Lionel Lincoln/Chapitre XXX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 370-380).

CHAPITRE XXX.


Les vallons rebelles sont entourés d’arbres rebelles ; les bois lointains, les montagnes et les flots font entendre des échos rebelles.
La bataille de Kegs.



L’énorme cocarde blanche qui couvrait presque tout un côté du petit chapeau de son nouveau conducteur, fut le seul indice qui apprit à Cécile qu’elle était confiée aux soins d’un homme qui occupait le grade de capitaine parmi les colons armés pour la défense de leurs droits. Toutes les autres parties de son costume n’avaient rien de militaire, si l’on en excepte un grand sabre suspendu à son côté, et dont la garde en argent, la dimension formidable, pouvaient faire croire qu’il avait été porté par quelqu’un de ses ancêtres dans les anciennes guerres des colonies. Celui qui en était alors propriétaire n’avait pourtant pas l’humeur belligérante que cette arme redoutable semblait indiquer ; car il prit tous les soins possibles de sa prisonnière, et lui témoigna toutes les attentions imaginables.

Au pied de la hauteur, ce galant demi-militaire mit en réquisition un chariot qui s’en retournait à vide, et, après quelques préparatifs nécessaires, Cécile se trouva assise près de lui sur un banc suspendu par des courroies, tandis que l’inconnu, Meriton et ses deux premiers gardes étaient assis sur les planches au fond de la voiture. Leur marche fut d’abord lente et difficile, plusieurs centaines de chariots qui s’en retournaient obstruant le chemin à chaque pas ; mais quand ils furent une fois sur la route de Boxbury, ils avancèrent plus rapidement. Tandis qu’ils avaient à traverser une ligne de chariots qui paraissait interminable, l’officier donna toute son attention à cette manœuvre importante ; mais quand cet obstacle n’exista plus, il ne négligea pas ces petits soins que, depuis un temps immémorial, une jolie femme a le droit d’obtenir des hommes de sa profession.

— N’épargnez pas le fouet, dit-il au conducteur dès que la foule des voitures commença à diminuer. Allez grand train, par honneur pour vos chevaux, et pour faire honte à ces bêtes à cornes. L’animal qui est à notre droite doit être un tory ; on le voit à sa lenteur et à la répugnance qu’il montre à tirer pour le bien commun. Traitez-le en conséquence, l’ami, et en retour vous serez traité en bon whig[1] quand nous ferons une halte. Vous avez sans doute passé l’hiver à Boston, Madame ?

Cécile ne répondit que par une inclinations de tête.

— L’armée royale doit figurer plus avantageusement aux yeux d’une dame que celle des colons, — et cependant on convient qu’il se trouve parmi nous des gens qui ne manquent pas de connaissances militaires, et qui ont une certaine tournure martiale. — Et, en parlant ainsi, l’officier travaillait à faire sortir de dessous sa redingote la garde d’argent du grand sabre de son aïeul. — Les officiers au service du roi, Madame, vous donnent sans doute souvent à Boston des bals et des divertissements ?

— Je crois qu’on trouverait parmi les femmes de cette ville peu de cœurs disposés à partager leurs amusements.

— Que Dieu les en récompense ! Chaque boulet que nous jetons dans la ville est comme si nous tirions du sang de nos propres veines. Je suppose que les officiers du roi ne font plus si peu de cas des colons, depuis la petite affaire de Charleston.

— Personne ayant quelque intérêt à prendre aux événements de cette fatale journée, n’oubliera facilement l’impression qu’elle a produite.

Le jeune Américain fut trop frappé du son mélancolique de la voix de Cécile, tandis qu’elle parlait ainsi, pour ne pas se douter que, dans le triomphe de son cœur, il avait rouvert en elle quelque blessure que le temps n’avait pas encore bien guérie, et, après cette tentative malheureuse pour engager la conversation, il garda le silence, jusqu’au moment où ils entendirent le bruit d’une cavalcade nombreuse qui avançait. Au premier coude que fit la route, ils rencontreront une troupe de cavalerie qui courait au galop du côté de la hauteur qu’ils venaient de quitter. Le commandant de ce détachement s’arrêta en passant devant le chariot, et l’officier américain, voyant qu’il avait dessein de lui parler, ordonna au conducteur d’arrêter également.

Ce nouveau venu avait un air de hauteur et d’aisance qui engagea Cécile à écouter ses discours avec plus d’attention qu’on n’en accorde ordinairement aux lieux communs que s’adressent des gens qui se rencontrent sur une route. Son costume n’était ni tout à fait civil, ni tout à fait militaire, quoique sa tournure fût évidemment celle d’un soldat. Lorsqu’il s’arrêta, trois ou quatre chiens sautèrent autour de lui pour le caresser, passant entre les jambes de son beau coursier avec une liberté qui annonçait qu’il régnait une grande intimité entre ces quadrupèdes de race différente, quoique leur hardiesse parût importune à leur maître.

— Jolie discipline, pardieu ! s’écria ce singulier chef des Américains. Je présume, Messieurs, que vous venez des hauteurs de Dorchester, et que, y étant allés du camp à pied, vous essayez combien il faut de temps à une voiture à quatre roues pour faire le même chemin dans une retraite.

Le jeune homme se leva, ôta son chapeau avec un air de respect, et répondit :

— Il est vrai que nous venons des hauteurs, général, mais il faut avoir vu l’ennemi avant de battre en retraite.

— Une cocarde blanche ! Eh bien ! Monsieur, puisque vous avez un grade, je suppose que vous ne faites pas ce mouvement sans y avoir été autorisé. À bas, Junon ! à bas, sotte !

— Cette dame est arrivée à bord d’une chaloupe d’un vaisseau du roi, il y a environ une heure, Monsieur, et j’ai ordre de la conduire en sûreté devant le général qui commande l’aile droite.

— Une dame ! répéta l’autre en passant la main sur un nez aquilin d’une force très-remarquable ; oh ! s’il s’agit d’une dame, il faut avoir toutes ses aises… Finirez-vous, Junon ? — Et tournant la tête vers un aide-de-camp qui était près de lui, il lui dit à voir basse : — Howe a voulu se débarrasser de quelqu’une de ses maîtresses, et il nous l’envoie comme un échantillon de modestie et de loyauté. — Puis, s’adressant de nouveau à l’officier américain : — Monsieur, dit-il, vous avez très-bien fait de prendre des chevaux ; la seule chose qui m’étonne, c’est que vous n’en ayez pas pris six. Et comment vont les tranchées ?… À bas, Junon ! Tu devrais aller à la cour, animal importun, tu flatterais les ministres de Sa Majesté, et tes flatteries pourraient te valoir un ruban… Eh bien ! je vous demande comment vont nos tranchées ?

— Elles sont creusées, Monsieur, et le feu des batteries attire tellement tous les yeux dans l’armée royale, que nos travaux seront entièrement terminés avant que le jour leur apprenne que nous nous en occupons.

— Oh ! oui, dit le général, nous sommes forts pour creuser la terre ; je voudrais que nous le fussions autant pour les autres exercices… Miss Junon, pour la dernière fois, à bas ! Ta précieuse vie est en danger !… Prends garde… Tu le veux… Eh bien… Il prit un pistolet et le tira sur le malheureux animal qui continuait à le caresser ; mais l’amorce ne prit pas. Se tournant alors vers ceux qui l’accompagnaient, il s’écria avec dépit : — Messieurs, si quelqu’un de vous veut me rendre le service d’exterminer ce quadrupède, je lui promets une mention honorable dans ma première dépêche au congrès.

Un domestique siffla l’épagneule, et sauva probablement ainsi la vie de la favorite disgraciée.

Le général s’adressant alors à l’officier américain, lui dit avec un air de dignité qui prouvait qu’il avait recouvré son sang-froid :

— Pardon de vous avoir retenu, Monsieur, je ne vous retarderai pas plus longtemps ; il y aura de la besogne sérieuse sur les hauteurs avant le lever du soleil, et vous serez sûrement charmé de vous y trouver. À ces mots, il le salua avec un air d’aisance et de politesse, et se remit en marche, tandis que le chariot commençait aussi à s’ébranler. Mais tout à coup, comme s’il se fût repenti de sa condescendance, il se tourna sur sa selle, et s’écria avec le ton de sarcasme qui le caractérisait : — Capitaine, je vous recommande d’avoir un soin tout particulier de la dame[2].

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il piqua des deux, et partit au galop avec toute sa troupe.

Cécile n’avait pas perdu un seul mot de ce court dialogue, et elle se sentit saisie d’une froideur glaciale. Quand le général fut parti, elle dit à son compagnon en respirant à peine et d’un ton qui exprimait bien ses sentiments :

— Et c’est là Washington ?

Cela ? s’écria le capitaine ; non, non, Madame ; Washington est un homme tout différent. C’est l’officier anglais à qui le congrès a donné le grade de général dans notre armée. On dit qu’il est aussi brave sur le champ de bataille que ridicule dans un salon. Cependant je dirai à son avantage, quoique je n’aie jamais pu comprendre son caractère, et qu’il soit fier et dédaigneux, que c’est un grand ami de la liberté[3].

Cécile laissa au capitaine le soin de concilier à sa manière ces contradictions apparentes du caractère de son officier supérieur, et se trouva fort soulagée en apprenant que ce n’était pas un pareil homme qui devait avoir quelque influence sur sa liberté. Le conducteur parut alors empressé de regagner le temps perdu, et, fouettant ses chevaux, les fit marcher avec une nouvelle rapidité. Le reste du temps qu’ils mirent à se rendre près de Boxbury se passa en silence. Comme la canonnade continuait vigoureusement des deux côtés, c’eût été trop hasarder que de se placer dans la ligne du feu des ennemis ; c’est pourquoi le jeune officier ayant choisi un endroit où il n’y avait aucun danger à craindre, y laissa Cécile avec ses deux compagnons et les deux gardes, et se rendit lui-même à l’endroit où il croyait devoir trouver le général qu’il avait ordre de chercher. Pendant sa courte absence, Cécile resta dans le chariot, entendant avec effroi le bruit redoutable du canon, et ne voyant pas sans pâlir les éclairs qui l’annonçaient.

Le seul gros mortier qu’eussent les Américains avait crevé la nuit précédente ; mais ils pointaient leurs canons avec une activité constante, non seulement contre les retranchements des Anglais, mais, sur la terre-basse dont ils étaient séparés par le bras de mer de Charles, et encore plus au nord, en face de la position qu’occupaient leurs ennemis sur les hauteurs bien connues de Charleston. Les Anglais, de leur côté, répondaient à cette attaque par un feu roulant de toutes les batteries situées à l’ouest de la ville, tandis que celles du côté de l’est étaient ensevelies dans un profond silence, sans se douter du danger qui les menaçait.

Lorsque l’officier revint, il dit à Cécile qu’il s’était assuré de l’endroit où était le commandant américain, et qu’il avait reçu ordre de la conduire en sa présence. Ce nouvel arrangement obligeait à faire quelques milles de plus, et comme le jeune capitaine commençait à trouver sa mission un peu longue, il eut soin de recommander au conducteur de faire diligence. Il fallait tourner une montagne, mais la route était bonne et sans dangers ; et ayant traversé la rivière, ils arrivèrent en une heure de temps au petit village qui était le berceau des sciences de la province.

Quoiqu’il fût occupé par des troupes amies, on y voyait des marques évidentes de la présence d’une armée irrégulière. Tous les bâtiments de l’université avaient été changés en casernes, et les portes de toutes les auberges étaient assiégées par une foule de soldats turbulents qui s’y réunissaient pour boire et se divertir. L’officier fit arrêter le chariot devant celui de ces rendez-vous d’oisifs et de fainéants qui lui parut le moins fréquenté, et annonça à Cécile qu’il fallait qu’elle y entrât jusqu’à ce qu’il reçût des ordres du général américain. Elle apprit cet arrangement avec peu de satisfaction, mais cédant à la nécessité, elle descendit de voiture sans aucune objection. Suivie de l’inconnu et de Meriton, et précédée de l’officier, elle traversa cette foule bruyante, non seulement sans recevoir aucune insulte, mais même sans éprouver le moindre obstacle. Les tapageurs baissèrent même la voix en la voyant approcher, s’écartèrent pour lui ouvrir passage, et elle entra dans l’auberge, escortée jusqu’à la porte par un murmure confus et indistinct d’un grand nombre de voix, parmi lesquelles elle n’entendit qu’une seule remarque qui eût rapport à elle ; c’était une exclamation soudaine qui semblait arrachée par l’admiration qu’inspirait la grâce de sa tournure ; et, quelque singulier que cela puisse paraître, son conducteur crut devoir la prier d’excuser cette impolitesse, en lui disant à voix basse qu’elle partait de la bouche d’un des tirailleurs du sud, corps aussi distingué par sa bravoure que par son manque de savoir-vivre.

L’intérieur de l’auberge présentait une scène toute différente de l’extérieur ; c’était une maison particulière qui n’était ouverte au public que depuis peu de temps, le maître du logis ayant cédé soit à l’exigence du temps, soit au désir de gagner de l’argent ; mais, par une sorte de convention tacite avec la foule qui se rassemblait à sa porte, tout en fournissant à boire à quiconque le désirait, il voulait que rien ne le troublât dans ses arrangements domestiques ; il n’avait donc abandonné au public que la grande salle du rez-de-chaussée, et ce fut là qu’on fit entrer Cécile, sans lui faire aucune excuse pour l’exposer ainsi aux regards curieux de ceux qui s’y trouvaient.

Il pouvait y avoir dans cette salle une douzaine de personnes : les uns étaient assis tranquillement près du feu, et de ce nombre étaient deux femmes ; d’autres se promenaient, et quelques-uns étaient assis au gré du hasard ou suivant leur choix. Un léger mouvement eut lieu lorsque Cécile entra, mais ce fut l’affaire d’un instant, quoique sa mante de beau drap et son capuchon de soie n’eussent pas manqué d’attirer sur elle les regards des deux femmes, qui l’examinèrent avec des yeux plus sévères qu’elle n’en avait encore rencontré dans son expédition hasardeuse ; elle accepta une chaise qu’on lui offrit près du feu qui brillait dans le foyer, et d’où partait la seule lumière qui éclairât la salle, et se disposa à attendre avec impatience le retour de son conducteur, qui partit sur-le-champ pour aller informer de son arrivée le général américain.

— C’est un terrible temps pour voyager, et surtout pour une dame, dit une femme de moyen âge assise près d’elle, et qui s’occupait à tricoter, quoique ses vêtements annonçassent qu’elle était aussi en voyage ; si j’avais su qu’il se passait aujourd’hui de pareilles choses, je n’aurais jamais traversé le Connecticut, quoique j’aie mon fils unique dans le camp.

— Ce doit être un grand chagrin pour le cœur d’une mère, dit Cécile, quand elle entend le bruit d’un combat dans lequel elle sait que ses fils sont engagés.

— Oui, Royal est engagé pour six mois, et il a presque promis de rester jusqu’à ce que les troupes du roi aient fini par rendre la ville.

— Il me semble, dit un grave fermier qui était assis au coin de la cheminée, de l’autre côté, que, pour un homme qui combat contre la couronne, votre fils a un singulier nom.

— Ah ! mais il faut songer qu’il y a dix-huit ans qu’il le porte, et un nom qu’on a reçu avec le saint baptême ne peut pas se changer suivant le temps et les circonstances. J’étais accouchée de deux jumeaux, et je nommai l’un Prince et l’autre Royal, parce qu’ils étaient nés le jour anniversaire de la naissance du roi : c’était avant que le cœur de Sa Majesté fût changé, et quand tous les habitants des colonies l’aimaient comme s’il eût été de leur chair et de leur sang.

— Eh bien ! bonne femme, dit le fermier en souriant avec un air de bonne humeur et en se levant pour lui offrir une prise de tabac en signe d’amitié, et comme pour faire excuser la liberté qu’il prenait en se mêlant dans ses affaires domestiques, vous aviez donc un héritier du trône dans votre famille, car le prince royal vient après le roi, dit-on, et, d’après ce que vous dites, un de vos enfants du moins est un brave garçon, qui ne paraît pas disposé à vendre son héritage pour un plat de lentilles. Ne dites-vous pas que Royal sert dans notre armée ?

— Il est en ce bienheureux moment à une des batteries en face de la presqu’île. Dieu sait que c’est une chose terrible que d’être obligé de chercher à abattre les maisons de ceux qui sont du même sang et de la même religion que nous ; mais il faut que cela soit pour renverser les mauvais desseins de ceux qui voudraient vivre dans la pompe et la fainéantise au prix du travail et de la sueur de leurs semblables.

L’honnête fermier sourit du patriotisme un peu intéressé de la bonne femme, et lui dit avec un ton de gravité qui rendait sa gaieté doublement plaisante :

— Il faut espérer que Royal ne sera pas trop fatigué quand le matin arrivera. Mais que fait Prince dans un pareil moment ? Est-il resté tranquillement avec son père, comme étant trop jeune pour porter les armes ?

— Non, non, répondit-elle en secouant la tête avec un air de chagrin ; j’espère qu’il est avec notre père commun qui est dans le ciel. Et vous vous trompez bien si vous croyez qu’il n’était pas en état de porter les armes. C’était mon premier-né, et un des plus beaux jeunes gens de la province. Quand il apprit que les troupes du roi étaient venues à Lexington pour tout tuer et détruire dans le pays, il prit son mousquet et s’en alla avec les autres pour savoir de quel droit on massacrait les Américains. Il était jeune et plein d’ardeur, et il voulait être un des premiers à combattre pour les droits de son pays. La dernière fois que je reçus de ses nouvelles il était sur les hauteurs de Breeds, mais il n’en revint jamais, et l’on me renvoya les vêtements qu’il avait laissés dans le camp. C’est à un de ses bas que vous me voyez faire de nouveaux pieds pour son frère.

Elle fit cette explication avec autant de calme que de simplicité, quoique de grosses larmes qui lui tombaient des yeux roulassent sur l’humble ouvrage auquel elle travaillait.

— Et voilà comme nos plus braves enfants sont moissonnés en combattant contre la lie de l’Europe ! s’écria le fermier avec une chaleur qui montrait combien sa sensibilité était émue ; mais j’espère que votre autre fils pourra trouver l’occasion de venger la mort de son frère.

— À Dieu ne plaise ! dit la bonne femme, à Dieu ne plaise ! La vengeance est un péché, et je ne voudrais pas que mon fils portât au combat une passion si blâmable. Dieu nous a donné ce pays pour y demeurer et pour y élever des temples pour adorer son saint nom, et en nous l’accordant il nous a donné le droit de nous défendre contre toute oppression. Prince a eu raison de prendre les armes, et Royal a bien fait de l’imiter.

— Je crois que je mérite le reproche que vous me faites, dit le fermier en jetant un regard à la ronde sur tout le cercle, et d’un ton qui prouvait qu’il n’avait plus dessein de plaisanter. Que Dieu vous bénisse, ma bonne femme, et qu’il lui plaise de délivrer vous, votre fils et tout le pays du fléau qui est tombé sur nous pour nos péchés ! Je pars au lever du soleil pour l’ouest, et si je puis porter à votre mari une parole de consolation de votre part, ce ne seront pas une ou deux montagnes à gravir qui m’en empêcheront.

— Je vous remercie de cette offre tout autant que si je l’acceptais, Monsieur. Mon mari serait charmé de vous voir à son habitation ; mais je suis déjà lasse du bruit et de la vue de la guerre, et je ne resterai pas longtemps ici après que mon fils sera revenu de la bataille. J’irai demain matin à Gragie’s-House pour voir cet homme étonnant que le peuple a choisi dans son sein pour son chef, et je m’en retournerai sur-le-champ, car je vois que ce n’est pas à moi que de pareilles scènes peuvent convenir.

— Il faudra donc que vous le suiviez sur le lieu du danger, car je l’ai vu, il n’y a pas une heure, courant avec tout son cortège vers le bord de l’eau, et je suis convaincu qu’on ne fait pas cette dépense extraordinaire de munitions sans quelque projet que nous autres pauvres esprits nous ne pouvons deviner.

— De qui parlez-vous ? s’écria Cécile involontairement.

— De qui parlerait-on, si ce n’est de Washington ? répondit derrière elle une voix forte mais basse, dont le son remarquable lui rappela sur-le-champ celle du vieux messager de mort qui avait paru si inopinément dans la chambre de son aïeule quelques instants avant son trépas.

Cécile se leva en tressaillant et recula à quelques pas de Ralph, qui continua à la regarder d’un œil fixe et perçant, sans s’inquiéter du nombre et de la qualité des spectateurs qui les examinaient avec attention.

— Nous ne sommes pas étrangers l’un à l’autre, jeune dame, continua le vieillard, et vous m’excuserez si j’ajoute que la vue d’une connaissance ne doit pas être désagréable à une personne de votre sexe au milieu du désordre et de la confusion qui règnent ici.

— Une connaissance ! répéta Cécile.

— Oui, une connaissance, répondit Ralph. Nous nous connaissons certainement l’un l’autre. Vous me croirez quand je vous aurai dit que je viens de voir dans le corps-de-garde les deux hommes qui vous accompagnaient.

Cécile jeta derrière elle un regard à la dérobée, et vit avec alarme qu’elle avait été séparée de Meriton et de l’étranger. Avant qu’elle eût le temps de faire une seule réflexion à ce sujet, le vieillard se rapprocha d’elle, et lui dit avec une politesse que son costume grossier et négligé rendait plus frappante encore :

— Cet endroit n’est pas convenable pour la nièce d’un pair d’Angleterre ; mais je suis depuis longtemps comme chez moi dans ce village où tout respire la guerre. Suivez-moi ; je vais vous conduire dans un lieu plus digne de votre sexe et de votre condition.

Cécile hésitait ; mais, voyant tous les yeux fixés sur elle avec une curiosité qui avait interrompu tout ce dont chacun s’occupait pour regarder et écouter ce qui se passait entre elle et le vieillard, elle accepta d’un air timide la main qu’il lui offrait, et se laissa conduire en silence, non seulement hors de la chambre, mais hors de la maison. Ils en sortirent par une porte différente de celle par laquelle elle y était entrée, et ils se trouvèrent dans une autre rue, plus tranquille que celle qui était remplie de groupes de soldats.

— Mais où sont mes deux compagnons ? demanda enfin Cécile ; je ne puis aller plus loin sans eux.

— Ils sont sous la garde de gens armés, répondit Ralph d’un air calme, et vous n’avez d’autre alternative que de partager leur détention, ou de vous en séparer momentanément. Si l’on connaissait le caractère de celui qui vous a amenée ici, son destin ne serait pas douteux.

— Son caractère ! répéta Cécile en tressaillant de nouveau.

— Oui, son caractère ; mes paroles sont assez claires, je crois. N’est-il pas l’ennemi mortel et obstiné de la liberté ? Croyez-vous que nos concitoyens soient assez insensés pour souffrir qu’un homme comme lui se promène librement dans leur camp ? Non, non, ajouta-t-il avec un sourire de triomphe, il s’est exposé comme un fou à son destin, et il le subira sans rémission. Avançons, la maison n’est qu’à un pas d’ici, et vous pourrez le mander devant vous, si vous le désirez.

Cécile fut plutôt entraînée par son compagnon que déterminée à le suivre, et, comme il le lui avait dit, ils s’arrêtèrent bientôt devant une humble habitation, dans une situation retirée, à la porte de laquelle était un soldat sous les armes, tandis qu’on voyait une sentinelle se promener un peu plus loin, preuve qu’on veillait avec soin sur ceux qui s’y trouvaient.

— Avancez ! dit Ralph en ouvrant la porte d’entrée sans hésitation.

Cécile obéit, mais elle ne fut pas peu surprise en trouvant dans le vestibule un autre homme armé d’un mousquet. Il paraissait régner une grande familiarité entre cette sentinelle et Ralph, car elle lui dit avec un air de grande liberté :

— N’a-t-on pas encore reçu d’ordre de Washington ?

— Non, répondit Ralph, et ce délai me porte à croire qu’il n’y a rien de très-favorable à attendre.

Ouvrant alors une autre porte, il se tourna vers Cécile, et lui dit :

— Entrez !

Cécile obéit encore ; la porte se ferma à l’instant ; mais avant qu’elle eût eu le temps de se livrer à la surprise ou à l’inquiétude, elle se trouva dans les bras de son époux.


  1. Ces dénominations de parti appartiennent plus spécialement à l’Angleterre ; mais à cette époque les Américains s’en servaient naturellement pour désigner la faction anglaise et la faction rebelle.
  2. On a dit que de tous les caractères historiques de cet ouvrage, celui de cette dame avait été le mieux tracé. L’auteur répond à cela que lorsqu’il y avait un caractère il essayait de le bien tracer, mais que lorsqu’il n’y en avait pas, il trouvait plus sage de ne rien inventer.
  3. L’auteur a sans doute voulu peindre le général Charles Lee, qui était, dit-on, un homme fort irritable ; il avait été un des premiers instigateurs de la rébellion américaine, et il prétendait au commandement en chef : Washington lui fut préféré, ce qui excita sa jalousie, etc.