Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 58

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume IIIp. 247-253).


CHAPITRE LVIII[1]


Un jour, Lucien entra tout ému dans le cabinet du ministre : il venait de voir dans un rapport mensuel de police communiqué par le ministre de l’Intérieur à M. le maréchal ministre de la Guerre que le général Fari avait fait de la propagande à Sercey, où il avait été envoyé, par le ministre de la Guerre, huit ou dix jours avant les élections de ***, pour calmer un commencement de mouvement libéral.

— Rien au monde ne peut être plus faux. Le général est dévoué de cœur à son devoir, il a encore tout l’honneur que l’on a à vingt-cinq ans, le monde ne l’a point corrompu, être envoyé par le gouvernement dans un pays pour faire une chose, et faire le contraire, lui ferait horreur.

— Étiez-vous présent, monsieur, à l’événement au sujet duquel a été fait le rapport que vous accusez d’inexactitude ?

— Non, monsieur le comte, mais je suis sûr que le rapport a été fait par un homme de mauvaise foi.

Le ministre était prêt à partir pour le Château ; il sortit avec humeur et, dans la pièce voisine, dit des injures à son chasseur qui lui passait sa pelisse.

« S’il gagnait un écu à cette calomnie, je le comprendrais, se dit Lucien ; mais à quoi bon mentir d’une façon si nuisible ? Le pauvre Fari approche de soixante-cinq ans, il ne faut à la Guerre qu’un chef de bureau qui ne l’aime pas, il profite de ce rapport et fait mettre à la retraite un des meilleurs officiers de l’armée, un homme honnête par excellence… »

L’ancien secrétaire général de M. le comte de Vaize dans la dernière préfecture qu’il avait occupée avant que Louis XVIII l’appelât à la Chambre des Pairs était à Paris. Lucien, le trouvant le lendemain dans les bureaux de la rue de Grenelle, lui parla du général Fari.

— Qu’est-ce que le patron peut avoir contre lui ?

— Le ministre a cru dans un temps que Fari faisait la cour à sa femme.

— Quoi ! à l’âge du général ?

— Il amusait la jeune comtesse, qui mourait d’ennui à ***. Mais je parierais qu’il n’y a jamais eu un mot de galanterie prononcé entre eux.

— Et vous croyez que pour une cause aussi légère ?…

— Ah ! que vous ne connaissez pas le patron ! C’est un amour-propre qui se pique d’un rien, et il n’oublie jamais. Le cœur de cet homme, s’il a un cœur, est un trésor de haines. S’il avait le pouvoir d’un Carrier ou d’un Joseph Le Bon, il ferait guillotiner cinq cents personnes pour des offenses personnelles, dont les trois quarts auraient oublié jusqu’à son nom, s’il n’était pas ministre. Vous-même, qui le voyez tous les jours et qui peut-être lui tenez tête quelquefois, s’il avait le pouvoir suprême je vous conseillerais de passer le Rhin au plus vite.

Lucien courut chez M. Crapart aîné, directeur de la police du royaume sous le ministre.

« Quelle raison donnerai-je à ce coquin ? se disait Lucien en traversant la cour et les passages qui conduisent à la direction de la police. La vérité, l’innocence du général, sa pauvreté, mon amitié pour lui, toutes choses également ridicules aux yeux d’un Crapart. Il me prendra pour un enfant. »

L’huissier, qui respectait beaucoup M. le secrétaire intime, lui dit à mi-voix que Crapart était avec deux ou trois observateurs de très bonne compagnie.

Lucien regardait par la fenêtre les équipages de ces messieurs. Rien ne lui venait. Il les vit monter en voiture.

« De charmants espions, ma foi ! se dit-il ; on n’a pas l’air plus distingué. »

L’huissier vint l’avertir, Lucien le suivait tout pensif. Il était fort gai en entrant dans le bureau de M. Crapart.

Après les premiers compliments :

— Il y a de par le monde un maréchal de camp Fari.

Crapart prit l’air grave et sec.

— Cet homme est un pauvre diable, mais ne manque pas d’une certaine probité. Il paie chaque année deux mille francs à mon père sur sa solde. Autrefois, dans un moment d’imprudence, mon père lui a prêté mille louis, sur lesquels le Fari doit bien encore neuf ou dix mille francs. Nous avons donc un intérêt direct à ce qu’il soit employé encore quatre ou cinq ans.

Crapart restait pensif.

— Je ne vais point par deux chemins avec vous, mon cher collègue. Vous allez voir l’écriture du patron.

Crapart chercha un papier pendant sept à huit minutes, ensuite se mit à jurer.

— Est-ce qu’on m’égare mes minutes ? F… !

Un commis à mine atroce entra, il fut fort maltraité. Pendant qu’on l’injuriait, cet homme se mit à revoir les dossiers que Crapart avait parcourus, et dit enfin :

— Voici le rapport n° 5 du mois de…

— Laissez-nous, lui dit Crapart avec la dernière malhonnêteté. Voici votre affaire, dit-il à Lucien d’un air tranquille.

Il se mit à lire à demi bas :

« Hé… Hé… Hé… Ah ! voici. » Et il dit, en pesant sur les mots :

« La conduite du général Fari a été ferme, modérée, il a parlé aux jeunes gens d’une façon persuasive. Sa réputation d’honnête homme a beaucoup fait. »

— Voyez-vous cela ? dit Crapart. Eh bien ! mon cher, biffé ! biffé ! Et, de la main de Son Excellence :

« Tout serait allé mieux encore, mais, chose déplorable ! le général Fari a fait de la propagande tout le temps qu’il a été à *** et n’a parlé que des Trois Journées. »

— Cela vu, mon cher collègue, je ne puis rien faire pour la rentrée de vos dix mille francs. La phrase que vous venez de lire a été portée ce matin au ministère de la Guerre. Gare la bombe ! dit Crapart avec un gros rire commun.

Lucien lui fit mille remerciements et alla au ministère de la Guerre, au bureau de la police militaire.

— Le ministre de l’Intérieur m’envoie en toute hâte : on a inséré dans la dernière lettre une feuille du brouillon biffée par le ministre.

— Voici votre lettre, dit le chef de bureau ; je ne l’ai pas encore lue. Remportez-la si vous voulez, mais rendez-la-moi avant mon travail de demain, à dix heures.

— Si c’est une page du milieu, j’aime mieux l’enlever ici, dit Lucien.

— Voici des grattoirs, de la sandaraque, faites à votre aise.

Lucien se mit à une table.

— Eh bien ! votre grand travail sur les préfectures après les élections avance-t-il ? J’ai un cousin de ma femme sous-préfet à *** pour lequel on nous a promis Le Havre ou Toulon depuis deux ans…

Lucien répondit avec le plus grand intérêt et de façon à obliger le chef de bureau de la police militaire. Pendant ce temps, il recopiait la feuille du milieu de la lettre signée comte de Vaize. La phrase relative au général Fari était l’avant-dernière du verso à droite. Leuwen eut soin de ne pas serrer ses mots et ses lignes, et fit si bien qu’il supprima les sept lignes relatives au général Fari sans qu’il y parût.

— J’emporte notre feuille, dit-il au chef de bureau après un travail de trois quarts d’heure.

— À votre aise, monsieur, et dans l’occasion je vous recommande notre petit sous-préfet.

— Je vais voir son dossier et y mettre ma recommandation.

« Me voilà faisant pour le général Fari ce que Brutus n’aurait pas fait pour sa patrie ! »

Un commis de la maison Van Peters, Leuwen et Cie, qui partait pour l’Angleterre huit jours après, mit à la poste, à vingt lieues de la résidence du général Fari, une lettre qui lui donnait l’éveil sur la haine toujours vivante que le ministre de l’Intérieur avait pour lui. Sans signer, Leuwen cita deux ou trois phrases de leurs conversations sans témoins, qui nommaient au bon général l’auteur de l’avis salutaire.

  1. Le général Fari calomnié.