Luc/Chapitre XIV

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Ambert & Cie (p. 106-120).
XIV

Ce soir de première, c’est le grand soir longtemps attendu !

Dans la salle, tout entière rajeunie par les soins de Déah Swindor, les dorures s’amortissent parmi les nuances appâlies vert mousse et ivoire. Les toilettes claires des femmes sont un enchantement. Leur éclat s’estompe comme dans une fine vapeur de Chrysoprase en la féerie d’un crépuscule de Claude Lorrain. Et ce sont des étonnements sans fin, de l’orchestre aux loges. Depuis le froufrou soyeux des couloirs, un murmure discret propage jusqu’à la rue les ravissements de la salle. Ils et elles sont tous là. Eux, jouvenceaux arrivistes ou vieillards béats des jouissances acquises par elles. Elles, filles tarées haussées au patriciat par la veulerie repue des mâles ; marchandes de plaisirs qui perdent dans la sécurité d’un palais, le souvenir des nuits précaires d’hôtels coupées de rafles. Guenons parées commes des châsses, chacun de leurs brillants cingle d’un éclair menaçant l’œil véreux de l’écumeur dont ils affichent les tripotages importants. Eux, pieds plats en posture naturelle, vautrés devant elles, idoles orgueilleuses aux bajoues lourdes de peinture et d’imposture…


Ce soir de première, c’est le grand soir longtemps attendu, c’est l’énervement des minutes interminables dans l’atmosphère chaude et moite de fauves odeurs du théâtre de Déah Swindor.

La loge de Lucet est au quatrième. Les étages inférieurs sont réservés à « ces dames ». Ces dames dont le talent à fleur de peau ne demande qu’à s’exhiber. Leur omnipotence piaillarde emplit le théâtre, absorbe les bonnes grâces du régisseur, accapare les obséquieux offices des coiffeurs et les services équivoques des habilleuses. Pour un peu elles exigeraient du décorateur qu’il brossât ses toiles avec les seuls tons susceptibles de faire valoir les rutilances artificielles de leurs tignasses. Quant aux électriciens, elles enragent de ne pouvoir en obtenir les flots de lumière où baigner leurs plâtres. Elles détestent Lucet, le frais et neuf Lucet. Luc ne les déteste pas, il ressent pour leurs peaux faisandées un magnifique dégoût. Ces femelles en rut, cent fois, lui ont offert l’insatiable et suspecte ventouse de leur ventre lippu, et les dédains de ce beau garçon de dix-sept ans exaspèrent leurs haines ; son éclat nouveau et puéril fait du tort à leurs grâces éreintées. Il est tour à tour l’amant aux gages de Déah Swindor ou l’ami canaille de Julien Bréard. Elles mentent, ces femelles en rupture de lavoir ; elle savent bien reconnaître, elles qui hurleraient de joie sous un soufflet de lui, la pureté de ses lèvres et la tranquillité neuve de ses yeux. Elles ne supportent pas, sirènes éraillées, le charme captivant de sa voix, et la perfection de son talent ne vainc point leurs sales plaisanteries. Une grande fille effrontée, Ryta Girly avait juré de l’avoir, mais Luc ne se souciait pas de ses restes puant le crottin des jockeys et des palefreniers. Il craignait aussi les stigmates possibles du grand Totor, sorte d’hercule dont Ryta avait fait son amant de cœur malgré, — à cause peut-être, sait-on jamais avec les femmes ? — les pustules que jette à sa face de crapule l’acreté de son sang.


Depuis les répétitions costumées, chaque jour Lucet était épié ; les femmes à tour de rôle, montaient jusqu’à sa loge dont la porte fermait par caprices ; et ce leur était une joie de le surprendre au moment où, devant la glace qui tient toute la hauteur du mur, il se révélait à lui-même sa nudité en se déshabillant. L’avant-veille de la première, dans l’impasse étroite d’un praticable, Ryta Girly avait hasardé sa main avide sous la tunique de Lucet avec une telle précision audacieuse, en ajoutant au geste la parole obscène, que l’enfant exaspéré lui avait craché en pleine figure. Il s’attendait, en retour, à quelque énormité de cette garce. Mais le crachat était tombé juste sur sa bouche, elle affecta d’en boire goulûment la tiédeur en fermant ses yeux plombés dans un spasme. Lucet haussa les épaules de mépris ; ce qu’ayant vu elle se prit à pleurer… Les filles durent s’accoutumer à ce contact d’une beauté et d’une fraîcheur auxquelles ne pouvaient prétendre leurs vénales caresses.

Julien avait retardé jusqu’à la répétition générale le plaisir d’aller voir Luc Aubry dans sa loge. Quand il s’y présenta, Déah Swindor et son imprésario, le juif Isidore Van Blitz durent user de leur autorité pour contenir la révolution qui sourdait comme un orage proche à travers les grognements des femelles. Sous le commandement du juif elles rampèrent et se firent couchantes devant les deux jeunes hommes. Julien défiait les commérages et se souciait médiocrement de ces cabotines de trottoir qu’il conduisait à la baguette. Elles demeuraient stupéfaites que Julien et Luc, vigoureux et sains, se refusassent aux accroupissements ordinaires des mâles, adorateurs avachis de leurs vices. Et l’amitié réciproque de ces deux êtres très beaux était un excès d’outrage au béat orgueil de leur sexe !

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C’est le grand soir longtemps attendu.

Julien a promis à Luc de l’aller rejoindre sur le théâtre après avoir conduit jusqu’à leur loge Mme Marcelot et Jeannine ; car Jeannine a été admise à l’audition du drame sacré, et Jeannine contient à peine la joie folle de voir Lucet enfin, en costume, sur le théâtre, face au grand public des premières. Ce public que son ingénuité et son ignorance du mal recouvrent du seul prestige de la richesse et du bon goût. Jeannine a peur pour Lucet, une peur irraisonnée qui la tient toute tremblante. Jeannine eût aimé qu’on lui révélât mieux encore que ne le fit Luc chez Julien, les phases diverses qui précèdent l’entrée en scène d’un acteur. L’envers du théâtre, pour elle, restait une énigme. — Et tous les enfants ont cette illusion et cette impuissance à se représenter la transition de la vie commune aux rêves quasi réalisés sur la scène. « Un acteur » cela représente de tels éloignements de leur naïve compréhension des choses que jamais ils ne peuvent, les chers petits, deviner la banalité dissimulée en les clinquants, les paillettes, les oripeaux et la rampe illuminés ; mystères qui se tiennent au delà de leurs jolies imaginations.


Luc arrive à sept heures, avant tout le monde. Il monte saluer, dans sa loge, Déah Swindor qui souvent dîne au théâtre. On achève de la servir sur une petite table où des fraises, des fleurs et du champagne, ensemble, rient, embaument et pétillent. Déah offre sa main au baiser de Luc et se fait bonne, câline et gentille avec lui. Il s’assoit un instant et, lui aussi, prodigue les câlineries de ses paroles et la distinction ravissante de sa voix et de ses gestes. Ils rient tous deux. Ne sont-ils pas loin, bien loin du prosaïsme maussade, hors le monde ! tous deux renfermés dans la loge-salon tendue de damas vieux bleu pâle et crème ; vieux bleu pour que la chevelure ébouriffée de Déah et la pâleur de son teint se caressent aux tonalités mourantes des soieries brochées. Dès que leur bavardage tranquille est troublé par les infinies sollicitations du théâtre et qu’il est l’heure aussi de se tenir prêts, Luc se lève et salue sa grande amie qui sourit à la grâce charmante du jeune homme en l’appelant de son mot favori : grand gosse ! Souple et léger, et très élégant, il gagne son quatrième ; on entend sa voix, dans l’escalier étroit, saluer d’étage en étage ses camarades. Il s’exclame et rit, et la limpidité fraîche de son rire dénonce son passage un peu turbulent et joli, joli — ah ! oui, joli !… — Comme elle a bien raison, Déah : grand gosse ! quoique un peu de mélancolie parfois atténue sa joie tout d’un coup. Le grand gosse a fait mettre un verrou à la porte de sa loge ; il est chez lui ; et son chez lui est très rustique bien que l’électricité en abondance l’éclaire et que des flacons appétissants, à côté des boîtes de cristal et de claires porcelaines, jettent dans l’air étouffant leurs affriolants arômes.


Luc retire son veston, accroche son chapeau, enlève son gilet sans apercevoir dans la glace la grâce de ses gestes. En bras de chemise, avec son col et sa cravate, il est très gentil ; à peine le sait-il. Dans un tiroir d’un petit chiffonnier sont pliés des maillots de roses divers, très tendres tous. Il y en a d’écrus qui, à la lumière, jouent parfaitement la couleur de la peau. Il y en a de rose-thé extrêmement pâles, et de roses un peu plus soutenus mais toujours très attendris ; c’est Julien qui les a choisis. Alors !… Et pas en soie — la soie donne un brillant ridicule aux jambes — en fil ; le fil a, lui, une diaphanéité et une matité qui se rapprochent excellemment de la chair ; et les mailles en sont plus fraîches. C’est un rose-thé pâle que prend Lucet après avoir hésité un peu. Dans le tiroir un gros sachet d’iris a semé son frais arôme ; le maillot embaume entre les mains de Luc. Voilà aussi les sandales de cuir, la tunique de bure, la toison, tombant de l’épaule jusqu’à la ceinture faite d’une torsade brune en poils de chameau ; il y a aussi, pour mettre sous la tunique courte, une brassière de lin blanc échancrée au col et sans manches. Le joli pâtre tout à l’heure ! — Si Nine voyait çà de tout près !…


Alors Lucet poursuit ; il s’assoit sur un divan tant soit peu défraîchi, face à la grande glace encastrée dans le mur ; il déboutonne ses bottines, s’avance jusqu’au tapis, laisse tomber son pantalon qu’il porte retenu par une petite ceinture de soie noire bouclée d’argent ; il enlève son caleçon de batiste rayé rose et, sa chemise jetée sur le divan, il s’attarde à regarder ses chaussettes noires monter vers ses mollets ronds et couper de leur ligne nette la nudité pâle de ses jambes. Il s’aime alors et veut s’amuser de lui-même ; il penche sa tête sur son épaule, élève son bras et le baise au plus près. Nu, il verse l’eau dans la cuve de porcelaine, plie à terre un grand peignoir sur lequel il pose ses pieds, trempe une belle éponge dorée dans l’eau laiteuse d’une addition de vinaigre parfumé et la promène, humide, surtout lui. Ses jambes sont polies et leur éclat s’exalte sous la rosée qu’épandent lentement ses mains fines, des talons au creux des reins cambrés ; des chevilles aux genoux… Et des gouttes embaumées glissent des épaules, sinuent le long du torse mobile dont la belle forme se soulève et frissonne, elles se poursuivent, contournent les hanches, se canalisent autour du ventre et insinuent leurs larmes claires entre les bulbes renflés des cuisses ; un instant les goutelettes demeurent aux genoux et se précipitent en courses folles des mollets aux pieds nus à peine moins blancs que la blancheur du linge sur lequel ils reposent.

Quand Luc s’est essuyé par tout le corps il s’étire. Et tout son corps raidi sous la tension des muscles, fait jouer les mille beautés que garde, au repos, la finesse de ses membres.

Il se rappelle que Julien doit le venir rejoindre, et s’inquiète de son absence ; il songe que son ami aimerait le voir ainsi dans sa nudité totale sous la lumière blonde de l’électricité… Après s’être étiré, il commence d’entrer ses jambes dans le maillot ; l’étroitesse du tissu exaspère, en le prenant, l’émoi de sa chair.

Il en est couvert comme d’un autre épiderme qui l’enserre de toutes parts au point de le soulever en paraissant alléger son corps. Et toutes les surfaces érectiles de son épiderme fin se gonflent d’aise. Il passe sa brassière, jette deux bretelles de soie sur ses épaules pour attirer vers les reins et tendre davantage encore l’enduit caressant du maillot dont l’adhérence l’amuse par le soin qu’elle prend de le détailler intimement sous sa pulpe rose-thé.

L’effervescence de sa chair calmée, il sonne pour qu’on lui mette ses sandales sans avoir à se baisser. Elles montent haut vers la rondeur cambrée des jambes ; et les mollets jaillissent lumineux du fauve réseau de leurs lanières, ainsi que deux longues amphores d’argile rose contenues par les doigts effilés d’un esclave nubien. Il se coiffe lui-même en donnant aux boucles de ses cheveux un agreste désordre ; et ses bras levés se déploient hors les manches de sa tunique suivant le rythme doux et grave d’un marbre antique. La tunique sombre détermine sur ses cuisses claires une ligne mouvante qui en souligne les fermes contours. Il se ceint de la ligature en poils de chameau, revêt le lambeau de toison, se touche les yeux d’un trait de fard bistré, avive ses beaux sourcils d’un peu d’antimoine, colore ses lèvres jolies d’un rouge qui en précise le dessin — et se trouve prêt devant la glace. L’avertisseur grimpe les étages avec sa cloche assourdissante en glapissant :

— En scène pour le « un »… d’une voix impérative, lugubre et traînarde…

Luc descend nu dans son costume fruste et sombre, et fier merveilleusement.

Des habitués, sur son passage, se rangent contre les murs des couloirs étroits ; ils le suivent des yeux et dissimulent leurs regards étonnés en parlant d’autre chose tandis qu’ils frissonnent encore en eux-mêmes de la jeune vision fraîche qui vient de leur arracher en un murmure :

— … Le beau petit gars !…


Et l’hommage de ces inconnus rencontrés à chaque pas, étonnés de sa démarche, émeut délicieusement déjà Lucet. Il sent ces regards qui le portent, le bercent en d’étranges voluptés. Déjà l’angoisse charmante de sentir un peu de lui s’exhaler au dehors vers d’autres êtres absorbés en sa propre pensée, frissonnant de sensations nées de sa chair, tout à l’heure de sa voix, de soi-même, pénètre profondément l’âme de Lucet. Ses jambes cambrées de jeunesse et de vigueur, dont Julien s’est appliqué à développer l’eurythmie en lui enseignant la marche et les attitudes qui magnifient leur beauté, Luc Aubry est heureux de les laisser voir. Ses bras unis relevés de jeunes muscles gonflés se meuvent comme dans un rayonnement de tiédeur, de velours et de lumière ; Luc jouit de les sentir observés ; sa gorge pâle où des veines bleues transparaissent bat violemment sous le flux que multiplient les mouvements émus du cœur. Et la jeune simplicité de sa démarche, toute visible dans son maillot, rehausse singulièrement la grâce troublante de son visage et de ses yeux charmants.


Voilà Julien ; lui non plus ne peut se soustraire à l’étonnement ravi de voir ainsi Luc. À peine a-t-il le temps de maudire doucement ces femmes qui ne sont jamais prêtes et ont retardé sa venue ! Luc s’informe ; elles sont là, dans une première loge, un peu de côté ; elles verront bien Lucet dans sa grande scène où, pâtre amoureux de la Magdaléenne, il invective son amante en insultant le Nazaréen… À peine a-t-il le temps, Julien ; il lui faut examiner Luc, le complimenter du costume qui moule son adolescente nudité avec une précision délicieuse et ne cache ce qu’il ne saurait montrer que pour rendre plus captivant le mystère des formes dérobées. Comme Lucet a bien fait d’écouter son ami et de préparer sans le savoir, en posant Daphnis, l’éclosion ravissante de Iohanam !

Déah Swindor, elle, avait deviné le parti à tirer de cette coïncidence. La toile à succès du Salon et le personnage de son drame se porteront mutuellement. Tout Paris connaît le tableau, tout Paris voudra connaître le modèle. Et, de fait, déjà le bruit se répand dans la salle que Daphnis va paraître tel à peu près que le fit Julien Bréard ; les habitués des coulisses confirment en regagnant leurs places le charme de celui qu’ils ont vu. Les critiques dédaignent, pour la plupart ; les critiques informés déjà à la répétition générale déplorent cette rupture avec les coutumes sacro-saintes. Encore une excentricité de Déah ; faire jouer un rôle d’éphèbe par un jeune homme, éphèbe en effet ! Ces messieurs en sont encore, avec George Sand, au « collégien assez mal appris, mal peigné, infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la sainteté du premier idéal… laid, même lorsque la nature l’a fait beau… » Quelle excentricité, tudieu ! tandis que dans la salle même crèvent de dépit : Léa, Rosita, Amanda, Ryta, Tata, toutes jolies demoiselles mûres ou impubères, les unes aux croupes éléphantincs ; les autres exsangues, aux os perçant la chair anémiée ; poussives ou aigrelettes et qui auraient très bien personnifié cet adolescent dont le verbe doit sonner, harmonieux et clair, et ardent de toute la jeune virilité que se refuse désormais à refréner sa chair !


Les affiches débordent d’elles, qui jamais ne représenteront sur nos murs les fraîches délicatesses d’un Iohanam ; les affiches tout occupées à baver au long des murailles ces filles et leurs veules anatomies mal contenues en d’impuissantes armatures orthopédiques, sous les mornes regards des passants !


Jules Bréard, le père de Julien, arrive à son tour sur le théâtre où la circulation est libre désormais, les machinistes ayant achevé la plantation des décors du « un ». Il aperçoit Luc Aubry, penché contre l’œil du rideau, qui examine la salle. Telle que, la silhouette claire de ses jambes réunies, de ses bras, de sa nuque ressort en contours merveilleux sur le fond obscur du rideau, et les ombres des herses se jouent sur lui et font valoir l’impeccable modelé de son jeune corps. Avant même que Julien ait eu le loisir de présenter le petit comédien à son père qui, négligent, ne s’était jamais préoccupé de le connaître, celui-ci grommelait, en artiste assez informé de la valeur des attitudes et de la plastique des êtres, un « N… de D !… » débordant d’éloquence brève, et dont la douceur un peu bourrue pénétra de joie le cœur de Julien. Jules Bréard ne se gêna guère pour complimenter devant Luc même, en le détaillant de la tête aux pieds sous sa courte tunique et son maillot aux blondes carnations, le goût parfait de son fils et l’exquise beauté du jeune acteur. Le maître était sensé comme il était bon ; le compliment, aussi flatteur pour Lucet que pour Julien, négligea la pointe maligne où s’étalait d’ordinaire la sottise des gens avides de créer ce dont leur sale pruderie veut paraître s’alarmer.


Luc entraîna Julien au manteau d’arlequin. Il voulait, sous prétexte d’examiner la salle, regarder Nine et sa mère avant que le régisseur, sur un timbre énorme, sonnât les trois coups. Il avait besoin de soulager son cœur anxieux d’une poignante émotion, que la vue de Nine apaisait. Et dans ces minutes émues et endolories presque à force de joies complètes, il ressuscitait, en bavardant auprès de Julien, l’enfant de chœur d’autrefois ; ses espiègleries à l’église dans la mélodie torrentielle des orgues ; la robe rouge et les aubes de dentelles ; le pain bénit ; Jeannine souriant et rougissant de honte jolie à son passage, un dimanche, deux dimanches, cinq, dix, vingt, trente dimanches ; lui gosse, elle gamine ; lui effronté déjà, elle timide encore ; enfants tous deux !.. Et Julien ajoutait en lui-même sans que Lucet connût rien de sa pensée : enfants tous deux tellement éloignés, — dans la retenue charmante qui craint encore de mal faire et n’ose pas, — de cette offrande hardie préparée sur le théâtre où toute réserve, toute pudeur presque se vont dissiper et laisser seuls face à face la beauté, la force, l’amour, le désir, l’audace de se montrer, le ravissement de se voir, prêts tous deux maintenant à ce que leur jeune chair ignorait jadis… Et Julien se recueille un instant comme pour réprimer cette pensée en laquelle son amour le dispute à son amitié, douloureusement.


Une rumeur se rapproche et se répand, c’est, suivie de l’auteur, Déah Swindor enveloppée d’un royal manteau de zibeline et de brocart émeraude. Elle sourit à tous, tous lui sourient ; elle va jusqu’à Lucet, Lucet remonte la scène vers elle. C’est lui qu’elle veut. Ce n’est pas tel gros critique au visage libidineux et pervers en quête de femmes grassouillettes, ce n’est pas le ministre Malassy, cuistre qui paonne et fait le vide autour de soi ; ce n’est pas celui-ci, ni celui-là épanoui en la courte roue du geai, ce n’est même pas Julien qui baise la main tendue de Déah en échange d’un sourire affectueux de la comédienne, non ce n’est pas même Julien, c’est Luc Aubry. Et ses doux yeux effilés marqués de kohl couvrent de caresses joyeuses l’adolescent, mieux, l’éphèbe accompli. Elle approuve d’un regard le costume qu’elle a dessiné. Les bras nus de Lucet ne l’effarouchent pas, ses bras sont nus aussi ; elle appuie son coude à l’épaule dévêtue de Luc et Luc frémit au contact de cet épiderme qui se prend au sien et l’échauffe. Jamais, bien que Julien cherchât vainement à se le persuader, jamais aucun être encore n’àvait, en sacrifice délicieux et précieux, reçu la virginité de son corps. Ce contact de la femme, en Déah, c’est déjà l’initiation aux œuvres de la chair exacerbée, sinon à l’amour. Lucet sent, malgré lui, sa virilité s’émouvoir ; la tranquille apparence de sa démarche ment au trouble violent qui l’excède… Il a presque envie de le crier à Déah Swindor ; il s’en confesserait volontiers à Julien, et si Ryta Girly s’offrait comme l’autre jour il l’écraserait dans une étreinte…


… C’est Lucet que veut Déah, non pas parce que le printemps de cet enfant affame son automne — elle n’eût pas attendu à ce soir pour le lui faire comprendre — elle le veut parce qu’il est sa création, sa nouveauté, son œuvre, son jouet, parce qu’il est joli, excentrique un peu comme un collégien égaré parmi la foule des cabotins, dans le vice surchauffé et la perversité cynique du théâtre. Il flatte l’outrance de sa vanité bon enfant et aussi son goût du beau — car Lucet énervé est étrangement beau ce soir ; — son goût d’art raffiné — car Lucet a, ce soir, une voix harmonieusement claire et neuve et fraîche ainsi qu’une fraîche musique impolluée ; et le poème va recevoir de sa diction élégante et pure une note d’une telle justesse que l’âme même du poète frissonnera sur le fin triangle rouge qui est la bouche adorable du jeune homme, et dans ces deux lacs de troublante lumière que sont ses yeux…