Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry/Chapitre 1

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LE LIVRE
DU
CHEVALIER DE LA TOUR

Cy commence le livre du chevalier de La Tour pour l’enseignement de ses filles.


Et premierement le Prologue.


L’an mil trois cens soixante et onze, en un jardin estoye sous l’ombre, comme à l’issue d’avril, tout morne et tout pensiz : mais un pou me resjouy du son et du chant que je ouy de ces oysillons sauvaiges qui chantoyent en leurz langaiges, le merle, la mauvis et la mésange, qui au printemps rendoient louanges, qui estoient gaiz et envoisiez. Ce doulz chant me fit envoisier et mon cuer sy esjoir que lors il me va souvenir du temps passé de ma jeunesce, comment amours en grant destresce m’avoient en ycellui temps tenu en son service, où je fu mainte heure liez et autre dolant, si comme elle fait à maint amant. Mes tous mes maulx me guerredonna pour ce que belle et bonne me donna, qui de honneur et de tout bien sçavoit et de bel maintien et de bonnes mœurs, et des bonnes estoit la meillour, se me sembloit, et la fleur. En elle tout me delitoye ; car en cellui temps je faisoye chançons, laiz et rondeaux, balades et virelayz, et chans nouveaux, le mieulx que je savoye. Mais la mort qui tous guerroye, la prist, dont mainte douleur en ay receu et mainte tristour. Si a plus de xx ans que j’en ay estè triste et doulent. Car le vray cuer de loyal amour, jamais à nul temps ne à nul jour, bonne amour ne oubliera et tous diz lui en souviendra.

Et ainsi, comme en cellui temps je pensoye, je regarday emmy la voye, et vy mes filles venir, desquelles je avoye grant desir que à bien et à honneur tournassent sur toutes riens ; car elles estoyent jeunes et petites et de sens desgarnies. Si les devoit l’en tout au commencement prendre à chastier courtoisement par bonnes exemples et par doctrines, si comme faisoit la Royne Prines, qui fut royne de Hongrie, qui bel et doulcement sçavoit chastier ses filles et les endoctriner, comme contenu est en son livre. Et pour ce, quant je les vy vers moy venir, il me va lors souvenir du temps que jeune estoye et que avecques les compaignons chevauchoie en Poitou et en autres lieux. Et il me souvenoit des faiz et des diz que ilz me recordoient que ilz trouvoient avecques les dames et damoyselles que ilz prioient d’amours ; car il n’estoit nulz jours que dame ou damoiselle peussent trouver que le plus ne voulsissent prier, et, sy l’une n’y voulsist entendre, l’autre priassent sans attendre. Et se ilz eussent ou bonne ou male responce, de tout ce ne faisoyent-ilz compte ; car paour ne honte n’en avoient, tant en estoient duiz et accoustumez, tant estoyent beaux langagiers et emparlez. Car maintes foiz vouloient partout desduit avoir, et ainsi ne faisoient que decevoir les bonnes dames et demoiselles, et compter partout les nouvelles, les unes vraies, les aultres mençonges, dont il en advint mainte honte et maint villain diffame sanz cause et sanz raison. Et il n’est au monde plus grant trayson que de decevoir aucunes gentilz femmes, ne leur accroistre aucun villain blasme ; car maintes en sont deceues par les grans seremens dont ilz usent. Dont je me débaty maintes foys à eulx et leur disoie : « Comment estes-vous telz qui ainsi souvent vous parjurez ? car à nulle, forz à une, tendre ne devez. » Mais nulz n’y mettroit arroy, tant sont plains de desarroy. Et, pour ce que je vis celuy temps dont je doubte que encore soit courant, je me pensay que je feroye un livret, où je escrire feroye les bonnes meurs des bonnes dames et leurs biens faiz, à la fin de y prendre bon exemple et belle contenance et bonne manière, et comment pour leurs bontés furent honnourées et louées et seront aussi à tousjoursmaiz pour leurs bontés et leurs biens faiz, et aussi par celle manière feray-je escrire, poindre, et mettre en ce livre le mehaing des maulvaises deshonnestes femmes, qui de mal usèrent et eurent blasmes, à fin de s’en garder du mal où l’en pourroit errer comme celles qui encore en sont blasmées, et honteuses et diffamées. Et pour cestes causes que j’ay dessus dictes, je pensay que à mes filles, que je véoie petites, je leur feroye un livret pour aprendre à roumancer, affin que elles peussent aprendre et estudier, et veoir et le bien et le mal qui passé est, pour elles garder de cellui temps qui a venir est. Car le monde est moult dangereux et moult envyeulx et merveilleux ; car tel vous rit et vous fait bel devant qui par derrière s’en va bourdant. Pour ce forte chose est à congnoistre le monde qui à present est, et pour cestes raysons que dict vous ay, du vergier je m’en alay et trouvay enmy ma voye deux prestres et deux clers que je avoye, et leur diz que je vouloye faire un livre et un exemplaire pour mes filles aprandre à roumancier et entendre comment elles se doyvent gouverner et le bien du mal dessevrer. Si leur fiz mettre avant et traire des livres que je avoye, comme la Bible, Gestes des Roys et croniques de France, et de Grèce, et d’Angleterre, et de maintes autres estranges terres ; et chascun livre je fis lire, et là où je trouvay bon exemple pour extraire, je le fis prendre pour faire ce livre, que je ne veulx point mettre en rime, ainçoys le veulz mettre en prose, pour l’abrégier et mieulx entendre, et aussi pour la grant amour que je ay à mes enfans, lesquelz je ayme comme père les doit aimer, et dont mon cuer auroit si parfaite joye se ils tournoyent à bien et à honnour en Dieu servir et amer, et avoir l’amour et la grace de leurs voysins et du monde. Et pour ce que tout père et mère selon Dieu et nature doit enseignier ses enfans et les destourner de male voye et leur monstrer le vray et droit chemin, tant pour le sauvement de l’ame et l’onnour du corps terrien, ay-je fait deux livres, l’un pour mes filz et l’autre pour mes filles, pour aprendre à rommancier, et en aprenant ne sera pas que il ne retiengnent aucune bonne exemplaire, ou pour fouir au mal ou pour retenir le bien ; car il sera mie que aucunes foiz il ne leur en souviengne d’aucun bon exemple ou d’aucun bon enseignement, selonc ce qu’ilz cherront en taille d’aucuns parlans sur celles matières.



Le premier Chappitre.



Et c’est moult belle chose et moult noble que de soy mirer ou mirouoir des anciens et des anciennes histoires qui ont été escriptes de nos ancesseurs pour nous monstrer bons exemples et pour nous advertir comme nous véons le bien fait que ilz firent, ou de eschever le mal comme l’en puet veoir que ilz eschevèrent. Sy parlay ainsy et leur diz : Mes chières filles, pour ce que je suiz bien vieulx et que j’ay veu le monde plus longuement que vous, vous veuil-je monstrer une partie du siècle, selon ma science qui n’est pas grant ; mais la grant amour que j’ay à vous, et le grant desir que j’ay que vous tournez vos cuers et vos pensées à Dieu craindre et servir, pour avoir bien et honneur en ce monde et en l’autre, car pour certain tout le vray bien et honneur, garde et honesteté de homme et de femme vient de luy et de la grace de son saint esperit, et si donne longue vie et courte ès choses mondaines et terriennes, telles comme il luy plaist, car du tout chief à son plaisir et à son ordonnance, et aussy guerredonne tout le bien et le service que on luy a fait à cent doubles, et pour ce, mes chières filles, fait-il bon servir tel seigneur, qui à cent doubles rent et guerredonne.