Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 45

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 351-368).


CHAPITRE XLV


Lucien vola à l’hôpital de N… Il se fit conduire par le portier au chirurgien de garde. Dans les cours de l’hôpital, il rencontra deux médecins, il déclina ses nom et qualités, et pria ces messieurs de l’accompagner un instant. Il mit tant de politesse dans ses manières que ces messieurs n’eurent pas l’idée de le refuser.

« Bon, se dit Lucien : je n’aurai pas été en tête à tête avec qui que ce soit. C’est un grand point. »

— Quelle heure est-il, de grâce ? demanda-t-il au portier qui marchait devant eux.

— Six heures et demie.

« Ainsi, je n’aurai mis que dix-huit minutes du ministère ici, et je puis le prouver. »

En arrivant auprès du chirurgien de garde, il le pria de prendre communication de la lettre du ministre.

— Messieurs, dit-il aux trois médecins qu’il avait auprès de lui, on a calomnié l’administration du ministère de l’Intérieur à propos d’un blessé nommé Kortis, qui appartient, dit-on, au parti républicain… Le mot d’opium a été prononcé. Il convient à l’honneur de votre hôpital et à votre responsabilité comme employés du gouvernement, d’entourer de la plus grande publicité tout ce qui se passera autour du lit de ce blessé Kortis. Il ne faut pas que les journaux de l’opposition puissent calomnier. Peut-être ils enverront des agents. Ne trouveriez-vous pas convenable, messieurs, d’appeler M. le médecin et M. le chirurgien en chef ? »

On expédia des élèves internes à ces deux messieurs.

« Ne serait-il pas à propos de mettre dès cet instant auprès du lit de Kortis deux infirmiers, gens sages et incapables de mensonge ? »

Ces mots furent compris par le plus âgé des médecins présents dans le sens qu’on leur eût donné quatre ans plus tôt. Il désigna deux infirmiers appartenant jadis à la congrégation et coquins consommés ; l’un des chirurgiens se détacha pour aller les installer sans délai.

Les médecins et chirurgiens affluèrent bien vite dans la salle de garde, mais il régnait un grand silence et ces messieurs avaient l’air morne. Quand Lucien vit sept médecins ou chirurgiens réunis :

— Je vous propose, messieurs, leur dit-il, au nom de M. le ministre de l’Intérieur, dont j’ai l’ordre dans ma poche, de traiter Kortis comme s’il appartenait à la classe la plus riche. Il me semble que cette marche convient à tous.

Il y eut un assentiment méfiant, mais général.

— Ne conviendrait-il pas, messieurs, de nous rendre tous autour du lit du blessé, et ensuite de faire une consultation ? Je ferai dresser un bout de procès-verbal de ce qui sera dit, et je le porterai à M. le ministre de l’Intérieur.

L’air résolu de Lucien en imposa à ces messieurs, dont la plupart avaient disposé de leur soirée et comptaient la passer d’une façon plus profitable ou plus gaie.

— Mais, monsieur, j’ai vu Kortis ce matin, dit d’un air résolu une petite figure sèche et avare. C’est un homme mort ; à quoi bon une consultation ?

— Monsieur, je placerai votre observation au commencement du procès-verbal.

— Mais, monsieur, je ne parlais pas dans l’intention que mon observation fût répétée…

Répétée, monsieur, vous vous oubliez ! J’ai l’honneur de vous donner ma parole que tout ce qui est dit ici sera fidèlement reproduit dans le procès-verbal. Votre dire, monsieur, comme ma réponse.

Les paroles du rôle de Lucien n’étaient pas mal ; mais il devint fort rouge en les prononçant, ce qui pouvait envenimer la chose.

— Nous ne voulons tous certainement que la guérison du blessé, dit le plus âgé des médecins pour mettre le holà. Il ouvrit la porte, l’on se mit à marcher dans les cours de l’hôpital, et le médecin objectant fut éloigné de Lucien. Trois ou quatre personnes se joignirent au cortège dans les cours. Enfin, le chirurgien en chef arriva comme on ouvrait la porte de la salle où était Kortis. On entra chez un portier voisin.

Lucien pria le chirurgien en chef de s’approcher avec lui d’un quinquet, lui fit lire la lettre du ministre, et raconta en deux mots ce qui avait été fait depuis son arrivée à l’hôpital. Ce chirurgien en chef était un fort honnête homme et, malgré un ton d’emphase bourgeoise, ne manquait pas de tact. Il comprit que l’affaire pouvait être importante.

— Ne faisons rien sans M. Monod, dit-il à Leuwen. Il loge à deux pas de l’hôpital. »

« Ah ! pensa Lucien ; c’est le chirurgien qui a repoussé par un coup de poing l’idée de l’opium. »

Au bout de quelques minutes, M. Monod arriva en grommelant ; on avait interrompu son dîner, et il songeait un peu aux suites du coup de poing du matin. Quand il sut de quoi il s’agissait :

— Eh bien ! messieurs, dit-il à Lucien et au chirurgien en chef, c’est un homme mort, voilà tout. C’est un miracle qu’il vive avec une balle dans le ventre, et non seulement la balle, mais des lambeaux de drap, la bourre du fusil, et que sais-je, moi ? Vous sentez bien que je ne suis pas allé sonder une telle blessure. La peau a été brûlée par la chemise, qui a pris feu.

En parlant ainsi, on arriva au malade. Lucien lui trouva la physionomie résolue et l’air pas trop coquin, moins coquin que Desbacs.

— Monsieur, lui dit Lucien, en rentrant chez moi, j’ai trouvé cette lettre de madame Kortis…

— Madame ! madame ! Une drôle de madame, qui sera à mendier son pain dans huit jours…

— Monsieur, à quelque parti que vous apparteniez, res sacra miser, le ministre ne veut voir en vous qu’un homme qui souffre. On dit que vous êtes ancien militaire… Je suis lieutenant au 27e de lanciers… En qualité de camarade, permettez-moi de vous offrir quelques petits secours temporaires…

Et il plaça deux napoléons dans la main que le malade sortit de dessous sa couverture. Cette main était brûlante, ce contact donna mal au cœur à Lucien.

— Voilà qui s’appelle parler, dit le blessé. Ce matin, il est venu un monsieur avec l’espérance d’une pension… Eau bénite de cour,… rien de comptant. Mais vous, mon lieutenant, c’est bien différent, et je vous parlerai

Lucien se hâta d’interrompre le blessé et, se tournant vers les médecins et chirurgiens présents, au nombre de sept :

— Monsieur, dit Lucien au chirurgien en chef, je suppose que la présidence de la consultation vous appartient.

— Je le pense aussi, dit le chirurgien en chef, si ces messieurs n’ont pas d’objection…

— En ce cas, comme mon devoir est de prier celui de ces messieurs que vous aurez la bonté de désigner de dresser un procès-verbal fort circonstancié de tout ce que nous faisons, il serait peut-être bien que vous fissiez la désignation de la personne qui voudra bien écrire… Et comme Lucien entendait une conversation peu agréable pour le pouvoir qui commençait à s’établir à voix basse, il ajouta, de l’air le plus poli qu’il put :

— Il faudrait que chacun de nous parlât à son tour.

Cette gravité ferme en imposa enfin. Le blessé fut examiné et interrogé régulièrement. M. Monod, chirurgien de la salle et du lit numéro 13, fit un rapport succinct. Ensuite, on quitta le lit du malade, et dans une salle à part on fit la consultation que M. Monod écrivit, pendant qu’un jeune médecin, portant un nom bien connu dans les sciences, écrivait le procès-verbal sous la dictée de Leuwen.

Sur sept médecins ou chirurgiens, cinq conclurent à la mort possible à chaque instant, et certaine avant deux ou trois jours. Un des sept proposa l’opium.

« Ah ! voilà le coquin gagné par le général N… », pensa Leuwen.

C’était un monsieur fort élégant, avec de beaux cheveux blonds, et portant à sa boutonnière deux rubans énormes.

Lucien lut sa pensée dans les yeux de la plupart de ces messieurs. On fit justice de cette proposition en deux mots :

— Le blessé n’éprouve pas de douleurs atroces, dit le médecin âgé.

Un autre proposa une saignée abondante au pied, pour prévenir l’hémorragie dans les entrailles. Lucien ne voyait rien de politique dans cette mesure, mais M. Monod lui fit changer d’avis en disant de sa grosse voix et d’un ton significatif :

— Cette saignée n’aurait qu’un effet hors de doute, celui d’ôter la parole au blessé.

— Je la repousse de toutes mes forces, dit un chirurgien honnête homme.

— Et moi.

— Et moi.

— Et moi.

— Il y a majorité, ce me semble, dit Lucien d’un ton fort animé.

« Il vaudrait mieux être impassible, se disait-il, mais comment y tenir ? »

La consultation et le procès-verbal furent signés à dix heures un quart. MM. les chirurgiens et médecins, parlant tous de malades à voir, se sauvaient à mesure qu’ils avaient signé. Lucien resta seul avec le chirurgien géant.

— Je vais revoir le blessé, dit Lucien.

— Et moi achever le dîner. Vous le trouverez mort peut-être : il peut passer comme un poulet. Au revoir !

Lucien rentra dans la salle des blessés. Il fut choqué de l’obscurité et de l’odeur. On entendait de temps à autre un gémissement faible. Notre héros n’avait jamais rien vu de semblable ; la mort était pour lui quelque chose de terrible sans doute, mais de propre et de bon ton. Il s’était toujours figuré mourir sur le gazon, la tête appuyée contre un arbre, comme Bayard. C’est ainsi qu’il avait vu la mort dans ses duels.

Il regarda sa montre.

« Dans une heure, je serai à l’Opéra… Mais je n’oublierai jamais cette soirée… Au devoir ! » dit-il. Et il s’approcha du lit du blessé.

Les deux infirmiers étaient à demi-couchés sur leurs chaises, et les pieds étendus sur la chaise percée. Ils dormaient à peu près, et lui semblèrent à demi ivres.

Lucien passa de l’autre côté du lit. Le blessé avait les yeux bien ouverts.

— Les parties nobles ne sont pas offensées, ou bien vous seriez mort dans la première nuit. Vous êtes bien moins dangereusement blessé que vous ne le croyez.

— Bah ! dit le blessé avec impatience, comme se moquant de l’espérance.

— Mon cher camarade, ou vous mourrez, ou vous vivrez, reprit Lucien d’un ton mâle, résolu et même affectueux. Il trouvait le blessé bien moins dégoûtant que le beau monsieur aux deux croix. Vous vivrez, ou vous mourrez.

— Il n’y a pas de ou, mon lieutenant. Je suis un homme frit.

— Dans tous les cas, regardez-moi comme votre ministre des Finances.

— Comment ? le ministre des Finances me donnerait une pension ? Quand je dis moi…, à ma pauvre femme !

Lucien regarda les deux infirmiers : ils ne jouaient pas l’ivresse, ils étaient bien hors d’état d’entendre, ou du moins de comprendre.

— Oui, mon camarade, si vous ne jasez pas.

Les yeux du mourant s’éclaircirent et se fixèrent sur Leuwen avec une expression étonnante.

— Vous m’entendez, mon camarade ?

— Oui, mais à condition que je ne serai pas empoisonné… Je vais mourir, je suis f…, mais, voyez-vous, j’ai l’idée que dans ce qu’on me donne…

— Vous vous trompez. D’ailleurs, n’avalez rien de ce que vous fournit l’hôpital. Vous avez de l’argent…

— Dès que j’aurai tapé de l’œil, ces b…-là vont me le voler.

— Voulez-vous, mon camarade, que je vous envoie votre femme ?

— F…, mon lieutenant, vous êtes un brave homme. Je donnerai vos deux napoléons à ma pauvre femme.

— N’avalez que ce que votre femme vous présentera. J’espère que c’est parler, cela ?… D’ailleurs, je vous donne ma parole d’honneur qu’il n’y a rien de suspect…

— Voulez-vous approcher votre oreille, mon lieutenant ? Sans vous commander !… Mais quoi ! le moindre mouvement me tue le ventre.

— Eh bien ! comptez sur moi, dit Lucien en s’approchant.

— Comment vous appelez-vous ?

— Lucien Leuwen, sous-lieutenant au 27e de lanciers.

— Pourquoi n’êtes-vous pas en uniforme ?

— Je suis en permission à Paris, et détaché près le ministre de l’Intérieur.

— Où logez-vous ? Pardon, excuse, voyez-vous…

— Rue de Londres, numéro 43.

— Ah ! le fils de ce riche banquier Van Peters et Leuwen ?

— Précisément.

Après un petit silence :

— Enfin, quoi ! je vous crois. Ce matin, pendant que j’étais évanoui après le pansement, j’ai entendu qu’on proposait de me donner de l’opium à ce grand chirurgien si puissant. Il a juré, et puis ils se sont éloignés. J’ai ouvert les yeux, mais j’avais la vue trouble : la perte de sang… Enfin, suffit !… Le chirurgien a-t-il topé à la proposition, ou n’a-t-il pas voulu ?

— Êtes-vous bien sûr de cela ? dit Lucien fort embarrassé. Je ne croyais pas le parti républicain si alerte…

Le blessé le regarda.

— Mon lieutenant, sauf votre respect, vous savez aussi bien que moi d’où ça vient.

— Je déteste ces horreurs, j’abhorre et je méprise les hommes qui ont pu se les permettre, s’écria Lucien, oubliant presque son rôle. Comptez sur moi. Je vous ai amené sept médecins, comme on ferait pour un général. Comment voulez-vous qu’autant de gens s’entendent pour une manigance ? Vous avez de l’argent ; appelez votre femme, ou un parent, ne buvez que ce que votre femme aura acheté… »

Lucien était ému, et le malade le regardait fixement ; la tête restait immobile, mais ses yeux suivaient tous les mouvements de Leuwen.

— Enfin, quoi ! dit le malade ; j’ai été caporal au 3e de ligne à Montmirail. Je sais bien qu’il faut sauter le pas, mais on n’aime pas à être empoisonné… Je ne suis pas honteux… et, ajouta-t-il en changeant de physionomie, dans mon métier il ne faut pas être honteux. S’il avait du sang dans les veines, après ce que j’ai fait pour lui et à sa demande vingt fois répétée, le général N… devrait être là à votre place. Êtes-vous son aide de camp ?

— Je ne l’ai jamais vu.

— L’aide de camp s’appelle Saint-Vincent et non pas Leuwen, dit le blessé comme se parlant à lui-même… Il y a une chose que j’aimerais mieux que votre argent.

— Dites.

— Si c’était un effet de votre bonté, je ne me laisserai panser que quand vous serez là… Le fils de M. Leuwen, le riche banquier qui entretient mademoiselle Des Brins, de l’Opéra… Car, voyez-vous, mon lieutenant, dit-il en élevant de nouveau la voix… quand ils verront que je ne veux pas boire leur opium… en me pansant, crac !… un coup de lancette est bien vite donné, là, dans le ventre. Et ça me brûle ! Ça me brûle !… Ça ne durera pas, ça ne peut pas durer. Pour demain, voulez-vous ordonner, car il me semble que vous commandez ici… Et pourquoi commandez-vous ? Et sans uniforme, encore !… Enfin, au moins pansé sous vos yeux… Et le grand chirurgien puissant, a-t-il dit oui ou non ? Voilà le fait.

La tête s’embarrassait.

Ne jasez pas, dit Lucien, et je vous prends sous ma protection. Je vais vous envoyer votre femme.

— Vous êtes un bien brave homme… Le riche banquier Leuwen, avec mademoiselle Des Brins, ça ne triche pas… Mais le général N… ?

— Certainement, je ne triche pas. Et tenez, ne parlez jamais du général N…, ni de personne, et voilà dix napoléons.

— Comptez-les-moi dans la main… Lever la tête me fait trop mal au ventre. »

Lucien compta les napoléons à voix basse, et en les faisant sentir comme il les mettait dans la main du blessé.

— Motus, dit celui-ci.

— Motus, bien dit. Si vous parlez, on vous vole vos napoléons. Ne parlez qu’à moi, et quand nous sommes seuls. Je viendrai vous voir tous les jours jusqu’à ce que vous soyez en convalescence.

Il passa encore quelques instants auprès du blessé, dont la tête semblait se perdre. Il courut ensuite dans la rue de Braque, où logeait Kortis. Il trouva madame Kortis entourée de commères, qu’il eut assez de peine à faire retirer.

Cette femme se mit à pleurer, voulut montrer à Lucien ses enfants, qui dormaient paisiblement.

« Ceci est moitié nature, moitié comédie, pensa Lucien. Il faut la laisser parler, et qu’elle se lasse. »

Après vingt minutes de monologue et de précautions oratoires infinies, car le peuple de Paris a pris à la bonne compagnie sa haine pour les idées présentées brusquement, madame Kortis parla d’opium ; Lucien écouta cinq minutes d’éloquence conjugale et maternelle sur l’opium.

— Oui, dit Lucien négligemment, on dit que les républicains ont voulu donner de l’opium à votre mari. Mais le gouvernement du roi veille sur tous les citoyens. À peine ai-je eu reçu votre lettre que j’ai mené sept médecins ou chirurgiens auprès du lit de votre mari. Et voici leur consultation, dit-il en plaçant le papier dans les mains de madame Kortis.

Il vit qu’elle ne savait pas trop lire.

— Qui osera maintenant donner de l’opium à votre mari ? Toutefois, il est préoccupé de cette idée, cela peut empirer son état…

— C’est un homme confisqué, dit-elle assez froidement.

— Non, madame ; puisqu’il n’y a pas eu gangrène dans les vingt-quatre heures, il peut fort bien en revenir. Le général Michaud a eu la même blessure. Etc., etc.

Mais il ne faut pas parler d’opium, tout cela ne sert qu’à envenimer les partis. Il ne faut pas que Kortis jase. D’ailleurs, donnez le soin de vos enfants à une voisine à laquelle vous passerez quarante sous par jour ; je vais payer la semaine d’avance. Vous, madame, vous pouvez aller vous établir auprès du lit de votre mari. »

À ce mot, toute l’éloquence de la physionomie pathétique de madame Kortis sembla l’abandonner. Lucien continua :

— Votre mari ne boira rien, ne prendra rien, que vous ne l’ayez préparé de vos propres mains…

— Dame ! monsieur, un hôpital, c’est bien dégoûtant… D’ailleurs mes pauvres enfants, mes orphelins, loin des yeux d’une mère comment seront-ils soignés ?… Etc., etc.

— Comme vous voudrez, madame, vous êtes si bonne mère !… Ce qui me fâche, c’est qu’on peut le voler…

— Qui ?

— Votre mari.

— Le plus souvent ! Je lui ai pris vingt-deux livres et sept sous qu’il avait sur lui. Je lui ai rempli sa tabatière, à ce pauvre cher homme, et j’ai donné dix sous à l’infirmier…

— À la bonne heure ! Rien de plus sage… Mais sous la condition qu’il ne bavardera pas politique, qu’il ne parlera pas d’opium, ni lui, ni vous, j’ai remis à M. Kortis douze napoléons.

— Des napoléons d’or ? interrompit madame Kortis d’une voix aigre.

— Oui, madame, deux cent quarante francs, dit Lucien avec beaucoup d’indifférence.

— Et il ne faut pas qu’il jase ?…

— Si je suis content de lui et de vous, je vous passerai un napoléon chaque jour.

— Je dis vingt francs ? dit madame Kortis avec des yeux extrêmement ouverts.

— Oui, vingt francs, si vous ne parlez jamais d’opium. D’ailleurs moi, tel que vous me voyez, j’ai pris de l’opium pour une blessure, et on ne voulait pas me tuer. Toutes ces idées sont des chimères. Enfin, si vous parlez, si cela est imprimé[1] dans quelque journal que Kortis a craint l’opium ou a parlé de sa blessure et de sa dispute avec le conscrit sur le pont d’Austerlitz, plus de vingt francs ; autrement, si vous ni lui ne jasez, vingt francs par jour.

— À compter de quand ?

— De demain.

— Si c’est un effet de votre bonté, à compter de ce soir, et avant minuit je vais à l’hôpital. Le pauvre cher homme, il n’y a que moi qui puisse l’empêcher de jaser… Madame Morin ! madame Morin ! dit madame Kortis en criant…

C’était une voisine à laquelle Lucien compta quatorze francs pour soigner les enfants pendant sept jours. Leuwen donna aussi quarante sous pour le fiacre qui allait conduire madame Kortis à l’hôpital de…

[Il sembla à Lucien qu’il s’était servi de façons de parler qui, étant répétées, ne pouvaient nullement prouver qu’il était complice de la proposition d’opium.

En quittant la rue de Braque, Lucien était heureux. Il avait supposé au contraire qu’il serait horriblement malheureux jusqu’à la fin de cette affaire.

« Je côtoie le mépris public, et la mort, se répétait-il souvent, mais j’ai bien mené ma barque. »]

  1. Faute de français exprès.