Luc/Chapitre XV

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Ambert & Cie (p. 121-126).
XV

Tous ont regagné la salle. Julien est au balcon auprès de son père et de Mme  Jules Bréard, sous la loge où Mme  Marcelot et Jeannine attendent, en causant avec d’autres amies, l’ouverture du rideau que baigne de grand jour l’ardente flambée du lustre.

Soudain tout s’éteint ; ténèbres profondes sauf au ras de la scène où coule le flot incandescent de la rampe… Un bruissement doux de harpes, la langueur déchirante des violes et la rumeur incertaine des cuivres… harpes encore égouttant la pluie subtile de leurs ondes ; les violes s’exaspèrent, et leur gravité tendre de mezzo se fait aiguë. Harpes encore en trilles précipitées qui vont égrenant leurs résilles de perles en le vent léger des violoncelles. Les cuivres clament en sourdine, s’affirment, se gonflent de sanglots dont le crescendo se meurt mêlé à d’invisibles voix humaines… Tout se tait… Les harpes voltigent, telles qu’au bord de l’eau bleue un friselis de libellules polychromes dans les émeraudes endolories des saules… Le mystère de voix lointaines surnage et s’exprime éploré dans le murmure lent d’un psaume ! Le plain-chant stérile fleurit sous les violes et se métallisé dans la joie dansante des cymbales… Des pétales embaumés de fleurs neigent sur les bouches closes. Les harpes se résolvent en rosée claire… L’aube, après l’ombre, point ; et l’aurore se lève… Le rideau se déchire, et le soleil de Judée éclate en fanfares sonores dans les vermeils et les ors lumineux ; les maisons roses étincellent en la morne pâleur accablée des oliviers d’argent. Les guipures des jasmins et l’or des tournesols allègent le poids endeuillé des cyprès, la sveltesse des palmes et des tamaris. Tout se pâme sous la luxure azurée du ciel ; et des formes statuaires, hors les maisons, s’essorent, mouvantes et coloriées, dont les voix déjà, dans l’agonie paisible des violes, des harpes et des cymbales chantent la gloire du poème…

Et tout Paris halète sous la pesée glorieuse de cette vision, sous l’intense émotion qui, des mots, s’échappe et fouaille l’inertie des cœurs.

Marie de Magdala paraît, sinueuse et blonde, entre les feuillages mobiles des figuiers et des eucalyptus. C’est la musique passionnée du Cantique des Cantiques qu’exhale la mièvrerie charmeresse de ses lèvres : le chant royal de l’Amante à l’Amant !

L’Amant, ce jeune pâtre au doux visage ingénu que marquent de hardiesse virile ses beaux sourcils, arcs sombres tendus sur le gouffre lumineux des yeux indiciblement beaux. L’Amant, ces jeunes formes dont l’ineffable pureté frôle en passant les jasmins blêmes et fait pencher les tournesols d’or… L’Amant, la bouche fleurie de sang ardent qui, dans le rapprochement des lèvres, enfante les jeunes baisers. L’Amant, la fraîche bouche incomparable dont la grâce mélodieuse parcourt avec un charme hallucinant les gammes sans égales de l’amour. L’Amant, ces bras magnifiques et veloutés et ces jambes cambrées pressées de se nouer en l’étreinte prodigue de leur luxure et de leur joie… L’Amant, qui se repose impérieux et doux au ventre souple de l’Amante, et met en feu les flancs ouverts à la tension de sa chair et les rafraîchit de sa fécondité… L’Amant, le Printemps, la Beauté, la Jeunesse et la neuve Virilité avec ses étonnements pervers, ses hardiesses gamines, l’effronterie des fringales qui veulent ignorer la satiété. L’Amant : Lucet, éphèbe merveilleusement nu et désirable…

Et la courtisane délaisse les amours compliquées, prend à pleine bouche la simplicité candide du pâtre, et, pour la joie de les bercer, éveille en cette chair fruste les voluptés qu’apaisera sa chair savante… Déjà c’est la pitié inclinée vers les humbles ; l’aumône de la joie ; l’amour du beau ; le renoncement au pharisaïsme facile des heureux ; la marche vers la Charité… Marie de Magdala a suivi de loin — oh ! de très loin, elle que tout homme recherche et dont se détournent les foules — le Maître de Nazareth. La Lueur surhumaine, qu’ont mal vue ses yeux dans l’éloignement, éclaire confusément son cœur de fille, et le Sermon sur la Montagne, en elle ne déploie ses rameaux qu’en pousses sauvages. Elle a, sur les chemins de Galilée, rencontré l’enfant dont la chair est plus pâle que les troènes pâles, dont les lèvres sont plus rouges que les coquelicots épars dans les moissons de Sichern, dont les yeux étonnés sont pris en des auréoles bleues comme les nuits étoilées du lac de Tibériade… Il faut aimer, elle l’aime… Il faut être pauvre, elle abandonne ses joyaux, ses parures et les terrasses marmoréennes de Jérusalem pour suivre la tunique de laine grise de Iohanam jusque sous le chaume des masures. Les yeux de clair obscur du jeune pâtre, quelle joie nouvelle dans la détresse où se veut ensevelir la magnificence innomable de ses débauches ! Même elle ne sait pas, la Magdaléenne, lequel de son cœur ou de son désir est pris au rythme souverain de cette jeunesse ardente. Elle aime, voilà ! Elle aimera encore lorsque, sous les huées de la plèbe immonde, elle portera jusqu’au Maître compatissant de Nazareth le vase de parfum dont elle veut baigner Ses pieds douloureux. Elle aimera toujours !…

Oh ! dans le second acte, l’effondrement de la Magdaléenne devant le Thaumaturge divin ; et l’arrivée de Iohanam enivré d’amour et fou de caresses demeurées jusque-là stériles ; l’arrivée de Iohanam surprenant la courtisane aux pieds de l’Amant nouveau !

La fureur ardente de l’enfant, ses invectives à la femme, à l’Homme qui la lui prend… Et la douceur infinie de Celui qui pardonne et conquiert, après d’autres cœurs, le cœur frais éveillé et l’âme neuve et le corps vierge désormais de Iohanam !… Et, dans l’achèvement de la trilogie où toute Poésie prit l’essor comme un doux vol de ramiers, ce fut l’apport des églantiers fleuris et des palmes sereines cueillis au long des routes, sur les haies, dans la plaine, par la foule domptée ; ce fut la musique céleste que les sourds entendirent, l’hosanna clamé par la bouche revivifiée des muets et la marche glorieuse des paralytiques…


L’amante ce n’est pas la fille de Magdala ivre de beauté, illuminée d’espoir en le cadre merveilleux où, dans la sereine mélopée des flûtes et la plainte adoucie des fragiles chalumeaux, s’irisent les lointains cendrés de Gâlil et s’empourprent au crépuscule les terrasses et les palais sichémites, — l’amante c’est Nine désormais, que vient de troubler jusqu’en ses plus subtiles attributs de femme le Désir sublime, le désir de Luc Aubry radieux dans l’éclat, dans l’insurmontable attirance, dans l’énervante splendeur de sa nudité…

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Tandis que les salves interminées des bravos font s’ouvrir et se refermer dix fois le rideau, tandis que les bravos vibrent encore jusque sur le boulevard dans la nuit enfiévrée de Paris, Nine aime, Nine adore Luc Aubry, sa voix enjôleuse et caressante, douce ainsi que les flûtes, divine ainsi que les harpes dans la brise attiédie de Palestine. La voix ce n’est pas assez dire ; les yeux aussi ! Mais c’est plus, que veut Jeannine. Ce ne sont pas seulement les lèvres ardentes de Lucet qu’étreint son rêve tandis que dans le coupé rapide et prosaïque, auprès de sa mère, sur le capitonnage de satin outremer, se brise l’essor de sa pensée. Ce ne sont pas seulement les lèvres de Lucet ! Nine a le courage de s’avouer son amour entier, sans honte. Elle a vu Lucet, des pieds flexibles dans les sandales découvertes jusqu’aux épaules nues, jusqu’aux cheveux ondulés tout imprégnés encore des caresses de Déah Swindor. Elle aime, elle adore, elle désire les baisers de Lucet, et sa chair crie à son cœur la joie et la souffrance de son désir…