Lucienne/I/V

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Calmann Lévy (p. 47-57).


V


Quelques jours plus tard, Lucienne, dont la gaieté n’était pas revenue, travaillait, auprès de madame Després, à un ouvrage au crochet que Jenny lui avait appris à faire.

C’était sur la terrasse du casino ; la musique de l’orphéon résonnait bruyamment ; le ciel était pur, mais il ventait un peu, la tente de toile claquait sur les traverses de bois.

M. Provot était allé faire une partie de billard avec Adrien.

Jenny surveillait son élève du coin de l’œil ; souvent elle lui arrachait l’ouvrage des mains.

— Quelle tête dure ! s’écriait-elle ; et elle corrigeait une erreur, puis lui rendait le crochet en riant.

Lucienne s’efforçait de ne plus commettre de fautes, mais sa pensée était ailleurs.

Madame Després l’observait depuis quelque temps ; cette mélancolie donnait à son maintien quelque chose de réservé et de modeste qui plaisait beaucoup à la mère de Jenny et la faisait revenir sur la mauvaise impression que lui avait d’abord causée Lucienne. Certains détails de sa toilette l’inquiétaient encore ; mais elle se disait qu’à Paris on a beaucoup de mauvais exemples sous les yeux et que les jeunes filles sont très-étourdies. C’est pourquoi elle s’était promis de faire quelques observations à Lucienne.

Quand les orphéonistes, prenant un peu de repos, permirent à la voix humaine de se faire entendre, madame Després posa sa tapisserie sur ses genoux et tourna sa tête vers Lucienne.

— Ma chère petite, lui dit-elle, pourquoi faites-vous tomber vos cheveux si bas sur votre front ? c’est mauvais genre.

— Je l’ignorais, madame, dit Lucienne en rougissant ; mon oncle trouve cela joli.

— Moi aussi je trouve cela joli ! s’écria Jenny.

— C’est donc pour cela, mademoiselle, que depuis quelque temps tous tirez vos mèches jusque sur vos yeux, et que vous ressemblez à un chien havanais, dit madame Després sévèrement.

— Maman, c’est la brise qui m’a décoiffée.

— Vraiment ! c’est la brise ! est-ce que vous n’êtes pas de force à lui résister, à la brise, et à rarranger ce qu’elle dérange ?

— Votre mère a raison, Jenny, dit Lucienne, en passant la main sur le front de son amie. Découvrez-le, ce front pur et candide, ce front que pas une mauvaise pensée n’a terni.

— Mais votre front, mon amie, est aussi pur et il est bien plus blanc que le mien, dit Jenny en regardant Lucienne avec surprise.

— Ne vous attristez pas de ce que je vous dis, ma chère enfant, reprit madame Després, je serais désolée de vous avoir blessée.

— Ah ! madame, dit Lucienne avec émotion, je vous remercie de tout mon cœur des conseils que vous voulez bien me donner. Si j’avais eu auprès de moi un guide semblable à tous, je ne serais pas ce que je suis.

— Vous êtes une charmante jeune fille, pleine de cœur et de modestie ! dit madame Després vivement.

Jenny passa son bras autour de la taille de Lucienne, et l’embrassa sur la joue.

— Vous n’avez donc jamais été grondée par votre maman, lui dit-elle, que vous êtes si émue pour une légère observation. On m’en dit bien d’autres à moi, allez, et ça ne me fâche pas. Voyons, ajouta-t-elle, vous n’avez plus envie de travailler, laissez le crochet ; les orphéonistes s’en vont, courons dans le salon faire un peu de musique.

— C’est cela, mes enfants, dit madame Després, étudiez la sonate de Mozart à quatre mains, je l’aime beaucoup.

Les jeunes filles s’éloignèrent ; Adrien alla bientôt les rejoindre ; la partie de billard était finie, à son grand plaisir.

M. Provot vint s’asseoir près de madame Després.

— Comment ! chère madame, dit-il, on vous laisse seule ?

— Oui, reprit-elle, et je ne suis pas fâchée du tête-à-tête que cela me procure, j’ai à vous parler.

— À moi ?

— À vous, à propos de votre nièce. Je veux vous faire quelques observations sur la façon dont vous l’élevez. Entre mamans, cela se peut.

— Entre mamans ? dit M. Provot en écarquillant les yeux.

— Certes, n’êtes-vous pas un peu la mère de Lucienne ? Elle était orpheline, vous l’avez recueillie et élevée, pas trop mal, je l’avoue ; elle a bon cœur, elle est douce et sans vanité. Cependant, à bien des détails, il est visible qu’elle n’a pas eu de mère pour la guider dans la vie.

— En effet, balbutia M. Provot avec embarras.

— Tenez, ses toilettes d’abord qui ne sont pas tout à fait celles d’une jeune fille.

— Ah ! vraiment !

— Ne vous fâchez pas. Qu’est-ce qu’un homme, franchement, peut entendre aux chiffons ? Comment peut-il comprendre le plus ou moins de convenance d’une couleur ou d’une étoffe ? Le fait est que dans l’absolu c’est peu important ; on peut avoir un perroquet sur son chapeau, porter une robe rouge, un manteau bleu et des gants verts, sans cesser d’être une très-honnête personne ; mais, dans les conventions mondaines, tout a son importance. La jeune fille doit être guidée dans le choix de ses toilettes. Si on la laisse libre, on peut être sûr qu’elle s’habillera comme un chien savant ou comme une grand’mère. Cette fois, ce n’est pas le cas : Lucienne est très-élégante, trop élégante.

— En effet.

— Elle porte des dentelles ! et très-belles, ma foi ! elle avait hier un fichu en point d’Angleterre ! … des plumes, des frous-frous à n’en plus finir ! Une jeune fille doit être simple et avoir avant tout l’air d’une jeune fille.

— Une jeune fille… parfaitement… dit M. Provot de plus en plus troublé.

— Vous ne m’en voulez pas, reprit madame Després. Si je n’avais pas une estime sincère et une profonde sympathie pour Lucienne, je ne parlerais pas ainsi.

— Ah ! madame, vous êtes mille fois bonne, et je vous remercie de faire mon éducation d’oncle.

— Parions que votre nièce a lu des romans, continua madame Després.

— Elle en a lu, je le confesse.

— Là ! j’en étais sûre ! s’écria madame Després, est-ce qu’une jeune fille doit lire des romans et se bourrer la tête d’un tas de folies ? Qu’est-ce que deviendraient les mères de famille si leurs filles lisaient des romans ? Il n’y aurait plus moyen de vivre en repos. Je comprends maintenant pourquoi votre nièce est si souvent rêveuse, absorbée ; pourquoi j’ai quelquefois surpris sur son visage des expressions douloureuses qui m’effrayaient presque. Elle songeait à quelque héros ridicule qui s’est fait sauter la tête par amour pour quelque donzelle. Est-ce que Jenny est rêveuse ? la voyez-vous autrement que rieuse et paisible ? Aussi elle n’a lu que des ouvrages approuvés par M. l’archevêque.

— Ça doit être peu gai, objecta timidement M. Provot.

— À leur âge, elles ont bien d’autres façons de s’amuser : la promenade, la danse ; le moindre ruban les rend folles de joie. D’ailleurs, leur imagination travaille bien assez comme cela, elle n’a pas besoin d’aliments. Vous avez de la chance encore que votre nièce soit restée honnête. Avec une pareille éducation, tout était possible. Qu’auriez-vous dit si elle s’était fait enlever par un garçon coiffeur pour mettre un roman en action ?

— En effet… un pareil événement… murmura M. Provot, qui s’agitait sur sa chaise comme si elle eût été rembourrée d’épines.

— Chut ! dit brusquement madame Després en lui posant la main sur le bras, voici les enfants.

M. Provot poussa un soupir de soulagement. Jamais conversation ne lui avait été si pénible.

— Te baignes-tu, mère ? dit Adrien en s’approchant.

— Les vagues sont encore bien fortes pour moi, répondit-elle, j’aime autant ne pas me baigner.

— Tu as bien raison, maman, s’écria Jenny. C’est moi qui ne me baignerais pour rien au monde !

— Nous connaissons ton héroïsme, dit Adrien en riant.

— Ma foi, je suis d’avis qu’il est bien inutile de s’exposer sans raison, dit M. Provot. Si c’était pour sauver quelqu’un, pour rendre service à la patrie, ou seulement à la science, d’accord ; je serais le premier à dire : En avant ! Mais risquer de se noyer sans aucun motif, par fanfaronnade, non, je n’en suis plus ; moquez-vous de moi si vous voulez, je ne me baigne pas, je vais lire mon journal. Dame, mon cher, je ne suis pas un fort nageur comme vous.

— Allons, dit Lucienne, il n’y a que M. Adrien et moi qui ayons l’audace d’affronter la fureur des flots.

— Faites bien attention, au moins, dit madame Després.

— Sois tranquille, dit Adrien ; d’ailleurs la mer est à peine houleuse.

— Peut-on dire ça ! s’écria Jenny en frappant ses mains l’une contre l’autre, les vagues tombent comme des cataractes.

Lucienne et Adrien s’éloignèrent en riant et en se moquant de la peur de Jenny. Mais cette peur même venait de faire naître une singulière idée dans l’esprit de Lucienne.

— Je vais faire comme si je me noyais, se disait-elle. Il me sauvera ! Et je saurai bien lire sur son visage si je lui suis vraiment tout à fait indifférente.

Le jeune homme, prêt avant elle, était déjà dans l’eau lorsqu’elle sortit de sa cabine ; il semblait bondir de vague en vague, et il filait avec rapidité vers le large.

— Quelle force ! quelle audace ! se disait Lucienne debout sur la grève et grelottant un peu dans son peignoir de flanelle.

Elle restait là immobile, perdue dans une contemplation inquiète. Le vent secouait l’étoffe qu’elle serrait autour d’elle ; l’écume de la dernière vague venait mouiller ses pieds.

— N’ayez crainte, ma petite dame ! lui cria le baigneur ; donnez-moi la main, je vais vous faire entrer. N’allez pas trop loin, ajouta-t-il lorsque Lucienne eut franchi les premières vagues, la mer est un peu brutale.

Elle attendait qu’Adrien revint vers le rivage, pour mettre son projet à exécution.

— Je pousserai un cri, pensait-elle, puis je me laisserai couler bravement.

Mais le jeune homme continuait à s’éloigner ; elle le voyait à peine, les vagues le lui cachaient à chaque instant ; la fatigue commençait à la gagner, elle s’essoufflait ; l’écume des vagues, la frappant sans cesse au visage, l’étourdissait.

— Je pourrais bien me noyer pour de bon ! se dit-elle.

Personne ne se baignait et, comme la mer était houleuse, on n’avait pas mis le canot à l’eau. Lucienne était loin du rivage, elle regarda autour d’elle avec un commencement d’angoisse. Son cœur battait vivement ; mais elle ne voulait pas appeler, ce n’était pas par le baigneur qu’elle désirait être secourue.

— Du calme, voyons ! se dit-elle.

Elle nagea plus vigoureusement et atteignit le radeau sur lequel les nageurs peuvent se reposer. Elle s’y accrocha des deux mains. Il était violemment secoué, et il était difficile de s’y tenir. Cependant ce point d’appui rendit un peu de calme à Lucienne. Adrien revenait.

— À quoi bon tenter l’expérience ? se disait la jeune femme ; il ne m’aime pas, c’est certain. A-t-il un instant fait la moindre attention à moi ? Il a sans doute un autre amour dans le cœur.

Et elle le regardait, luttant avec la mer, si fort et si gracieux, faisant par instant surgir son torse hors de l’eau, puis se renversant comme sur un lit au milieu des vagues qui le berçaient.

— Il ne m’aime pas, il ne m’aimera jamais ! murmurait-elle, en sentant des larmes lui venir aux yeux.

Tout à coup, un choc brusque lui fit lâcher prise ; elle fut repoussée loin du radeau.

Un cri monta jusqu’à ses lèvres, mais l’eau lui remplit la bouche. Un bourdonnement formidable ronfla à ses oreilles. Elle leva les bras, cherchant à s’accrocher à quelque chose ; ce qui la fit enfoncer. Elle revint presque aussitôt à la surface. Son bonnet avait été emporté, ses cheveux l’aveuglaient. Une vague très-haute la submergea.

Avant qu’elle eût perdu connaissance, elle fut ramenée à l’air par Adrien, qui avait été près d’elle en un instant.

Il la saisit d’abord par les cheveux, et elle lui enfonça ses doigts dans le bras avec cette effroyable vigueur qu’acquièrent ceux qui se noient. Mais elle savait assez nager pour se rassurer vite, et l’étreinte se desserra. Le jeune homme la soutint sans peine jusqu’au rivage.

Il la fit asseoir sur les galets et s’assit à côté d’elle.

— J’ai eu si peur, que j’ai manqué de me noyer avec vous ! dit-il.

— Pourquoi m’avez-vous sauvée ? dit Lucienne.

— Comment ! pourquoi ? …

Mais il s’arrêta devant l’expression du visage de Lucienne. Pâle, les cheveux collés le long des joues, les lèvres tremblantes, les dents serrées, elle était presque effrayante.

— Elle a mal aux nerfs, elle va s’évanouir ! s’écria Adrien qui se leva vivement et l’emporta dans ses bras.

Lucienne appuya son visage sur la poitrine du jeune homme pour cacher un sourire de joie. Elle avait vu sa pâleur et l’inquiète sollicitude de son regard. Elle entendait bondir près de son oreille ce cœur qu’elle avait cru glacé. Il lui semblait que ces bras nerveux qui l’emportaient s’étaient refermés sur elle avec une violence passionnée qui trahissait autre chose qu’une pitié banale.

On les entourait ; il y avait un rassemblement sur la plage. M. Provot était accouru avec madame Després et Jenny.

— Là, vous voyez ! à quoi cela sert-il, ces fanfaronnades ? disait-il. Vous ai-je assez prévenue ? Si vous m’aviez écouté…

— Ce n’est pas le moment de la gronder, dit madame Després. Jenny, cours à l’hôtel chercher un grog bien chaud ; pendant ce temps, je vais l’aider à s’habiller.

— S’il y a du bon sens à risquer sa vie pour un bain froid ! marmottait M. Provot.

— Que voulez-vous, mon oncle ? dit Lucienne, je suis ainsi, je donnerais volontiers ma vie pour un instant de bonheur.

Elle entra dans sa cabine avec madame Després, pendant qu’au dehors on se racontait les péripéties de l’accident.

— Moi, je l’ai vue foncer, et puis elle agitait ses mains comme ça, disait une pêcheuse qui portait des crabes et des salicoques dans une hotte suspendue à son dos.

— Heureusement que ce jeune homme n’était pas loin d’elle. Le temps de mettre le canot à l’eau et de la rejoindre, elle aurait eu, le temps de se noyer.

— Elle a dû boire un bon coup tout de même.

— Vous verrez que les journaux de Rouen vont parler de mon aventure, disait Lucienne qui de sa cabine entendait tous ces propos.