Littérature italienne/Introduction

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LITTÉRATURE ITALIENNE





INTRODUCTION


Le simple exposé chronologique des faits qui constituent l’histoire littéraire d’un peuple risque fort d’être incomplet, confus, par suite peu instructif, s’il n’est éclairé par quelques idées générales, et divisé en un certain nombre de périodes, destinées à faire mieux saisir la physionomie et l’enchaînement des phénomènes, l’évolution du gout, de la mode et des genres, en un mot la marche de la pensée et de l’art.

Cette vérité, banale en elle-même et applicable à bien d’autres études, s’impose à l’esprit avec une évidence particulière, lorsque l’on entreprend de tracer un tableau, et surtout un tableau sommaire, de la littérature italienne. Des sept siècles qu’embrasse cette histoire on ne saurait dire que se dégage, au premier regard, une grande unité ; ce qui frappe plutôt, c’est la complexité du dessin général, c’est la variété et l’imprévu des manifestations du génie italien, qui, à une même époque, peut se présenter sous les aspects les plus divers, suivant qu’on l’envisage en Sicile ou à Naples, dans l’Italie centrale, — en Ombrie, en Toscane, — ou dans la vallée du Pô, — à Ferrare, à Mantoue, à Venise, à Milan, à Turin. Maintes confusions risquent en outre de se glisser dans les esprits, à la faveur de certaines expressions d’un usage courant, telles que « Moyen Age », « Renaissance », « Romantisme » ; on ne songe plus même à les définir, tant elles semblent claires, et l’on ne prend pas garde que, appliquées à la civilisation italienne, elles ne signifient plus du tout ce que, en France, nous avons l’habitude de leur faire dire.

Il importe donc, dès ces premières pages, de prévenir toute équivoque, de dissiper toute confusion, pour introduire, s’il est possible, plus de clarté dans les idées ; il est nécessaire de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les grandes périodes que nous devrons étudier une à une, d’en reconnaitre les limites et les caractères essentiels, c’est-à-dire de tracer le plan qui sera suivi dans cette histoire de la littérature italienne.

Le seul mot de « Moyen Age » évoque un certain nombre d’idées et de faits, de conditions sociales et intellectuelles nettement définies, surtout lorsque l’on a en vue la littérature française, la plus parfaite expression de ces siècles lointains : l’organisation féodale domine alors toute la vie politique ; la philosophie scolastique s’impose comme une discipline nécessaire au travail de la pensée ; enfin une puissante inspiration nationale anime la production poétique de la France : par sa langue, par ses héros, par son ardeur guerrière, aussi bien que par sa malice bourgeoise ou populaire, la littérature française, du xie au xve siècle, est l’image fidèle de la jeune nation née sur le sol gaulois de la civilisation latine et chrétienne, transformée, dans l’ordre social, par une aristocratie guerrière, d’origine germanique. Tout dans cette littérature reflète l’âme, la conscience et l’esprit de ce peuple, dont la foi, l’enthousiasme et la gaieté railleuse s’expriment en des œuvres vraiment originales.

Rien de semblable ne s’est passé en Italie. Là aucune fusion durable et féconde d’éléments divers n’a fait surgir une nationalité sur les ruines du vieux monde romain. Le mouvement littéraire, qui se dessina tardivement, fut d’abord dépourvu de toute originalité : l’Italie n’eut pas de héros national. Les esprits, toujours fascinés par la grandeur de Rome, dont la gloire, pensait-on, ne pouvait subir qu’une éclipse passagère — car sa destinée est divine et sa puissance éternelle, — ne se plièrent pas sans résistance à la discipline scolastique. La féodalité ne plongea pas de profondes racines dans ce sol purement latin : ce peuple, qui était et se sentait si intimement romain, ne voyait dans sa noblesse féodale qu’une horde de barbares venus pour opprimer et dévaster « le jardin de l’empire » ; aucune communauté d’intérêts ni de sentiments ne pouvait exister entre la grande masse des Italiens et les représentants de la race germanique : c’est en dehors de ces maîtres, c’est contre eux que se fonde la commune, si vite prospère, d’où vont jaillir l’art et la poésie de la nouvelle Italie. Les lettrés ne trouvaient pas de héros à chanter parmi ces ennemis du nom romain ; aussi se réfugiaient-ils dans l’étude de l’antiquité, jaloux d’entretenir le culte des seules traditions nationales qu’ils connussent. La science à laquelle ils se vouaient de préférence n’était pas la théologie, gloire de l’Université de Paris, mais le droit, science romaine par excellence, et que de toutes parts on venait étudier à Bologne. Cette science éminemment positive, et d’un caractère pratique, convenait d’ailleurs mieux au génie italien que les discussions abstraites où triomphaient les docteurs de Sorbonne. Car si les grands Italiens du Moyen Age furent des mystiques, ils ne cessèrent pas pour cela d’avoir pleinement conscience des réalités de la vie : saint François ne fut pas un théologien ; sa piété chercha dans les spectacles de la nature un aliment plus substantiel que dans les définitions et les syllogismes de l’école ; son apostolat trouva une justification suffisante dans l’allégement qu’il apportait aux misères humaines, et sa parole ardente puisait son efficacité et sa poésie dans ce contact intime avec la réalité.

La civilisation italienne ne fut pourtant pas entièrement rebelle à la philosophie scolastique : saint François ne doit pas faire oublier saint Thomas, et chacun sait quels secours fournit la « Somme » pour l’exacte interprétation de la pensée d’un Dante. Mais cette influence scolastique fut superficielle ; elle ne modifia pas profondément l’orientation des esprits, et resta presque sans effet sur l’art et la poésie. C’est de leur réalisme inné, c’est aussi des exemples de l’antiquité, étudiés avec une inlassable persévérance, que les Italiens tirèrent leurs premières inspirations vraiment originales. La Divine Comédie, l’œuvre la plus médiévale et la plus scolastique de toute cette littérature, en est une preuve éclatante. Nulle part on ne trouve plus clairement affirmé ce que j’appellerai la conscience romaine du peuple italien : Rome est à la cime de toutes les préoccupations du poète ; c’est la ville élue de Dieu. Dante ne met son espoir dans un empereur germanique, comme Henri VII, que parce qu’il peut saluer en lui le seul héritier légitime des Césars ; s’il maudit les gens d’Église et les papes, c’est que ce sont des usurpateurs, qui veulent empiéter sur l’autorité du chef établi par Dieu même pour gouverner le monde : l’empereur de Rome. Dans les citoyens les plus sages et les plus honnêtes de sa Florence, Dante se plaît à reconnaitre les descendants directs de la race sacrée des Romains. On sait de reste quelle admiration, quelle piété vraiment filiale le poète avait vouées à Virgile ; mais la « longue étude » qu’il avait faite de l’Enéide, avec toutes les réminiscences qui en sont le fruit, est loin de résumer la préparation classique de ce théologien : à Virgile il associe dans son amour Homère, Horace, Ovide, Lucain, Stace, d’autres encore, qu’il a certainement connus et vénérés. Peu importe qu’il ne les ait pas toujours bien compris ; l’essentiel est qu’ils furent pour lui des guides, des maîtres, des modèles incontestés.

L’Italie du Moyen Age n’a donc jamais complètement cessé de rester en contact avec les anciens, et de leur rendre une sorte de culte, fût-ce avec une intelligence imparfaite. C’est à l’abri de l’antiquité que le génie italien, épris de réalité, d’harmonie et de beauté, s’est tenu en garde contre les abstractions, les subtilités et le formalisme de la pensée scolastique, au moment même où la vie municipale émancipait la commune, et appelait ce peuple au libre épanouissement de ses facultés ; c’est à cette école que Dante a développé les dons de sa race, et su produire, en dépit de sa théologie, de sa science encyclopédique et de sa conception symbolique de la poésie, une œuvre personnelle, humaine, si voisine de nous par certains aspects que parfois on a cru y reconnaitre l’aurore de la Renaissance.

La Divine Comédie n’appartient pourtant pas encore à la Renaissance ; elle est au contraire le poème du Moyen Age italien par excellence. Car s’il arrive que la pensée de Dante nous semble très moderne, la forme qu’elle revêt, l’expression que le poète donne à ses idées religieuses, politiques, philosophiques ou même poétiques nous déconcerte souvent, et parfois — pourquoi ne pas l’avouer ? — nous rebute ; nous avons à faire un effort pour nous adapter à un état d’esprit et à un mode de raisonnement qui ne sont plus les nôtres. Dante n’ouvrait pas une voie nouvelle à la poésie italienne, l’histoire le montre avec assez d’évidence : son œuvre marque le terme d’une période dès lors achevée, que nous pouvons appeler le Moyen Age italien, à condition que cette expression, appliquée à ce pays, désigne simplement les origines tardives, hésitantes, d’une littérature qui se dégage difficilement de la tyrannie du latin ou de l’imitation française et provençale, et trouve enfin, tout à coup, l’interprète de génie capable de traduire les pensées et les passions d’un peuple conscient de sa grandeur, qui souffre de sa déchéance, et qui lutte pour reconquérir, avec la paix, sa place à la tête des nations.

L’Italie reprit en effet cette place tant convoitée, mais autrement que Dante ne l’avait prévu, non par une suprématie politique renouvelée de l’empire, mais par l’éclat de ses arts et de ses lettres ; et ce fut l’œuvre de la Renaissance.


La définition généralement admise du mot Renaissance convient parfaitement aux caractères par lesquels le phénomène se manifesta en France : un retour brusque à l’antiquité, substituant aux traditions nationales de notre Moyen Age l’imitation, parfois indiscrète, des œuvres classiques. À cet égard, une véritable révolution s’est accomplie de ce côté des Alpes dans l’art et le goût, et nous pouvons en indiquer avec précision la date : les velléités de Renaissance, timidement annoncées dès les règnes de Charles V et de Charles VI, n’avaient pas abouti, et ce furent les guerres d’Italie qui, à partir de 1494, mirent les Francais en présence d’une civilisation beaucoup plus raffinée. François Ier s’entoure de Florentins, de Génois, de Lombards, de Napolitains ; la poésie et les arts de l’Italie fleurissent à sa cour. Lorsque au début de 1549 parait le manifeste de la Pléiade, la révolution poétique est accomplie : les derniers restes de traditions médiévales qui subsistaient encore sont dédaigneusement rejetés ; l’imitation systématique des Grecs et des Latins est élevée à la hauteur d’un dogme.

La Renaissance italienne ne ressemble en rien à la crise tardive, mais rapide, qui jeta tout d’un coup la poésie française dans des voies aussi nouvelles. Comment parler de révélation de l’art ancien chez un peuple qui n’avait jamais entièrement détaché ses yeux de l’antiquité ? Que l’on regarde les admirables bas-reliefs exécutés par Nicolas de Pise dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, et que l’on dise si les sarcophages romains, païens et chrétiens, que l’artiste avait pu voir jonchant le sol de sa ville natale, sont étrangers à la conception que ce précurseur eut de son art. D’autre part, comment parler d’abandon des traditions médiévales, alors que le Roland furieux, l’œuvre la plus brillante et la plus caractéristique de la poésie de la Renaissance, met en scène Charlemagne et ses preux, tous les héros de nos chansons de geste, tous les chevaliers invincibles et charmants qui étaient devenus populaires en Italie dès le XVIIIe siècle ? — alors surtout que l’Arioste, en dépit des règles de l’épopée classique, réussit à tirer un parti imprévu, dans la composition de son poème, de l’ordre fantaisiste et capricieux que les ménestrels et les jongleurs italiens — les « Cantastorie » des carrefours — avaient mis en honneur dans leurs grossiers récits ? L’heure vint aussi, sans doute, où l’imitation directe et servile de l’antiquité effaca toute trace d`inspiration populaire dans l’art italien; mais cela n’arriva que dans la premiere moitié du xv1° siécle, et cependant les oeuvres qui avaient vu le jour avant cette tyrannie des formes classiques, et en dehors d’elles, d’Orcagna a Verrocchio, de Giotto a Léonard, de Pétrarque a l’Arioste, ne sauraient étre rattachées au Moyen Age.

D’ailleurs, contrairement a ce qu’on vit en France, aucune influence extérieure, aucun événement particulier n’a déterminé, en Italie, le mouvement que nous appelons la Renaissance. La prise de Constantinople par les Turcs, a laquelle on a longtemps attaché une grande importance, n’en a réellement aucune : la collaboration des Grecs a cette forme de l’activité intellectuelle et de la civilisation que l’on appelle l’ et humanisme » avait précédé, et de beaucoup, la chute de Byzance : c’est par une lente évolution intérieure que l’ame italienne s’est graduellement haussée a une conception plus large, plus pénétrante de l’homme, de la vie et de l’art. L’étude des modeles antiques a contribué certes a faqonner la pensée et le gout, mais elle n’a pas eu l’influence initiale et prépondérante qu’on est communément tenté de lui reconnaitre. La supériorité de Pétrarque sur Dante, comme humaniste, ne vient pas de ce qu’il a connu un beaucoup plus grand nombre d’<euvres anciennes, mais bien de ce qu’il les a lues avec d’autres yeux : sa pensée s’est rencontrée avec celle des vieux auteurs; sous la lettre il a senti palpiter l’esprit; derriere les pages jaunies du livre froid et mort, il a retrouvé l’homme, toujours vivant et agité par les mémes passions que lui. Ce n’est pas l’antiquité qui lui a ouvert l’intelligcnce; mais c’est parce qu’il a eu l’intelligence plus ouverte qu’il a commencé at mieux comprendre l’antiquité. La cause profonde de la Renaissance italienne doit donc étre recherchée dans les circonstances qui, des le XIII, et le x1v° siecle, ont développé et aH`ranchi la personnalité de l’Italien, et d`abord du Florentin. Au milieu des luttes incessantes auxquelles il est mélé, guerres de commune at commune, querelles intestines, rivalités individuelles, concurrence commerciale, il a appris a observer sans complaisance, a juger sans illusion les hommes et les choses, et a ne compter, le cas échéant, que sur lui- méme. Cette intelligence vraiment libre et consciente de sa valeur est bien vite devenue une force; c’est elle qui permet a- des banquiers et at des marchands — les Bardi, les Rucellai, les Strozzi, les Tornabuoni — de réaliser d’immenses fortunes et de se transformer en Mécenes; c’est elle qui fait d’un bourgeois enrichi, d’un Cosme, d’un Laurent de Médicis, l’arbitre de la politique florentine, ou plutot italienne; c’est d’elle seule enfin que s’inspirent les poetes et les artistes dans la conception toute nouvelle de leur réle social : ils ont comparé les agitations qui déchiraient les moindres cités d’Italie, avec l’existence tranquille, heureuse, embellie par les pures joies de la pensée et par la promesse de la gloire, qui avait été celle d’un Virgile et d’un Horace; ils méconnaissent des lors la grandeur et la beauté que la physionomie d’un Dante et son ceuvre devaient a ses épreuves d’exilé. Véritables épicuriens, ils préferent s’arranger une vie de paisible et fructueux labeur, couronnée par une immortalité dont ils daignent faire rejaillir une partie sur leurs protecteurs. La gloire — cet art de se rendre éternel, selon la définition de Dante -·— devient le réve de tous, et particulierement de ceux qui mtmient le pinceau, l’ébauchoir et la plume. Dans leurs ceuvres, ils traduisent, avec leurs senti- ments personnels, l’idéal du pcuple d’ou ils sont sortis, de la énération u’ils re résentent: oetes ils se plaisent a ra_]eunir les themes favoris du lyrisme populaire ou les récits chevaleresques qu’une longue tradition a naturalisés en Italie; artistes, ils s’en tiennent aux sujets consacrés de l`iconographie chrétienne. A l’antiquité ils ne demandent encore que l’élégance, la mesure, l’harmonie, la forme, en un mot, l’expression et l’ornement, mais non la matiere. Si pourtant ils entreprennent de traiter un sujet antique, comme le fit Ange Politien dans sa Fabula di Orpzo, ils le présentent dans le cadre naif de uel ue com osition em runtée at la oéti ue de leur temps et de leur province. On peut poser ce principe : la littérature italienne de la Renaissance est caractérisée par l’union nécessaire de deux eléments bien distincts, l’un o ulnirc traditionnel national méme s`il n’est as toujours indigcne, et l’autre savant, classique, du a l’influence récentc et directe de l’antiquité. Si l’élément classique niexerce pas une action appréciable sur la conception ou sur la forme d’une ceuvre, celle—ci n’appartient pas encore A la Renaissance; si au contraire l’élément populaire est entierement éliminé, au profit de l’élément classique, la Renaissance proprement dite est passée‘. Car la Renaissance aboutit au classicisme pur,


1. N’ayant à m’occuper ici que d’histoire littéraire, je ne m’aventurerais pas dans le domaine de l’art, si je ne pouvais invoquer une autorité considerable A l’appui de ma maniére do voir : M. le baron H. de Gey~muller a dénoncé avec force cc l’abus du mot de Renaissance comme dénomination de périodes de l’art ou de styles n, et attiré l’attention a sur le danger qu’il y a A qualifier de Renaiuunces des styles qui ne renferment pas les éléments indispensables A la Renaissance : un element cluuiquv et un element de fart golhique. L’abus de ce nom eminemment juste, pour désigner un fait unique dans l’histoire du monde, fausse l’intelligence des phénoménes et rend plus difficile leur étude scientifique et historique ». Et plus loin, le méme critique ajoute : c La Renaissance commence en grand en Toscane avec le Dome de Florence dernier terme d’une évolution irrésistible, point de départ d’une irrémédiable décadence.

Sur ce point encore, ce qui s’est passé en Italie offre un parfait contraste avec ce que llon observe en France. Notre xv1° siecle, époque de trouble et d’agitation, d’initiatives hardies, d’ambitions généreuses et d’ame1·es désillusions, n’a pas laissé d’<nuvres tout a fait égales au mérite des nobles esprits qui les ont produites; peut- étre serait-on niéme tenté de dire que notre Renaissance a échoué, si l’on ne se souvenait qu’elle a préparé la littérature classique du xv11° siécle, ou les qualités d’ordre, , de raison, de clarté, qui constituent une notable part de notre génie national, ont trouvé leur expression la plus complete, sous un régime parfaitement approprié in cette forme particuliere de la littérature. En Italie, au contraire, la Renaissance porte en elle-méme sa signification; elle réalise dans toute sa variété et dans toute son ampleur l’oeuvre du génie italien; elle ’dure assez exactement deux siécles, au bout desquels l’épuisement survient tout a coup. Au méme moment, les institutions qui avaient favorisé cet admirable essor d’art et de poésie se trouvent réduites a néant : partout la liberté politique est étouffée par des gouvernements autocratiques; la Contre-réforme et lllnquisition suppriment toute liberté dc penscr, avec le sentiment religieux lui-ménie; et si l’on se rappelle que l°Espagne dominait sur la majeure partie de la péninsule, on peut se figurer combien ce double joug fut dégradant : l’histoire de Naples sous lc.; vice-


d’Arnolfo di Cambio, une conception d’esprit et de proportions antiques dans une robe semi-gothiquc., n. C’est précisément de la méme époque, ou peu uprés — vers le second tiers du x1v’ siécle — que je fais partir la Renaissance, florentine d’abord, et bientot italienne. rois espagnols, et les longs démélés de Galilée avec l’Inquisition, ce martyre du septuagénaire aveugle et brisé, mais toujours suspect, sont la pour nous l°apprendre. Il n’est pas jusqu’aux oeuvres de l’esprit qui ne subissent la tyrannie des regles et des Académies : le Tasse en fit la dure expérieuce. Or l’Italien ne s’était élevé si haut que par son indépendance et sa franchise dans l’expression de la réalité, par sa libre fantaisie, par le caractére nettement personnel de son observation, de sa pensée et de son art. Quoi d’étonnant si le triomphe de la conven- tion, de l’hypocrisie et de la force brutale lui porta un coup mortel ?

L’agonie pourtant se prolongea : l’ingénieuse reproduction des formes de la poésie antique put faire illusion sur la valeur réelle des oeuvres; un noble poete donna tardivement au Roland furieux un pendant souvent discuté, mais d’un incontestable intérét; un glorieux interprète des lois de la nature, qui fut aussi un excellent écrivain, montra de quelle hardiesse la pensée italienne était encore capable, malgré toutes les persécutions; l’opéra prolongea en Europe la suprématie artistique de l’Italie. La décadence n’en était pas moins manifeste : elle fut rapide, profonde — avec G.-B. Marino et son école, avec l’Arcadie; — elle dura longtemps. Il faut attendre le milieu du xv111‘ siécle pour assister aux premiers symptomes de réveil.

Deux choses contribuèrent alors à tirer les Italiens de cette torpeur prolongée : leur curiosité scientifique, et leur tendresse pour ce sol natal si indignement gouverné, pour ce peuple honnête et intelligent, si négligé, si méprisé, et qui semblait presque inconscient de sa déchéance. Les recherches historiques et littéraires, l’examen des problèmes sociaux captivent quelques esprits d’élite, en qui s’unisseni l’ardeur scientifique et l’amour de la patrie; Dante est remis en honneur : le culte des gloires passées fraie la voie au patriotisme moderne. De leur coté, les poetes travaillent a éclairer, at faconner la conscience populaire, et a exalter le sen- timent national. La Révolution, l’Empire passent, et au lendemain de cette crise, qui avait suscité tant d’espoirs, l’Italie déque se retrouve plus tourmentée que jamais par ses réves d’uni0n et d’indépendance. Sa littérature devient révolutionnaire; elle prend le nom de a romantique », mais ce romantisme, qui précede le notre, ne lui ressemble guere : en France, ce ne fut guere que la révolte de quelques esprits novateurs contre les préceptes étroits de la poétique classique; en Italie le romantisme puise une force et une signification toutes différentes dans le sentiment patriotique, dans la conscience nationale d’un peuple encore divisé et opprimé. Manzoni serait un fort sage disciple du rigoureux Boileau s’il ne s’obstinait E1 chanter ce des chrétiens les mysteres terribles » — parce que, s’adressant il un peuple chrétien, il reconnait at ces mysteres une valeur éducative tres supérieure E1 celle du paganisme, —— et s’il ne tirait ses sujets de l`hist0ire d’ltalie, non par amour pour une mise en scene pittoresque et pour la couleur locale, ni dans l’intention de renouveler le personnel, un peu Fatigue, des héros classiques, mais parce qu’aucun sujet, pense- t-il, ne peut toucher plus vivement le coeur des Italiens. Le succes des Fiancés et de maint autre roman ou drame historique a prouvé surabondamment qu’il ne se trom- pait pas. Rien, en un mot, n’est plus étranger au roman- tisme italien que la célebre théorie de l’art pour l’art. Tout au contraire, l’art ici a un but, manifeste, avoué, immédiat, et, ce qui est extraordinaire, ce but a été atteint, non sans que les écrivains y aient contribué pour leur large part.

L’unité et l’indépendance de l’Italie une fois réalisées par une série d’événements trop connus pour qu`il soit nécessaire de les rappeler ici, les généreuses aspirations qui s’étaient aflirmées depuis le milieu du xvm° siécle avaient regu une éclatante satisfaction ; l'inspiration qui avait prévalu pendant plus d’un siécle devenait sans objet; elle était épuisée. Les années qui ont immédiatement précédé et suivi l’entrée des Italiens a Rome marquent donc la fin d’une importante période historique et littéraire, et le commencement d’une ere nouvelle.

Le développement de cette ere nouvelle s’est heurté, des ses débuts, a de formidables obstacles. Ce furent d’abord les diflicultés que rencontra le gouvernement du jeune royaume pour s’organiser, et qui firent succéder a l’enthousiasme d’une révolution les tatonnements, les mécomptes, les querelles des partis, l’apparition du socialisme, et la politique des alliances avec les Empires centraux. En aout1914, éclate la guerre mondiale. Dans un bel élan de solidarité latine, l’Italie se jette dans la mélée en avril 1915, malgré certaines résistances. La lutte est dure pour une nation jeune, qui n’y était ni provoquée ni préparée: elle y recueille de glorieux trophées, et parfait son unité territoriale; cependant elle ¤’éprouve qu’amertume en considérant qu’elle n’en retire pas tous les profits qu’elle avait escomptés. Alors c’est la révolution fasciste, l’il1Sl£llll`{`llZl0I1 d’un régime fondé sur la toute-puissance de Ylitat, la déchéance des institutions parlementaires et démocratiques, la volonté, hautement proclamée, de restituer a l’Italie la place de premier rang que Rome avait conquise, que des sieclcs d`anarchie et de servitude lui avaient fait perdre. i Ce sont beaucoup de secousses, au milieu desquelles il n’est pas surprenant qu`un grand désarroi se soit manifesté dans les esprits. L’activité intellectuelle n’a pas cessé dlétre intense, mais, si elle conserve fidelement certaines qualités traditionnelles du peuple italien, elle est travaillée aussi par un besoin immodéré de irenouvellement, det modernisme, de rupture avec le passé, et on ne saurait encorc prévoir ce qui pourra sortir de cette crise de croissance et d’individualisme a outrance.

Cette esquisse sommaire des grandes périodes, qui vont étre analysées dans les chapitres suivants, fait déja prévoir les divisions générales de ce livre.

Une premiere phase de la littérature italienne, correspondant a la dénomination traditionnelle de Moyen Age, embrasse les origines, les premiers essais en langue vulgaire, et, presqueaussitot apres, l’apparition d’un puissant génie : dans l’muvre de Dante se reflete toute une époque, que l’on peut appeler l’aurore de la vie italienne, et qui s’acheve at peu pres en méme temps que la carriere tourmentée du poete, mort en 1321.

Alors vient la période improprement appelée Renaissance ; mais ce nom, consacré par un usage séculaire et universel, il n’appartient a personne de le changer; du moins avons-nous essayé de lc définir avec toute la précision possible en ce qui concerne l’Italie. La Renaissance se manifeste presque au lendemain de la mort de Dante : deux hommcs, dont l’activité poétique commence entre 1330 et 1310, et qui d’ailleurs par plus d’un coté conservent des attaches avec le Moyen Age, Pétrarque et Boccace, sont les initiateurs incontestés du mouvement ; et celui-ci se prolonge jusqu’a l’asservissement de Florence (1530), ia la mort de Machiavel (1527) et de l’Arioste (1533). Mais des ce moment la Renaissance a fait place a une conception nouvelle de l’art et de la poésie : l’imitation directe, exclusive de l'antiquité supprime tout contact entre la littérature et le peuple. L’Arioste lui- méme et quelques écrivains de sa génération — le Trissin, Giovanni Rucellai — sont déja entrés nettement dans cette voie; leurs successeurs y perséverent, et le Classicisme semble triompher avec le Tasse, au moment meme ou la décadence de l’Italie est, a tous égards, un fait accompli. Au milieu du xvm° siecle, Ie traité d’Aix—la—Chapelle (1748}, qui améliora la situation politique de la péninsule, fournit un point de repere utile pour la détermination des périodes. Nous l’adopterons, apres tant d’autres, pour marquer la fin de la décadence et le commencement du relevement, non sans observer qu’il convient de ne pas attacher une importance exagérée a ces dates trop précises.

Aucune période n’est cependant limitée plus exactement que celle qui commence avec le milieu du xvm° siecle, et que nous appellerons la littérature de la nouvelle Italie : la constitution du royaume unifié, avec sa capitale naturelle, Rome, en est la conclusion logique.

Alors commence la période contemporaine, dont nul ne saurait encore indiquer les limites ni apprécier les résultats ; on doit se contenter d’indiquer l’intensité des efforts accomplis, la hardiesse du travail intellectuel qui se poursuit sous toutes les formes, avec la volonté de créer un art nouveau. Au milieu d’une certaine confusion, on discerne des oeuvres de haute valeur, qui garantissent la pérennité du génie italien et rappellent que, à plusieurs reprises déja, celui-ci a su prendre un nouvel essor.