Lysis (trad. Cousin)/Argument philosophique

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome quatrième




LYSIS,

OU

DE L’AMITIÉ.





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ARGUMENT


PHILOSOPHIQUE.


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TOUS les critiques veulent que le Lysis soit le pendant du Charmide. En effet, à ne considérer que l’extérieur, tout se ressemble dans ces deux dialogues. Dans l’un comme dans l’autre, c’est Socrate qui raconte lui-même une conversation qu’il eut autrefois dans une palestre. Le lieu de la scène est le même ; les deux principaux interlocuteurs de Socrate sont à-peu-près les mêmes : ici le beau Lysis, là le beau Charmide. La conversation a la même étendue, et des deux côtés elle n’aboutit ou semble n’aboutir à aucun résultat. Enfin une grâce presque égale respire dans les deux ouvrages. Voilà les ressemblances qui ont frappé tous les yeux ; selon nous, elles couvrent de graves différences. D'abord la grâce du Lysis est plus sévère que celle du Charmide. On ne peut pas dire qu'il y ait dans le Lysis comme dans le Charmide cette prédominance de la grâce sur un fond assez pauvre, presque étrangère au siècle et à la manière de Platon, et qui même, aux yeux d'une critique rigoureuse, pourrait faire considérer le Charmide, sous le rapport de la beauté, comme un monument d'une époque inférieure. Peut-être aussi n'y a-t-il pas non plus dans le Lysis cette fusion intime de la grâce et de la force, ce mélange exquis du charme de la forme et de la grandeur des idées, qui est la perfection de l'art et caractérise la maturité de Platon ; loin de là Schleiermacher a-t-il cru saisir dans la manière d'amener les exemples et de passer du récit au dialogue et du dialogue au récit une certaine rudesse d'exécution qui trahit la main novice encore du grand artiste à son début. Mais c'est dans la partie dialectique des deux dialogues que se montre surtout leur différence. Dans le Charmide, la dialectique semble, comme la grâce, dépensée en pure perte, et presque uniquement pour embarrasser un enfant ; de subtilités en subtilités, elle se résout en une leçon de modestie ; le sujet est un peu vague, la conclusion presque insignifiante, les procédés arbitraires, et le tout sans grandeur. Au contraire, dans le Lysis, le sujet est de la plus haute importance ; et, une fois commencée, la discussion y marche, d'un pas ferme et rapide, et trop rapide peut-être, à son but, savoir la réfutation de toutes les solutions exclusives et défectueuses de la question proposée, réfutation qui seule pouvait préparer la place à une solution définitive. Tant de ressemblances et tant de différences entre le Lysis et le Charmide ne permettent guère de douter que le second ne soit une copie du premier, et une copie affaiblie. Quoi qu'il en soit, nous ne craignons pas d'avancer, pour le Lysis, que le caractère général de cette petite composition se rapporte à merveille, dans l'histoire de la beauté chez les Grecs, au temps de la jeunesse de Platon, à ce temps auquel précisément la tradition conservée par Diogène de Laërte fait remonter le Lysis. La place du Lysis nous paraît donc pouvoir être fixée, dans la vie de Platon, à l'époque où, sortant de la poésie, des formes mythologiques et du haut mysticisme où s'était nourri son génie, il s'occupait presque exclusivement de dialectique, du soin de se rendre compte à lui-même de ses propres idées et de se frayer sa route à travers les opinions contemporaines, sans être encore arrivé à cette supériorité de conceptions et à cet art consommé où il devait unir et fondre inséparablement l'antique profondeur et la dialectique nouvelle, la poésie et l'analyse, l'exactitude la plus sévère et le plus heureux emploi des symboles. Nous regardons le Lysis comme un des premiers essais dialectiques de Platon, essai encore un peu rude, et où il est d'autant plus curieux et plus aisé d'étudier le procédé de son esprit et l'artifice fondamental de sa composition.

Il faut se faire une idée juste de la situation de Platon dans son temps pour bien comprendre sa méthode générale, la forme nécessaire qu'il dut employer et créer pour arriver à son but. En possession de vérités simples et éternelles, cachées au sein de traditions mythologiques, et en même temps en présence d'écoles sophistiques qui abusaient du raisonnement, Platon avait à faire deux choses : 1° de se rendre compte à lui-même de la vérité que lui léguaient les siècles pour la mettre en harmonie avec le sien ; 2° d'opposer au raisonnement des sophistes une méthode supérieure de raisonner, et de les battre avec leurs propres armes. De là cette dialectique qui pénètre, sans les détruire, dans les idées les plus profondes, éclaire sans les altérer, et, pour ainsi dire, féconde sans leur faire violence les croyances les plus saintes, et les élève doucement de la religion à la philosophie ; ou qui, aussi impitoyable que tout à l'heure elle était indulgente, se tournant vers le sophisme, l'attaque et le combat sans relâche, le poursuit dans tous ses retranchements, et ne l'abandonne qu'après l'avoir totalement défait et s'être rendue maîtresse absolue du champ de bataille. On conçoit maintenant comment la plupart des dialogues de Platon devaient être de simples réfutations. Le Lysis est de ce genre. C'est un combat, un combat à outrance, et rien de plus. ici il détruit, ailleurs et un autre jour il élèvera. Aujourd'hui sa tâche est de préparer les voies à la vérité en écartant successivement toutes les fausses solutions possibles d'une question, et, par leur destruction progressive, de pousser irrésistiblement les adversaires de la vérité jusque dans l'abîme du scepticisme. C'est là son but, je veux dire son but apparent ; car au-dessus et par-delà l'abîme où il précipite et confond tous les faux dogmatismes de son temps, est une région supérieure dans laquelle il n'entre pas, il est vrai, mais sur laquelle il a les yeux fixés, et à laquelle il emprunte avec sa force secrète dans les combats qu'il rend sur cette terre l'inaltérable sérénité de son âme au milieu des ruines qui l'entourent et sur le bord du scepticisme universel. Voilà ce qu'il faut bien comprendre et ne pas perdre un instant de vue pour suivre avec fruit et avec intérêt ce grand homme dans la pénible carrière de ses dialogues réfutatifs. Le procédé caractéristique de son génie, comme dialecticien et comme artiste, est précisément ce qui fait l'embarras et presque le désespoir du lecteur moderne qui n'en a pas le secret. Platon ne réfute jamais une opinion qu'en faveur d'une autre à laquelle il amène l'interlocuteur, qu'il lui suggère et qu'il établit avec tant de soin qu'il semble vouloir s'y reposer et qu'on est tenté de le faire avec lui. Puis, cette même opinion qu'il vient d'entourer de tant de lumières, de vraisemblance et d'intérêt, il la dégrade, l'obscurcit et la ruine en faveur d'une autre qu'il élève de nouveau pour la précipiter à son tour, et toujours de même, promenant ainsi son interlocuteur et son lecteur de triomphe en triomphe et de ruine en ruine, sans trouver ni même sans avoir l'air de chercher aucun résultat ferme et solide. Et il ne faut pas croire que ces opinions que Platon élève et détruit tour à tour soient des jeux de son esprit, des hypothèses imaginées à plaisir pour être à plaisir et facilement réfutées ; non, ce sont des opinions réelles et historiques empruntées à de grandes écoles antérieures ou contemporaines, et que l'histoire de la philosophie retrouve pour la plupart à mesure qu'elle avance et connaît mieux le siècle de Platon ; avec cette différence toutefois que dans Platon elles sont éclaircies dans leurs principes, fortifiées dans leur exposition, poussées à la rigueur dans leurs conséquences, c'est-à-dire élevées à leur idéal, et ne sont plus par conséquent des manières de voir particulières, propres à tel ou tel contemporain de Socrate, mais des théories générales et fondamentales, et comme les types classiques de tous les systèmes analogues répandus à travers les âges. Une pareille polémique n'appartient plus à la Grèce et à l'histoire, mais à l'esprit humain et à la philosophie. Le siècle de Platon semble alors l'humanité tout entière représentée par quelques hommes : c'est pour cela que les dialogues de Platon sont immortels, qu'ils planent au-dessus de tous les siècles, interviennent dans toutes les discussions les plus lointaines, pourvu qu'elles soient grandes et qu'elles aillent aux racines des choses, contiennent nos débats que nous croyons d'hier, poursuivent et combattent encore aujourd'hui après deux mille ans avec les mêmes armes, qui ont à peine besoin d'être un peu retrempées, les mêmes adversaires, les poussent encore à l'absurde, et les contraignent d'avouer qu'ils ne peuvent s'entendre avec eux-mêmes et n'ont de ressource que l'absolu scepticisme.

Sans doute ces considérations générales eussent été aussi bien placées à la tête de tout autre dialogue réfutatif ; mais peut-être convenaient-elles particulièrement à celui que l'on peut regarder historiquement comme le premier essai de Platon en ce genre, et dans lequel le ca1actère dialectique que nous avons signalé domine tellement, qu'il étoufferait toute lumière et tout intérêt, et ferait du Lysis une mystification inintelligible pour le lecteur qui ne serait pas prévenu et perdrait de vue et le but et la méthode de Platon.

Le sujet du Lysis est la ce sentiment qui n'est proprement ni l'amour ni l'amitié des modernes, mais l'un et l'autre considérés dans ce qu'ils ont de général et de commun, indépendamment du sexe et du plus ou moins de vivacité du sentiment ; la question est de savoir ce que c'est que l'amitié et en quoi elle consiste. Or, à cette question, quelle est la réponse la plus simple, celle que l'esprit encore peu exercé à la spéculation se fait d'abord à lui-même ? C'est par celle-là que la dialectique doit commencer, si elle veut procéder avec ordre, c'est-à-dire du plus facile au moins facile, et n'agrandir que graduellement les difficultés ; cette gradation est une loi à laquelle Platon ne manque jamais. Plaçons-nous donc dans le point de vue du sens commun et de la raison naturelle. Là le sentiment paraît indéfinissable, et tout ce qu'on peut faire est, ce semble, de le constater dans l'âme et de le rapporter au sujet qui l'éprouve. A la première vile de l'esprit, l'amitié ne consiste qu'à aimer, et l'ami est tout simplement celui qui en aime un autre. Le sens commun s'arrête là. Mais le sens commun, qui a l'air si peu dogmatique, l'est cependant en réalité : car, enfin, dire que l'ami est celui qui aime, c'est dire qu'il n'est pas autre chose, et cela même est toute une définition, et cette définition a beau se présenter avec modestie, elle n'en a pas moins la prétention d'être satisfaisante ; or elle ne l'est pas. Platon pour la réfuter n'a besoin que de la soumettre à cette épreuve de toute définition, savoir, si elle est complète, si l'amitié est expliquée tout entière par le sentiment d'un être pour un autre, et si l'ami est celui qui aime, et rien de plus. Non, évidemment, car un homme peut en aimer un autre qui ne l'aime point, même un autre qui le hait ; et, dans ce cas, il n'y a pas entre eux amitié. En un mot Platon prouve que le sentiment du sujet ne suffit pas pour constituer et expliquer l'amitié dans toute son étendue, et il établit la nécessité du sentiment d'amour dans l'objet ; il l'établit si fortement, il met si bien en lumière cette nouvelle condition, qu'elle paraît toute seule, et semble contenir toute la question, ce qui amène une seconde définition opposée à la première, tout aussi naturelle et tout aussi incomplète, que l'amitié consiste à être aimé, et que notre véritable ami est celui qui nous aime. Mais cette définition tombe elle-même sous la même objection que la précédente, et n'y résiste pas mieux ; car on peut être aimé sans aimer, et si l'amitié ne consistait qu'à être aimé, l'amitié pourrait exister dans l'objet sans exister dans le sujet, entre deux hommes dont l'un n'aimerait pas l'autre, ce qui est absurde. Voilà déjà deux solutions exclusives écartées, et écartées l'une par l'autre ; mais ce n'est là pour ainsi dire que le début de la polémique, une simple escarmouche sur la double signification de ὁ φίλος qui a grammaticalement le sens actif et passif, comme en français l'ami se dit également et de ce que nous aimons et de ce qui nous aime. Bientôt la lutte devient plus sérieuse, et après les suggestions naturelles mais incomplètes du sens commun, viennent les solutions systématiques de la réflexion et de la philosophie. En voici deux célèbres que la philosophie propose encore aujourd'hui, comme le bon sens propose encore les deux premières.

La première fois que la réflexion cherche à se rendre compte d'un phénomène de l'âme, elle est tentée de lui chercher quelque analogie avec les phénomènes sensibles du monde extérieur qui la frappent d'abord, et de l'expliquer par cette analogie : c'était un philosophe de la nature le premier qui chez les Grecs expliqua l'amitié par la ressemblance. La maxime que le semblable aime son semblable était une maxime en vogue au temps de Platon, et à la vérité elle explique souvent l'amitié : mais la question est de savoir si elle l'explique toujours ; or, en fait, elle ne l'explique pas toujours. En fait, il n'est pas vrai que tout semblable aime son semblable, car le méchant n'aime pas le méchant : deux méchans pouvant se nuire, et le voulant toujours s'ils le peuvent, se haïssent et sont en guerre perpétuelle. Il ne faudrait donc entendre cette maxime que des gens de bien, c'est-à-dire la restreindre, c'est-à-dire la détruire. Il y a plus, restreinte à une seule classe de phénomènes, elle ne s'y applique pas davantage, et prise en soi et absolument elle est fausse. En effet, le semblable ne peut rien tirer de son semblable qu'il ne puisse attendre de lui-même ; il n'en a pas besoin ; et, dans cette indépendance réciproque, il n'y a pas lieu à l'amitié : qui se suffît à soi-même n'aime personne. Il ne faut donc pas trop se fier à la maxime que le semblable aime son semblable, même restreinte dans son application aux gens de bien ; et ici, comme auparavant, Platon fait ressortir avec tant de force le vice de la théorie de la ressemblance comme fondement de l'amitié, qu'il jette l'interlocuteur dans l'extrémité opposée. Il prouve si bien que le semblable n'a pas besoin du semblable, et que la différence est une condition nécessaire du besoin d'aimer, que la maxime contraire à la précédente, savoir que l'on s'aime par les contrastes, s'établit d'elle-même et comme la solution véritable et définitive. Platon, qui l'a suggérée habilement, l'accepte, et du haut de ce nouveau système il foudroie le précédent, et bat totalement en ruine l'explication de l'amitié par la ressemblance. La discussion semble finie, mais après s'être servi de cette nouvelle maxime contre la première, Platon l'examine à son tour. Cette maxime est le dernier mot et le plus profond de la philosophie de la nature ; elle appartient aux derniers physiciens de l'Ionie, comme la première aux derniers physiciens de l'Italie. Elle explique beaucoup de choses et elle semble expliquer tout. Le sec est ami de l'humide, le froid du chaud, l'amer du doux, l'aigu de l'obtus, le vide du plein, le plein du vide, et en général le contraire du contraire : bien plus, le contraire vit de son contraire, tandis que le semblable ne profite en rien à son semblable. Tout cela a bien l'air d'être vrai, l'est un peu, mais ne l'est pas absolument, et par conséquent est faux comme système ; car le juste n'est pas ami de l'injuste, le faux du vrai, la tempérance de l'intempérance, le bien du mal, la haine de l'amitié : donc il faut abandonner cette seconde maxime au même titre que la première, c'est-à-dire comme trop absolue. Après avoir battu Empédocle avec Héraclite, Platon bat de nouveau Héraclite avec Empédocle ; et opposant les deux systèmes l'un à l'autre, il les brise l'un contre l'autre, ou plutôt il les fond l'un dans l'autre. Là est le secret, le caractère admirable et vraiment original de la dialectique platonicienne. A vrai dire, elle ne détruit rien, elle modifie tout et conserve tout en le modifiant ; elle détruit le faux des maximes absolues, mais elle respecte et dégage la vérité qui était jointe à l'erreur, et qui dans cet alliage était devenue méconnaissable et stérile. De deux erreurs ou maximes absolues qu'elle brise l'une par l'autre, elle fait sortir deux vérités, circonscrites sans doute mais incontestables, qui alors, au lieu de s'exclure, s'unissent naturellement et se donnent la main. Il est vrai que Platon exige au plus haut degré un lecteur attentif et intelligent ; car il se garde bien de vous avertir, comme les modernes et les mauvais artistes, de ses procédés et de son but. Il se garde bien de vous exposer didactiquement ses résultats, il se contente de vous en donner le pressentiment et l'avant-goût, et vous abandonne à vous-même ; il écarte l'erreur, et vous laisse l'exercice utile de suivre vous-mêmes les perspectives qu'il vous ouvre, et d'arriver par vos propres forces à la vérité ; il veut que vous ne la deviez qu'à vous, et au lieu de vous l'imposer dogmatiquement, il lui suffît de vous l'indiquer d'un sourire. Ici, par exemple, en détruisant cette maxime absolue que l'amitié consiste à aimer, par cette autre que l'amitié consiste à être aimé, et ensuite celle-ci par celle-là, il ne dit point que la vérité est dans ces deux maximes resserrées et réconciliées, dans la réciprocité du sentiment, il ne le dit pas, mais il le laisse entendre ; il ne dit pas non plus, dans le second cas, qu'il détruit Empédocle par Héraclite, et Héraclite par Empédocle, et qu'il ne les détruit en effet ni l'un ni l'autre ; il fait tout cela sous vos yeux ; c'est à vous à le suivre et à le comprendre. Mais son but, pour être voilé, n'en paraît que plus grand lorsqu'une fois on l'a reconnu. Ce but est le maintien et la réconciliation de toutes les théories les plus opposées par leur réfutation même ; car, encore une fois, cette réfutation ne les attaque que dans la partie exclusive qui les égare et qui les sépare, et ramenant chacune d'elles à la vérité qui est amie de la vérité, elle les accorde l'une avec l'autre, et les fait marcher ensemble, différentes et non divisées, dans cette large route de la science où il y a des sentiers pour toutes les allures, et des points de vue pour tous les yeux. Réfuter ainsi, ce n'est pas détruire, c'est vivifier ; réfuter ainsi, ce n'est point arrêter et accabler son adversaire, c'est le seconder et l'entraîner à sa suite ; ce n'est pas faire tourner stérilement l'esprit humain sur lui-même, c'est le pousser en avant et se mettre à sa tête ; ce n'est pas tendre au scepticisme, c'est marcher régulièrement à un dogmatisme éclairé.

Maintenant que nous croyons avoir suffisamment signalé le caractère, la marche et le but de la dialectique de Platon dans la première moitié du Lysis, avançons plus rapidement dans la carrière qui nous reste à parcourir.

Rejeter comme trop absolue la maxime que le semblable aime son semblable, c'est dire que le bon ne peut aimer le bon, pas plus que le méchant ne peut aimer le méchant ; et rejeter cette seconde maxime, qu e le contraire aime son contraire, c'est dire que le bon ne peut aimer le méchant, ni le méchant le bon. De plus, si le semblable n'aime pas son semblable, ce qui n'est ni bon ni mauvais ne peut être aimé par ce qui n'est ni mauvais ni bon. Enfin le mal par sa nature ne peut jamais être aimé. Il suit de là qu'il ne reste plus qu'une combinaison possible, et qu'à la rigueur ou il faut désespérer d'expliquer jamais l'amitié, ou il faut la mettre entre le bien d'une part, et de l'autre entre ce qui n'est ni mauvais ni bon ; car, dans ce cas, il n'y a plus ni contraste ni ressemblance, et les conditions antérieurement établies d'une solution légitime semblent accomplies. Il suffit à Platon de quelques mots pour démontrer que d'abord l'absence de tout bien et de tout mal dans l'âme est une chimère, qu'ensuite, fût-elle réelle, elle ne laisserait aucune place à l'amitié ; car on n'aime qu'à condition d'avoir quelque idée de ce qu'on aime ; on n'a quelque idée d'une chose qu'à condition d'en participer plus ou moins ; un être qui ne serait bon d'aucune manière ne pourrait donc aimer le bien. D'un autre côté on n'aime qu'à condition d'avoir besoin, on n'a besoin qu'à condition d'être privé ; il faut donc la présence d'un peu de mal pour donner le désir et le pressentiment du bien, et qui ne serait mauvais d'aucune manière et serait absolument bon ne pourrait aimer ; et ainsi la dernière hypothèse qui s'était élevée sur les ruines de toutes les autres, nous abandonne encore, convaincue d'être elle-même trop absolue. Le bon sens et la dialectique de Platon ne détruisent pas plus cette hypothèse que les autres, mais la modifient en lui ajoutant ce qu'elle excluait. Que voulait-elle et qu'excluait-elle ? Elle voulait un état absolu, elle excluait tout état relatif dans l'âme de celui qui aime. L'exclusion de cette condition nécessaire était le vice de l'hypothèse. Platon admet cette condition, et par là nous élève indirectement à ce résultat, que l'amitié est le rapport d'un être imparfait à un autre être qu'il considère comme l'idéal de la perfection, le rapport d'un être qui sans être absolument mauvais n'est plus absolument bon, à quelque chose qui lui paraît le bien. Voilà donc un peu de mal posé comme condition d'amour dans le sujet qui l'éprouve ; un peu de mal et pas trop, car où le vice aurait pris racine et tout corrompu, il n'y a plus d'amitié possible pour ce qui est bon, et on aurait perdu à-la-fois la connaissance du bien et la faculté de l'aimer ; et en même temps, sans que la corruption ait flétri l'âme, il faut pourtant qu'il soit entré dans l'âme quelque mal pour lui donner le besoin d'en être délivré, y exciter et y nourrir l'amour du bien. C'est la conscience d'un peu d'ignorance qui nous fait aimer la science, c'est la conscience d'un peu de faiblesse qui nous fait adorer la vertu. En toutes choses l'être absolument bon ou absolument mauvais n'a pas le désir du mieux et ne sent pas le besoin d'aimer ; un être imparfait est seul capable d'amour, et ce sentiment tient à-la-fois au bien et au mal, à la force et à la faiblesse. Telle est la condition de l'amour dans l'âme. C'est, en dernière analyse, la privation du bien à quelque degré, et à sa suite le besoin d'être délivré de cette privation ; voilà pour le sujet, et quant à l'objet, c'est la supposition qu'il est capable de nous donner ce qui nous manque, de satisfaire le besoin qui nous presse, c'est la supposition qu'il est bon.

Arrivé à cet important résultat, Platon ne s'y repose point encore, il l'examine, l'éclaircit, et fait faire un nouveau pas à la théorie. Ce qui est bon, le bien, voilà l'objet naturel de l'amour ; mais ce bien quel est-il ? L'homme à demi malade aime un bon médecin, mais ce bon médecin il ne l'aime qu'en vue d'autre chose, c'est-à-dire relativement, et relativement à quoi ? Relativement aux bons remèdes qu'il en espère ; mais ces remèdes eux-mêmes il ne les aime qu'en vue d'autre chose, relativement à la santé ; et la santé elle-même, ne l'aime-t-il pas en vue de quelque autre chose, et toujours ainsi jusqu'à ce que l'on arrive à une chose qu'on n'aime plus pour une autre chose que pour elle-même, à une chose qui est bonne en elle, qui est le bien pris absolument ? Là seulement finiraient et l'inquiétude de l'âme et le mouvement négatif de la dialectique. Laissons parler Platon : « Il faut arriver, dit-il, à quelque principe qui, sans nous renvoyer sans cesse du relatif au relatif, nous conduise enfin à ce qui est absolument aimable, à ce qui est la chose aimée pour elle-même... Il faut prendre garde que toutes les autres choses que nous aimons en vue de la chose aimée par excellence, n'en prennent l'apparence à nos yeux, et ne nous séduisent à les aimer pour elles-mêmes... Nous répétons souvent que nous aimons l'or et l'argent ; rien n'est plus faux ; ce que nous aimons, c'est l'objet pour lequel nous recherchons l'or, l'argent et tous les autres biens, moins un seul qui est aimé pour lui-même.» Et ici Platon prouve rapidement, mais invinciblement, qu'au-dessus de tous les biens relatifs qui ne sont bons qu'opposés aux maux dont ils nous délivrent est un bien absolu, indépendant et fixe, dont l'âme a l'idée confuse mais intime, et auquel elle aspire par tous les degrés du relatif et du conditionnel, c'est-à-dire par la jouissance de tous ces biens dans lesquels elle ne peut trouver de satisfaction véritable.

Ne nous lassons pas de remarquer que ce nouveau résultat ne détruit pas le précédent, mais, en le modifiant, le confirme et l'agrandit. Ce progrès important va nous conduire à un nouveau progrès plus important encore. Le bien, objet de l'amour, élevé du relatif à l'absolu, il s'agit de rechercher en quoi précisément ce bien absolu consiste. N'oublions pas que le bien, tout absolu qu'il est dans son essence, doit être en rapport avec nous et notre nature, pour être aimé par nous ; car, enfin, le désir est la cause de l'amitié ; le désir suppose le besoin, et le besoin la privation ; d'où Platon conclut que le bien, pour être l'objet de notre amour, doit être ce qui nous convient, définition nouvelle qui encore une fois sans changer la précédente, la détermine davantage et lui donne une précision qui ajoute à sa force. « Si quelqu'un, dit Platon, en recherche et en aime un autre, il faut qu'il y ait entre lui et l'objet aimé quelque convenance, soit d'âme, soit d'esprit, soit même d'extérieur, autrement il ne le rechercherait point et ne sentirait pour lui aucune amitié ; » théorie dont une des conséquences est que l'ami sincère et véritable est nécessairement aimé de l'objet qu'il aime, à condition toutefois que la convenance qui l'attire soit réelle et non illusoire. Voilà cette théorie célèbre de la convenance que Platon distingue ici soigneusement de celle de la ressemblance pour s'absoudre lui-même de contradiction, et qu'il tire p-à-peu de toutes les solutions antérieures qu'elle contient et qu'elle résume dans ce qu'elles ont de légitime. Il s'agirait même d'arriver à plus de précision encore, et Platon, qui tend sans cesse à se surpasser et à s'épurer, parvenu à la convenance, se demande en quoi elle consiste et quelles sont les choses qui se conviennent. Mais à peine a-t-il entamé cette polémique nouvelle, qu'il l'interrompt, et à dessein ; le grand artiste, qui se joue toujours un peu et redoute avant tout l'apparence de la pédanterie, pour donner plus de naturel et de grâce à son ouvrage, n'est pas fâché de laisser croire que toute cette longue discussion n'est qu'un badinage sans aucune vue sérieuse et sans résultat positif. Mais en réalité un résultat a été obtenu, et un résultat du plus haut prix ; toutes les solutions incomplètes du problème de l'amitié ont été successivement parcourues, à moitié détruites, à moitié conservées, dégagées des erreurs qui les corrompaient et qui les mettaient aux prises, épurées et réconciliées entre elles, et employées toutes comme élémens intégrans d'une solution plus large et plus haute. Cette solution n'est qu'indiquée dans le Lysis : le Phèdre et le Banquet la développeront. Ici la vraie dialectique lui a préparé les voies et fourni sa base.