Ludovico/18

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 2p. 192-221).

CHAPITRE XVIII.

Agnès commença à s’occuper d’habiller Ludovico, qui devait sortir le lendemain. Très-proprement mis, en grand deuil, et la contenance un peu moins abattue, il se mit en chemin pour porter le porte-feuille d’esquisses à son possesseur actuel. Arrivé à Fitz-roi-Square, il frappa à l’adresse indiquée. Un domestique vint ouvrir et l’introduisit d’abord dans un joli salon. À l’un des bouts était assise, devant une table à ouvrage, madame Joung, femme agréable, qui lui parut du même âge que sa mère. Elle le reçut avec affabilité et lui montra une chaise auprès d’elle, en lui faisant signe, par un regard, que son mari était occupé avec quelqu’un d’un autre côté de la chambre et ne pouvait lui parler. Dans ce moment, une petite boîte remplie de bobines de soie, tomba par terre, et elles roulèrent de tous côtés. Ludovico se hâta de poser son portefeuille et de courir pour les relever. À mesure qu’il les remettait dans la boite, il envidait la soie autour des bobines, avec plus d’adresse et d’intelligence que n’en ont ordinairement les petits garçons en touchant à des ouvrages de femmes. Fort bien, dit madame Joung en souriant ; je vois, jeune homme, que vous avez souvent aidé votre mère ; je vous en aime davantage, d’autant plus qu’en même temps vous n’avez pas négligé d’autres talens. Regardez, dit-elle, en, lui montrant un panneau de la boiserie garni de tableaux, vous trouverez-là un des ouvrages de votre enfance. Vous avez sûrement fait bien des progrès depuis lors ? mais celui-ci, qui me vient de mon frère, m’est plus cher que ne me le serait la plus belle peinture. Regardez ; vous verrez que lui aussi savait l’apprécier.

Elle se leva et conduisit le jeune garçon, rouge de confusion et de plaisir, devant le petit dessin. Il était proprement encadré, et ces mots étaient écrits au bas :

« Fait et donné par un enfant de dix ans qui travaille pour son père. »

Les yeux de Ludovico se remplirent de larmes : « Hélas ! dit-il en joignant les mains, je n’ai pu le garantir de la mort et je ne travaillerai plus pour lui. Il leva les yeux au ciel, et alors il apperçut au dessus de son dessin le portrait à l’huile d’un homme qu’il reconnut d’abord, quoiqu’il ne l’eut vu que quelques instans : mais la reconnaissance avait gravé ses traits dans la mémoire du sensible enfant. Le voilà, s’écria-t-il ; c’est lui-même, c’est mon premier bienfaiteur ! Oh quel plaisir me firent ces biscuits que ma mère désirait ! Mais il est mort aussi ; il est avec mon pauvre père. Ses larmes recommencèrent à couler, et celle de madame Joung s’y joignirent. Tous deux cherchèrent à se calmer en s’éloignant des images et des souvenirs qui les avaient attendris. En se rapprochant de sa place, les regards de Ludovico se portèrent sur un jeune garçon qui paraissait avoir un an ou deux de plus que lui, à qui M. Joung parlait. Un homme âgé, assis près d’une table, signait un parchemin qu’on fit aussi signer au jeune garçon. Ce vieillard remit ensuite à M. Joung plusieurs billets de banque, en disant : Voilà Monsieur, 350 pièces pour l’aprentissage de mon neveu. Il viendra lundi prochain, comme nous en sommes convenus ; et j’espère que vous trouverez en lui, un élève plein de génie.

Et moi j’espère, dit M. Joung, trouver un élève diligent et persévérant. Alors, peut-être, j’excuserai le génie qui a été jusqu’à présent le tourment de ma vie.

Vous m’étonnez beaucoup, dit le vieux gentilhomme.

— Cela peut être, Monsieur ; mais vous me comprendriez si, comme moi, vous aviez eu affaire à des jeunes génies, ou qui prétendaient l’être, sans réflexion, sans régularité, sans prudence, sans économie ; des étourdis des crânes, des négligens, des opiniâtres, des distraits, des libertins. J’en ai eu par-dessus les yeux, de ces foux de toute espèce, que leurs parens et eux-mêmes me vantaient comme de grands génies. Sans doute il en faut un degré pour réussir dans les arts ; mais croyez que la sagesse et la persévérance sont bien plus nécessaires encore. Dans le fait, le vrai mérite du génie est que, dans un esprit sage et réglé, il est le plus grand stimulant de l’industrie ; mais, sans cette condition, il ne sert qu’à égarer, et la présomption arrête les progrès du talent.

Vous entendez, Charles, dit l’oncle à son neveu, et j’espère que vous en profiterez. Ils saluèrent tous deux monsieur Joung, et sortirent ensemble.

Vous avez entendu aussi, dit monsieur Joung à Ludovico, et j’espère que vous croyez à ce que j’ai dit. Oui, en vérité, Monsieur, répondit-il ; c’est le langage de ma mère ; c’est ce qu’elle m’a répété chaque jour.

— Vous n’aurez donc aucune répugnance à faire ce que ce jeune homme a fait, à signer un contrat et à devenir mon apprenti ?

Oh, Monsieur ! dit Ludovico avec l’expression de la surprise et de la joie, je serais trop heureux sans doute, mais… Mais ce Monsieur… j’ai vu… Ah, Monsieur ! cela ne se peut pas.

Eh bien ! qu’avez-vous vu ? répondit M. Joung ; qu’on m’a donné une grosse somme d’argent pour la pension et l’instruction de ce jeune homme pendant trois ans. Il en a dix-sept ; vous en avez quatorze ; je veux vous prendre pour cinq ans au lieu de trois, et pour rien du tout, en considération de ce que vous possédez déjà assez bien l’art du dessin, et que j’espère que les même soins, l’industrie, l’honnêteté, l’affection que vous avez déployée jusqu’à présent dans votre conduite avec vos parens, vous les aurez aussi avec moi et avec ma femme. Voulez-vous me le promettre ? Moi, je vous promets de vous servir de père, et dejà je vous aime comme un fils.

Ludovico au comble de la joie, de la reconnaissance, de l’attendrissement, voulait l’exprimer à son digne ami, et ne le pouvait pas ; son cœur était trop plein. Honteux de ne pou voir retenir ses larmes vis-à-vis de M. Joung, dont l’air était si calme, il se tourna vers Mad. Joung, et vit que ses yeux étaient aussi humides. Alors, par un mouvement involontaire, il se précipita dans ses bras, et recula ensuite en lui jetant un regard qui disait tout ce qui était dans son cœur. Je vois tout ce que vous pensez, mon bon enfant, lui dit-elle, sans qu’il soit besoin de me le dire, et je suis assurée que, pour la première fois de ma vie, j’aurai un apprenti dans ma maison qui, loin de faire tort à son maître, veillera à ses intérêts, ne perdra pas son temps, ne manquera pas au respect dû à ce bon maître et à sa femme. Vous, Ludovico, vous ne vous conduirez sûrement pas comme ceux dont j’ai tant eu à me plaindre ?

Que Dieu m’en préserve ! Madame, dit le jeune homme en levant au ciel, ses yeux humides.

Conservez toujours mon enfant, cette humble confiance envers le ciel, cette pieuse observance de vos devoirs. religieux ; augmentez en vertus en avançant en âge. Dès cette heure. vous faites partie de ma famille. Je vais tout préparer pour vous recevoir lundi. Allez à présent porter cette bonne nouvelle à votre mère ; c’est de sa main que je veux vous tenir.

Il y courut, et trouva cette bonne mère baignée de larmes. Elle venait de recevoir et de lire la réponse de son bien-aimé père. Le ciel a exaucé ses vœux ! dit-elle après avoir appris le bonheur de son fils ; mais elle ne pouvait attendre jusqu’au lundi suivant pour exprimer aux bienfaiteurs de son cher Ludovico la reconnaissance dont son cœur était plein ; elle voulait y aller le soir même. Ludovico craignit que tant d’émotions, coup sur coup, ne lui fissent du mal. D’ailleurs M. Joung logeait assez loin. Il la conjura donc de renvoyer au lendemain à y aller, et de consacrer le reste de cette journée à communiquer à son bon grand-père la consolante nouvelle de tout leur bonheur, en lui renvoyant le billet de dix livres sterlings qu’il n’avait pas manqué de joindre à sa lettre, et dont ils n’avaient plus un besoin assez pressant pour le priver de cette somme.

Agnès céda à la requête de son fils ; elle écrivit une très-longue lettre à ce père si chéri et si révéré, dans laquelle l’espoir de l’avenir était mêlé avec le chagrin du passé. Elle anticipait en idée sur le doux moment où elle irait les revoir et lui présenter ses enfans. Ludovico, et même Constantine, y joignirent quelques lignes et lui demandèrent sa bénédiction. Tous les trois ensuite se préparèrent pour l’heure du repos, en rendant grâce à la Providence qui, au travers de sombres nuages, les avait conduits par degrès dans une situation plus tranquille, mais madame Lewis aurait voulu que son Alfred en fût le témoin. Dans la confiance qu’il jouissait, dans une autre vie, d’un bonheur plus parfait et plus durable, elle passa la meilleure nuit qu’elle eût passée depuis long-temps.

Le matin suivant, proprement habillée en grand deuil de veuve, laissant Constantine aux soins de son frère, elle s’achemina vers Fitzroi-Square, pour faire une visite de remercîment à madame Joung. On l’introduisit de suite. La famille était à déjeuner avec un ami. En voyant un étranger, elle fut d’abord interdite ; mais M. Joung la présenta à sa femme, et ensuite à ee monsieur, avec les expressions les plus flatteuses ; et madame Joung la reçut comme une amie qui est bien ve nue dans tous les momens. Dès qu’elle fut assise, M. Joung, en lui demandant excuse, dit qu’il était obligé de les quitter ; mais vous pourrez également, dit-il à sa femme, parler de ce que vous savez avec M. Lloyd, et terminer ; je désiré fort que la chose puisse avoir lieu : et il sortit.

Madame Lewis comprenant par ce peu de mots que madame Joung avait quelque affaire avec ce gentilhomme, voulut aussi se retirer, d’autant plus qu’il l’embarassait par la manière marquée et pénétrante dont il l’a regardait. Quoiqu’il n’y eût précisément rien de désobligeant dans ce regard, elle désirait de l’éviter et voulut prendre congé. Mais madame Joung posant la main sur son bras, l’arrêta en lui disant : Ne nous quittez pas, je vous en prie, madame Lewis ; c’est avec vous que nous avons une importante affaire à traiter. Agnès se rassit, bien surprise, et ne comprenant pas où elle en voulait venir.

Notre ami, M. Lloyd, continua-t-elle, demeure dans la cité. Il est à la tête d’une maison de commerce très-considérable. Craignant que l’air de cette partie de la ville ne soit pas sain pour ses enfans, encore très-jeunes, il a acheté à Hamstead une jolie petite campagne, et veut les établir dans cette agréable demeure. Une femme en qui il avait une entière confiance pour les soigner, vient de mourir. Il voudrait la remplacer par une bonne gouvernante en état de surveiller leur éducation, qui fut pieuse, vigilante, et qui, étant mère elle-même, sentit toute l’importance des devoirs qu’elle aura à remplir. En retour de ses soins, M. Lloyd et sa femme feront tout ce qui dépendra d’eux pour la rendre parfaitement heureuse et lui faire un sort avantageux. Je ne connais personne, madame Lewis, qui puisse mieux que vous, répondre à tout ce qu’on désire pour cette place, Il s’agit de savoir si vous voulez l’accepter.

Si vous pensez, Madame, que j’aie les qualités nécessaires, dit Agnès avec une noble modestie, je m’estimerais fort heureuse, et de la bonne opinion que vous avez de moi, et de pouvoir la justifier. Mais il y a un seul obstacle ; ma pauvre petite fille, ma Constantine…… Je sais que je pourrais l’envoyer à mes parens, chez qui elle serait heureuse aussi ; mais il faut que je vous avoue ma faiblesse. Je viens de perdre un mari qui m’était bien cher, et je ne puis, non, je ne puis prendre sur moi de me séparer encore, au même moment, de mes deux enfans.

Vous ne serez point appelée à cette épreuve, dit monsieur Lloyd avec le ton de la bienveillance. Non, ma bonne amie, car déjà je veux vous donner ce titre, vous ne devez pas quitter votre fille pour des enfans étrangers. Elle doit vivre près de vous et se former sur votre exemple ; mais elle peut partager ce bonheur avec mes filles, qui seront pour elle comme des sœurs Je crois que plutôt vous respirerez l’air de la campagne, et mieux ce sera. Ainsi, si vous y consentez, ma voiture ira vous prendre lundi prochain avec Constantine pour vous mener toutes les deux à Hampstead. C’est le jour fixé pour l’entrée de votre fils chez son digne maître. Votre appartement vous paraîtrait trop triste. Il faut, dit-il, en riant, que mes enfans vous le fassent un peu oublier.

Des larmes d’étonnement et de reconnaissance coulèrent sur les joues de l’intéressante veuve, pendant que sa bouche tâchait d’exprimer son contentement et sa gratitude, même avant de savoir le traitement qui lui était offert, et qui surpassa de beaucoup son attente. Ah ! dit-elle, avec sentiment à ses nouveaux amis, laissez-moi croire que l’esprit de mon Alfred est dans ce moment au milieu de nous ; qu’il voit vos bontés pour ceux qui lui furent si chers, et qu’elles font partie du bonheur dont il jouit.

Elle revint à son tour apprendre à ses enfans cette heureuse nouvelle, et tous deux s’en réjouirent. Leurs petites affaires furent bientôt arrangées. La vente de leur mobilier acheva de payer ce qu’ils devaient encore. Agnès rendit son appartement, et M. Joung demanda que ce fût chez elle que la voiture de M. Lloyd vint prendre la mère et la fille. Elles allaient partir, quand on annonça un homme de loi qui désirait parler en particulier à la veuve de M. Alfred Lewis, et disait qu’il arrivait exprès de Leeds dans cette intention. Agnès fut à la fois surprise et effrayée. Elle craignit que son mari n’eût peut-être contracté là quelque dette au-dessus de ses moyens. M. Joung, voyant sur son visage une impression pénible, répondit pour elle, qu’elle ne recevait personne qu’en présence de ses amis ; que si l’étranger le voulait ainsi, il pouvait entrer ; ce qu’il fit d’abord.

Il s’approcha de madame Lewis, et lui dit qu’il venait de la part de M. Wright (ce fabricant de Leeds, pour qui M. Lewis avait fait la machine ingénieuse dont nous avons parlé) ; que ce M. Wright ayant vu sur les papiers que M. Lewis était mort, désirait de ravoir en sa possession un écrit signé de lui, qu’il avait donné une fois à M. Lewis, et qui devait s’être trouvé parmi ses papiers ; que cet écrit n’était de nul usage à la famille Lewis, et pouvait lui être utile, vu qu’il était sur le point d’obtenir une patente pour la machine, qui avait parfaitement réussi, et qui depuis quelque temps était en activité.

Madame Lewis répondit qu’elle n’avait aucun doute que ce papier ne se retrouvât, ayant conservé soigneusement tous ceux qu’avait laissés son mari. « Il y en a un, ajouta-t-elle, que je n’ai point ouvert et que j’ai mis dans ma cassette. Il est lié d’un cordon vert : pensez-vous que ce soit celui-là ? »

Je sais, dit-il, que le sceau y est attaché par un cordon vert, et je suppose que le paquet est lié de même. C’est une obligation par laquelle mon client, M. Wright, s’engage à payer une certaine somme, si au bout de trois ans la machine se trouve répondre à son but. Ce terme n’est pas encore expiré ; mais M. Wright a pensé que dans, cette triste circonstance, une somme d’argent pourrait être agréable à madame Lewis. Il m’a envoyé à Londres pour conclure avec elle cette affaire. Vous me rendrez l’obligation, et je vous compterai la somme que M. Wright m’a remise pour vous.

— Je lui suis extrêmement obligée, dit Agnès ; c’est un très-beau procédé de sa part. Je croyais que feu mon mari ayant vendu cette machine à son départ de Leeds, il n’avait plus rien à prétendre.

L’homme de loi rougit un peu…. hésita. Enfin il dit : Il est étonnant, madame, que M. Lewis ne vous ait pas informé que cette stipulation ne pouvait regarder que l’inventeur de la machine, et que même en la vendant, il ne perdait aucun de ses droits sur le prix de l’invention.

— Je suppose, dit Agnès (en rougissant aussi de l’idée qu’elle venait d’exposer son Alfred an reproche de négligence ou de manque de confiance pour elle) ; je suppose que le terme n’étant pas échu, il n’y pensait pas encore, et que sa maladie si inattendue et si prompte absorbait toutes ses idées. Il se fiait aussi à la parfaite honnêteté de M. Wright, et il avait bien raison.

Une nuance d’embarras se peignit encore sur le visage de l’avocat. — Vous acceptez donc la transaction que je vous propose ? dit-il en se remettant.

— Avec plaisir et reconnaissance, Monsieur. Que dois-je faire ?

Me remettre le papier en question ; ou, ce qui vaut bien autant, me faire un reçu pour fin de tout compte sur cet objet, de deux cents livres sterlings que je vais vous remettre. En disant cela, il tira un papier déjà écrit et une écritoire, qu’il plaça devant Agnès, en la priant de lire et de signer ; et sortant aussi une grosse bourse, il commença à compter la somme. Madame Lewis ne savait si elle rêvait. Deux cents livres sterlings étaient une somme si fort au-dessus de son attente, qu’elle ne pouvait en croire ses yeux et ses oreilles. Elle prenait la plume pour signer ce qu’on lui présentait, lorsque M. Joung, mettant tranquillement sa mai sur la sienne, et lui ôtant la plume, lui dit :

— Ma chère Madame, il vaut mieux rendre l’obligation ; c’est plus sûr. Où est-elle ?

— Au fond de la cassette que je vous prié de garder en dépôt.

— Elle est dans mon cabinet. Ludovico, allez la prendre ; nous examinerons ce titre, et nous verrons s’il est bien en effet de deux cents pièces.

— Je n’ai pas dit cela, s’écria l’avocat. Il est peut-être plus considérable, mais vous voudrez bien observer que l’obligation ne sera échue que dans plusieurs mois. Ce te offre se fait pour arranger madame Lewis. Vous avez entendu vous-même, Monsieur, qu’elle ne croyait pas que M. Wrigth lui dût rien. Il n’avait qu’à se taire, et…

— Honte sur vous et sur lui, si vous achevez votre pensée ! s’écria M. Joung, avec la plus vive indignation, et sortant tout à fait de son calme accoutumé. Ainsi, ajouta-t-il, l’on regrette de n’avoir pas profité de l’ignorance et de la bonne foi d’une femme, pour dépouiller la veuve et l’orphelin. Madame Lewis, Monsieur, n’a besoin de rien dans ce moment. Elle ne doit pas un schilling. Elle et ses enfans sont pourvus et placés ; elle attendra l’échéance de ce qui lui est dû, et terminera régulièrement.

Ludovico rentrait avec la cassette : elle fut ouverte et l’obligation trouvée, liée avec quelques brouillons de poésie et des comptes de marchands. Elle était un peu déchirée, mais point effacée ; et l’avocat la reconnut pour celle qu’il réclamait. M. Joung la lut à haute voix. C’était un contrat par lequel M. Wright s’engageait à payer à M. Lewis, inventeur de la machine pour la fabrique des draps, cinq cents pièces au bout de trois ans, si elle réussissait, et cinq cents autres au bout de cinq ans, lorsqu’il aurait obtenu une patente. Le tout était dans les formes proposées par M. Wright lui-même, et acceptées par M. Lewis ; mais il s’en fallait de sept mois que les trois années ne fussent accomplies. Il était clair que le pauvre Lewis, toujours dans les espaces imaginaires, avait oublié cette transaction. M. Wright se l’était rappelée ; et apprenant que Lewis était mort, il avait espéré obtenir un meilleur marché de sa veuve. L’avocat baissait les yeux avec confusion.

— À présent, Monsieur, lui dit M. Joung en tenant encore l’obligation dans la main, vous aurez la bonté d’informer votre client, que le jour même où les cinq cents pièces seront échues, elles doivent être payées en entier à madame Lewis. Je m’engage en votre présence à suppléer jusqu’alors à tout ce qui pourrait lui manquer. Ainsi l’arrangement si cruel et si désavantageux pour elle, que vous osiez lui proposer, tombe de lui-même. Je rougis-pour M. Wright quand je réfléchis qu’il va faire une immense fortune, due en entier au génie et au travail du mari et du père de ceux qu’il voulait priver d’un mince avantage, comparé à celui qu’il en retirera.

Ah ! Monsieur, vous ne savez pas tout, dit l’avocat : la machine fut abandonnée par M. Lewis lui-même avant d’être achevée, et vendue à un simple charpentier, pour six ou sept pièces. Elle fut rachetée par mon client.

— Je n’en ai aucun doute, dit M. Joung, et autant j’exècre l’avidité de l’une des parties, autant je blâme la négligence de l’autre ; mais les innocens ne doivent pas en souffrir.

Agnès se rappela très-bien le moment où son mari, pressé de partir pour Londres, avait remis sa machine au charpentier, en exigeant de lui de la remettre à M. Wright, qui lui paierait au-delà de ce qu’il en donnait à M. Lewis. Agnès, en remerciant Dieu de cette fortune inespérée, qui la mettait pour la vie à l’abri du besoin, la rapportait aussi à son Alfred. Ah ! oui, dit-elle avec un sentiment d’orgueil, il avait vraiment du génie ; mais il ne savait pas en tirer parti. Je jouis doublement de cette fortune, en pensant que je la dois à ses talens.

— À propos de cela, Madame, dit M. Joung, qu’avez vous fait de l’édition du poëme de votre mari ? vous ne l’avez pas vendue, j’espère.

— Non, Monsieur ; elle s’est trouvée si mal imprimée, que je n’en aurais tiré que peu de chose. Je n’ai pas voulu déshonorer un aussi bel ouvrage en le laissant à vil prix. Je l’ai encore toute entière, à l’exception de quelques exemplaires, mis en dépôt chez des libraires.

— Il faut que Ludovico aille les reprendre tous dès demain. Il viendra un moment où vous en tirerez peut-être aussi un grand parti. Ah ! comme tout ceci est la preuve que le trône du génie n’est qu’une vapeur, lorsque sa base n’est pas la sagesse, et ses supports la persévérance et l’économie !

À l’heure fixée, M. et madame Lloyd arrivèrent, prirent dans leur voiture la veuve et sa fille, qui était dans la joie, et les menèrent dans une maison de campagne, petite mais très-élégante, bâtie au milieu d’un charmant jardin et des plus beaux ombrages. Elles furent entourées par trois jeunes filles, enchantées d’avoir une nouvelle compagne et une seconde maman : c’est ainsi qu’elles appelèrent d’abord Agnès, qui les aima et les soigna véritablement en mère. Les mois s’écoulaient comme des jours dans cette agréable retraite, où la vie était animée et remplie par l’exercice des plus doux devoirs, où le bonheur d’Agnès était augmenté par la certitude d’être utile, en formant ces jeunes cœurs aux vertus domestiques, et par-dessus tout à la religion sainte, dont le sien était si vivement pénétré. Ludovico, en même temps, répondait parfaitement aux espérances de son digne maître, à qui il devenait plus cher de jour en jour. Il faisait de très-grands progrès dans le bel art du graveur, quoiqu’il eût beaucoup plus d’inclination pour la peinture. Mais profitant du fatal exemple que son père lui avait laissé, il persista dans le travail auquel les circonstances et les bontés de son protecteur l’avaient appelé. Celui-ci croyant que ces deux états pouvaient très-bien s’allier, lui laissa quelques heures de la journée pour continuer à s’exercer au dessin et à la peinture. Il ne perdait pas un seul moment, et ne se permettait d’autres distractions que de fréquentes visites à sa mère. Ses jours étaient embellis par sa bonne conscience, et ses nuits, par le doux et paisible repos qu’elle procure. Il parvint ainsi à la jeunesse, aimé et estimé de tout ce qui l’entourait.

Comme nous avions seulement le projet, en commençant cet ouvrage, de donner l’histoire de l’Enfance de Ludovico, nous ferions bien, peut-être, de la terminer ici. Mais si nous sommes assez heureux pour que notre jeune héros ait intéressé les lecteurs, il s’en trouvera qui seront bien aise de connaître sa situation actuelle, et les pas qui l’ont mené au degré de considération dont il jouit : c’est pour eux que nous cédons à l’envie de leur donner encore le chapitre suivant.