Luc/Chapitre XII

La bibliothèque libre.
< Luc
Ambert & Cie (p. 90-98).
XII

Il redoute la science de cette femme !…

Mais quoi ! Lucet est un homme presque. Oh ! pas encore, dieux non ! presque seulement. Entre un homme et lui s’ouvre l’abîme qui sépare la grâce en fleur de l’éphèbe à la neuve virilité et la force mûre brutalement satisfaite de l’homme. — Et cette grâce inquiète s’exalte aux beaux yeux de Lucet ; leur douceur limpide donne à sa mâle aisance un inexprimable charme ; etl’éphémère transition qui fatigue son jeune corps en fait un admirable et troublant sujet de volupté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Julien sent le vide autour de soi. N’était cet enfant devenu sous ses yeux jeune homme, cet enfant dont il a suivi affectueusement la lente et parfaite évolution depuis le psaume douloureux de la Trinité, depuis la déjà lointaine soirée ou Déah Swindor le lui présenta ; n’était cette absorption de son être pensant et souffrant par cet être dont les pensées répondent aux siennes comme un écho fidèle, Julien serait le plus misérable des hommes. Et c’est justice, se dit-il, que sa répulsion pour tout ce qui attire les autres, que la mise à l’index par lui de toutes les passions aguicheuses des appétits communs, ait sa répercussion lamentable et dolente en lui et torture l’affinité supra-sensibilisée de son âme !

Julien songe au présent tôt dissipé, à l’avenir qui se dérobe. Et dans la solitude de ce merveilleux atelier où demeure encore suspendu au grand chevalet et contenu en un cadre ruisselant d’or son Daphnis et Chloé, Julien n’a de pensée que pour Nine et pour Luc.

Il a pu, en n’accordant aux femmes que la surabondance de sa vigueur, sans amour, sans étreintes, résister à toutes, même à celles qui guettaient comme des louves en rut l’abandon passager de son jeune corps robuste, de ses lèvres tentatrices, et rester son maître et ne s’attacher qu’à ces deux enfants. Pour Nine, l’avenir n’a pas de secret, il sera ce qu’il lui plaira de le faire. Mais Lucet ? Maintenant que les désirs crient par tous les pores dilatés de son adolescence lasse de contenir ses ardeurs, combien de temps résistera-t-il ? s’il a résisté, seulement !… Et combien de fois devra Julien constater la fatigue délicieuse de ses yeux ; combien de fois le savoir loin de lui, en quelles compagnies ? combien de fois essuyer peut-être la pitié, peut-être l’indifférence, à la fin, de Luc pour l’affection vive dont il ne sait pas toujours contenir les chants désolés ?…

Oh ! oui, Julien se trouve seul ! S’il a mêlé à la joie de Luc sa joie navrée en apprenant le choix de Déah Swindor, c’est qu’il craignait déjà de contrarier la légitime fierté de l’enfant. Julien sait ce qui guette le petit comédien ; et son cœur est ulcéré pour ce qu’il se sent d’impuissance, désormais, à lui offrir aucune joie. Feront-elles leur pâture de ce joli corps aimable que n’osent pas même effleurer ses lèvres tremblantes ! En feront-elles leur pâture, les gouges des théâtres enflées d’une méchante vanité de femelles ! Les femelles hideuses qui, pour de l’or, vendent le stupre de la peau qu’elles refusent aux supplications des pauvres grands gosses de vingt ans ; les pauvres grands gosses énamourés, abandonnés dans le couloir d’un hôtel où ils se tuent pour la gouge qu’une ville entière adule en se vautrant dans le ruisseau… Et comment ne serait-elle pas dans le ruisseau, cette ville, puisqu’elle se veut abaisser devant la gouge et que la gouge ne s’élève pas au-dessus du trottoir !

Oh ! Lucet, Lucet, là-dedans ! Les loges, les coulisses, le régisseur, les figurants, la tristesse de ces dessous misérables enviés du public ignorant ; les veuleries de filles hargneuses, les chamailleries des cabotins jaloux, la gloire de clinquant, la réalité de misère qui geint, grince sur les poulies et les tambours des treuils, et pleure le long des fils sur quoi s’enlèvent les ciels peints et les palais de carton !  !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et dans l’opulence calme de son atelier tendu de pourpre, dans lequel pénètrent obliquement, avant de disparaître, les derniers rayons du soleil, l’esseulement et la désolation jaillissent du silence accablant après le gazouillis clair et les paroles gentilles de Luc.


Julien s’absorbe dans ce silence en lequel il veut s’enfermer, comme on se retire, au retour du cimetière, dans le vide muet de la maison que la mort vient de faire déserte…

Le timbre de la porte annonce une visite ; des pas caressent d’un frôlement léger les tapis ; le domestique annonce :

— Mademoiselle Jeannine Marcelot !

C’est Nine, en effet, Nine si peu attendue dans cet atelier où elle ne vient que de rares fois avec sa mère. Nine elle-même entre accompagnée de sa gouvernante, mais la prie de l’attendre dans le salon voisin, grand ouvert sur l’atelier.

De suite, c’est la joie un peu fougueuse de se savoir émancipée ; c’est le verbe haut, le geste hardi et mutin, le rire clair, le sautillement continu des idées et des mots, jusqu’à ce que, calmée, elle annonce à Julien, amusé de cette exubérance gamine et toute jolie, son désir de poser devant lui, et le prie de faire son portrait. Nine a su les fréquentations incessantes de Luc Aubry. Nine a supplié sa mère pour qu’elle lui accordât la faveur de commander à son fiancé, à l’ami de Lucet, le tableau, prétexte peut-être à les rencontrer tous deux. Car Julien est aussi son grand ami à elle. Son grand ami ! Elle insiste, enjôleuse ; et il ne faut rien moins que cette affirmation d’un ton si gaiement, si effrontément espiègle pour décider Julien à accepter. Il veut douter de son talent, il n’est pas sur aussi d’obtenir des poses satisfaisantes d’une jeune personne aussi turbulente que Nine… Nine, rapidement, a déjà plus qu’aux trois quarts fait l’inventaire de l’atelier. Elle se dirige vers la grande baie avant que Julien ait songé à la détourner de ce coin où Daphnis et Chloé s’offre au jour qui se meurt. Jeannine se trouve face à face, comme médusée, devant cette apparition soudaine de Lucet, médusée et déconcertée par l’imprévu de l’adorable nudité… Oh ! Nine se garde d’une pruderie qu’elle dédaigne. Elle est charmée. Bravement, elle prend son parti de rester là, devant. À quoi serviraient des réticences dont s’habillent mal la liberté de son allure, l’impromptu de sa volonté et l’indépendance de ses jugements ? Certes, oh ! oui, certes ! elle est sous le charme. Sur sa figure régulière et jolie, — jolie et ouverte, et brave comme une jolie figure d’adolescent, comme la jolie figure de Lucet pâle et franche sur le nu ferme de ses épaules, — le mystère demeure des impressions profondes que lui suggère la vue de Lucet Aubry, nu. Elle se campe bien en face, et, dans le crépuscule, les images s’estompent et les mots aussi s’enveloppent, comme la silhouette de Daphnis, de brume d’or. Les mots, ils vont tout bas de Luc à Julien, heureux des éloges que méritent également la toile et le modèle. Et Jeannine, au lieu de fuir, discute avec Julien sur la facture, sur les détails techniques sollicités. Leurs yeux se mêlent parmi les courbes claires de ces jeunes membres aux rondeurs parachevées. Et l’on sent, à les entendre se parler bas, que tous deux, Julien et Nine, s’aiment en Lui…

Tous deux ! Voilà Nine grande comme Luc, presque autant que Julien, et ses seize ans se cambrent déjà très élégamment. Son costume tailleur lui donne l’allure d’un garçon plaisant allégé de la souplesse et de la fragilité d’une jeune fille et gagnant à cette ressemblance la démarche perverse et sémillante dont est faite sa grâce indécise…

Sans doute aucune autre heure ne s’offrira plus à Julien aussi réconfortante que celle-ci où la solitude redoutée se peuple tout à coup d’un si imprévu enchantement. Plus de Luc parce que Luc représente une affection maintenant plus délicieuse mais plus irréalisable que jamais. Plus de Luc ! Plus de gamineries douloureuses sous leur parure de joie. Plus de frôlements sournois des chevelures contre les joues. Plus de ces étreintes des mains où les paumes se comprennent, s’entendent et retiennent leur aveu. Impossibles plus que jamais, ces baisers qu’attirent les jeunes bras pâles et doux aux lèvres, d’où, timides, ces lèvres eussent pu remonter jusqu’à la bouche exquise. Plus, dans le fond des yeux l’audace des regards chargés de caresses effrayantes jusqu’à briser le frêle pivot sur quoi hésite et vacille la chair aimantée !… Plus de Lucet ! Mais Nine est là. Oh ! comme Julien l’aime ! Il l’aime autant qu’il peut aimer quelque autre que Lucet ! L’abîme ouvert, il peut le combler, presque. Il pourrait, dans ce soir douloureux, crier à Nine la tristesse défaillante de sa solitude, la violence de son amour ; il pourrait conquérir Nine d’un de ces regards qui soulèvent les âmes délicates ! Mais il ne le veut pas encore… Et tandis que ses yeux se perdent sur la joliesse de sa mignonne fiancée, il rêve cette chose monstrueuse : que cette vierge charmante pourrait être à son Lucet, — et qu’il n’a pas le droit de la lui prendre…

Julien voudrait parler ; il se tait ; il refoule ces phrases aimables d’un respect ambigu toujours écoutées d’une femme, même quand elle se défend de vouloir y répondre, et garde le plus jalousement sa dignité. Jeannine seule lui paraît digne de faire valoir les attraits d’un sexe auquel sa sauvagerie hautaine s’est toujours refusée. Il se fait doux avec elle, presque câlin. Ses beaux yeux de mélancolie, tout à l’heure brouillés de larmes, daignent voir : Nine est jolie ; les autres femmes auprès d’elle sont maniérées, mignardes et d’une énervante complication. Nine est ouverte et saine ; sa bouche rougissante, ses prunelles caressantes, son front chargé d’une impeccable coiffure la font belle et désirable et d’une netteté de lignes dont Julien se veut émouvoir… dont Julien s’émeut…

Des sensations lointaines se révèlent à lui, dont il sait la source possible aussi en Lucet, et quelle magie de formes, quelle affinité de causes les peuvent éveiller en son doux ami comme en lui-même ! La joliesse de Nine force l’admiration, l’amour dont il se défend pour aucune autre créature. Mais Luc peut aussi subir, subit déjà peut-être les mêmes attirances que dégage la juvénilité frais épanouie de Jeannine… Dans le chaos où se rencontrent et se heurtent, inséparables et pourtant violemment opposées, les exigences précises de sa chair et les raisons confuses de son esprit — les images de Nine et de Lucet se mêlent. La possibilité de leur amour lui inflige la plus horrible torture. Mais parce que ces deux êtres chéris se pourraient aimer et souffrir aussi de leur amour, leur souffrance lui serait atroce de douceur et délicieuse de cruauté…

Et Julien se demande pourquoi cette étrange pensée jaillit en lui, si soudainement, malgré sa volonté ?

Ils se pourraient aimer !… Daphnis, Chloé, Lucet, Nine…

Oui, oui, Luc, le petit Luc dont la chair tremble dans l’angoisse de ses beaux yeux ; dont le désir s’exprime en la ferveur des lèvres curieuses ; dont le corps, peut-être déjà meurtri de caresses, crie, splendide en sa nudité pâle, à d’imaginaires floraisons de chairs que sa chair n’a pas frôlées encore :

— Veux-tu de moi… veux-tu de moi ?…

Oui, oui, Nine, la petite Nine dont la bouche harmonieuse devine déjà, en regardant Daphnis, quelles fièvres d’une autre bouche à la sienne viendront se rafraîchir ; dont les paupières à peine voilent le mystère prochain d’épuisantes et chastes luxures ; dont le corps capricieux et charmant doit contenir le désir gonflé du mâle en ses courbes ambrées, et saigner pour lui d’un cri de reconnaissance éperdue :

— Je t’aime… je t’aime !…

Julien sait bien cela, lui, plus que tout autre, dont la chair adolescente s’est exténuée en de longues attentes. Il devine, il sent que ces deux enfants dont l’une rassemble toutes ses sympathies et l’autre — oh ! l’autre !… l’autre aspire toutes les souffrances et les délices impossibles de son être, il sent que ces deux enfants sont faits de la même chair que la sienne, prompte à s’émouvoir et tressaillante de langueur ; il sait que leurs épaules jolies frissonnent des mêmes sensibilités, et quelles répulsions ils auraient à vaincre s’il leur fallait se donner à d’autres qu’à celui, qu’à celle en qui se résument les délicatesses inouïes dont leur corps est l’exquise incarnation. Et c’est presque palpable, presque semblable à une blessure effective, presque pareil aussi à de la joie, la pensée douloureuse que ces deux êtres le pourraient trahir et se couvrir, Daphnis et Chloé, de leurs mutuelles caresses tellement douces et affinées et inlassables !… Puisque, un jour, cela doit être pour l’un et pour l’autre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ah ! dans ce soir doré, la tristesse morbide du rêve qui se débat et se veut dégager de la possible réalité ! Comme Julien avait pressenti ces tourments dans cet autre soir où l’image juvénile de Luc s’était fixée, svelte et délicieuse et attirante, dans son cœur et dans son front lourd de songes, tandis qu’il se jurait d’obtenir de cet adolescent paré maintenant des fécondes magnificences de l’éphèbe, une chose d’une telle douceur que toute sa chair auprès de Nine, d’avance, défaille, comme au collège lorsque l’un de ceux qu’il aimait offrait à ses lèvres enchantées ses lèvres coupables en abandonnant à l’angoisse de ses mains la caresse de ses mains…