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Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-09

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CHAPITRE IX.

Le maſque tombe.


Notre Héroïne ne ſe contente pas de paſſer pour dévote. Elle prétend faire croire qu’elle poſſède un tréſor, dont les plus ſaintes femmes ſe ſont ſouvent débarraſſées, & qu’elles ſeroient même fâchées d’avoir. Les bonnes-gens ajoutent foi à ſes diſcours. Ce dernier article de ſainteté, ce prodige qu’on voit ſi rarement, trouve pourtant des incrédules. On refuſe de la croire capable d’un effort ſi magnanime. Elle a beau faire entrevoir que le ſouffle impur du vice ne l’a jamais ſouillée, on ne peut ſe réſoudre à la mettre au nombre des Veſtales, dans la crainte, ſans doute, qu’elle ne s’ennuiât en ſi petite compagnie. On eſt bien perſuadé qu’elle mène une vie édifiante ; mais on doute qu’elle n’ait point été foible, au moins une fois ; qu’elle ait toujours évité des piéges où il eſt ſi doux de ſe laiſſer prendre. L’exiſtence du Phénix paroîtroit moins impoſſible.

Ce prodige étonnant, que Lucette annonçoit, fut cauſe de ſa diſgrâce. Il fit tomber tout-à-coup le maſque qui la couvroit. Pourquoi la ſotte alloit-elle avancer une choſe dont il eſt ſi facile de douter, & que tout le monde eſt tenté de nier ? Ignoroit-elle qu’on a convaincu de menſonge, des Belles, que leur âge & leur innocence mettoient à l’abri du ſoupçon ? Ma foi, le revers innatendu qui vint la faire connoître pour ce qu’elle étoit, fut ſon ſeul ouvrage. La Sotte ne devoit point chercher à trop éblouir les yeux, en ſe faiſant paſſer pour une femme unique. Elle fut juſtement punie de ſa hardieſſe à choquer la vraiſemblance & nos uſages.

Elle ſoutient donc que ſa vertu n’a jamais chancelé ; mais c’eſt avec une délicateſſe infinie, qu’elle le donne à entendre. Il eſt des choſes qu’il faut voiler, afin de les rendre plus frappantes. Rien de ſi plaiſant, que de la voir les yeux baiſſés, & d’un air Agnès, aſſurer qu’elle n’a point, par un évanouiſſement, encouragé un téméraire, & fait faire naufrage à ſa ſageſſe. Notre fauſſe dévote ſe ſervoit de détours adroits, pour exprimer qu’elle maintint toujours le gouvernail de ſa raiſon. Elle avoit ſoin pourtant d’être intelligible. On comprenoit qu’elle ſe diſoit auſſi innocente que dans ſa première jeuneſſe. Tous ces diſcours laiſſoient de ſingulières idées ; ils troubloient un peu l’imagination ; mais les bonnes Dévotes ſe flattent que leurs termes miſtiques ſavent gazer l’indécence de leurs propos.

Le jour où Lucette devoit être démaſquée & perdre le fruit de ſes ſoins, où ſon étalage de vertu devoit la couvrir de honte ; ce jour qu’elle étoit parvenue à ne plus craindre, parce qu’elle regardoit ſon exiſtence future comme chimérique, arriva tout-à-coup, la remit à ſa place, & prouva combien on ſe trompe quelquefois lourdement. Ah, ſi le Ciel permettoit que l’hypocriſie fût ainſi démaſquée, que nous ſerions ſurpris ! qu’on riroit des mines & des grimaces de ceux dont les vices paroîtroient au grand jour !

Mon Héroïne ſortoit au matin d’une de ces Meſſes qu’on appelle de Pareſſeux, où il eſt du bon ton d’aller, où nos jeunes Seigneurs vont étaler leur fatuité, & nos Petites-Maîtreſſes leurs grâces négligées. On n’étoit point étonné de voir Lucette dans un temple à pareille heure ; elle y reſtoit du matin au ſoir ; douze Meſſes ſembloient à peine lui ſuffire. Un homme, d’un embonpoint prodigieux, dont l’habit étoit éclatant d’or, marchoit derrière elle avec fracas. Un bon Bourgeois, voiſin de Lucette, accompagnoit cette lourde maſſe de chair. « Monſieur le Financier, lui dit-il en riant, vous devriez remettre des fonds à cette ſainte perſonne qui paſſe là ; elle en feroit des charités aux pauvres ; leurs prières, jointes aux ſiennes, obtiendroient du Ciel la rémiſſion de vos péchés, ſi cela étoit poſſible. Elle eſt d’ailleurs fort ſage, & qui plus eſt, encore fille ».

Monſieur le Financier fût tenté de voir ce miracle de dévotion. Notre Héroïne s’approche avec modeſtie ; le Financier la conſidère, & éclatte de rire. Lucette le regarde à ſon tour, frémit en reconnoiſſant en lui Mondor, ce grave Midas, Seigneur de ſon village. « Parbleu », s’écrie l’homme aux zéros, en ſe faiſant guinder dans ſon caroſſe, « ſi toutes vos Vierges ſont comme celle-là, il faut avouer qu’elles ſont aſſez commodes. Je me rends caution que Madame en impoſe un peu. Certain jour, grâce à mes ſoins… Je ſuis un terrible mortel. Ma foi le plaiſir ne vaut pas la peine. Je me reſſouviens encore des fatigues que j’eus à eſſuyer. On ne doit pas deſirer avec tant d’ardeur, ce qui coûte ſi furieuſement à poſſéder. Je ſuis plus ſage, moi, car enfin, que cherche-t-on, ſi ce n’eſt l’amuſement ? Or, foi de Financier, on a tort ; & je ſoutiens, comme poſe zéro & retient tout, qu’un parterre bien cultivé a toujours des charmes »… Le Midas dit beaucoup d’autres impertinences, tandis qu’on le voituroit à ſon hôtel. Cette avanture lui paroît ſi plaiſante, qu’il la raconte à chaque inſtant ; il force tout le monde l’entendre, la recommence vingt fois, & l’entrelarde de ſes louanges. Je préſume qu’il ne ceſſera de la réciter, qu’en rendant ſon ame matérielle à la boue dont elle ſortit.

Pour revenir à notre Héroïne, elle cria à l’impoſture, s’emporta pieuſement contre le Financier, l’accabla de ſaintes médiſances, de reſpectables calomnies ; elle appella, ſelon l’uſage, le Ciel, à témoin de ſon innocence. On ne ſavoit trop que croire : on commençoit à l’accuſer de menſonge. Elle gagnoit lentement ſon domicile, la ſérénité ſur le viſage, & le trouble dans le cœur, lorſqu’une nouvelle infortune acheva de la déſeſpérer, & deſſilla une partie des yeux, que ſon manège & ſes ruſes avoient trop éblouis.

Un caroſſe à ſix chevaux, retenu par un embarras, la contraignit de s’arrêter un inſtant. Sa coîffe & ſa capote lui cachoient le viſage, mais de façon pourtant qu’il étoit aiſé de la reconnoître. Son amour-propre auroit eu à ſe plaindre, ſi elle avoit voilé tout-à-fait ſes traits. Le Seigneur qui étoit dans l’équipage, honoroit les paſſans d’un coup-d’œil, ſans doute pour ſe diſtraire. Il jetta par hazard les yeux ſur Lucette. Afin de s’aſſurer mieux ſi ce n’étoit point une illuſion, il s’avance hors de la portière ; sûr-de ſon fait, il pouſſe un grand cri, & s’écrie, en ſe frappant les mains : « Quoi, c’eſt toi, Mademoiſelle te voila dans un plaiſant équipage. Dis moi donc quel eſt ton métier ? tu n’eſt plus ſi jolie qu’autrefois. Au diable, ſi j’avois envie de te faire rouler caroſſe. Quelqu’un t’entretient-il encore ? C’eſt apparemment un homme lugubre, j’en juge au moins par les habits que tu portes ». L’accent étranger de celui qui parloit, glaça les ſens de la pauvre Lucette ; elle voulut feindre en vain de le méconnoître. Elle ne fut que trop certaine que c’étoit le Prince de ***, ce Grand Seigneur Allemand, qui lui fit jouer autrefois un ſi grand rôle. Il revenoit à Paris pour y reprendre les belles manières, qu’un long ſéjour dans ſes terres, commençoit de lui faire oublier. Notre Héroïne pétrifiée, n’eut pas la force de parler. Le Prince de *** ne ſachant que penſer de ſa rêverie, & voyant que l’embarras des caroſſes s’écouloit inſenſiblement, ordonna au cocher de fouetter, & partit en ſouhaitant à notre Héroïne une pratique comme lui.

Dès qu’il fut loin, Lucette reſpira, ſon effronterie revint. Elle alloit proteſter qu’on ſe méprenoit, mais les huées qui s’élevèrent tout-à-coup, la forcèrent de ſe taire. Ceux qui avoient été témoins de la ſcène du Financier, en conclurent que ſa ſageſſe étoit ſuſpecte, & qu’on pouvoit ſe moquer ſans crainte des apparences. Les brocards, les plaiſanteries dont on l’accabloit, la rempliſſoient de confuſion & de rage. Une foule de peuple, amaſſée autour d’elle, lui lançoit mille quolibets ; chacun excitoit ſa bonne humeur à ſes dépens. Parmi les ris & le tumulte, un honnête homme éleva ſa voix en faveur de la déſolée Lucette. « On voit ſouvent, s’écria-t-il, la vertu ſoupçonnée mal-à-propos. Devons-nous ajoûter foi aux diſcours des Grands-Seigneurs ? Ne ſavons-nous pas qu’ils ne cherchent que les occaſions de s’amuſer ; & qu’ils ſe font peu de ſcrupule de s’égayer aux dépens de nous autres pauvres Diables ? » En prononçant ces belles choſes, le diſcoureur fendoit la preſſe, afin de s’approcher de celle que la calomnie tourmentoit. « Venez, diſoit-il en l’abordant, ſainte perſonne, dignes de nos reſpects. Offrez au Ciel la mortification que vous eſſuyez aujourd’hui. Voilà mon bras, permettez que j’aie l’honneur de vous reconduire chez vous, & de vous garantir des inſultes d’une populace aveugle. Votre rare vertu… quoi, c’eſt Lucette, s’écria l’homme officieux, en l’enviſageant ; voilà donc cette fière Veſtale ! on a bien raiſon de douter de ſa ſageſſe ». À ces mots, il ſe gliſſe dans la foule, & ſe dérobe bientôt à tous les regards. Ce perſonnage étoit Monſieur Maſſif qui acheta jadis les bonnes graces de Lucette. Il n’eſt point encore devenu Financier ; mais il eſpère que ſon éloquence & ſon mérite, c’eſt-à-dire ſes billets au porteur, le feront dans peu parvenir au comble de la fortune. Les huées, les éclats de rire, le bruit, le tumulte, redoublèrent. On accompagna la fauſſe Dévote juſques chez elle, en l’accablant de moqueries & d’inſultes. La populace reſta longtems devant ſa porte, à faire ſon panégirique, à célébrer une ſi rare vertu ; peu s’en fallut qu’on ne la canonisât à coup de pierres, & qu’on ne caſſât toutes ſes vîtres.

Quand l’infortune en veut une fois à quelqu’un, elle ſemble s’acharner à ſa perte. Lucette commençoit à peine à reprendre ſes eſprits ; la foule du peuple, que ſon avanture avoit amaſſée, s’étoit à peine écoulée, lorſqu’on vint la prier de venir aſſiſter un malade qui ſe mouroit. Charmée que ſa diſgrace ne fût pas encore tout-à-fait connue, & ſe flattant de ratrapper l’eſtime du Public, elle ſe tranſporta dans l’endroit où ſa préſence étoit déſirée. Elle arrive, la chambre étoit remplie d’une troupe de Dévotes qui marmotoient des oraiſons pour les trépaſſés. On la reçoit avec reſpect ; elle s’approche du lit du mourant, afin de lui adreſſer un diſcours pathétique, & de l’exhorter à ſonger à ſon ſalut. Elle commence ſa harangue miſtique ; le Moribond, réveillé à ſa voix, lève la tête, la regarde languiſſamment, & s’écrie : « Ô Ciel ! quel monſtre m’a-t-on amené ? Eſt-ce pour inſulter à mes maux, que cette malheureuſe ſe préſente ici ? » Lucette, accablée comme d’un coup de foudre, reconnut dans celui qui touchoit à ſa dernière heure, ſon fameux Amant, l’avare & le prodigue Harpagon. Elle tomba dans un fauteuil, un torrent de larmes coula de ſes yeux malgré elle. « Oui, reprit l’agoniſant Harpagon, je ſuis un malheureux pécheur ; mais plût à Dieu que je n’euſſe jamais vu cette femme, dont l’habit ſingulier m’étonne ; & qui cherche sûrement par ſa feinte dévotion, à abuſer de la crédulité des gens ſimples. Mon travail & mes épargnes auroient procuré un ſort honnête à ma famille. Je fis connoiſſance avec cette hypocrite ; elle eut l’art de me ruiner inſenſiblement. Je lui prodiguois tous mes biens, tandis que je refuſois le néceſſaire à ma triſte famille. Après m’avoir dépouillé de ma fortune, l’ingrate m’abandonna en faveur d’un homme riche, m’accabla de mépris ; digne récompenſe de mes travers, & qu’on doit attendre de ſes pareilles ! La misère que j’éprouvai, conſterna ma femme ; elle mourut bientôt de chagrin. Mes enfans, contraints de mener une vie malheureuſe, maudiront ſouvent la conduite d’un père qui ne leur laiſſe, pour tout préſent, que l’indigence, & ſon exemple à redouter. Sans les charmes de cette Sirène, ſans mes foibleſſes, qu’elle ſavoit faire naître, ma femme & mes enfans jouiroient encore du bonheur. Hèlas, que je crains mon dernier inſtant ! Les remords me déchirent. J’expire aux yeux de l’artiſan de toutes mes peines. Puiſſe ma mort lui ſervir de leçon » !

À ces mots, le miſérable Harpagon ferma les yeux pour toujours. Les Dévotes qui étoient accourues dans ſa chambre, ſe jettèrent ſur Lucette, l’égratignèrent, la meurtrirent de coups de poings, & la jettèrent à la porte, en s’écriant qu’elle déshonoroit leur auguſte Corps.

Confondue, anéantie, & connue pour ce qu’elle étoit, mon Héroïne prit bien vîte ſon parti. Elle renonça à l’hypocriſie, au ridicule d’affecter une vertu dont l’on eſt incapable. Les déſagrémens qu’on éprouve à ſe voir démaſquer, les dégoûts qui ſont attachés à la vie bigotte, la firent entrer dans une autre carrière. Elle déménagea à la hâte, fut demeurer dans un quartier éloigné, & ſe redonna de nouveau pour une beauté ſenſible aux ſoupirs des Galans ; pourvu toutefois, qu’ils les accompagnaſſent de ce précieux métal, ſans lequel on ne peut rien. Aux plaiſirs qu’elle goûtoit, aux amuſemens qui la ſuivoient par-tout, elle ne ſe ſeroit point apperçue de ſon changement d’état : le peu de retenue qu’elle met dans ſes caprices, l’avertit ſeule qu’elle ne ſe donne plus pour Dévote. Elle ſe livra publiquement à ſes travers ; jadis elle les couvroit du voile du miſtère. Voilà toute la différence.


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