Loin de Paris/13

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Michel Lévy frères, 1865 (pp. 283-297)
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II

DE BERNE À STRASBOURG

C’est toujours une bonne fortune quand le hasard des heures et des routes vous amène la nuit dans une ville inconnue. À droite et à gauche de la voiture, les yeux avides essayent de percer l’obscurité et de saisir à travers l’ombre, étoilée çà et là de lanternes, quelques traits de la physionomie générale des édifices. On envie les prunelles nyctalopes des hiboux et des chats ; à peine entré dans l’auberge, on en sort ; on voudrait qu’il fît jour tout de suite, et l’on accuse l’aurore, même l’aurore d’été qui se lève si matin pourtant, d’être paresseuse au lit.

Il y a souvent une poésie, que détruit parfois la grande clarté, dans ces masses noires qu’ébauche un rayon perdu, un vague reflet du ciel nocturne, et les villes entrevues ainsi prennent des apparences bizarres, grandioses et fantastiques comme ces villes imaginaires que l’âme parcourt pendant le rêve.

Quoiqu’il fût tard déjà, après avoir commandé notre souper à l’hôtel du Faucon, le meilleur de Berne, nous nous lançâmes au hasard par la ville, avec un guide chargé seulement de nous ramener, si nous nous perdions, à notre point de départ.

Des arcades basses s’ouvraient au pied des maisons comme des gueules de caverne ; des toits noirs mordaient de leurs déchiquetures singulières le bleu sombre des cieux ; des colonnes se dressaient portant sur leurs chapiteaux des statues pareilles à des fantômes ; des rigoles encadrées de pierres faisaient miroiter au milieu de la rue leurs flaques d’eau brune écaillée de brusques lumières ; quelques points brillants tremblotaient sur une façade encore éveillée, et le long des murailles filait de loin en loin un passant attardé.

Après plusieurs détours dans ce labyrinthe aveugle où le domestique de place, si nous nous égarions, devait représenter le peloton de fil d’Ariane, nous arrivâmes à une sorte de voûte sous laquelle s’enfonçaient les marches d’un escalier. Rien ne nous amuse plus en voyage que d’errer à travers un inextricable lacis de ruelles, que de suivre dans un édifice ténébreux des corridors sans fin, des spirales descendant vers des profondeurs mystérieuses. — C’est le plaisir que donnent les romans d’Anne Radcliffe et les eaux-fortes de Piranèse transporté dans la réalité. — Aussi tentâmes-nous, à tout hasard, la descente de l’escalier, descensus Averni.

Cet escalier aux marches raboteuses, d’une pente assez roide, coupé de loin en loin par des paliers, éclairé de faibles lueurs, avait sous sa voûte écrasée, entre ses parois sombres, quelque chose d’étrange et de sinistre, dû à l’heure sans doute ; il rappelait ces rampes sans fin qu’escalade Panurge et que dégringole la troupe avinée des escholiers et des souldarts dans les illustrations de Rabelais par Doré.

Au bas de ces degrés, innombrables comme ceux qui se succèdent dans ces cauchemars d’architecture où l’on rêve qu’on cherche à sortir d’un château magique ou d’une ruine maudite, nous débouchâmes sur une plage encombrée par des billes de sapin ; un air frais et un bruissement d’eau nous avertissait du voisinage d’une rivière : c’était l’Aar, qui entoure Berne de trois côtés et en fait une sorte de presqu’île au milieu des terres.

La lune n’était pas levée et la perspective se fermait à quelques pas devant nous ; nous remontâmes donc l’escalier, dépouillé au retour de son mystère, puisque nous savions qu’il conduisait de la partie haute de la ville à la vallée profonde découpée par l’Aar. Pas plus à la montée qu’à la descente, aucun malandrin ne nous sauta à la gorge, nous demandant l’escarcelle ou la vie, comme cela eût été convenable, vu le style moyen âge du décor.

Quelle chose fâcheuse que d’être obligé de dormir en voyage ! combien d’heures perdues ! L’excitation nous eût bien tenu éveillé ; mais le lustre était éteint, la rampe baissée, le spectacle fini, et, à moins d’illuminer Berne aux flambeaux, il n’y avait plus moyen de rien voir. Force nous fut de nous coucher.

Le lendemain de très-bonne heure, car nos minutes étaient comptées, nous sortîmes et nous parcourûmes en calèche découverte la grande rue de Berne, que nous devions quitter au premier départ du chemin de fer pour Bâle. Eh quoi ! vous voilà déjà en route ? Isaac Laquedem, « qui souffre à demeurer », s’arrête au moins pour boire la chope de bière que lui offrent les bourgeois de Bruxelles en Brabant !

Il y a deux manières de voyager : la première consiste à passer dans chaque ville trois ou quatre jours, une semaine ou davantage s’il le faut, pour visiter les églises, les édifices, les musées, les curiosités locales, étudier les mœurs, l’administration, les procédés de fabrique, etc., etc. ; la seconde se borne à prendre le prospect général des choses, à voir ce qui se présente sans qu’on le cherche, sous l’angle d’incidence de la route, à se donner l’éblouissement rapide d’une ville ou d’un pays, comme, au Cosmorama, on regarde défiler devant soi une longue bandelette peinte vous menant de Liverpool à San-Francisco, avec cette différence qu’ici le spectateur chemine et que le spectacle reste immobile. — Nous ne nous sommes arrêté à Berne qu’une heure et demie environ pendant le jour, et cependant ce nom prononcé fera désormais se dessiner dans notre esprit une silhouette précise, une configuration nette qui suffisent à notre curiosité. Les détails peuvent s’apprendre par des livres ou des gravures.

La grande rue de Berne a gardé ce caractère du passé, qui s’efface de jour en jour dans les autres villes, et que l’artiste aime tant à retrouver. On sent, ce qui est un grand charme, que d’autres générations ont vécu dans ces maisons de forme particulière et y ont laissé le cachet des mœurs disparues ; des espèces de contre-forts en talus les piètent et leur donnent une apparence rassurante de solidité ; des arcades surbaissées forment, de chaque côté de la rue, une sorte de portique ou de galerie couverte ; les toits se projettent en saillie, et sur les balcons de serrurerie très-ouvragée, qui rappellent les miradores espagnols, nous avons remarqué des carreaux de damas rouge disposés en sofa, comme si les Bernoises passaient leur vie aux fenêtres, à la façon des Andalouses et des Maltaises. Ce détail tout méridional nous a surpris et nous semble contraire aux habitudes protestantes, qui se contentent du reflet de la rue dans ce miroir appelé espion.

Les enseignes des hôtels, des magasins, des abbayes pendent à des potences de fer travaillées et compliquées d’arabesques comme les majuscules ornées de Simon Vostre ou de Pigouchet. Jamais calligraphe n’a enchevêtré des traits de plume plus libres et plus souples que ces grands parafes de serrurerie au bout desquels brimbalent sur la tête des passants les aigles, les ours, les licornes, les singes, les Mores et autres emblèmes démonstratifs à l’usage des boutiques et des auberges ; — c’est un motif de décoration charmant qui tend à disparaître et qu’on défend même, en beaucoup d’endroits, par amour malentendu de la régularité ; ces fortes saillies rompent heureusement les lignes droites et accrochent l’œil à propos.

L’abbaye des Tisserands se blasonne d’un griffon ailé, de la tournure la plus fantasque et la plus héraldique. Le More appuyé sur sa targe a une mine truculente digne des héros sarrasins du Tasse et de l’Arioste. Rien n’est amusant comme cette statuaire de l’enseigne, où le sculpteur se laisser aller à tout son caprice.

Il y a dans le goût germanique une certaine furie contournée et ronflante dont les vitraux suisses et les gravures de Goltzius peuvent donner la note, et qui se prête très-bien aux fantaisies de l’ornement. Nous n’en voulons d’autre preuve que les jolies fontaines décorant la grande rue de Berne. Ce sont des colonnes d’ordre rustique, composite, salomonique, ou purement fantasque, à pans coupés, à volutes évidées, à chapiteaux touffus et feuillus, qui portent des statues cambrées sur la hanche, le jarret tendu, la gorge au vent, la mine outrageuse et fière, avec des draperies volantes, des plumes tire-bouchonnées en lambrequin, des épées, des balances, des écus et autres emblèmes dorés du meilleur effet. Ces figures appartiennent à l’allégorie, à la Bible, aux légendes locales. Voici le nom de quelques-unes des fontaines qu’elles surmontent : la fontaine de l’Ogre (Kinderfresser Bunnen), de Samson, de la Justice, de l’Ours, des Tireurs, de la Cigogne. On en compte six dans la grande rue seulement. Et tous ces personnages prennent des poses de Titan escaladant le ciel… pour protéger un robinet !

Au milieu de la voie règne un canal d’eau vive recouvert de dalles de distance en distance pour le passage des piétons et des voitures.

Une grande tour coiffée d’un toit bizarre, avec bouquet de plomb et gloriettes, se dresse au bout de la rue, et présente au voyageur, sur la paroi faisant face à la ville, une figure gigantesque de saint Christophe ou de Goliath, on ne sait trop lequel, sculptée en demi-relief, avec une roideur de lignes qui fait penser aux images de complaintes ; quelques restes d’ancienne enluminure achèvent la ressemblance. De l’autre côté de la tour, au-dessus de la porte, sont barbouillés en style troubadour les trois héros libérateurs de la Suisse.

Maintenant, nous allons dire adieu à Berne ; mais, quelque pressé que nous soyons, nous jetterons un coup d’œil en passant à ces braves ours qui sont les armes vivantes de la ville et jouissent, à ce qu’on dit, d’une rente de sept cents livres. Ils étaient trois dans la fosse, un adulte et deux petits : l’adulte tournait en rond comme le cheval blanc du Cirque, sans doute dans l’espoir de quelque gâteau ; ce qui manquait de dignité pour un ours héraldique et rentier. Les deux petits se pourléchaient naïvement et n’avaient pas l’air de se douter qu’ils étaient des pièces de blason !

Le moyen de connaître une ville, c’est de la quitter, surtout lorsqu’elle est située comme Berne sur une espèce de promontoire qui entoure une vallée profonde.

En montant l’allée d’arbres qui conduit à la station du chemin de fer de Bâle, — arbres magnifiques dignes de poser pour Cabat ou Français, — on voit Berne se déployer sur son plateau avec la netteté d’un plan en relief. L’œil l’embrasse tout d’un coup. Les toits de tuiles, d’ardoises ou de plaquettes de bois, se découpent avec leurs arêtes aiguës : la cathédrale, le Rathaus, le Zeitglockenthurm, le Kœfichthurm, la tour de Saint-Christophe et autres édifices émergent à demi au-dessus des constructions bourgeoises, et donnent à la silhouette de la ville un air féodal et moyen âge tout à fait louable.

Devant cette vue, un de ces sauts de pensée familiers aux voyageurs nous transporta de Berne à Constantine, qu’on aperçoit de même du Coudyat-Ati, entourée par le ravin au fond duquel écume le Rummel, et reliée à la terre ferme par un pont plein de hardiesse ; — seulement, les environs de Constantine, pulvérulents, dévorés de lumière, effrités de soleil, ne nourrissent que des cactus et des palmiers nains, et la plus riche, la plus luxuriante végétation revêt les pentes des collines qui entourent Berne. De chaque côté de la route, dans des prés d’un vert d’émeraude, éclataient, en pluie d’or et d’argent, ce que nous appellerons, faute d’un terme qui rende mieux l’effet, les bombes lumineuses d’un feu d’artifice de fleurs.

Les chemins de fer suisses ont quelque chose de débonnaire et de patriarcal. Les abords n’en sont pas défendus : l’on va et l’on vient sur la voie, et les machines n’y semblent pas si méchantes que les nôtres, qu’on prendrait pour des monstres d’acier et de cuivre prêts à tout avaler. En attendant le départ, qui s’opère tranquillement comme un départ de diligence ou de coucou, nous regardions avec reconnaissance quelques femmes qui avaient eu la délicate attention de revêtir leur costume national, pour la plus grande joie des touristes. Vous savez : cette pièce d’estomac, blanche, découpée dans la robe noire ou violette, étoilée aux angles de petits disques d’argent ciselé, d’où pendent des chaînettes de même métal ; cette taille sous le sein, ces manches ouatées et ballonnées comme les anciennes manches à gigot, cette cravate noire, ce nœud de ruban en papillon formant la coiffure. Dussiez-vous nous trouver puéril, cela nous faisait plaisir. Il est amusant, en ce siècle d’uniformité, de voir les costumes de Guillaume Tell dans une gare de chemin de fer. Une seule chose nous étonnait, c’était de ne pas entendre le chœur chanter :


Toi que l’oiseau ne suivrait pas, ah ! ah ! ah !…

Les wagons sur les chemins de fer suisses et allemands n’ont pas la même installation que les nôtres. Les wagons français sont d’excellentes voitures, très-bien rembourrées, capitonnées et passementées ; ils représentent l’idéal de la berline ou de la diligence, et, sous ce rapport, on ne peut adresser aux compagnies le moindre reproche, pour la première classe du moins. Les wagons suisses sont des salons avec de grands fauteuils à la Voltaire, une table au milieu, un tapis, une glace ; on s’y promène comme dans une chambre. Nous approuvons beaucoup cet aménagement : il est vrai, il est logique, et il sera, nous l’espérons, bientôt suivi partout. Un train de chemin de fer doit offrir la même accommodation qu’un steamer maritime ou fluvial ; c’est le steamer terrestre. Remplacez les voitures par des chambres communiquant entre elles d’un bout à l’autre du convoi ; pratiquez dans ces compartiments plus ou moins vastes un ou plusieurs salons, une salle à manger, un café, une tabagie, une bibliothèque, un dortoir avec des cadres comme dans les vaisseaux. À l’extérieur de la chose, faites circuler une galerie, rendez praticable la plate-forme, ou plutôt le pont de ce navire à roulettes, et, alors seulement, la locomotion à vapeur sur railway aura rompu avec la vieille routine. N’est-il pas ridicule d’atteler à une file de fiacres l’irrésistible machine de Stephenson ?

De Berne à Olten, le paysage qu’on traverse est de la plus rare magnificence. D’abord, lorsqu’on regarde en arrière, on aperçoit la dentelure des Alpes Bernoises, couronnées par la neige d’un éternel diadème d’argent. Puis ce sont des forêts de sapins gigantesques, aux troncs élancés et droits comme les colonnes d’une nef gothique, véritables cathédrales de la nature ; plus loin, des prairies veloutées, étoilées de fleurs, traversées de cours d’eau, des massifs d’arbres d’une verdure et d’une frondaison sans pareilles au monde, des chalets à toits immenses, à galeries découpées, à fenêtres maillées de plomb, propres, soignés, confortables, qu’on voudrait emporter et mettre sous verre ; des villages qui semblent sortis d’une boîte de jouets d’Allemagne, et posés au bord de la route ; des collines boisées jusqu’au sommet, avec des éclaircies faisant trouée sur le ciel. Cela continue ainsi jusqu’à Olten ; de là jusqu’à Bâle, le paysage, quoique toujours charmant, n’a plus cette fraîcheur alpestre, ce caractère édénique qui nous ont si vivement frappé. On se rapproche de la plaine, et la terre, moins arrosée, ne verdoie pas autant.

Bâle a l’air moins suisse que Berne. Il y a chez elle de la ville allemande et de la ville anglaise. Ce qui lui donne un cachet particulier, ce sont les marronniers à fleurs roses qui accompagnent ou masquent à demi les façades des maisons dans les rues nombreuses que la boutique n’envahit pas. Qu’on s’y amuse beaucoup, nous en doutons fort ; mais le travail y trouverait une retraite agréable et paisible. L’église de Bâle, assez curieuse, mais bâtie en grès rouge d’Ileilbronn, contrarie d’abord les yeux habitués aux teintes sombres des églises gothiques françaises ; puis l’on s’y fait et l’on admire le saint Martin partageant son manteau avec un pauvre, qui fait pendant à un saint Georges dressé fièrement sur ses arçons et enfonçant une lance de granit dans la gueule dentée d’une guivre, d’un dragon, d’une andriague d’une hideur chimérique. Dans la sacristie de l’église, on nous fit voir une copie ancienne de la célèbre Danse des morts, de Klauber, faussement attribuée à Holbein, et peinte à fresque sur le mur du cimetière, au couvent des dominicains. Fresque, mur et couvent ont disparu depuis 1805. Quelques fragments de l’œuvre détruite sont conservés au musée de la ville : une tête de femme, entre autres, d’un caractère doux et triste. Ce musée renferme plusieurs Holbein, un portrait de la femme du peintre et de ses deux enfants, d’une expression pénétrante et pleine de charme malgré la sévérité du faire ; un Érasme, un Luther, une Catherine de Bora, des études pour le fameux tableau qui est à Dresde. — Holbein était de Bâle, et sa ville natale lui a voué un culte particulier : — c’est le genius loci.

Quoique l’hôtel des Trois Rois soit un grand hôtel tenu à l’anglaise avec toute la recherche et l’élégance modernes, il a conservé — ce qui nous a fait plaisir — son enseigne parlante : trois énormes statues coloriées et dorées de Gaspar, Balthasar et Melchior, qui font très-bon effet sur sa façade. Nous avons mangé là d’excellentes truites au gratin, et pris le café sur une terrasse dont le Rhin baigne le pied de son flot vert et rapide. On a devant soi, sur l’autre rive, le Petit Bâle avec ses vieilles maisons pittoresques ; à droite le pont de bois, à gauche les embarcations amarrées, au fond les montagnes de la forêt Noire.

À cinq heures, nous prenions le chemin de fer de Strasbourg, où nous étions arrivé à dix heures du soir, rentrant en France pour en sortir ; car, le lendemain matin, nous traversions le pont de Khel, nous dirigeant, par le chemin de fer badois, vers Heidelberg. Vous voyez qu’un feuilletoniste en vacances ne perd pas son temps !


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