Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry/Chapitre 14

La bibliothèque libre.



Comment la fille au roy d’Arragon
perdit le roy d’Espaigne par sa fole manière
Chappitre XIIIIe


Je vouldroye que vous sçussiez l’exemple comment la fille ainsnée au roy d’Arrafon perdit le roy d’Espaigne par sa follie.

Il est contenu es gestes d’Espaigne que le roy d’Arragon avoit deux filles. Sy en voult le roy d’Espaigne avoir une, et, pour mieulx eslire celle qui li plairoit mieulx, il se contrefist en guise d’un servant et ala avec les ambassadeurs, c’est-à-dire ses messagiers, et ala avec luy un evesque et deux barons. Et ne demandés pas si le roy leur fist grant honneur et grant joye. Les filles du roy se appareillèrent et atournèrent au mieulx qu’elles peuent, et par especial l’ainsnée, qui pensoit que les parolles feussent pour elles.

Si furent seans trois jours pour veoir et resgarder leurs contenances, dont il advint que, au matin, le roy d’Espaigne, qui estoit desguisié, resgardoit la contenance d’elles. Si resgarda que quant l’en salua l’ainsnée, que elle ne leur respondist riens que entre ses dens, et estoit fière et de grant port ; maiz sa suer estoit humble et de grant courtoisie plaine, et saluoit humblement le grant et le petit. Après il resgarda une fois que les deux suers jouoient ensemble aux tables à deux chevaliers ; maiz l’ainsnée tensa à l’un des chevaliers et mena forte fin ; maiz sa suer puisnée, qui aussy avoit perdu, ne faisoit semblant de sa perte, ains faisoit aussy bonne chière comme se elle eust tout gaingné. Le roy d’Espaigne resgarda tout ce ; si se retraist à côté et appela ses gens et ses barons, et leur dit : « Vous savés que les roys d’Espaigne ne les roys de France ne se doivent pas marier par convoitise, fors noblement et à femmes de bonnes meurs, bien nées et bien tailliées de venir à bien et à honneur, et à porter fruit, et pour ce j’ay veues ces deux filles et leurs manières, et me sembla que la plus jonne est la plus humble et plus courtoise que n’est l’autre, et n’est pas de si haultain cottraige ni de si haulte manière comme l’ainsnée, comme j’ay peu appercevoir, et pour ce prenés la plus jeune, car je l’eslis. » Si lui respondirent : « Sire, l’ainsnée est la plus belle, et sera plus grant honneur de avoir l’ainsnée que la plus juenne. » Si respondit que il n’estoit nul honneur ne nul bien terrien qui s’acomparaige à bonté et à bonnes meurs, et par especial à l’umilité et à humblesce, et pour ce que je l’ay veue la plus courtoise et la plus humble, si la vueil avoir. Et ainsi l’esleut.

Et adoncques l’evesque et les barons vindrent au roy d’Arragon et luy demandèrent sa fille plus juenne, dont le roy et tous ses ens en furent moult esmerveillez qu’ilz ne prenoient l’ainsnée, qui estoit la plus belle de moult. Maiz ainsi avint que la plus jeune fut royne d’Espaigne, pour estre humble et de doulces parolles au grant et au petit, et par sa courtoisie fut esleue. Dont l’ainsnée eust grant desdaing et grant despit, et en fut toute forcennée, et pour ce a cy bon exemple comment par courtoisie et par humilité l’on accroist en l’amour du monde : car il n’est riens si plaisans comme estre humble et courtoise et saluer le grant et le petit, et non pas faire chière de perte ne de gaain, car nulles gentilz femmes ne doivent avoir nul effroy en elles ; elles doivent avoir gentilz cuers et de doulces responces et estres humbles, comme Dieu dist en l’Euvangille, que qui plus vault et scet plus se humilie, car qui plus se umilie plus s’essaulce, comme fist ceste mainsnée fille du roy d’Arragon, qui par sa courtoisie et son humilité, conquist à estre royne d’Espaigne et l’osta à sa suer l’ainsnée.