Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 46

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 369-396).


CHAPITRE XLVI


Enfin, comme onze heures trois quarts sonnaient, Lucien remonta dans son cabriolet. Il s’aperçut qu’il mourait de faim : il n’avait pas dîné et presque toujours parlé.

« Actuellement, il faut chercher mon ministre. »

Il ne le trouva pas à l’hôtel de la rue de Grenelle. Il écrivit un mot, fit changer le cheval du cabriolet et le domestique, et alla au ministère des Finances ; M. de Vaize en était sorti depuis longtemps.

« C’est assez de zèle comme cela, pensa Lucien. » Et il s’arrêta dans un café pour dîner. Il remonta en voiture après quelques minutes et fit deux courses inutiles dans la Chaussée d’Antin. Comme il passait devant le ministère des Affaires étrangères, il eut l’idée de faire frapper. Le portier répondit que M. le ministre de l’Intérieur était chez Son Excellence.

L’huissier ne voulait pas annoncer Leuwen et interrompre la conférence des deux Excellences. Lucien, qui savait qu’il y avait une porte dérobée, eut peur que son ministre ne lui échappât ; il était las de courir et n’avait pas envie de retourner à la rue de Grenelle. Il insista, l’huissier refusa avec hauteur, Lucien se mit en colère.

— Parbleu, monsieur, j’ai l’honneur de vous répéter que je suis porteur de l’ordre exprès de M. le ministre de l’Intérieur. J’entrerai. Appelez la garde si vous voulez, mais j’entrerai de force. J’ai l’honneur de vous répéter que je suis M. Leuwen, maître des requêtes… etc.

Quatre ou cinq domestiques étaient accourus sur la porte du salon. Lucien vit qu’il allait avoir à combattre cette canaille, il était fort attrapé et fort en colère. Il eut l’idée d’arracher les cordons des deux sonnettes à force de sonner.

Au mouvement de respect que firent les laquais, il s’aperçut que M. le comte de Beausobre, ministre des Affaires étrangères, entrait dans le salon. Lucien ne l’avait jamais vu.

— Monsieur le comte, je me nomme Leuwen, maître des requêtes. J’ai un million d’excuses à demander à Votre Excellence. Mais je cherche M. le comte de Vaize depuis deux heures, et par son ordre exprès ; il faut que je lui parle pour une affaire importante et pressée.

— Quelle affaire… pressée ? dit le ministre avec une fatuité rare et en redressant sa petite personne.

« Parbleu, je vais te faire changer de ton », pensa Lucien. Et il ajouta d’un grand sang-froid et avec une prononciation marquée :

— L’affaire Kortis, monsieur le comte, cet homme blessé sur le pont d’Austerlitz par un soldat qu’il voulait désarmer.

— Sortez », dit le ministre aux valets. Et, comme l’huissier restait : Sortez donc !

L’huissier sorti, il dit à Leuwen :

— Monsieur, le mot Kortis eût suffi sans les explications. (L’impertinence du ton de voix et des mouvements était rare.)

— M. le comte, je suis nouveau dans les affaires, dit Lucien d’un ton marqué. Dans la société de mon père, M. Leuwen, je n’ai pas été accoutumé à être reçu avec l’accueil que Votre Excellence me faisait. J’ai voulu faire cesser aussi rapidement que possible un état de choses désagréable et peu convenable.

— Comment, monsieur, peu convenable ? dit le ministre en prononçant du nez, relevant la tête encore plus et redoublant d’impertinence. Mesurez vos paroles.

— Si vous en ajoutez une seule sur ce ton, monsieur le comte, je donne ma démission et nous mesurerons nos épées. La fatuité, monsieur, ne m’en a jamais imposé.

M. de Vaize venait d’un cabinet éloigné savoir ce qui se passait ; il entendit les derniers mots de Lucien et vit que lui, de Vaize, pouvait être la cause indirecte du bruit.

— De grâce, mon ami, de grâce, dit-il à Lucien. Mon cher collègue, c’est un jeune officier, dont je vous parlais. N’allons pas plus loin.

— Il n’y a qu’une façon de ne pas aller plus loin, dit Lucien avec un sang-froid qui cloua les ministres dans le silence. Il n’y a absolument qu’une façon, répéta-t-il d’un air glacial : c’est de ne pas ajouter un seul petit mot sur cet incident, et de supposer que l’huissier m’a annoncé à Vos Excellences.

— Mais, monsieur dit M. de Beausobre, ministre des Affaires étrangères, en se redressant excessivement.

— J’ai un million de pardons à demander à Votre Excellence ; mais si elle ajoute un mot, je donne ma démission à M. de Vaize que voilà, et je vous insulte, vous, monsieur, de façon à rendre une réparation nécessaire à vous.

— Allons-nous-en, allons-nous-en ! s’écria M. de Vaize fort troublé et entraînant Lucien. Celui-ci prêtait l’oreille pour entendre ce que dirait M. le comte de… Il n’entendit rien.

Une fois en voiture, il pria M. de Vaize, qui commençait un discours dans le genre paternel, de lui permettre de lui rendre compte d’abord de l’affaire Kortis. Ce compte rendu fut très long. En le commençant, Lucien avait parlé du procès-verbal et de la consultation. À la fin du récit, le ministre lui demanda ces pièces.

— Je vois que je les ai oubliées chez moi », dit Lucien. « Si le comte de Beausobre veut faire le méchant, avait-il pensé, ces pièces peuvent prouver que j’avais raison de vouloir rendre un compte immédiat au ministre de l’Intérieur, et que je ne suis pas un solliciteur forçant la porte. »

Comme on arrivait dans la rue de Grenelle, l’affaire Kortis étant finie, M. le comte de Vaize essaya de revenir à l’éloquence onctueuse et paternelle.

— M. le comte, dit Lucien en l’interrompant, je travaille pour Votre Excellence depuis cinq heures du soir. Une heure sonne, souffrez que je monte dans mon cabriolet, qui suit votre carrosse. Je suis mort de fatigue.

M. de Vaize voulut revenir au genre paternel.

— N’ajoutons pas un mot sur l’incident, dit Lucien ; un seul petit mot peut tout envenimer.

Le ministre se laissa quitter ainsi ; Lucien monta en cabriolet, et dit à son domestique de monter et de conduire : il était réellement très fatigué. En passant sur le pont Louis XV, son domestique lui dit :

— Voilà le ministre.

« Il retourne chez son collègue malgré l’heure avancée, et sûrement je vais faire les frais de la conversation. Parbleu, je ne tiens pas à ma place ; mais s’ils me destituent, je force ce fat à mettre l’épée à la main. Ces messieurs peuvent être mal élevés et impertinents tant qu’il leur plaira, mais il faut choisir les gens. Avec des Desbacs qui veulent faire fortune à tout prix, à la bonne heure ; mais avec moi, c’est impossible. »

En rentrant, Lucien trouva son père, le bougeoir à la main, qui montait se coucher. Malgré l’envie passionnée d’avoir l’avis d’un homme de tant d’esprit :

« Par malheur, il est vieux, se dit Leuwen, et il ne faut pas l’empêcher de dormir. À demain les affaires. »

Le lendemain, à dix heures, il conta tout à son père, qui se mit à rire.

— M. de Vaize te mènera dîner demain chez son collègue des Affaires étrangères. Mais voilà assez de duels dans ta vie comme ça, maintenant ils seraient de mauvais ton pour toi… Ces messieurs se sont promis de te destituer dans deux mois, ou de te faire nommer préfet à Briançon ou à Pondichéry. Mais si cette place éloignée ne te convient pas plus qu’à moi, je leur ferai peur et j’empêcherai cette disgrâce… Du moins, je le tenterai avec quelque apparence de succès.

Le dîner chez Son Excellence des Affaires étrangères se fit attendre jusqu’au surlendemain, et dans l’intervalle Lucien, toujours très occupé de l’affaire Kortis, ne permit pas que M. de Vaize lui reparlât de l’incident.

Le lendemain du dîner, M. Leuwen père raconta l’anecdote à trois ou quatre diplomates. Il ne tut que le nom de Kortis et le genre de l’affaire importante qui obligeait Lucien à chercher son ministre à une heure du matin.

— Tout ce que je puis dire sur l’heure avancée, c’est que ce n’était pas une affaire de télégraphe, dit-il à l’ambassadeur de Russie.

Quelques jours après, M. Leuwen surprit dans le monde un léger bruit qui supposait que son fils était saint-simonien. Sur quoi, à l’insu de Lucien, il pria M. de Vaize de le conduire un jour chez son collègue des Affaires étrangères.

— Et pourquoi, cher ami ?

— Je tiens beaucoup à laisser à Votre Excellence le plaisir de cette surprise.

Tout le long du chemin, en allant à cette audience, M. Leuwen se moqua de la curiosité de son ami le ministre.

Il commença sur un ton fort peu sérieux la conversation que Son Excellence des Affaires étrangères daignait lui accorder.

— Personne, monsieur le comte, ne rend plus de justice que moi à l’habileté de Votre Excellence ; mais il faut convenir aussi qu’elle a de grands moyens. Quarante personnages couverts de titres et de cordons, que je lui nommerais au besoin, cinq ou six grandes dames appartenant à la première noblesse et assez riches grâce aux bienfaits de Votre Excellence, peuvent faire l’honneur à mon fils Lucien Leuwen, maître des requêtes indigne, de s’occuper de lui. Ces personnages respectables peuvent répandre tout doucement qu’il est saint-simonien. On pourrait dire à aussi peu de frais qu’il a manqué de cœur dans une occasion essentielle. On pourrait faire mieux, et lui lâcher deux ou trois de ces personnages recommandables dont j’ai parlé qui, étant jeunes encore, cumulent et sont aussi bretteurs. Ou bien, si l’on voulait user d’indulgence et de bonté envers mes cheveux blancs, ces personnages, tels que M. le comte de…, M. de…, M. le baron de… qui a 40.000 francs de rente, M. le marquis…, pourraient se borner à dire que ce petit Leuwen gagne toujours à l’écarté. Sur quoi, je viens, monsieur le comte, en votre qualité de ministre des Affaires étrangères, vous offrir la guerre ou la paix.

M. Leuwen prit un malin plaisir à prolonger beaucoup l’entretien ainsi commencé. Au sortir de l’hôtel des Affaires étrangères, M. Leuwen alla chez le roi, duquel il avait obtenu une audience. Il répéta exactement au roi la conversation qu’il venait d’avoir avec son ministre des Affaires étrangères.

— Viens ici, dit M. Leuwen à son fils en rentrant chez lui, que je répète pour la seconde fois la conversation que j’ai eu l’honneur d’avoir avec les ministres auxquels tu manques de respect. Mais pour ne pas m’exposer à une troisième répétition, allons chez ta mère.

À la fin de la conférence chez madame Leuwen, notre héros crut pouvoir hasarder un mot de remerciement à son père.

— Tu deviens commun, mon ami, sans t’en douter. Tu ne m’as jamais autant amusé que depuis un mois. Je te dois l’intérêt de jeunesse avec lequel je suis les affaires de bourse depuis quinze jours, car il fallait me mettre en position de jouer quelque bon tour à mes deux ministres s’ils se permettent à ton égard quelque trait de fatuité. Enfin, je t’aime, et ta mère te dira que jusqu’ici, pour employer une phrase des livres ascétiques, je l’aimais en toi. Mais il faut payer mon amitié d’un peu de gêne.

— De quoi s’agit-il ?

— Suis-moi.

Arrivé dans sa chambre :

— Il est capital de te laver de la calomnie qui t’impute d’être saint-simonien. Ton air sérieux, et même imposant, peut lui donner cours.

— Rien de plus simple : un bon coup d’épée…

— Oui, pour te donner la réputation de duelliste, presque aussi triste ! Je t’en prie, plus de duel sous aucun prétexte.

— Et que faut-il donc ?

— Un amour célèbre.

Lucien pâlit.

— Rien de moins, continua son père. Il faut séduire madame Grandet, ou, ce qui serait plus cher mais peut-être moins ennuyeux, faire des folies d’argent pour mademoiselle Julie, ou mademoiselle Gosselin, ou mademoiselle…, et passer quatre heures tous les jours avec elle. Je ferai les frais de cette passion[1].

— Mais, mon père, est-ce que je n’ai pas déjà l’honneur d’être amoureux de mademoiselle Raimonde ?

— Elle n’est pas assez connue. Voici le dialogue : « Leuwen fils est décidément avec la petite Raimonde. — Et qu’est-ce que c’est que mademoiselle Raimonde ?… » — Il faut qu’il soit ainsi : « Leuwen fils est actuellement avec mademoiselle Gosselin. — Ah diable ! et est-il amant en pied ? — Il en est fou jaloux… Il veut être seul. »

— Et, de plus, il faut forcément que je te présente dans dix maisons au moins où l’on tâtera le pouls à ta tristesse saint-simonienne.

Cette alternative de madame Grandet ou de mademoiselle Gosselin embarrassa beaucoup Leuwen.

L’affaire Kortis s’était fort bien terminée, et le comte de Vaize lui avait fait des compliments. Cet agent trop zélé n’était mort qu’au bout de huit jours et n’avait pas parlé.

Lucien demanda au ministre un congé de quatre jours pour terminer quelques affaires d’intérêt à Nancy. Il se sentait depuis quelque temps une envie folle de revoir la petite fenêtre de madame de Chasteller. Après avoir obtenu le congé du ministre, Lucien en parla à ses parents, qui ne trouvèrent pas d’inconvénient à un petit voyage à Strasbourg ; jamais Lucien n’eut le courage de prononcer le nom de Nancy.

— Pour que ton absence ne paraisse pas longue, tous les jours de soleil, vers les deux heures, j’irai voir ton ministre, dit M. Leuwen.

Lucien était encore à dix lieues de Nancy que son cœur battait à l’incommoder. Il ne respirait plus d’une façon naturelle. Comme il fallait entrer de nuit dans Nancy et n’être vu de personne, Lucien s’arrêta à un village situé à une lieue. Même à cette distance, il n’était pas maître de ses transports ; il n’entendait pas de loin une charrette sur les chemins, qu’il ne crût reconnaître le bruit de la voiture de madame de Chasteller…[2]


— … J’ai gagné bien de l’argent par ton télégraphe, dit M. Leuwen à son fils, et jamais ta présence n’eût été plus nécessaire.

Lucien trouva à dîner chez son père son ami Ernest Dévelroy. Il était fort triste : son savant moral, qui lui avait promis quatre voix à l’Académie des Sciences politiques, était mort aux eaux de Vichy, et après l’avoir dûment enterré, Ernest s’était aperçu qu’il venait de perdre quatre mois de soins ennuyeux et de gagner un ridicule.

— Car il faut réussir, disait-il à Lucien. Et parbleu, si jamais je me dévoue à un membre de l’Institut, je le prendrai de meilleure santé !… etc. etc.

Lucien admirait le caractère de son cousin : il ne fut triste que huit jours, et puis fit un nouveau plan et recommença sur nouveaux frais. Ernest disait dans les salons :

— Je devais quelques jours de regrets sans limites à la mémoire du savant Descors. L’amitié de cet excellent homme et sa perte feront époque dans ma vie, il m’a appris à mourir… J’ai vu le sage à sa dernière heure entouré des consolations du christianisme ; c’est auprès du lit d’un mourant qu’il faut apprécier cette religion… Etc., etc.

Peu de jours après sa rentrée dans le monde, Ernest dit à Leuwen :

— Tu as une grande passion. (Lucien pâlit.) Parbleu ! tu es bien heureux : on s’occupe de toi ! Il ne s’agit plus que de deviner l’objet. Je ne te demande rien, je te dirai bientôt quels sont les beaux yeux qui t’ont enlevé ta gaieté. Fortuné Lucien, tu occupes le public ! Ah ! grand Dieu ! qu’on est heureux d’être né d’un père qui donne à dîner et qui voit M. Pozzo di Borgo et la haute diplomatie ! Si j’avais un tel père, je serais pour tout cet hiver le héros de l’amitié, et la mort de Descors dans mes bras me serait peut-être plus utile que sa vie. Faute d’un père tel que le tien, je fais des miracles, et tout cela ne compte pas, ou ne compte que pour me faire appeler intrigant.

Lucien trouva le même bruit sur son compte chez trois dames, anciennes amies de sa [mère], qui avaient des salons du second ordre où il était reçu avec amitié.

Le petit Desbacs, auquel il donna exprès quelques libertés de parler de choses étrangères aux affaires, lui avoua que les personnes les mieux instruites parlaient de lui comme d’un jeune homme destiné aux plus grandes choses, mais arrêté tout court par une grande passion.

— Ah ! mon cher, que vous êtes heureux, surtout si vous n’avez pas cette grande passion ! Quel parti ne pouvez-vous pas en tirer ? Ce vernis vous rend pour longtemps imperméable au ridicule.

Lucien se défendait du mieux qu’il pouvait, mais il se dit :

« Mon malheureux voyage à Nancy a tout découvert. »

Il était loin de deviner qu’il devait cette grande passion à son père, qui réellement, depuis l’aventure du ministre des Affaires étrangères, avait pris de l’amitié pour lui, jusqu’au point d’aller à la Bourse même les jours froids et humides, chose à laquelle, depuis le jour où il avait eu soixante ans, rien au monde n’avait pu le déterminer[3].

— Il finira par me prendre en guignon, disait-il à madame Leuwen, si je le dirige trop et lui parle sans cesse de ses affaires. Je dois me garder du rôle de père, si ennuyeux pour le fils quand le père s’ennuie ou quand il aime vivement.

La tendresse timide de madame Leuwen s’opposa de toute sa force à ce qu’il affublât son fils d’une grande passion ; elle voyait dans ce bruit une source de dangers.

— Je voudrais pour lui, disait-elle, une vie tranquille et non brillante.

— Je ne puis, répondait M. Leuwen, je ne puis, en conscience. Il faut qu’il ait une grande passion, ou tout ce sérieux que vous prisez tant tournerait contre lui, ce ne serait qu’un plat saint-simonien, et qui sait même, plus tard, à trente ans, un inventeur de quelque nouvelle religion. Tout ce que je puis faire, c’est de lui laisser le choix de la belle pour laquelle il aura ce grand et sérieux attachement. Sera-ce madame de Chasteller, madame Grandet, mademoiselle Gosselin, ou cette ignoble petite Raimonde, une actrice à 6.000 francs de gages ? » (il n’ajoutait pas la fin de sa pensée :… et qui, toute la journée, se permet des épigrammes sur mon compte, car mademoiselle Raimonde avait beaucoup plus d’esprit que mademoiselle Des Brins et la voyait souvent.)

— Ah ! ne prononcez pas le nom de madame de Chasteller ! s’écria madame Leuwen. Vous lui feriez faire de vraies folies.

M. Leuwen songeait à mesdames de Thémines et Toniel, ses amies depuis vingt ans et toutes deux fort liées avec madame Grandet. Depuis bien des années il prenait soin de la fortune de M. de Thémines ; c’est un grand service à Paris et pour lequel la reconnaissance est sans bornes, car, dans la déroute des dignités et de la noblesse d’origine, l’argent est resté la seule chose, et l’argent sans inquiétude est la belle chose des belles choses. Il alla leur demander des nouvelles du cœur de madame Grandet.

Nous ôterons à leurs réponses les formes trop longues de la narration, et même nous réunirons les renseignements donnés par les deux dames, qui vivaient dans le même hôtel et n’avaient qu’une voiture, mais ne se disaient pas tout. Madame Toniel avait du caractère, mais, une certaine âpreté, elle était le conseil de madame Grandet dans les grandes circonstances. Pour madame de Thémines, elle avait une douceur infinie, beaucoup d’à-propos dans l’esprit, et était l’arbitre souverain de ce qui convient ou ne convient pas ; sa lunette ne voyait pas très au loin, mais elle apercevait parfaitement ce qui était à sa portée. Née dans la haute société, elle avait fait des fautes qu’elle avait su réparer, et il y avait quarante ans qu’elle ne se trompait guère dans les jugements qu’elle portait sur l’effet que devaient produire les choses dans les salons de Paris. Depuis quatre ans, sa sérénité était un peu troublée par deux malheurs : l’apparition dans la société de noms qu’on n’eût dû jamais y voir ou qu’on n’eût jamais dû voir annoncés par des laquais de bonne maison, et le chagrin de ne plus voir de places dans les régiments à tous ces jeunes gens de bonne maison qui avaient été autrefois les amis de ses petits-fils que depuis longtemps elle avait perdus.

M. Leuwen père, qui voyait madame de Thémines une fois la semaine ou chez lui ou chez elle, pensa qu’il fallait auprès d’elle prendre le rôle de père au sérieux. Il alla plus loin, il jugea qu’à son âge il pouvait entreprendre de la tromper net et de supprimer, dans l’histoire de son fils, le nom de madame de Chasteller. Il fit des aventures de son fils une histoire fort jolie et, après avoir amusé madame de Thémines pendant toute la fin d’une soirée, finit par lui avouer des inquiétudes sérieuses sur son fils qui, depuis trois mois qu’il était admis dans le salon de madame Grandet, était d’une tristesse mortelle ; il craignait un amour pris au sérieux, ce qui dérangerait tous ses projets pour ce fils chéri. Car il faut le marier… Etc.

— Ce qu’il y a de singulier, lui dit madame de Thémines, c’est que depuis son retour d’Angleterre madame Grandet est fort changée ; il y a aussi du chagrin dans cette tête-là.

Mais, pour prendre les choses par ordre, voici ce que M. Leuwen apprit de mesdames de Thémines et Toniel, qu’il vit séparément et ensuite réunies, et nous y ajouterons tout de suite ce que des mémoires particuliers nous ont appris sur cette femme célèbre[4]

Madame Grandet se voyait à peu près la plus jolie femme de Paris, ou du moins on ne pouvait citer les six plus jolies femmes sans la mettre du nombre. Ce qui brillait surtout en elle, c’était une taille élancée, souple, charmante. Elle avait les plus beaux cheveux blonds du monde et beaucoup de grâce à cheval, où elle ne manquait pas de courage. C’était une beauté élancée et blonde comme les jeunes Vénitiennes de Paul Véronèse. Les traits étaient jolis, mais pas très distingués. Pour son cœur, il était à peu près l’opposé de ce que l’on se figure comme étant le cœur italien. Le sien était parfaitement étranger à tout ce que l’on appelle émotions tendres et enthousiasme, et cependant elle passait sa vie à jouer ces sentiments. Lucien l’avait trouvée dix fois s’apitoyant sur les infortunes de quelque prêtre prêchant l’évangile à la Chine, ou sur la misère de quelque famille appartenant dans sa province à tout ce qu’il y a de mieux. Mais dans le secret du cœur de madame Grandet rien ne lui semblait bas, ridicule, bourgeois en un mot, comme d’être attendrie. Elle voyait en cela la marque la plus sûre d’une âme faible. . Elle lisait souvent les Mémoires du cardinal de Retz : ils avaient pour elle le charme qu’elle cherchait vainement dans les romans. Le rôle politique de mesdames de Longueville et de Chevreuse était pour elle ce que sont les aventures de tendresse et de danger pour un jeune homme de dix-huit ans.

« Quelles positions admirables, se disait madame Grandet, si elles eussent su se garantir de ces erreurs de conduite qui donnent tant de prise sur nous ! »

L’amour même, dans ce qu’il a de plus réel, ne lui semblait qu’une corvée, qu’un ennui. C’était peut-être à cette tranquillité d’âme[5] qu’elle devait son étonnante fraîcheur, ce teint admirable qui la mettait en état de lutter avec les plus belles Allemandes, et un air de jeunesse et de santé qui était comme une fête pour les yeux. Aussi aimait-elle à se laisser voir à neuf heures du matin, au sortir de son lit. C’est alors surtout qu’elle était incomparable ; il fallait songer au ridicule du mot pour résister au plaisir de la comparer à l’aurore. Aucune de ses rivales ne pouvait approcher d’elle sous le rapport de la fraîcheur des teintes. Aussi son bonheur était-il de prolonger jusqu’au grand jour les bals qu’elle donnait et de faire déjeuner les danseurs au soleil, les volets ouverts. Si quelque jolie femme, sans se douter de ce coup de Jarnac, était restée, à l’étourdie, entraînée par le plaisir de la danse, madame Grandet triomphait ; c’était le seul moment dans la vie où son âme perdît terre, et ces humiliations de ses rivales étaient l’unique chose à quoi sa beauté lui semblât bonne. La musique, la peinture, l’amour, lui semblaient des niaiseries inventées par et pour les petites âmes. Et elle passait sa vie à goûter un plaisir sérieux, disait-elle, dans sa loge aux Bouffes, car, avait-elle soin d’ajouter, les chanteurs italiens ne sont pas excommuniés. Le matin, elle peignait des aquarelles avec un talent vraiment fort distingué ; cela lui semblait aussi nécessaire à une femme du grand monde qu’un métier à broder, et bien moins ennuyeux. Une chose marquait qu’elle n’avait pas l’âme noble, c’était l’habitude, et presque la nécessité, de se comparer à quelque chose ou à quelqu’un pour s’estimer ou se juger, par exemple aux nobles dames du faubourg Saint-Germain.

Elle avait engagé son mari à la conduire en Angleterre pour voir si elle trouverait une blonde qui eût plus de fraîcheur, et pour savoir si elle aurait peur à cheval. Elle avait trouvé dans les élégants country seats où elle avait été invitée l’ennui, mais non le sentiment de la crainte.

Quand Lucien lui fut présenté, elle revenait d’Angleterre, et son séjour en ce pays venait d’envenimer le sentiment d’admiration voisin de l’envie qu’elle éprouvait pour la noblesse d’origine ; son âme n’avait pas la supériorité qu’il faut pour chercher l’estime des gens qui estiment peu la noblesse. Madame Grandet n’avait été en Angleterre que la femme d’un des juste milieu de Juillet les plus distingués par la faveur de Louis-Philippe, mais à chaque instant elle s’était sentie une femme de marchand. Ses cent mille livres de rente, qui la tiraient si fort du pair à Paris, en Angleterre n’étaient presque qu’une vulgarité de plus. Elle revenait d’Angleterre avec ce grand souci : « Il faut n’être plus une femme de marchand, et devenir une Montmorency. »

Son mari était un gros et grand homme de quarante ans, fort bien portant, et il n’y avait pas de veuvage à espérer. Même elle ne s’arrêta pas à cette idée : sa grande fortune l’avait éloignée de bonne heure, et par orgueil, des voies obliques, et elle méprisait tout ce qui était crime. Il s’agissait de devenir une Montmorency sans rien se permettre que l’on ne pût avouer. C’était comme la diplomatie de Louis XIV quand il était heureux.

Son mari, colonel de la garde nationale, avait bien remplacé les Rohan et les Montmorency, politiquement parlant, mais quant à elle, personnellement, sa fortune était encore à faire.

Qu’est-ce qu’une Montmorency, à peine âgée de vingt-trois ans et avec une immense fortune ferait de son bonheur ?

Et même, ce n’était pas encore là toute la question :

Ne fallait-il pas faire encore autre chose pour arriver à être regardée dans le monde, à peu près comme cette Montmorency l’eût été ?

Une haute et sublime dévotion, ou bien avoir de l’esprit comme madame de Staël, ou bien une illustre amitié ; devenir l’amie intime de la reine ou de madame Adélaïde et une sorte de madame de Polignac de 1785, être ainsi à la tête de la cour des femmes et donner des soupers à la reine ; ou bien il fallait au moins une illustre amitié dans le faubourg Saint-Germain.

Toutes ces possibilités, tous ces partis, occupaient tour à tour son esprit et l’accablaient, car elle avait plus de persévérance et de courage que d’esprit. Et elle ne savait pas se faire aider ; elle avait bien deux amies, mesdames de Thémines et Toniel, mais elle n’accordait sa confiance que pour une partie seulement des projets qui l’empêchaient de dormir. Plusieurs des idées dont nous avons parlé, et des plus brillantes encore dont la possibilité absolue s’était présentée à son ambition, étaient hors de toute probabilité.

Quand Lucien lui fut présenté, il la trouva faisant la madame de Staël, et de là le dégoût que nous lui avons vu pour son effroyable bavardage à propos de tout et sur tous les sujets.

Un peu avant le voyage de Lucien à Nancy, madame Grandet, ne voyant rien se présenter pour la mise à exécution de ses grands projets, s’était dit :

« Ne serait-ce pas négliger un avantage actuel et perdre une grande chance de distinction que de ne pas inspirer quelque grand amour célèbre par le malheur de l’amoureux ? Ne serait-il pas admirable, dans toutes les suppositions, qu’un homme distingué allât voyager en Amérique pour m’oublier, moi qui ne lui accorderais jamais un instant d’attention ? »

Cette grande question avait été mûrement pesée sans le moindre grain de faiblesse féminine, et même d’autant plus sévèrement pesée qu’elle avait toujours été l’écueil des femmes dont madame Grandet admirait le plus la fortune et la façon d’être dans le monde et la niche qu’elles s’étaient faites dans l’histoire.

« Ce serait négliger un avantage actuel et bien passager, s’était-elle dit enfin, que de ne pas inspirer une grande passion ; mais le choix est scabreux : que n’ai-je pas fait pour conquérir simplement pour ami un homme qui fût de haute naissance ? Les agréments, la jeunesse et, à plus forte raison, la fortune, n’ont rien été pour moi ; je ne voulais qu’un sang pur et une réputation sans tache. Mais aucun homme appartenant à l’ancienne noblesse de cour n’a voulu prendre ce rôle. Comment espérer d’en trouver un pour celui d’un être parfaitement infortuné, de l’amoureux, en un mot, de la femme d’un fabricant enrichi ? »

Ainsi se parlait madame Grandet. Elle avait cette force : elle ne ménageait point les termes en raisonnant avec soi-même ; c’était l’invention, c’était l’esprit proprement dit que l’on ne trouvait point chez elle. Elle repassait dans sa tête toutes les démarches et presque toutes les bassesses qu’elle avait faites. En vain avait-elle fait des bassesses pour voir plus souvent deux ou trois hommes de cette volée que le hasard avait fait paraître dans son salon, toujours après deux ou trois mois ces nobles messieurs avaient rendu leurs visites plus rares.

Tout cela était vrai, il n’en était pas moins convenable d’inspirer une grande passion !

Ce fut dans ces circonstances intérieures, tout à fait inconnues à M. Leuwen père, qu’un matin madame de Thémines vint passer une heure avec sa jeune amie pour deviner si ce cœur était occupé de notre héros. Après avoir reconnu et ménagé l’état de sa vanité ou de son ambition, madame de Thémines lui dit :

— Vous faites des malheureux, ma belle, et bien vous choisissez.

— Je suis si éloignée de choisir, répondit fort sérieusement madame Grandet, que j’ignore jusqu’au nom du malheureux chevalier. Est-ce un homme de distinction ?

— La naissance seule lui manque.

— Trouve-t-on de vraiment bonnes manières sans naissance ? répondit-elle avec une sorte de découragement.

— Que j’aime le tact parfait qui vous distingue ! s’écria madame de Thémines. Malgré la plate adoration qu’on a pour l’esprit, pour cette eau-forte, cet acide de vitriol qui ronge tout, vous n’admettez point l’esprit comme compensation des bonnes manières. Ah ! que vous êtes des nôtres ! Mais je croirais assez que votre victime nouvelle a des manières distinguées. Il est vrai qu’il est habituellement si triste depuis qu’il vient ici, qu’il n’est pas bien sûr d’en juger ; car c’est la gaieté d’un homme, c’est le genre de ses plaisanteries et sa manière de les dire qui marque sa place dans la société. Mais pourtant, si celui que vous rendez malheureux appartenait à une famille, on le placerait indubitablement au premier rang.

— Ah ! c’est M. Leuwen, le maître des requêtes !

— Eh bien ! est-ce vous, ma belle, qui le conduirez au tombeau ?

— Ce n’est pas l’air malheureux que je lui trouve, dit madame Grandet, c’est l’air ennuyé. »

On ajouta à peine quelques mots. Madame de Thémines laissa tomber le discours sur la politique et dit, à propos de quelque chose :

— Ce qui est du dernier choquant et ce qui décide de tout, c’est la Bourse où votre mari ne va pas.

— Il y a plus de vingt mois qu’il n’y a mis les pieds, dit madame Grandet avec empressement.

— Ce sont les gens que vous recevez chez vous qui font et défont les ministres.

— Mais je suis bien loin de recevoir exclusivement ces messieurs ! (Du même ton piqué.)

— Ne désertez pas une belle position, ma chère ! Et, entre nous, dit-on en baissant la voix, et d’un ton d’intimité, ne prenez pas pour l’apprécier les paroles des ennemis de cette position. Déjà une fois, sous Louis XIV, comme le rabâche sans cesse ce méchant duc de Saint-Simon, que vous aimez tant, les bourgeois ont pris le ministère. Qu’étaient Colbert, Séguier ? Et, à la longue, les ministres font la fortune de qui ils veulent. Et qui fait les ministres aujourd’hui ? Les Rothschild, les…, les…, les Leuwen. À propos, n’est-ce pas M. Pozzo di Borgo qui disait l’autre jour que M. Leuwen avait fait une scène à M. le ministre des Affaires étrangères à propos de son fils, ou bien c’est le fils qui, au milieu de la nuit, est allé faire une scène à ce ministre ?

Madame Grandet dit tout ce qu’elle savait. C’était la vérité à peu près, mais racontée à l’avantage des Leuwen. Là encore, il n’y avait pas trace d’intérêt ou de relations particulières, plutôt de l’éloignement pour l’air ennuyé de Leuwen.

Le soir, madame de Thémines crut pouvoir rassurer M. Leuwen et lui dire qu’il n’y avait ni amour ni galanterie entre son fils et la belle madame Grandet.

  1. [Là-dessus, sans le dire à Lucien, M. Leuwen publie sa grande passion pour madame de Chasteller en la confiant à huit ou dix personnes de la première volée, mesdames de Rasfort, de Kast, etc., comme en se plaignant. Cela rend compte de la tristesse et du sérieux de Lucien.]
  2. La suite de cet épisode n’a jamais été décrite. Stendhal ne se sentait pas en forme. Il note au point où il s’arrête : « Le voyage à Nancy occupera le blanc de ce cahier. Tandis que je suis dans le sec, je fais madame Grandet. » Mais il ne prit jamais le temps d’y revenir. N. D. L. E.
  3. Vérifier si les Pillet-Will, les Rothschild vont à la Bourse.
  4. [Pilotis. — M. Leuwen n’a pas besoin d’agir sur ce que nous avons appris par nos mémoires secrets. Ce qu’il apprend de mesdames de Thémines et Toniel suffit pour faire faire à madame de Thémines la m… sans qu’elle s’en doute. 4 décembre 34.]
  5. Id est : à ce manque de tempérament.