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LES ORIGINES DE LA LITTÉRATURE ITALIENNE
JUSQU’À LA MORT DE DANTE
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CHAPITRE PREMIER
LE LATIN, LE PROVENÇAL ET LE FRANÇAIS
EN ITALIE AU XIIIe SIÈCLE ;
Qui dit « Littérature italienne » emploie une expression en apparence fort claire, en réalité très malaisée à définir, s’il s’agit de répondre à cette question : où et quand commence la littérature italienne ?
Si l’on s’en tient à la définition la plus naturelle et la plus répandue : la littérature d’un pays est l’ensemble des écrits composés dans la langue de ce pays — on se heurte à une grave difficulté : avant le milieu du xiiie siècle, il n’y eut en Italie que des dialectes, mais non pas précisément de langue italienne. D’ailleurs nombreux sont, à cette époque, les auteurs qui écrivirent en provençal et en francais ; plus nombreux encore ceux qui préférèrent exprimer leurs pensées en latin. L’historien de la littérature italienne doit-il ignorer ces essais qui, à proprement parler, ne sont pas de sa compétence ? Il ne le peut pas ; car ces premières manifestations littéraires préparent et expliquent en partie l’apparition des œuvres les plus caractéristiques du génie italien. Les passer sous silence aurait encore le grave inconvénient de dissimuler un des traits essentiels de la littérature italienne à ses origines : par une sorte de répugnance à se servir de leurs idiomes vulgaires en des ouvrages avant certaines ambitions littéraires, les Italiens ont tâtonné longtemps avant d’écrire dans une langue qui leur appartint en propre. Parmi les trois grandes nations néo-latines de l’Europe occidentale, l’Italie fut la dernière à posséder une littérature dans sa langue nationale : dès le xie et le xiie siècle la France, au Nord et au Sud, avait une poésie épique et lyrique extrêmement développée ; en Espagne, le poème du Cid fut rédigé, selon toute probabilité, dans la seconde moitié du xiie siècle. En Italie, il faut attendre le milieu du xiiie siècle, pour rencontrer des œuvres qui attestent, chez les écrivains, l’intention bien déterminée d’élever l’idiome vulgaire à la dignité de langue littéraire.
On ne saurait donc se dispenser de passer rapidement en revue les essais en latin, en provençal et en français qui précédèrent immédiatement l’apparition d’œuvres vraiment italiennes. D’autre part il convient d’accorder quelque attention aux premiers monuments de la langue italienne, alors même qu’ils n’offrent encore aucun intérêt proprement littéraire.
La fidélité prolongée des Italiens au latin s’explique d’elle-même : ce n’était pas seulement pour eux la seule langue littéraire, c’était la seule langue nationale possible. Nulle part le prestige de Rome, en dépit de la ruine de l’empire, n’était aussi vivant, aussi efficace qu’en Italie ; personne d’ailleurs ne voulait croire que cette ruine fut irrémédiable : Arnaud de Brescia, au milieu du xiie siècle, se flattait de rétablir à Rome les institutions républicaines, et deux siècles plus tard Cola di Rienzo partagea la même illusion. D’autre part si Rome n’était plus la ville des Scipions ni celle des Césars, elle était devenue celle des papes ; à ce titre, elle gardait, ou plutôt renouvelait son prestige de ville éternelle, de capitale universelle, et le latin restait nécessairement la langue de l’Église, comme il était aussi celle des lettrés, des juristes et des magistrats de tout ordre.
Le peuple, surtout dans l’Italie centrale, n’était pas incapable de suivre la lecture de prières ou d’actes rédigés en latin, tant était faible l’écart entre les parlers populaires et ce latin communément en usage. Ce n’est pas seulement que ces parlers eussent conservé avec une remarquable fidélité, dans leur ensemble, la forme des mots anciens ; mais ce latin d’usage courant n’avait plus rien de classique : il était tout pénétré d’éléments populaires, en particulier dans le vocabulaire et dans la syntaxe ; pour se familiariser avec sa terminologie et ses formules monotones, il n’était pas besoin d’un grand effort intellectuel. Parmi les causes principales de la tardive apparition de la langue vulgaire dans les documents qui nous sont parvenus, il faut sans doute placer au premier rang cette conformité relative du latin des notaires et de l’Église avec les parlers populaires.
Il convient d’ajouter qu’en Italie, au xiie siècle, l’instruction grammaticale n’était pas, comme en d’autres pays, le privilège exclusif des clercs. La société laïque, 20 LITTIERATURE ITALIENNE I noblcsse, bourgeoisie niéme, en avait sa part, modeste si l'on veut, mais suffisante pour rester en contact avec Ia civilisation romaine, pour couserver le souvenir de tra- ditions littéraires qui n’avaient janiais été interrompues, méme sous la domination gothique ou lombarde. Mais l’Italien se tourna surtout vers la pratique des aH`aires politiques ou commerciales; il ne se consacra guere a la profession de pur lettré. La remarque a souvent été faite : les meilleurs écrivains latins de cette époque sont francais ou anglais; l’Italie n’a pas de nonxs a opposer a ceux d’Alain de Lille, Gautier de Chatillon ou Jean de Salisbury. Les études théologiques, brillamment représentées en Italie, au xx' siecle, par Pierre Damien de Ravenne (1007-1072), avaient été a peu pres délaissées au xu°; et lorsque, au siecle suivant, l’attention des Italiens fut ramenée vers cet ordre d'études, c'est a Paris, foyer par excellence des discussions théologiques, que les plus célebres d’entre eux, saint Bonaventure (1221-1274) et saint Thomas d’Aquin (1225-1274), vinrent s’instruire, puis prirent rang parmi les maitres les plus écoutés. La. grammaire et la rhétorique, au XII. siecle, furent également enseignées avec plus d’éclat en-France qu’en Italic; mais dans la suite, sous l’influence des études juridiques renouvelées a Bologne par Irnerius, les Ita- liens apprecierent grandeme_nt l'art de tourner en beau latin une lettre, u11 instrument diplomatique, une consul- tation sur un point de droit. A cet égard, les écrits de Pier della Vigna, le niinistre de Frédéric II, mort en 1249, jouirent alors d’une grande réputation. D'ailleurs en dehors de Bolognc, ou l’on venait écouter les lecons de grammuiriens comme Buoncompagno da Signa ou Guido Fava, d’autrcs xmiversités s'étaient ouvertcs in Padoue
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(en 1222), à Naples (en 1224), sans parler de l’école de
Salerne, fameuse dans l’histoire de la médecine.
Les livres écrits en latin à cette époque appartiennent pour la plupart au genre historique : à partir des premières années du xiie siècle, il n’est guère de ville, ou même de couvent, en Italie, qui n’ait sa chronique. Quelques-uns de ces ouvrages ont une réelle valeur : le génois Caffaro retrace l’histoire de sa patrie de 1100 à 1163, et fait preuve d’une sûreté de jugement et d’un souci de l’exactitude, auxquels on reconnaît le citoyen qui a été constamment mêlé à la vie de sa ville, plutôt que l’érudit préoccupé de faire admirer sa science ; un siècle plus tard, le franciscain Salimbene de Parme compose une chronique, qui, dans la partie conservée, embrasse les événements de 1167 à 1287, et présente le tableau le plus animé, le plus varié et le plus personnel que nous possédions de la vie italienne au xiiie siècle. Le latin de Salimbene est au-dessous du médiocre, si l’on se place au point de vue de la stricte correction classique ; mais il est bien vivant : l’auteur pense visiblement dans son patois, qu’il déguise à peine sous le voile transparent d’une latinité prête à toutes les concessions ; et ce style hybride est singulièrement expressif.
Parmi ces chroniques, anonymes pour la plupart, quelques-unes sont écrites en vers. Les unes, comme la vie de la comtesse Mathilde par Donizone (1114 environ), témoignent d’une grande maladresse de style et de versification ; les autres contiennent un reflet plus heureux de la poésie antique, tel le poème sur la conquête des Baléares par les Pisans (1115). Les exploits de Frédéric Barberousse ou de Henri VI ont fourni, entre beaucoup d’autres, des sujets à des poètes désireux de se hausser jusqu’au ton de l’épopée. Mais il est surtout intéressant de noter que les sentiments populaires ont trouvé plus d’une fois leur expression dans des chants latins, comme celui qui exalte la victoire des habitants de Parme sur Frédéric II (1248), ou comme l’invective d’un anonyme gibelin contre les ennemis de l’empire. Ces pièces, dépourvues d’art, sont pleines d’accent et de vigueur. Elles n’ont d’ailleurs plus grand’chose à voir avec la tradition classique ; la sonorité même et le rythme de ces vers, fondés sur l’accent tonique et sur la rime, en dénoncent assez clairement le caractère populaire. La poésie rythmique — c’est ainsi qu’on appelle ce nouveau système de versification — est alors fort en honneur : les belles hymnes de l’Église, qui remontent précisément à cette époque — Dies iræ, Stabat Mater — en sont des exemples célèbres.
Parmi les poètes latins fidèles aux pures traditions antiques, un seul, au xiiie siècle, jouit d’une grande réputation et exerça une incontestable influence : le Florentin Arrigo da Settimello avait composé, vers 1192, une élégie toute pénétrée de la pensée de Boèce : De diversitate fortunæ et philosophiæ consolatione, qui pendant longtemps servit de texte dans les écoles. Elle était fort capable en effet, malgré le scepticisme désolant qui l’inspire, d’i11itier les jeunes gens à la connaissance de la langue et de l’art des poètes latins.
Entre les mains de lettrés nourris de fortes études classiques, le latin devait encore rester pendant des siècles, en Italie, la langue savante par excellence. Il suffit de rappeler dès maintenant l’usage qu’en ont fait Dante, Pétrarque et tous les humanistes. Mais les essais d`un tour plus libre et plus populaire qui viennent d’être signalés laissaient prévoir que le latin ne pourrait plus longtemps suffire a exprimer toutes les idées d’une société jeune, active, et avide de jouissances intellec- tuelles.
Vers la fin du xiie siécle et au commencement du xiiie, on avait vu se répandre dans les cours princieres de l’Italie du Nord, et jusqu’en Sicile, une poésie vraiment moderne d’inspiration et de forme, qui fut accueillie avec enthousiasme par tout ce qu’il y avait d'aristocratique et de raffiné dans la société du temps : c’était la poésie des troubadours. Ces chanteurs d’amour, habituésa chercher aventure de ville en ville, de chateau en chateau, charmant partout les oreilles des nobles seigneurs et des gentilles dames, avaient franchi les limites du Limousin, du Languedoc et de la Provence, et parcouraient l’Espagne et l’Italie. Au dela des Alpes, ils recherchèrent tout particulièrement la cour de Boniface II, marquis de Montferrat, mort en 1207, celle des marquis d’Este, Azzo VI (m. 1212) et Azzo Vll (m. 1264), celle enfin de l’empereur Frédéric II à Palerme. Parmi les troubadours qui visitèrent alors l’Italie et se fixèrent momentanément auprès de ces princes, on cite Pierre Vidal, Rambaut de Vaqueiras, Gaucelm Faidit, Jean d’Aubusson, Aimeric de Peguilhan, d’autres encore, que les horreurs de la croisade contre les Albigeois avaient chassés de leur patrie. Les mentions élogieuses que Dante et Pétrarque font d’un Arnaud Daniel, d’un Bertrand de Born, d’un Bernard de Ventadour, d’un Giraud de Borneil, d’un Folquet de Marseille ou d’un Jaufré Rudel, montrent assez que les œuvres des meilleurs poétes de Provence étaient bien connues en Italie, ety excitaient une vive admiration. 24 Lirrénnuniz inniimun L’admiration engendre l’imitation. Mais ce n’était pas en latin, ce n’était pas davantage dans des patois enco1·e dépourvus de souplesse et d’élégance, que l’on pouvait songer a traduire l’idéal tout moderne de l’amour cheva- leresque, avec sa psychologie subtile et raffinée, ou at reproduire les formes savantes et artificieuses que les troubadours avaient portées a un si haut degré de per- fection. Les Italiens se mirent donc in composer eux— mémes — a trobar — en provencal; et cela ne leur était pas aussi diflicile que l’on pourrait croire, si l’on songe coinbien les dialectes de la Haute-Italie avaient encore dc ressemblance avec la langue des troubadours. Ou posséde ainsi bon nombre de pieces écrites en provengal par des Italiens; il l`aut citer, entre autres, le Bolonais Rambertino Buvalelli, dont l’activité poétique remonte au premier quart du Xllla siecle, le marquis Alberto Malaspina, seigneur de Lunigiana, plusieurs Génois : Bonifacio Calvo, Lanfranco Cigala, etc., le Vénitien Bar- tolommeo Zorzi, et surtout le Mantouan Sorclel, que Dante a immortalisé par la Here attitude dans laquelle il l’a campé, au sixieme chant de son Purgatoire. A tous ces imitateurs de la poésie provencale il serait vain de demander quelque originalité; c’est déja beau- coup qu’ils aient réussi at s’assimiler, avec la langue et les artilices de versification, le tour d’imagination'et de sentiment qui caractérise l’art gracieux, encore que factice, des troubaclours : ils chantent leur amour en des vers ou leur dame est présentée sous les couleurs les plus séduisantes et les plus conventionnelles, ou ils se déclarent les humbles et tremblants esclaves d’une beauté inaccessible at la pitié. Mais il s’en faut que leurs plaintes sur la rigueur de leur er douce ennemie » soient le reflet sincére de leur vie sentimentale.
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mz 1>uov1zm;Ai. mv ITALIE AU xm' sxizcu: as
Dans la poésie politique, déjk cultivee par maint
troubadour de Provence, les Italiens semblent avoir fait
preuve d’une originalité un peu plus marquée, au moins
duns quelques pieces demeurées célebres : de B. Zorzi
on a conservé un vigoureux plaidoyer en faveur de sa
patrie attaquée par B. Calvo; Sordel, selon toute vrai-
semblance, doit le relief puissant que Dante a donné A
sa physionomie, at une sorte de complainte ou il déplore
la mort d’un de ses protecteurs, intitulée Planh dc Bla-
catz, et qui est une impitoyable satire des principaux
monarques d’Europe : Blacatz est mort; avec lui toute
vertu a disparu de la terre; mais il est un moyen de
reudre un peu d’énergie et d’honneur aux laches qui
gouvernentle monde: que l’on arrache le cmur de Blacatz
de sa poitrine, et que l’on en fasse manger a tous ceux
qui ont besoin de cette péture substantielle! Et Sordel
les convie un at un, en les désignant par leurs noms, et
sans leur ménager les reproches, a ce festin d’un nou-
veau genre. Tel est le motif de cette piece empreinte
d’une rudesse apre et hardie, dont l’eH`et ne manque pas
de grandeur.
La poésie provencale ne pouvait étre cultivée long-
temps par les Italiens: il y avait la quelque chose de trop
artificiel. Son influence n’aurait méme pas eu de len-
demain, si, dans la région la plus éloignée de la Pro-
vence, en Sicile, l’empereur Frédéric II n’avait créé le
foyer de vie scientifique et littéraire le plus actif que
l’on eut vu en ltalie depuis des siecles. C’est la que,
pour la premiere fois, l’art des troubadours allait étre
imité dans une langue que déja l’on peut qualifier d’ita-
lienne.
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26 LITTIIRATURE rrsuimmt
III
La littérature de la France proprement dite eut, elle
aussi, en Italie, une influence considerable. Tandis que
les troubadours initiaient quelques poétes de cour aux
raffinements d’un lyrisme savant, le peuple apprenait a
aimer comme des héros nationaux les persounages de
notre vieille épopée; la bourgeoisie et la noblesse fai-
saient leurs délices des romans bretons; les lettrés enfin
se nourrissaient de notre littéruture didactique et allé-
gorique.
Ce que les Italiens ont appelé la ec matiere de France »
comprend l’ensemble des Iégendes épiques constituant
le cycle de Charlemagne. Les exploits dc cet empereur
avaient, au x1° et au xu° siécle, Iormé le sujet de noxn-
breux poémes; la Chanson dc Roland en est le monument
le plus célebre. Ces chants guerriers furent de bonne
heure colportés hors de France par des a jongleurs »
qui, sur les places publiques et dans les carrefours, con-
taient at un auditoire populaire les merveilleuses prouesses
de Charlemagne, de Roland et des autres preux. Leur
présencc dans les villes d’Italie est attestée des la fin
du x1' siecle, et il faut que leur succes f`1“1t grand pour
que les autorités de Bologne aient du prendre des
rnesures, en 1288, afin d’assurer la circulation entravée
par les rassemblements qu’ils provoquaient. Cette adop-
tion par le peuple italien de héros appartenant a une
autre nation est un phénoméne remarquable; il surprend
moins cependant quand on songe que Charlemagne avait
été le restaurateur de l’empire, que tous ces poémes
étaient empreints d’un profond sentiment religieux, et
que Roland pouvait étre considéré comme le champio!
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1,1; ssmqsrs mv I'!`ALIE· AU xm' srizcuz 27
de la foi contre les infideles. Ainsi un intérét inipérial
et chrétien -- il faut presque dire pontifical —- se déve-
loppait peu a peu au detriment de l’intérét national qui
avait dominé d’abord dans nos légendes épiques.
Tous ces récits allaient étre rédigés en divers patois
italiens; mais pendant quelque temps, surtout dans la
vallée inférieure du P6, le francais resta la langue con-
sacrée pour narrer les hauts faits des preux de Charle-
magne. Non seulement les jongleurs et les copistes ita-
liens se transmettaient ces légendes, telles que les
chanteurs francais les leur avaient apportées, mais de
longs poemes originaux furent aussi écrits eu francais
par des Italiens; tels sont l’Entrée de Spagne, d’un ano-
nyme padouan, et la Prise de Pampelune, d’un certain
Nicolas, probablement de ,Vérone, qui reprit et conti-
nua l’wuvre du Padouan. Le sujet de ces deux poémes
parait original, en ce sens que la guerre victorieuse que
Charles aurait faite en Espagne, avant le désastre de
Roncevaux, n’est racontée dans aucun autre texte venu
a notre connaissance. Mais ce que l’on remarque de plus
particulier dans cette épopée franco-italienne, c’est que,
sous une forme frangaise encore assez pure, commen-
cent a se dessiner quelques-uns des traits qui, par la
suite, deviendront les caractéristiques essentielles de
l’épopée chevaleresque italienne : répartition des per-
sonnages en deux grandes castes, celle des traitres et
des félons, ou ee Maganzesi », auxquels s’0pposent les
fidéles serviteurs de Charlemagne, qui prendront plus
tard le nom collectif de at Chiaramontesi »; aventures
lointnines des paladin: en Orient; introduction d'un élé-
ment cumique dans certains personnages, comme Estout,
le futur Astolfo de Boiardo et de l’Arioste. Roland porte
le titre de sénateur romain et commande 20000 combat-
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28 LITTBRATIJHE rnmnuun
tants pour le compte du pape; enlin l’invention d’un
héros entierement nouveau, Didier, roi des Lombards,
est une intéressante manifestation du patriotisme italien
du poete.
En regard de la a matiere de France », la or matiere
de Bretagne » comprend les légendes d’origine celtique
répandues en France, d’abord sous la forme de courts
poemes, ou as lais bretons », puis des le xn' siecle, réu-
nies en longs romans, les uns en vers, comme ceux de
- Chrétien de Troyes, les autres en prose, et généralement
connus sous le nom de Romans de la Table Ronde. Le caractere de ces légendes est bien diiI`érent de celui de l’épopée carolingienne : l’amour et la magie y jouent un role prépondérant; on y voit racontées les aventures touchantes ou passionnées, toujours merveilleuses, dc Lancelot et de Guenievre, de Tristan et de la blonde Iseut, de la dame du Lac et de Merlin, de Perceval ou de Galaad en quete du Graal, et de vingt autres chevaliers du puissant roi Arthus de Bretagne. Sous la plume cour- toise d’un Chrétien de Troyes ou d’un Robert de Boron, tout ce monde fantastique et charmant était clevenu l’expression parfaite de la vie et des mceurs chevale- resques. Les Italiens se passionnerent at leur tour pour ces merveilleuses histoires; mais celles-ci se répandirent par les livres plutot que par la récitation publique. C’est dire qu’elles pénétrerent moins dans le peuple, et firent les délices cl’une société plus cultivée : Franqoise de Rimini, dans le poeme de Dante, lit avec Paolo comment Lancelot donna un baiser d’amour ia la reine Guenievre Les réclactions de ces romans destinées aux lecteurs ita- liens sont nombreuses des le xm• siecle; beaucoup sont en francais : un certain Richard a dédié a l’empereur Frédéric II (mort en 1250) les Prophecies dc Merlin, et
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LB FRANQAIS mv ITALIE AU xm° siizcnn 29
vers 1270 un Toscan, Hustichello de Pise, résumait et
combinait, en une compilation demeurée célebre, un
grand nombre de légendes empruntées au cycle d'Arthus.
Le meme Rustichello, se trouvant prisonnier a Genes,
en 1298, en méme temps que le Vénitien Marco Polo,
écrivit en francais, sous la dictée du célébre explorateur,
la relation de ses voyages en Extreme-Orient. Peu aupa-
ravant, Martino da Canale rédigeait dans la méme langue
sa Cronique des Véniciens, qui va jusqu’a l’année 1275.
Le francais était encore la langue des ouvrages scienti-
fiques ou didactiques : en 1256, un Toscan, Aldobrando,
composait son traité d’hygiéne, le Régime du Corps, et
le Florentin Brunetto Latini écrivait vers 1264 le Livrc
du Trésor, dont le succés fut considérable.
Cette singuliere prédilection des Italiens pour le
francais s’explique par l’importance qu’avait en France,
au xm' siecle, a coté de la poésie épique et romanesque,
la littérature allégorique et didactique; c’était l’époque
ou Jean de Meung terminait le Roman de la Rose. Mais
cn outre la langue francaise parait avoir exercé par elle-
_ meme une certaine séduction sur les lecteurs du temps :
Brunetto Latini nous dit que cette as parleure est plus
delilable et plus commune at toutes gens »; Martino da
Canale exprime une opinion analogue; Dante enlin dit
en latin exactement la méme chose, et ajoute que le
francais convient a tous les écrits en prose tels que les
légendes historiques sur Troie et sur Rome, les aven-
tures du roi Arthus et beaucoup d’autres sujets rentrant
dans le genre narratif et didactique‘. C’était la, visible-
ment, une opinion toute faite et fort répandue au
xm' siécle, jusqu°e¤ Toscane.
1. De vulg. Elaquentia, liv. I, chap. x, 2.
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80 LITTIEKATURE ruuimmz
VI
Le peuple ccpendant, dans les diverses région d’Ita1lie,
parlait, depuis des siécles, une langue qui lui apparte-
nait en propre.
Bien avant la chute do l’empire romain, un fossé pro-
fond s’était creusé entre la langue écrite et cello dans
laquelle e’exprimaient non seulement les illettrés, mais
encore les personnes cultivécs dans leurs relations quoti-
diennes et familiéres; ce fossé n’avait fait que s’élargir
de jour en jour. Le latin populaire, ou vulgaire, variait
naturellement suivant la condition de oeux qui s`en ser-
vaient, et suivant la région ou on le parlait. A coté de
certaines altérations, qui s’observent uniformément dans
toute l’étendue du domaine roman —- telles sont les prin-
cipales simplilications de la morphologie et cle la syntaxe,
... il en est d’autres qui sont particuliéres a telle ou telle
province : la prononciation latine d’un Gaulois ou d`un
Espagnol diH`érait nécessairement de celle d’un Etrusque,
d’un Osque ou d`un Sicilien. En outre l’intrusion de
mots nouveaux dans le vocabulaire était cn proportion
directe du contact des populations latines, ou latinisécs,
avec des éléments étrangers, peuplades germaniques
pour la plupart — Wisigoths, Lombards, Ostrogotlis,
Francs, —— et, dans certaines régions, Slaves ou Arabes
Ainsi se sont formés peu at peu, de l°emb0uchure du Tage
nux Carpathes, de la Méditerranée a la Manclne, des mil-
liers de patois, i tous issus de la meme langue, mais
d’autant plus éloignés du type primitif qu’ils étaient
parlés plus loin de Rome, leur source commune. Parmi
ces patois, quelqucs-uns seulement ont eu la fortune de
s’élever a la dignité de langues nationnles et littéraires,
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rnummns nxonuumzrs mz LA Llmcvu ITALIENNE si
moins par leur vertu propre, que par l’eil`et de circons-
tances politiques.
Mais les langues vulgaires n’avaient pas évolué par-
tout avec une égale rapidité : dans le nord de la France,
ou le latin était plus méconnaissable a travers le langage
du peuple, et oh la tradition romaine s’était plus vite
efl`acée, les documents de la nouvelle langue apparais-
sent plus·tot et en plus grand nombre; en Italic, pour
les raisons contraires, ces documents sont plus tardifs et
plus rares. Il faut attendre l’année 960 pour découvrir,
dans une charte de Capoue, deux formules de témoi·
guage qui devaient étre prononcées par des illettrés r
on y recounait déjin quelques—unes des caractéristiques -
essenticlles de l’italien. En Toscane, un fragment de
livre de banquiers, sc rapportant as l’année 1211, est le
premier exemple connu montrant la langue vulgaire
employée dans les écritures commereiales.
Il va sans dire que ces documents n’appartiennent pas
a la littérature; ils intéressent surtout les linguistes. Lc
premier texte poétique que l’on cite est une inscription
en forme de quatrain, qui se lisait, dit·on, dans une
mosaique du dome dc Ferrare et en rappelait la Fonda-
tion en 1135; cette inscription a disparu dcpuis longtemps,
et Pauthenticité de la copie qui en a été publiée n’est
pas in l’abri de tout soupqon. A la lin du xu° siecle parait
appartenir une piece tres obscure en dialecte campanien,
connue sous le titre de Ritmo Cassinese, parce qu’elle a
été trouvée dans un manuscrit du Mont Cassin; autant
qu’on peut l’entendre, c’est un dialogue entre deux
moines venus l’un d`Orient, l`autre d’()ccident, qui par-
lent par allégorie des joies du ciel et des miseres de la
vie présente. La ce Cantilena » en laisses monorimes d’un
jongleur toscan, aussixénigmatique que la poésie pré-
�
83 LITTERATURE 1·rAL11zNNE
cédente, semble pouvoir étre rapportée at l’année 1197,
si l’on s’en tient at l’interprétation la plus récente et la
plus ingénieuse qui en ait été donnée. EnHu il {`aut
rappeler que le troubadour Rambaut de Vaqueiras a
composé, vers 1190, une piece dialoguée dans laquelle
une Génoise, qu’il prie d’amour en provenqal, lui
répond dans son patois avec une rudesse toute plébéienne.
Cette poésie, écrite par un étranger, se trouve donc con-
tenir quelques-unes des strophes les plus anciennes que
posséde la littérature italienne.
Moins d’un siécle plus tard, en 1283, Dante écrivit le
premier sonnet dc la Vita Nuova; c’est dire que si les
ltaliens s’étaie11t d’abord laissé distancer, ils surent
rattraper Ie temps perdu. En eil`et, le xn1° siécle vit
surgir, du nord au sud de la péninsule, un grand
nombre d’essais en langue vulgaire, mais sans aucune
unité, au gré de circonstances locales souvent éphé-
meres. `
Essayons de résumer aussi clairement que possible
cette période confuse de préparation.
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