer ses secrètes pensées ; et cédant ensuite à ses craintes avec la sensibilité d’une femme, elle s’écria :

— Vous ne voudriez pas profiter, pour lui nuire, de l’aveu que je viens de vous faire : n’a-t-il-pas versé son sang pour vous ? n’a-t-il pas été six mois aux portes du tombeau pour avoir défendu votre cause ? Mais, Monsieur, quoique le hasard et votre âge l’aient mis sous vos ordres pour un temps, il est votre égal en tous points, et il répondra devant son auguste maître à toutes les accusations qui pourront être portées devant lui, n’importe qui en soit l’auteur.

— Cela sera nécessaire, répondit froidement le général.

— N’écoutez pas les discours insensés que m’arrache ma détresse ! s’écria Cécile en joignant les mains, je ne sais ce que je dis ; ne lui avez-vous pas permis d’avoir des communications avec la campagne ?

— Oui, pour obtenir les provisions qui pouvaient être nécessaires au rétablissement de sa santé.

— Et ne peut-il pas être sorti de la ville pour s’en procurer à la faveur du drapeau parlementaire que vous lui avez accordé vous-même ?

— En ce cas, vous m’auriez épargné le chagrin que me cause cette entrevue.

Cécile se tut un instant ; elle parut recueillir ses sens éperdus et se préparer à quelque nouvel effort. Au bout de quelques instants elle sourit péniblement et dit d’un ton plus calme :

— J’avais trop présumé de l’indulgence militaire ; j’étais même assez faible pour croire que ma demande serait accordée à mon nom et à la situation dans laquelle je me trouve.

— Aucun nom, aucune situation, aucunes circonstances ne peuvent jamais…

— N’achevez pas une phrase si cruelle, de peur qu’elle ne porte encore le désordre dans mon esprit ! Écoutez-moi d’abord, Monsieur ; écoutez une femme, une fille, et vous révoquerez cette cruelle sentence.

Sans attendre sa réponse, elle s’avança d’un pas ferme vers la porte de la bibliothèque, passant devant Howe avec un air de dignité qui l’étonna, et l’œil brillant du projet qui l’occupait. Elle entr’ouvrit la porte qui donnait sur le vestibule, sembla chercher quelqu’un parmi la foule d’oisifs qui s’y trouvaient, et fit un signe à l’étranger qui l’avait accompagnée lors de la visite qu’elle venait de rendre au vieux magasin. Il s’approcha d’elle à l’instant, entra avec elle dans la bibliothèque, et la porte s’en referma aussitôt, laissant les spectateurs cherchant à concevoir comment un être dont la physionomie était si pure et si angélique avait pu s’introduire dans les murs souillés de cette maison.

Les minutes parurent des siècles aux convives impatients restés dans la salle du banquet, pendant la durée de cette mystérieuse entrevue. Le feu de plaisanteries que l’amiral dirigeait sur le général commença à se ralentir, précisément lorsque ses compagnons commençaient à penser qu’elles pouvaient être justes, et la conversation prit ce ton vague qui annonce la distraction de ceux qui parlent.

Enfin on entendit le bruit d’une sonnette, et le général donna ordre qu’on fît sortir du vestibule les curieux et les oisifs qui y étaient rassemblés. Lorsqu’il n’y resta que les gens qui faisaient partie de sa maison, Howe sortit de la bibliothèque, donnant le bras à Cécile, dont la tête était toujours couverte du capuchon de sa mante ; et l’ayant conduite jusqu’à la porte d’un air respectueux, il sortit même de la maison pour l’aider à monter dans la voiture qui l’attendait. Les domestiques rivalisèrent de zèle pour faciliter leur passage dans le vestibule ; les sentinelles présentèrent les armes au général, et tous ceux qui furent témoins de la fin de cette scène, étonnés de la condescendance extraordinaire du fier et sombre Howe, se regardaient les uns les autres comme pour se demander l’explication d’un tel phénomène.

Lorsqu’il eut repris sa place à table, l’amiral voulut encore lâcher une nouvelle bordée de plaisanteries, mais le général y répondit par un air si froid et un regard si sévère, que l’enfant sans souci de l’océan en perdit lui-même toute disposition à la gaieté.



  1. Cette équivoque est intraduisible. Elle résulte de ce que le mot anglais grave signifie sépulcre, et que l’amiral se nommait Graves.