L’Encyclopédie/1re édition/ECLECTISME
* ECLECTISME, s. m. (Hist. de la Philosophie anc. & mod.) L’éclectique est un philosophe qui foulant aux piés le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter, n’admettre rien que sur le témoignage de son expérience & de sa raison ; & de toutes les philosophies, qu’il a analysées sans égard & sans partialité, s’en faire une particuliere & domestique qui lui appartienne : je dis une philosophie particuliere & domestique, parce que l’ambition de l’éclectique est moins d’être le précepteur du genre humain, que son disciple ; de réformer les autres, que de se réformer lui-même ; d’enseigner la vérité que de la connoître. Ce n’est point un homme qui plante ou qui seme ; c’est un homme qui recueille & qui crible. Il joüiroit tranquillement de la récolte qu’il auroit faite, il vivroit heureux, & mourroit ignoré, si l’enthousiasme, la vanité, ou peut-être un sentiment plus noble, ne le faisoit sortir de son caractere.
Le sectaire est un homme qui a embrassé la doctrine d’un philosophe ; l’éclectique, au contraire, est un homme qui ne reconnoît point de maître : ainsi quand on dit des Eclectiques que ce fut une secte de philosophes, on assemble deux idées contradictoires, à moins qu’on ne veuille entendre aussi par le terme de secte, la collection d’un certain nombre d’hommes qui n’ont qu’un seul principe commun, celui de ne soûmettre leurs lumieres à personne, de voir par leurs propres yeux, & de douter plûtôt d’une chose vraie que de s’exposer, faute d’examen, à admettre une chose fausse.
Les Eclectiques & les Sceptiques ont eu cette conformité, qu’ils n’étoient d’accord avec personne ; ceux-ci, parce qu’ils ne convenoient de rien ; les autres, parce qu’ils ne convenoient que de quelques points. Si les Eclectiques trouvoient dans le Scepticisme des vérités qu’il falloit reconnoître, ce qui leur étoit contesté même par les Sceptiques, d’un autre côté les Sceptiques n’étoient point divisés entre eux : au lieu qu’un éclectique adoptant assez communément d’un philosophe ce qu’un autre éclectique en rejettoit, il en étoit de sa secte comme de ces sectes de religion, où il n’y a pas deux individus qui ayent rigoureusement la même façon de penser.
Les Sceptiques & les Eclectiques auroient pû prendre pour devise commune, nullius addictus jurare in verba magistri ; mais les Eclectiques qui n’étant pas si difficiles que les Sceptiques, faisoient leur profit de beaucoup d’idées, que ceux-ci dédaignoient, y auroient ajoûté cet autre mot, par lequel ils auroient rendu justice à leurs adversaires, sans sacrifier une liberté de penser dont ils étoient si jaloux : nullum philosophum tam fuisse inanem qui non viderit ex vero aliquid. Si l’on réfléchit un peu sur ces deux especes de philosophes, on verra combien il étoit naturel de les comparer, on verra que le Scepticisme étant la pierre de touche de l’Eclectisme, l’éclectique devroit toûjours marcher à côté du sceptique pour recueillir tout ce que son compagnon ne réduiroit point en une poussiere inutile, par la sévérité de ses essais.
Il s’ensuit de ce qui précede, que l’Eclectisme pris à la rigueur n’a point été une philosophie nouvelle, puisqu’il n’y a point de chef de secte qui n’ait été plus ou moins éclectique ; & conséquemment que les Eclectiques sont parmi les philosophes ce que sont les souverains sur la surface de la terre, les seuls qui soient restés dans l’état de nature où tout étoit à tous. Pour former son système, Pithagore mit à contribution les théologiens de l’Egypte, les gymnosophistes de l’Inde, les artistes de la Phénicie, & les philosophes de la Grece. Platon s’enrichit des dépouilles de Socrate, d’Héraclite, & d’Anaxagore ; Zénon pilla le Pythagorisme, le Platonisme, l’Héraclitisme, le Cynisme : tous entreprirent de longs voyages. Or quel étoit le but de ces voyages, sinon d’interroger les différens peuples, de ramasser les vérités éparses sur la surface de la terre, & de revenir dans sa patrie remplis de la sagesse de toutes les nations ? Mais comme il est presque impossible à un homme qui, parcourant beaucoup de pays, a rencontré beaucoup de religions, de ne pas chanceler dans la sienne, il est très-difficile à un homme de jugement, qui fréquente plusieurs écoles de philosophie, de s’attacher exclusivement à quelque parti, & de ne pas tomber ou dans l’Eclectisme, ou dans le Scepticisme.
Il ne faut pas confondre l’Eclectisme avec le Sincrétisme. Le sincrétiste est un véritable sectaire ; il s’est enrôlé sous des étendarts dont il n’ose presque pas s’écarter. Il a un chef dont il porte le nom : Ce sera, si l’on veut, ou Platon, ou Aristote, ou Descartes, ou Newton ; il n’importe. La seule liberté qu’il se soit reservée, c’est de modifier les sentimens de son maître, de resserrer ou d’étendre les idées qu’il en a reçues, d’en emprunter quelques autres d’ailleurs, & d’étayer le système quand il menace ruine. Si vous imaginez un pauvre insolent qui, mécontent des haillons dont il est couvert, se jette sur les passans les mieux vêtus, arrache à l’un sa casaque, à l’autre son manteau, & se fait de ces dépouilles un ajustement bisarre de toute couleur & de toute piece, vous aurez un emblème assez exact du sincrétiste. Luther, cet homme que j’appellerois volontiers, magnus autoritatis contemptor osorque, fut un vrai sincrétiste en matiere de religion. Reste à savoir si le Sincrétisme en ce genre est une action vertueuse ou un crime, & s’il est prudent d’abandonner indistinctement les objets de la raison & de la foi au jugement de tout esprit.
Le Sincrétisme est tout au plus un apprentissage de l’Eclectisme. Cardan & Jordanus Brunus n’allerent pas plus loin ; si l’un avoit été plus sensé, & l’autre plus hardi, ils auroient été les fondateurs de l’Eclectisme moderne. Le chancelier Bacon eut cet honneur, parce qu’il sentit & qu’il osa se dire à lui-même, que la nature ne lui avoit pas été plus ingrate qu’à Socrate, Epicure, Démocrite, & qu’elle lui avoit aussi donné une tête. Rien n’est si commun que des Sincrétistes ; rien n’est si rare que des Eclectiques. Celui qui reçoit le système d’un autre éclectique, perd aussi-tôt le titre d’éclectique. Il a paru de tems en tems quelques vrais éclectiques ; mais le nombre n’en a jamais été assez grand pour former une secte ; & je puis assûrer que dans la multitude des philosophes qui ont porté ce nom, à peine en comptera-t-on cinq ou six qui l’ayent mérité. Voyez les artic. Aristotélisme, Platonisme, Epicuréisme, Baconisme, &c.
L’éclectique ne rassemble point au hasard des vérités ; il ne les laisse point isolées ; il s’opiniatre bien moins encore à les faire quadrer à quelque plan déterminé ; lorsqu’il a examiné & admis un principe, la proposition dont il s’occupe immédiatement après, ou se lie évidemment avec ce principe, ou ne s’y lie point du tout, ou lui est opposée. Dans le premier cas, il la regarde comme vraie ; dans le second, il suspend son jugement jusqu’à ce que des notions intermédiaires qui séparent la proposition qu’il examine du principe qu’il a admis, lui démontrent sa liaison ou son opposition avec ce principe : dans le dernier cas, il la rejette comme fausse. Voilà la méthode de l’éclectique. C’est ainsi qu’il parvient à former un tout solide, qui est proprement son ouvrage, d’un grand nombre de parties qu’il a rassemblées & qui appartiennent à d’autres ; d’où l’on voit que Descartes, parmi les modernes, fut un grand éclectique.
L’Eclectisme qui avoit été la philosophie des bons esprits depuis la naissance dû monde, ne forma une secte & n’eut un nom que vers la fin du second siecle & le commencement du troisieme. La seule raison qu’on en puisse apporter ; c’est que jusqu’alors les sectes s’étoient, pour ainsi dire, succédées ou souffertes, & que l’Eclectisme ne pouvoit guere sortir que de leur conflit : ce qui arriva, lorsque la religion chrétienne commença à les allarmer toutes par la rapidité de ses progrès, & à les révolter par une intolérance qui n’avoit point encore d’exemple. Jusqu’alors on avoit été pyrrhonien, sceptique, cynique, stoicien, platonicien, épicurien, sans conséquence. Quelle sensation ne dut point produire au milieu de ces tranquilles philosophes, une nouvelle école qui établissoit pour premier principe, qu’hors de son sein il n’y avoit ni probité dans ce monde, ni salut dans l’autre ; parce que sa morale étoit la seule véritable morale, & que son Dieu étoit le seul vrai Dieu ! Le soulevement des prêtres, du peuple, & des philosophes, auroit été général, sans un petit nombre d’hommes froids, tels qu’il s’en trouve toûjours dans les sociétés ; qui demeurent long-tems spectateurs indifférens, qui écoutent, qui pesent, qui n’appartiennent à aucun parti, & qui finissent par se faire un système conciliateur, auquel ils se flatent que le grand nombre reviendra.
Telle fut à peu-près l’origine de l’Eclectisme. Mais par quel travers inconcevable arriva-t-il, qu’en partant d’un principe aussi sage que celui de recueillir de tous les philosophes, tros, rutulus-ve fuat, ce qu’on y trouveroit de plus conforme à la raison, on négligea tout ce qu’il falloit choisir, on choisit tout ce qu’il falloit négliger, & l’on forma le système d’extravagances le plus monstrueux qu’on puisse imaginer ; système qui dura plus de quatre cents ans, qui acheva d’inonder la surface de la terre de pratiques superstitieuses, & dont il est resté des traces qu’on remarquera peut-être éternellement dans les préjugés populaires de presque toutes les nations. C’est ce phénomene singulier que nous allons développer.
La philosophie éclectique, qu’on appelle aussi le Platonisme réformé & la philosophie alexandrine, prit naissance à Alexandrie en Egypte, c’est-à-dire au centre des superstitions. Ce ne fut d’abord qu’un sincrétisme de pratiques religieuses, adopté par les prêtres de l’Egypte, qui n’étant pas moins crédules sous le regne de Tibere qu’au tems d’Hérodote, parce que le caractere d’esprit qu’on tient du climat change difficilement, avoient toûjours l’ambition de posséder le système d’extravagances le plus complet qu’il y eût en ce genre. Ce sincrétisme passa de-là dans la morale, & dans les autres parties de la philosophie. Les philosophes assez éclairés pour sentir le foible des différens systèmes anciens, mais trop timides pour les abandonner, s’occuperent seulement à les réformer sur les découvertes du jour, ou plûtôt à les défigurer sur les préjugés courans : c’est ce qu’on appella platoniser, pythagoriser, &c.
Cependant le Christianisme s’étendoit ; les dieux du Paganisme étoient décriés ; la morale des philosophes devenoit suspecte ; le peuple se rendoit en foule dans les assemblées de la religion nouvelle ; les disciples même de Platon & d’Aristote s’y laissoient quelquefois entraîner ; les philosophes sincrétistes s’en scandaliserent, leurs yeux se tournerent avec indignation & jalousie, sur la cause d’une révolution, qui rendoit leurs écoles moins fréquentées ; un intérêt commun les réunit avec les prêtres du Paganisme, dont les temples étoient de jour en jour plus deserts ; ils écrivirent d’abord contre la personne de Jesus-Christ, sa vie, ses mœurs, sa doctrine, & ses miracles ; mais dans cette ligue générale, chacun se servit des principes qui lui étoient propres : l’un accordoit ce que l’autre nioit ; & les Chrétiens avoient beau jeu pour mettre les philosophes en contradiction les uns avec les autres, & les diviser ; ce qui ne manqua pas d’arriver ; les objets purement philosophiques furent alors entierement abandonnés ; tous les esprits se jetterent du côté des matieres théologiques ; une guerre intestine s’alluma dans le sein de la Philosophie ; le Christianisme ne fut pas plus tranquille au-dedans de lui-même ; une fureur d’appliquer les notions de la Philosophie à des dogmes mystérieux, qui n’en permettoient point l’usage, fureur conçue dans les disputes des écoles, fit éclore une foule d’hérésies qui déchirerent l’Eglise. Cependant le sang des martyrs continuoit de fructifier ; la religion chrétienne de se répandre malgré les obstacles ; & la Philosophie, de pordre sans cesse de son crédit. Quel parti prirent alors les Philosophes ? celui d’introduire le Sincrétisme dans la Théologie payenne, & de parodier une religion qu’ils ne pouvoient étouffer. Les Chrétiens ne reconnoissoient qu’un Dieu ; les Sincrétistes, qui s’appellerent alors Eclectiques, n’admirent qu’un premier principe. Le Dieu des Chrétiens étoit en trois personnes : le Pere, le Fils, & le S. Esprit. Les Eclectiques eurent aussi leur Trinité : le premier principe, l’entendement divin, & l’ame du monde intelligible. Le monde étoit éternel, si l’on en croyoit Aristote ; Platon le disoit engendré ; Dieu l’avoit créé, selon les Chrétiens. Les Eclectiques en firent une émanation du premier principe ; idée qui concilioit les trois systèmes, & qui ne les empêchoit pas de prétendre comme auparavant, que rien ne se fait de rien. Le Christianisme avoit des anges, des archanges, des démons, des saints, des ames, des corps, &c. Les Eclectiques, d’émanations en émanations, tirerent du premier principe autant d’êtres correspondans à ceux-là : des dieux, des démons, des héros, des ames, & des corps ; ce qu’ils renfermerent dans ce vers admirable :
De-là s’élance une abondance infinie d’êtres de toute espece. Les Chrétiens admettoient la distinction du bien & du mal moral, l’immortalité de l’ame, un autre monde, des peines & des récompenses à venir. Les Eclectiques se conformerent à leur doctrine dans tous ces points. L’Epicuréisme fut proscrit d’un commun accord ; & les Eclectiques conserverent de Platon, le monde intelligible, le monde sensible, & la grande révolution des ames à-travers différens corps, selon le bon ou le mauvais usage qu’elles avoient fait de leurs facultés dans celui qu’elles quittoient. Le monde sensible n’étoit, selon eux, qu’une toile peinte qui nous séparoit du monde intelligible ; à la mort, la toile tomboit, l’ame faisoit un pas sur son orbe, & elle se trouvoit à un point plus voisin ou plus éloigné du premier principe, dans le sein duquel elle rentroit à la fin, lorsqu’elle s’en étoit rendue digne par les purifications théurgiques & rationelles. Il s’en faut bien que les idéalistes de nos jours ayent poussé leur extravagance aussi loin que les Eclectiques du troisieme & du quatrieme siecles : ceux-ci en étoient venus à admettre exactement l’existence de tout ce qui n’est pas, & à nier l’existence de tout ce qui est. Qu’on en juge sur ces derniers mots de l’entretien d’Eusebe avec Julien : ὡς ταῦτα εἴη τὰ ὄντως ὄντα, αἱδὲ τὴν αἴσθησιν ἀπατῶσαι μαγγανεῖαι καὶ γοητεύουσαι, θαυματοποιῶν ἔργα : Il n’y a de réel que ce qui existe par soi-même (ou les idées) ; tout ce qui frappe les sens n’est que fausse apparence, & l’œuvre du prestige, du miracle, & de l’imposture. Les Chrétiens avoient différens cultes. Les Eclectiques imaginerent les deux théurgies ; ils supposerent des miracles ; ils eurent des extases ; ils conférerent l’enthousiasme, comme les Chrétiens conféroient le S. Esprit ; ils crurent aux visions, aux apparitions, aux exorcismes, aux révélations, comme les Chrétiens y croyoient ; ils pratiquerent des cérémonies extérieures, comme il y en avoit dans l’église ; ils allierent la prêtrise avec la philosophie ; ils adresserent des prieres aux dieux ; ils les invoquerent ; ils leur offrirent des sacrifices ; ils s’abandonnerent à toutes sortes de pratiques, qui ne furent d’abord que fantasques & extravagantes, mais qui ne tarderent pas à devenir criminelles. Quand la superstition cherche les ténebres, & se retire dans des lieux soûterrains pour y verser le sang des animaux, elle n’est pas éloignée d’en répandre de plus précieux ; quand on a cru lire l’avenir dans les entrailles d’une brebis, on se persuade bien-tôt qu’il est gravé en caracteres beaucoup plus clairs, dans le cœur d’un homme. C’est ce qui arriva aux Théurgistes pratiques ; leur esprit s’égara, leur ame devint féroce, & leurs mains sanguinaires. Ces excès produisirent deux effets opposés. Quelques chrétiens séduits par la ressemblance qu’il y avoit entre leur religion & la philosophie moderne, trompés par les mensonges que les Eclectiques débitoient sur l’efficacité & les prodiges de leurs rits, mais entraînés sur-tout à ce genre de superstition par un tempérament pusillanime, curieux, inquiet, ardent, sanguin, triste, & mélancholique, regarderent les docteurs de l’Eglise comme des ignorans en comparaison de ceux-ci, & se précipiterent dans leurs écoles ; quelques éclectiques au contraire qui avoient le jugement sain, à qui toute la théurgie pratique ne parut qu’un mêlange d’absurdités & de crimes, qui ne virent rien dans la théurgie rationelle qui ne fût prescrit d’une maniere beaucoup plus claire, plus raisonnable, & plus précise, dans la morale chrétienne, & qui, venant à comparer le reste de l’Eclectisme spéculatif avec les dogmes de notre religion, ne penserent pas plus favorablement des émanations que des théurgies, renoncerent à cette philosophie, & se firent baptiser : les uns se convertissent, les autres apostasient, & les assemblées des Chrétiens & les écoles du Paganisme se remplissent de transfuges. La philosophie des Eclectiques y gagna moins que la théologie des Chrétiens n’y perdit : celle-ci se mêla d’idées sophistiques, que ne proscrivit pas sans peine l’autorité qui veille sans cesse dans l’Eglise à ce que la pureté de la doctrine s’y conserve inaltérable. Lorsque les empereurs eurent embrassé le Christianisme, & que la profession publique de la religion payenne fut défendue, & les écoles de la philosophie éclectique fermées ; la crainte de la persécution fut une raison de plus pour les philosophes de rapprocher encore davantage leur doctrine de celle des Chrétiens ; ils n’épargnerent rien pour donner le change sur leurs sentimens & aux PP. de l’Eglise & aux maîtres de l’état. Ils insinuerent d’abord que les apôtres avoient altéré les principes de leur chef ; que malgré cette altération, ils différoient moins par les choses, que par la maniere de les énoncer : Christum nescio quid aliud scripsisse, quam Christiani docebant, nihilque sensisse contra deos suos, sed eos potius magico ritu coluisse ; que Jesus-Christ étoit certainement un grand philosophe, & qu’il n’étoit pas impossible qu’initié à tous les mysteres de la théurgie, il n’eût opéré les prodiges qu’on en racontoit, puisque ce don extraordinaire n’avoit pas été refusé à la plûpart des éclectiques du premier ordre. Porphyre disoit : Sunt spiritus terreni minimi, loco quodam malorum dæmonum subjecti potestati ; ab his sapientes Hebræorum quorum unus etiam iste Jesus fuit, &c. Ils attribuoient cet oracle à Apollon, interrogé sur Jesus-Christ : θνητὸς ἔην κατὰ σάρκα, σοφὸς τερατώδεσιν ἔργοις : Mortalis erat, secundum carnem philosophus ille miraculosis operibus clarus. Alexandre Sévere mettoit au nombre des personnages les plus respectables par leur sainteté, inter animas sanctiores, Abraham, Orphée, Apollonius, & Jesus-Christ. D’autres ne cessoient de crier : Discipulos ejus de illo fuisse revera mentitos, dicendo illum Deum, per quem facta sunt omnia, cum nihil aliud quam homo fuerit, quamvis excellentissimæ sapientiæ. Ils ajoûtoient : Ipse vero pius, & in cœlum sicut pii, concessit ; ita hunc quidem non blasphemabis ; misereberis autem hominum dementiam. Porphyre se trompa ; ce qui fait grande pitié à un philosophe, c’est un éclectique tel que Porphyre, qui en est réduit à ces extrémités. Cependant les éclectiques réussirent par ces voies obliques à en imposer aux Chrétiens, & à obtenir du gouvernement un peu plus de liberté ; l’Eglise même ne balança pas à élever à la dignité de l’épiscopat Synesius, qui reconnoissoit ouvertement la célebre Hypatia pour sa maîtresse en philosophie ; en un mot il y eut un tems où les Eclectiques étoient presque parvenus à se faire passer pour Chrétiens, & où les Chrétiens n’étoient pas éloignés de s’avoüer Eclectiques. C’étoit alors que S. Augustin disoit des Philosophes : Si hanc vitam illi Philosophi rursus agere potuissent, viderent profectò cujus autoritate facilius consuleretur hominibus, & paucis mutatis verbis, Christiani fierent, sicut plerique recentiorum nostrorumque temporum Platonici fecerunt. L’illusion dura d’aurant plus long tems, que les Eclectiques, pressés par les Chrétiens, & s’enveloppant dans les distinctions d’une métaphysique très-subtile à laquelle ils étoient rompus, rien n’étoit plus difficile que de les faire entrer entierement dans l’Eglise, ou que de les en tenir évidemment séparés ; ils avoient tellement quintessencié la théologie payenne, que prosternés aux piés des idoles, on ne pouvoit les convaincre d’idolatrie ; il n’y avoit rien à quoi ils ne fissent face avec leurs émanations. Etoient-ils matérialistes ? ne l’étoient-ils pas ? C’est ce qui n’est pas même aujourd’hui trop facile à décider. Y a-t-il quelque chose de plus voisin de la monade de Léibnitz, que les petites spheres intelligentes, qu’ils appelloient yunges : νοούμεναι ἴυγγες πατρόθεν νοέουσι καὶ αὐταὶ ; βουλαῖς ἀφθέγκτοις κινούμεναι, ὥστε νοῆσαι : Intellectæ yunges à patre, intelligunt & ipsæ, consiliis ineffabilibus motæ, ut intelligant. Voilà le symbole des élémens des êtres, selon les Eclectiques ; voilà ce dont tout est composé, & le monde intelligible, & le monde sensible, & les esprits créés, & les corps. La définition qu’ils donnent de la mort, a tant de liaison avec le système de l’harmonie préétablie de Léibnitz, que M. Brucker n’a pû se dispenser d’en convenir. Plotin dit L’homme meurt, ou l’ame se sépare du corps, quand il n’y a plus de force dans l’ame qui l’attache au corps ; & cet instant arrive, perditâ harmoniâ quam olim habens, habebat & anima. Et M. Brucker ajoûte : en vero harmoniam præstabilitam inter animam & corpus jam Plotino ex parte notam.
On sera d’autant moins surpris de ces ressemblances, qu’on connoîtra mieux la marche desordonnée & les écarts du Génie poétique, de l’Enthousiasme, de la Métaphysique, & de l’Esprit systématique. Qu’est-ce que le talent de la fiction dans un poëte, sinon l’art de trouver des causes imaginaires à des effets réels & donnés, ou des effets imaginaires à des causes réelles & données ? Quel est l’effet de l’enthousiasme dans l’homme qui en est transporté, si ce n’est de lui faire appercevoir entre des êtres éloignés des rapports que personne n’y a jamais vûs ni supposés ? Où ne peut point arriver un métaphysicien qui, s’abandonnant entierement à la méditation, s’occupe profondément de Dieu, de la nature, de l’espace, & du tems ? à quel résultat ne sera point conduit un philosophe qui poursuit l’explication d’un phénomene de la nature à-travers un long enchaînement de conjectures ? qui est-ce qui connoît toute l’immensité du terrein que ces différens esprits ont battu, la multitude infinie de suppositions singulieres qu’ils ont faites, la foule d’idées qui se sont présentées à leur entendement, qu’ils ont comparées, & qu’ils se sont efforcés de lier. J’ai entendu raconter plusieurs fois à un de nos premiers philosophes, que s’étant occupé pendant long-tems d’un phénomene de la nature, il avoit été conduit par une très longue suite de conjectures, à une explication systématique de ce phénomene, si extravagante & si compliquée, qu’il étoit demeuré convaincu qu’aucune tête humaine n’avoit jamais rien imaginé de semblable. Il lui arriva cependant de retrouver dans Aristote précisément le même résultat d’idées & de réflexions, le même système de déraison. Si ces rencontres des Modernes avec les Anciens, des Poëtes tant anciens que modernes, avec les Philosophes, & des Poëtes & des Philosophes entre eux, sont déjà si fréquentes, combien les exemples n’en seroient-ils pas encore plus communs, si nous n’avions perdu aucune des productions de l’antiquité, ou s’il y avoit en quelque endroit du monde un livre magique qu’on pût toûjours consulter, & où toutes les pensées des hommes allassent se graver au moment où elles existent dans l’entendement ? La ressemblance des idées des Eclectiques avec celles de Léibnitz, n’est donc pas un phénomene qu’il faille admettre sans précaution, ni rejetter sans examen ; & la seule conséquence équitable qu’on en puisse tirer, dans la supposition que cette ressemblance soit réelle, c’est que les hommes d’un siecle ne different guere des hommes d’un autre siecle, que les mêmes circonstances amenent presque nécessairement les mêmes découvertes, & que ceux qui nous ont précédé avoient vû beaucoup plus de choses, que nous n’avons généralement de disposition à le croire.
Après ce tableau général de l’Eclectisme, nous allons donner un abregé historique de la vie & des mœurs des principaux philosophes de cette secte ; d’où nous passerons à l’exposition des points fondamentaux de leur système.
La philosophie éclectique fut sans chef & sans nom (ἀκέφαλος καὶ ἀνώνυμος) jusqu’à Potamon d’Alexandrie. L’histoire de ce Potamon est fort brouillée : on est très-incertain sur le tems où il parut ; on ne sait rien de sa vie ; on sait très-peu de chose de sa philosophie. Trois auteurs en ont parlé, Diogene Laerce, Suidas, & Porphyre. Ce dernier dit, à l’occasion de Plotin : Sa maison étoit pleine de jeunes garçons & de jeunes filles. C’étoient les enfans des citoyens les plus considerés par leur naissance & par leur fortune. Telle étoit la confiance qu’ils avoient dans les lumieres & la vertu de ce philosophe, qu’ils croyoient tous n’avoir rien de mieux à faire en mourant, que de lui recommander ce qu’ils laissoient au monde de plus cher ; de ce nombre étoit Potamon, qu’il se plaisoit à entendre sur une philosophie dont il jettoit les fondemens, ou sur une philosophie qui consiste à fondre plusieurs systèmes en un. (Διὸ καὶ ἐπεπλήρωτο αὐτῷ ἡ οἰκία, παίδων κὰι παρθένων. ἐν τούτοις καὶ ἦν ὁ Ποτάμων, οὗ τῆς παιδεύσεως φροντίζων πολλάκις ἓν καὶ μεταποιοῦντος ἠκροάσατο) ; c’est un logogriphe que ce passage de Porphyre : de ce nombre (ἐν τούτοις) étoit Potamon. On ne sait si cela se rapporte aux peres ou aux enfans. Si c’est des peres qu’il faut entendre cet endroit, Potamon étoit contemporain de Plotin. Si c’est des enfans, il étoit postérieur à ce philosophe. Le reste du passage ne présente pas moins de difficultés : les uns lisent πολλάκις ἓν καὶ, qui ne présente presqu’aucun sens ; d’autres, πολλάκις μὲν ou πολλὰ εἰς ἕν, que nous avons rendus par, qu’il se plaisoit à entendre sur une philosophie dont il jettoit les fondemens, ou qui consiste à fondre plusieurs systèmes en un. Suidas dit de son Potamon, qu’il vêcut avant & sous le regne d’Auguste (πρὸ καὶ μετὰ Αὐγούστου). En ce cas, ou cet auteur s’est trompé dans cette occasion, comme il lui est arrivé dans beaucoup d’autres ; ou le Potamon dont il parle, n’est pas le fondateur de la secte éclectique ; car Diogene Laerce dit de celui-ci, qu’il avoit tiré de chaque philosophie ce qui lui convenoit ; qu’il en avoit formé sa philosophie, & que cet éclectisme étoit tout nouveau (Ἔτι δὲ πρὸ ὀλίγου καὶ ἐκλεκτική τις αἵρεσις εἰσήχθη ὑπὸ ποτάμωνος τοῦ Ἀλεξανδρέως, ἐκλεξαμένου τὰ ἀρέσκοντα ἐξ ἑκάστης τῶν αἱρέσεων). Voilà le passage auquel il faut s’en tenir ; il l’emporte par la clarté sur celui de Porphyre, & par l’autorité sur celui de Suidas. D’où il s’ensuit que Potamon naquit sous Alexandre Severe, & que sa philosophie se répandit sous la fin du second siecle & le commencement du troisieme. En effet si l’éclectisme étoit antérieur à ces tems, comment seroit-il arrivé à Galien, à Sextus Empiricus, à Plutarque sur-tout, qui a fait mention des sectes les plus obscures, de ne rien dire de celle-ci ?
Potamon pouvoit avoir autant de sens qu’il en falloit pour jetter les premiers fondemens de l’Eclectisme ; mais il lui manquoit, & l’impartialité nécessaire pour faire un bon choix parmi les principes des autres philosophes, & des qualités personnelles, telles que l’enthousiasme, l’éloquence, l’esprit, & même un extérieur intéressant, sans lesquelles on réussit difficilement à s’attacher un grand nombre d’auditeurs. Il avoit d’ailleurs pour le Platonisme, une prédilection incompatible avec son système ; il se renfermoit entierement dans les matieres purement philosophiques ; & graces aux querelles des Chrétiens & des Payens, qui étoient alors plus violentes qu’elles ne l’ont jamais été, les seules matieres de religion étoient à la mode. Telles furent les causes principales de l’obscurité dans laquelle la philosophie de Potamon tomba, & du peu de progrès qu’elle fit.
Potamon soûtenoit, en Metaphysique, que nous avons dans nos facultés intellectuelles, un moyen sûr de connoître la vérité ; & que l’évidence est le caractere distinctif des choses vraies ; en Physique, qu’il y a deux principes de la production générale des êtres ; l’un passif, ou la matiere ; l’autre actif, ou toute cause efficiente qui la combine. Il distinguoit dans les corps naturels, le lieu & les qualités ; & il demandoit d’une substance, quelle qu’elle fût, quelle en étoit la cause, quels en étoient les élémens, quelle étoit sa constitution & sa forme, & en quel endroit elle avoit été produite. Il reduisoit toute la morale à rendre la vie de l’homme la plus vertueuse qu’il étoit possible ; ce qui, selon lui, excluoit l’abus, mais non l’usage des biens & des plaisirs.
Ammonius Saccas disciple & successeur de Potamon, étoit d’Alexandrie. Il professa la philosophie éclectique sous le regne de l’empereur Commode. Son éducation fut chrétienne ; mais un goût décidé pour la philosophie regnante, ne tarda pas à l’entraîner dans les écoles du paganisme. A peine eut-il reçu les premieres leçons d’Eclectisme, qu’il sentit qu’une religion telle que la sienne, étoit incompatible avec ce système. En effet, le Christianisme ne souffre aucune exception. Rejetter un de ses dogmes, c’est n’en admettre aucun. Ammonius apostasia, & revint à la religion autorisée par les lois, ce qu’ils appelloient τὴν κατὰ νόμος πολιτείαν, c’est-à-dire qu’à parler exactement il n’en avoit point ; car celui à qui l’on demande quelle est sa religion, & qui répond, la religion du prince, se montre plus courtisan que religieux. Ammonius l’éclectique n’écrivit point, ce qui le distingue de l’Ammonius d’Eusebe. Il imposa à ses disciples un profond silence sur la nature & l’objet de ses leçons. Il craignit que les disputes, qui ne manqueroient pas de s’élever entre ses disciples & les autres philosophes, n’augmentassent le mépris de la Philosophie & le scandale des petits esprits ; ce qui est très conforme à ce que nous lisons de lui dans Hieroclès : Cum hactenus magnæ inter platonicos & aristotelicos, cæterosque philosophos exstitissent contentiones, quorum insania eo usquè erat provecta, ut scripta quoque præceptorum suorum depravarent, quo magis viros hos inter se pugnantes sisterent, æstu quodam raptus ad philosophiam Ammonius, vir θεοδίδακτος, rejectis, quæ philosophiæ contemtui erant & opprobrio, opinionum dissentionibus, perpurgatisque & resectis, quæ utrinque excreverant nugis, in præcipuis quibusque & maxime necessariis dogmatibus concordem esse Platonis & Aristotelis philosophiam demonstravit, sicque philosophiam à contentionibus liberam suis discipulis tradidit. Ammonius dit donc à ses disciples : « Commençons par nous séparer de ces auditeurs oisifs, dont nous n’avons aucun secours à attendre dans la recherche de la vérité ; ils se sont amusés assez long tems aux dépens d’Aristote & de Platon ; méditons dans le silence ces précepteurs du genre humain. Attachons-nous particulierement à ce qui peut étendre l’esprit, purifier l’ame, élever l’homme au-dessus de sa condition, & l’approcher des immortels. Que ces sources fécondes de doctrine, ne nous fassent ni mépriser ni négliger celles où nous espérerions de puiser encore une seule goutte d’instruction solide. Tout ce que les hommes ont produit de bon, nous appartient. Si la secte intolérante qui nous persecute aujourd’hui, peut nous procurer quelques lumieres sur Dieu, sur l’origine du monde, sur l’ame, sur sa condition présente, sur son état à venir, sur le bien, sur le mal moral, profitons-en. Aurions-nous la mauvaise honte de rejetter des principes qui tendroient à nous rendre meilleurs, parce qu’ils seroient renfermés dans les livres de nos ennemis ? Mais avant tout, engageons-nous à ne révéler notre philosophie, à ces hommes que le torrent de la superstition nouvelle entraîne, que quand ils seront capables d’en profiter. Que le serment en soit fait à la face du ciel ». Cette philosophie conciliatrice, paisible & secrette, qui s’imposoit un silence rigoureux, & qui étoit toûjours disposée à écouter & à s’instruire, plut beaucoup aux hommes sensés. Elle fut aussi favorisée par le gouvernement, qui ne demandoit pas mieux de voir les esprits se porter de ce côté : non qu’il se souciât beaucoup que telle secte prévalût sur telle autre, mais il n’ignoroit pas que tous ceux qui entroient dans l’école d’Ammonius, étoient perdus pour celle de Jesus-Christ. Ammonius eut un grand nombre de disciples. Ils garderent, du moins pendant la vie de leur maître, un silence si religieux sur sa doctrine, que nous n’en parlerions que par conjecture. Cependant Ammonius s’étant proposé de donner à l’Eclectisme toute la faveur possible, il est certain qu’il eut de l’indulgence pour le goût dominant de son tems, & que ses leçons furent mêlées de théologie & de philosophie. Ce mêlange monstrueux produisit dans la suite les plus mauvais effets. L’Eclectisme dégénera, sous les successeurs d’Ammonius, en une théurgie abominable. Ce ne fut plus qu’un rituel extravagant d’exorcismes, d’incantations, d’évocations & d’opérations nocturnes, superstitieuses, soûterraines & magiques ; & ses disciples ressemblerent moins à des philosophes qu’à des sorciers.
Denis Longin, ce rhéteur célebre de qui nous avons un traité du sublime, fut un des philosophes de l’école d’Ammonius. Longin voyagea ; les voyages étoient beaucoup selon l’esprit de la secte éclectique. Il conféra avec les orateurs, les philosophes, les grammairiens, & tous ceux, qui, de son tems, avoient quelque réputation dans les lettres. Il eût passé pour un grand philosophe, s’il n’eût pas été le premier philologue du monde : mais il excella tellement dans les lettres, qu’on ne parla point de lui comme philosophe. Eunapius nous le donne encore comme un homme profondément versé dans l’histoire. Il l’appelle βιϐλιοθήκην τινὰ ἔμψυχον, bibliotheque vivante, éloge qu’on a donné depuis à tant d’autres. Il eut pour disciples Porphyre & Zénobie reine d’Orient. L’honneur d’enseigner la philosophie & les lettres à une reine, lui coûta la vie. Zénobie, seule maîtresse du throne des Palmiréniens, après le meurtre d’Edenathe son mari, envahit l’Egypte & quelques provinces de l’empire. Aurélien marcha contre elle, la vainquit, & la fit prisonniere. Longin soupçonné d’avoir mal conseillé Zénobie, fut condamné à mort par l’empereur. Il apprit l’ordre de son supplice avec fermeté, & il employa l’art dans lequel il excelloit, à relever le courage de ses complices, & à les détacher de la vie. Il avoit beaucoup écrit ; les fragmens qui nous restent de son traité du sublime, suffisent pour nous montrer quelle étoit la trempe de son esprit.
Herennius & Origene sont les deux éclectiques de l’école d’Ammonius, que l’histoire de la secte nous offre immédiatement après Longin. Nous ne savons d’Herennius qu’une chose, c’est qu’il viola le premier le secret qu’il avoit juré à Ammonius, & qu’il entraîna par son exemple Origene & Plotin à divulguer la philosophie éclectique. Cet Origene n’est point celui des Chrétiens. L’éclectique mourut âgé de soixante-dix ans, peu de tems avant la fin du regne des empereurs Gallus & Volusien.
Voici un des plus célebres défenseurs de l’école Ammonienne, c’est Plotin ; Porphyre son condisciple & son ami nous a laissé sa vie. Mais quel fond peut-on faire sur le récit d’un homme qui s’étoit proposé de mettre Plotin en parallele avec Jesus-Christ ; & qui étoit assez peu philosophe pour s’imaginer qu’il les placeroit de niveau dans la mémoire des hommes, en attribuant des miracles à Plotin ? Si l’on rendoit justice à Porphyre sur cette misérable supercherie, loin d’ajoûter foi aux miracles de Plotin, on regarderoit son historien, malgré toute la violence avec laquelle on sait qu’il s’est déchaîné contre la religion chrétienne, comme peu convaincu de la fausseté des miracles de Jesus-Christ. Plotin naquit dans l’une des deux Lycopolis d’Egypte, la treizieme année du regne d’Alexandre Severe, & se livra à l’étude de la philosophie à l’âge de vingt-huit ans. Il suivit les maîtres les plus célebres d’Alexandrie ; mais il sortit chagrin de leurs écoles. C’étoit un homme mélancholique & superstitieux, & comme les philosophes qu’il avoit écoutés, faisoient assez peu de cas des mysteres de son pays, il les regarda comme des gens qui promettoient la sagesse sans la posseder. Le dégout de leurs principes, le conduisit dans l’école d’Ammonius. A peine eut-il entendu celui-ci disserter du grand principe & de ses émanations, qu’il s’écria : voila l’homme que je cherchois. Il étudia sous Ammonius pendant onze ans. Il ne se détermina à quitter son école, que pour parcourir l’Inde & la Perse, & s’instruire plus à fond des rêveries mystiques & des opérations théurgiques des Mages & des Gymnosophistes ; car il prenoit ces choses pour la seule véritable science. Une circonstance qu’il regarda comme favorable à son dessein, ce fut le départ de l’empereur Gordien pour son expédition contre les Parthes : mais Gordien fut tué dans la Mésopotamie, & notre philosophe risqua plusieurs fois de perdre la vie avant que d’avoir regagné Antioche. Il passa d’Antioche à Rome ; il avoit alors quarante ans ; il se trouvoit sur un grand théatre ; rien ne l’empêchoit de s’y montrer, que le serment qu’il avoit fait à Ammonius ; l’indiscrétion d’Herennius leva cet obstacle ; Plotin se croyant dégagé de son serment par le parjure d’Herennius, professa publiquement l’Eclectisme pendant dix ans, mais seulement de vive voix, sans rien dicter. On l’interrogeoit, & il répondoit. Cette maniere de philosopher devenant de jour en jour plus bruiante, par les disputes qu’elle excitoit entre ses disciples, & plus fatigante pour lui par la nécessité où il se trouvoit à chaque instant de répondre aux mêmes questions, il prit le parti d’écrire. Il commença la premiere année de Galien ; & la dixieme il avoit composé vingt & un ouvrages sur différens sujets. On ne se les procuroit pas facilement : pour conserver encore quelques vestiges de la discipline philosophique d’Ammonius, on ne les communiquoit qu’à des éléves bien éprouvés, qu’aux éclectiques d’un jugement sain & d’un âge avancé. C’étoit, comme on le verra dans la suite, tout ce que la Métaphysique peut avoir de plus entortillé & de plus obscur, la Dialectique de plus subtil & de plus ardu, un peu de morale, & beaucoup de fanatisme & de théurgie. Mais s’il y avoit peu de danger à lire Plotin, il y en avoit beaucoup à l’entendre. La présence d’un auditoire nombreux élevoit son esprit ; sa bile s’enflammoit ; il voyoit en grand ; on se laissoit insensiblement entraîner & séduire par la force des idées & des images qu’il déployoit en abondance ; on partageoit son enthousiasme ; & comme l’on jugeoit de la vérité & de la beauté de ce qu’on venoit d’entendre, par la violence de l’émotion qu’on en avoit éprouvé, on s’en retournoit convaincu que Plotin étoit le premier homme du monde ; & en effet c’étoit une tête de la trempe de celle de nos Cardans, de nos Kircher, de nos Malbranches, de ces hommes moins utiles que rares : Quorum ingenium miro ardore inflammatum, & nescio quâ ambitione ductum, se se judicii habenis coerceri ægre fert & indignatur ; qui objectorum magnitudine capti & abrepti sibi sæpe ipsi non sunt præsentes ; ex horum numero qui non quid dicant sentiantve perpendunt, sed cogitationum vividissimarum fertilissimarumque fluctibus obvoluti, amplectuntur, quidquid œstuanti imaginationi occurrit altum, singulare & ab aliis diversum, fundamento fulciatur aliquo vel nullo, dummodo mentilus aliorum attonitis offeratur aliquid portentosum & enorme. Voilà ce que Plotin possédoit dans un degré surprenant ; sa figure d’ailleurs étoit imposante & noble. Tous les mouvemens de son ame venoient se peindre sur son visage ; & lorsqu’il parloit, il s’échappoit de son regard, de son geste, de son action & de toute sa personne, une persuasion dont il étoit difficile de se défendre, sur-tout quand on apportoit de son côté quelque disposition naturelle à l’enthousiasme. C’est ce qui arriva à un certain Rogatien ; les discours de Plotin lui échaufferent tellement la tête, qu’il abandonna le soin de ses affaires, chassa ses domestiques, méprisa des dignités auxquelles il étoit désigné, & tomba dans une misere affreuse, mais au milieu de laquelle il eut le bonheur de conserver sa frénésie.
Avec des qualités telles que celles que l’histoire accorde à Plotin, on ne manque pas de disciples ; aussi en eut-il beaucoup, parmi lesquels on nomme quelques femmes. Ses vertus lui mériterent la considération des citoyens les plus distingués ; ils lui confierent en mourant la fortune & l’éducation de leurs enfans. Pendant les vingt-six ans qu’il vêcut à Rome, il fut l’arbitre d’un grand nombre de différends, qu’il termina avec tant d’équité, que ceux-mêmes qu’il avoit condamnés devinrent ses amis. Il fut honoré des grands. L’empereur Galien & sa femme Salonine en firent un cas particulier. Il ne leur demanda jamais qu’une grace, qu’il n’obtint pas ; c’étoit la souveraineté d’une petite ville de la Campanie, qui avoit été ruinée, & du petit territoire qui en dépendoit. La ville devoit s’appeller Platonopolis ou la ville de Platon. Plotin s’engageoit à s’y renfermer avec ses amis, & à y réaliser la république de ce philosophe : mais il arriva alors ce qui arriveroit encore aujourd’hui ; les courtisans tournerent ce projet en ridicule, traduisirent Plotin comme une espece de fou, en dégoûterent l’empereur, & empêcherent qu’une expérience très-intéressante ne fût tentée.
Ce philosophe vivoit durement, ainsi qu’il convenoit à un homme qui regardoit ce monde comme le lieu de son exil, & son corps comme la prison de son ame ; il professoit la philosophie sans relâche ; il abusoit trop de sa santé pour se bien porter, & il en faisoit trop peu de cas pour appeller le medecin quand il étoit indisposé ; il fut attaqué d’une esquinancie, dont il mourut à l’âge de 66 ans, la seconde année du regne de l’empereur Claude. Il disoit en mourant : equidem jam enitor quod in nobis divinum est, ad divinum ipsum quod viget in universo, adjungere : « je m’efforce de rendre à l’ame du monde, la particule divine que j’en tiens séparée ». Il admettoit la métempsycose, comme une maniere de se purifier ; mais il mourut convaincu que son ame étoit devenue si pure par l’étude continuelle de la Philosophie, qu’elle alloit rentrer dans le sein de Dieu, sans passer par aucune épreuve nouvelle. Sa philosophie fut généralement adoptée, & l’école d’Alexandrie le regarda comme son chef, quoiqu’il eût eu pour prédécesseurs Ammonius & Potamon.
Amelius successeur de Plotin avoit passé ses premieres années sous l’institution du stoïcien Lisimaque. Il s’attacha ensuite à Plotin. Il travailla pendant vingt-quatre ans à débrouiller le cahos des idées moitié philosophiques, moitié théurgiques, de ce vertueux & singulier fanatique. Il écrivit beaucoup ; & quand ses ouvrages n’auroient servi qu’à reconcilier Porphyre avec l’Eclectisme de Plotin, ils n’auroient pas été inutiles au progrès de la secte.
Porphyre, cet ennemi si fameux du nom chrétien, naquit à Tyr la douzieme année du regne d’Alexandre Severe ; 233 ans après la naissance de J. C. il apostasia pour quelques coups de bâton que des chrétiens lui donnerent mal-à-propos. Il étudia à Athenes sous Longin, qui l’appella Porphyre ; Malchus, son nom de famille, paroissoit trop dur à l’oreille du rhéteur. Malchus ou Porphyre avoit alors dix-huit ans ; il étoit déjà très-versé dans la Philosophie & dans les Lettres. A l’âge de vingt ans il vint à Rome étudier la Philosophie sous Plotin. Une extrème sobriété, de longues veilles, des disputes continuelles lui brûlerent le sang, & tournerent son esprit à l’enthousiasme & à la mélancholie. J’observerai ici en passant, qu’il est impossible en Poésie, en Peinture, en Eloquence, en Musique, de rien produire de sublime sans enthousiasme. L’enthousiasme est un mouvement violent de l’ame, par lequel nous sommes transportés au milieu des objets que nous avons à représenter ; alors nous voyons une scene entiere se passer dans notre imagination, comme si elle étoit hors de nous : elle y est en effet, car tant que dure cette illusion, tous les êtres présens sont anéantis, & nos idées sont réalisées à leur place : ce ne sont que nos idées que nous appercevons, cependant nos mains touchent des corps, nos yeux voyent des êtres animés, nos oreilles entendent des voix. Si cet état n’est pas de la folie, il en est bien voisin. Voilà la raison pour laquelle il faut un très-grand sens pour balancer l’enthousiasme. L’enthousiasme n’entraîne que quand les esprits ont été préparés & soûmis par la force de la raison ; c’est un principe que les Poëtes ne doivent jamais perdre de vûe dans leurs fictions, & que les hommes éloquens ont toûjours observé dans leurs mouvemens oratoires. Si l’enthousiasme prédomine dans un ouvrage, il répand dans toutes ses parties je ne sai quoi de gigantesque, d’incroyable & d’énorme. Si c’est la disposition habituelle de l’ame, & la pente acquise ou naturelle du caractere, on tient des discours alternativement insensés & sublimes ; on se porte à des actions d’un héroïsme bisarre, qui marquent en même tems la grandeur, la force, & le desordre de l’ame. L’enthousiasme prend mille formes diverses : l’un voit les cieux ouverts sur sa tête, l’autre les enfers s’ouvrir sous ses piés : celui-ci se croit au milieu des esprits célestes, il entend leurs divins concerts, il en est transporté ; celui-là s’adresse aux furies, il voit leurs torches allumées, il est frappé de leurs cris ; elles le poursuivent ; il fuit effrayé devant elles. Porphyre n’étoit pas éloigné de cet état enchanteur ou terrible, lorsque Plotin, qui le suivoit à la piste, l’atteignit ; il étoit assis à la pointe du promontoire de Lilybée ; il versoit des larmes ; il tiroit de profonds soupirs de sa poitrine ; il avoit les yeux fixement attachés sur les eaux ; il repoussoit les alimens qu’on lui présentoit ; il craignoit l’approche d’un homme ; il vouloit mourir. Il étoit dans un accès d’enthousiasme, qui grossissoit à son imagination les miseres de la nature humaine, & qui lui représentoit la mort comme le plus grand bonheur d’un être qui pense, qui sent, qui a le malheur de vivre. Voici un autre enthousiaste ; c’est Plotin, qui fortement frappé du péril où il apperçoit son disciple & son ami, éprouve sur le champ un autre accès d’enthousiasme qui sauve Porphyre de la fureur tranquille & sourde dont il est possedé. Ce qu’il y a de singulier, c’est que celui-ci se prend pour un homme sensé : écoutez-le ; studium nunc istud, ô Porphyri, tuum, non sanæ mentis est, sed animi atrâbile furentis. Un troisieme qui eût été témoin, de sang froid, de l’action outrée & du ton emphatique de Plotin, n’auroit-il pas été tenté de lui rendre à lui-même son apostrophe, & de lui dire en imitant son action & son emphase : studium nunc istud, ô Plotine, tuum, honestæ revera mentis est, sed animi splendida bile furentis. Au reste, si un accès d’enthousiasme peut être reprimé, c’est par un autre accès d’enthousiasme. La véritable éloquence seroit en pareil cas foible, froide, & resteroit sans effet : il faut un choc plus violent, & la secousse d’un instrument plus analogue. Porphyre follement persuadé que le Christianisme rend les hommes méchans & misérables (méchans, disoit-il, en multipliant les devoirs à l’infini & en pervertissant l’ordre des devoirs ; misérables, en remplissant les ames de remords & de terreurs) écrivit quinze livres pour les détromper. Je crains bien que Théodose ne leur ait fait trop d’honneur par l’édit qui les supprima ; & j’oserois presqu’assûrer, sur les fragmens qui nous en restent dans les Peres qui l’ont refuté, qu’il y avoit beaucoup plus d’éloquence & d’enthousiasme que de bon sens & de philosophie. Il m’a semblé que l’enthousiasme étoit une maladie épidémique particuliere à ces tems, qui n’avoit pas entierement épargné les hommes les plus respectables par leurs talens, leurs connoissances, leur état, & leurs mœurs. L’un croyoit avoir répondu à Porphyre, lorsqu’il lui avoit dit qu’il étoit l’ami intime du diable ; un autre prenoit, sans s’en appercevoir, le ton de Porphyre, lorsqu’il l’appelloit impie, blasphemateur, fou, calomniateur, impudent, sycophante. La cause du Christianisme étoit trop bonne, & les Peres avoient trop de raisons pour accumuler tant d’injures. Cet endroit ne sera pas le seul de cet article où nous aurons lieu de remarquer, pour la consolation des ames foibles & la nôtre, que dans les plus grands saints l’homme perce toûjours par quelqu’endroit. Porphyre vêcut beaucoup plus long tems qu’on ne pouvoit l’espérer d’un homme de son caractere. Il atteignit l’âge de soixante & douze ans, & ne mourut que l’an 305 de J. C.
Jamblique disciple de Porphyre, fut une des lumieres principales de l’école d’Alexandrie. Le Paganisme menaçoit ruine de toutes parts, lorsque ce philosophe théurgiste parut ; il combattit pour ses dieux, & ne combattit pas sans succès. C’est une chose remarquable que l’aversion presque générale des philosophes éclectiques pour le Christianisme, & leur attachement opiniâtre à l’idolatrie. Pouvoit-il donc y avoir un système plus ridicule que celui de la Mythologie ? S’il étoit naturel que le sacrifice exigé dans la religion chrétienne, de l’esprit de l’homme par des mystères, de son corps par des jeûnes & des mortifications, de son cœur par une abnégation entiere de soi-même, en éloignât des hommes charnels & des raisonneurs orgueilleux, l’étoit-il qu’un Potamon, un Ammonius, un Longin, un Plotin, un Jamblique, ou fermassent les yeux sur les absurdités de l’histoire de Jupiter, ou ne les apperçussent point ? Jamblique étoit de Chalcis ville de Célésyrie ; il descendoit de parens illustres : il eut pour instituteur Anatolius, philosophe d’un mérite peu inférieur à Porphyre. Il fut d’un caractere doux, un peu renfermé, ne s’ouvrant guere qu’à ses disciples ; moins éloquent que Porphyre ; & l’éloquence ne devoit pas être comptée pour peu de chose dans des écoles où l’on professoit particulierement la théurgie, système auquel il étoit impossible de donner quelques couleurs séduisantes, sans le secours du sublime & de l’enthousiasme : cependant il ne manqua pas d’auditeurs, mais il les dut moins à ses connoissances qu’à son affabilité. Il avoit de la gaieté avec ses amis, & il leur en inspiroit : ceux qui avoient une fois goûté le charme de sa société, ne pouvoient plus s’en détacher. L’histoire ne nous a rien raconté de nos Mystiques, que nous ne retrouvions dans celle de Jamblique. Il avoit des extases, son corps s’élevoit dans les airs pendant ses entretiens avec les dieux ; ses vêtemens s’éclairoient de lumiere, il prédisoit l’avenir, il commandoit aux démons, il évoquoit des génies du fond des eaux. Jamblique écrivit beaucoup ; il laissa la vie de Pythagore, une exposition de son système théologique, des exhortations à l’étude de l’Éclectisme, un traité des Sciences mathématiques, un commentaire sur les institutions arithmétiques de Nicomaque, une exposition des mysteres égyptiens. Parmi ces ouvrages il y en a plusieurs où l’on auroit peine à reconnoître un prétendu faiseur de miracles ; mais qui reconnoîtroit Newton dans un commentaire sur l’Apocalypse ? & qui croiroit que cet homme qui a assemblé tout Londres dans une église, pour être témoin des resurrections qu’il promet sérieusement d’opérer, est le géometre Fatio ? Jamblique mourut l’an de Jesus-Christ 333, sous le regne de Constantin. La conversion de ce prince à la Religion chrétienne, fut un évenement fatal pour la Philosophie ; les temples du Paganisme furent renversés, les portes des écoles éclectiques fermées, les philosophes dispersés : il en coûta même la vie à quelques-uns de ceux qui oserent braver les conjonctures.
Tel fut le sort de Sopatre disciple de Jamblique ; il étoit d’Apamée ville de Syrie : Eunape en parle comme d’un homme éloquent dans ses écrits & dans ses discours. Il ajoûte que l’étendue de ses connoissances lui avoit acquis parmi les Grecs la réputation du premier philosophe de son tems (τὸν ἐπισημότατον τότε παρ’ Ἕλλησιν ἐπὶ παιδεύσει γεγενημένον.) Voici le fait tel qu’on le lit dans Eunape. Constantinople ou Byzance (car c’est la même ville sous deux noms différens) fournissoit anciennement l’Attique de vivres, & il est incroyable la quantité de grains que cette province de la Grece en tiroit ; mais il arriva dans ces tems que les vaisseaux qui venoient chargés d’Egypte, & que toutes les provisions qu’on tiroit de la Syrie, de la Phénicie, de l’Asie entiere, & d’une infinité d’autres contrées nourricieres de l’empire, ne purent suffire aux besoins de la multitude innombrable de prisonniers que l’empereur avoit rassemblés dans Byzance, & cela par la vanité puérile de recueillir au théatre un plus grand nombre d’applaudissemens : & de quelle sorte encore, & de quels gens ? d’une populace pleine de vin, d’hommes à qui l’yvresse ne permettoit ni de parler ni de se tenir debout, de barbares & d’étrangers qui savoient à peine prononcer son nom. Mais telle étoit la situation du port de Constantinople, que couvert par des montagnes, il n’y avoit qu’un seul vent qui en favorisât l’entrée ; & ce vent ayant cessé de souffler, & suspendu trop long-tems l’arrivée des vivres dans une conjoncture où la ville, qui regorgeoit d’habitans, en avoit un besoin plus pressant, la famine se fit sentir. On se rendit à jeun au théatre ; & comme il n’y avoit presque point de gens yvres, il y eut peu d’applaudissemens, au grand étonnement de l’empereur, qui n’avoit pas rassemblé tant de bouches pour qu’elles restassent muettes. Les ennemis de Sopatre & des philosophes, attentifs à saisir toutes les occasions de les desservir & de les perdre, crurent en avoir trouvé une très-favorable dans ce contre-tems : C’est ce Sopatre, dirent-ils au crédule empereur, cet homme que vous avez comblé de tant de bienfaits, & qui est parvenu par sa politique à s’asseoir sur le throne à côté de vous ; c’est lui qui, par les secrets de sa philosophie malfaisante, tient les vents enchaînés, & s’oppose à votre triomphe & a votre gloire, tandis qu’il vous séduit par les faux éloges qu’il vous prodigue. L’empereur irrité ordonne la mort de Sopatre, & le malheureux philosophe tombe sur le champ frappé d’un coup de hache. Hélas ! il étoit arrivé à la cour dans le dessein de défendre la cause des philosophes, & d’arrêter, s’il étoit possible, la persécution qu’on exerçoit contr’eux. Il avoit présumé quelque succès de la force de son éloquence & de la droiture de ses intentions, & en effet il avoit réussi au-delà de ses espérances : l’empereur l’avoit admis au nombre de ses favoris, & les philosophes commençoient à prendre crédit à la cour, les courtisans à s’en allarmer, & les intolérans à s’en plaindre. Ceux-ci s’étoient apparemment déjà rendus redoutables au prince même, qu’ils avoient entraîné dans leurs sentimens, puisqu’il paroît que Sopatre fut une victime qu’il leur immola malgré lui, afin de calmer les murmures qui commençoient à s’élever. « Pour dissiper les soupçons qu’on pourroit avoir que celui qui avoit accueilli favorablement un hiérophante, un théurgiste, ne fût un néophite équivoque, il se détermina (dit Suidas) à faire mourir le philosophe Sopatre, » ut fideri faceret se non amplius religioni gentili addictum esse. Ablabius courtisan vil, sans naissance, sans ame, sans vertus, un de ces hommes faits pour capter la faveur des grands par toutes sortes de voies, & pour les deshonorer ensuite par les mauvais conseils qu’ils leur donnent en échange des bienfaits qu’ils en reçoivent, étoit devenu jaloux de Sopatre, & ce fut cette jalousie qui accéléra la perte du philosophe. Pourquoi faut-il que tant de rois commandent toûjours, & ne lisent jamais !
Edesius étoit de Cappadoce ; sa famille étoit considérée, mais elle n’étoit pas opulente. Il se livra à l’étude de la philosophie dans Athenes, où on l’avoit envoyé pour y apprendre quelqu’art lucratif : c’étoit répondre aussi mal qu’il étoit possible aux intentions de ses parens, qui auroient donné pour une piece d’or tous les livres de la république de Platon. Cependant sa sagesse, sa modération, son respect, sa patience, ses discours, parvinrent à réconcilier son pere avec la philosophie ; le bonhomme conçut enfin qu’une science qui rendoit son fils heureux sans les richesses, étoit préférable à des richesses qui n’avoient jamais fait le bonheur de personne sans cette science. La réputation de Jamblique appella Edesius en Syrie ; Jamblique le chérit, l’instruisit, & lui conféra le grand don, le don par excellence, le don d’enthousiasme. Les Théurgistes ne pouvoient donner de meilleures preuves du cas infini qu’ils faisoient de la Religion chrétienne, que de s’attacher à la copier en tout. Les Apôtres avoient conféré le saint Esprit, ou cette qualité divine en vertu de laquelle on persuade fortement ce dont on est fortement persuadé : les Eclectiques parodierent ces effets avec leur enthousiasme. Cependant la persécution que l’empereur exerçoit contre les philosophes, augmentoit de jour en jour ; Edesius épouvanté eut recours aux opérations de la Théurgie, pour en être éclairci sur son sort : les dieux lui promirent ou la plus grande réputation, s’il demeuroit dans la société ; ou une sagesse qui l’égaleroit aux dieux, s’il se retiroit d’entre les hommes. Edésius se disposoit à prendre ce dernier parti, lorsque ses disciples s’assemblent en tumulte, l’entourent, le prient, le conjurent, le menacent, & l’empêchent d’aller, par une crainte indigne d’un philosophe, se réléguer dans le fond d’une forêt, & de priver les hommes des exemples de sa vertu & des préceptes de sa philosophie, dans un tems où la superstition, disoient-ils, s’avançoit à grands pas, & entraînoit la multitude des esprits. Edesius établit son école à Pergame : Julien le consulta, l’honora de son estime, & le combla de présens : la promesse des dieux qu’il avoit consultés s’accomplit ; son nom se répandit dans la Grece, on se rendit à Pergame de toutes les contrées voisines. Il avoit un talent particulier pour humilier les esprits fiers & transcendans, & pour encourager les esprits foibles & timides. Les atteliers des artistes étoient les endroits qu’il fréquentoit le plus volontiers au sortir de son école ; ce qui prouve que l’enthousiasme & la théurgie n’avoient point éteint en lui le goût des connoissances utiles. Il professa la philosophie jusque dans l’âge le plus avancé.
Eustathe disciple de Jamblique & d’Edesius, fut un homme éloquent & doux, sur le compte duquel on a débité beaucoup de sottises. J’en dis autant de Sosipatra ; des vieillards la demandent à son pere, & lui prouvent par des miracles qu’il ne peut en conscience la leur refuser : le pere cede sa fille, les vieillards s’en emparent, l’initient à tous les mystères de l’Eclectisme & de la théurgie, lui conferent le don d’enthousiasme & disparoissent, sans qu’on ait jamais sû ce qu’ils étoient devenus. J’en dis autant d’Antonin fils de Sosipatra ; je remarquerai seulement de celui-ci, qu’il ne fit point de miracles, parce que l’empereur n’aimoit pas que les philosophes en fissent. Il y eut un moment où la frayeur pensa faire ce qu’on devoit attendre du sens commun ; ce fut de séparer la Philosophie de la Théurgie, & de renvoyer celle-ci aux diseurs de bonne-avanture, aux saltinbanques, aux fripons, & aux prestigiateurs. Eusebe de Minde en Carie, qui parut alors sur la scene, distingua les deux especes de purifications que la Philosophie éclectique recommandoit également ; il appella l’une théurgique, & l’autre rationelle, & s’occupa sérieusement à décrier la premiere ; mais les esprits en étoient trop infectés : c’étoit une trop belle chose que de commercer avec les dieux, que d’avoir les démons à son commandement, que de les appeller à soi par des incantations, ou de s’élever à eux par l’extase, pour qu’on pût détromper facilement les hommes d’une science qui s’arrogeoit ces merveilleuses prérogatives. S’il y avoit un homme alors auprès duquel la philosophie d’Eusebe devoit réussir, c’étoit l’empereur Julien ; cependant il n’en fut rien : Julien quitta ce philosophe sensé, pour se livrer aux deux plus violens théurgistes que la secte éclectique eût encore produits, Maxime d’Ephese & Chrysanthius.
Maxime d’Ephese étoit né de parens nobles & riches ; il eut donc à fouler aux piés les espérances les plus flateuses, pour se livrer à la Philosophie : c’est un courage trop rare pour ne pas lui en faire un mérite. Personne ne fut plus évidemment appellé à la Théurgie & à l’Eclectisme, si l’on regarde l’éloquence comme le caractere de la vocation. Maxime paroissoit toûjours agité par la présence intérieure de quelque démon ; il mettoit tant de force dans ses pensées, tant d’énergie dans son expression, tant de noblesse & de grandeur dans ses images, je ne sais quoi de si frappant & de si sublime, même dans sa deraison, qu’il ôtoit à ses auditeurs la liberté de le contredire : c’étoit Apollon sur son trépié, qui maîtrisoit les ames & commandoit aux esprits. Il étoit savant ; des connoissances profondes & variées fournissoient un aliment inépuisable à son enthousiasme : il eut Edesius pour maître, & Julien pour disciple. Il accompagna Julien dans son expédition de Perse : Julien périt, & Maxime tomba dans un état déplorable ; mais son ame se montra toûjours supérieure à l’adversité. Valentinien & Valens irrités par les Chrétiens, le font charger de chaînes, & jetter dans le fond d’un cachot : on ne l’en tire que pour l’exposer sur un théatre, il y paroît avec fermeté. On l’accuse, il répond sans manquer à l’empereur, & sans se manquer à lui-même. On prétendoit le rendre responsable de tout ce qu’on reprenoit dans la conduite de Julien, il intéressa l’empereur même à rejetter cette accusation : s’il est permis, disoit-il, d’accuser un sujet de tout ce que son souverain peut avoir fait de mal, pourquoi ne le loüera-t-on pas de tout ce qu’il aura fait de bien ? On cherchoit à le perdre, chose surprenante ! on n’en vint point à bout. Dans l’impossibilité de le convaincre, on lui rendit la liberté ; mais comme on étoit persuadé qu’il s’étoit servi de son crédit auprès de Julien pour amasser des thrésors, on le condamna à une amende exorbitante qu’on réduisit à très peu de chose, ceux qu’on avoit chargé d’en poursuivre le payement, n’ayant trouvé à notre philosophe que sa besace & son bâton. La présence d’un homme avec lequel on avoit de si grands torts, étoit trop importune pour qu’on la souffrît ; Maxime fut rélégué dans le fond de l’Asie, où de plus grands malheurs l’attendoient. La haine implacable de ses ennemis l’y suivit ; à peine est-il arrivé au lieu de son exil, qu’il est saisi, emprisonné, & livré à l’inhumanité de ces hommes que la justice employe à tourmenter les coupables, & qui corrompus par ses persécuteurs, inventerent pour lui des supplices nouveaux : ils en firent alternativement l’objet de leur brutalité & de leur fureur Maxime lassé de vivre, demanda du poison à sa femme, qui ne balança pas à lui en apporter ; mais avant que de le lui présenter, elle en prit la plus grande partie & tomba morte : Maxime lui survécut. On cherche, en lisant l’histoire de ce philosophe, la cause de ses nouveaux malheurs, & l’on n’en trouve point d’autre que d’avoir déplû aux défenseurs de certaines opinions dominantes ; leçon terrible pour les Philosophes, gens raisonneurs qui leur ont été & qui leur seront suspects dans tous les tems. La providence qui sembloit avoir oublié Maxime depuis la mort de Julien, laissa tomber enfin un regard de pitié sur ce malheureux. Cléarque, homme de bien, que par hazard Valens avoit nommé préfet en Asie, trouva, en arrivant dans sa province, le philosophe exposé sur un chevalet, & prêt à expirer dans les tourmens : il vole à son secours, il le délivre, il lui procure tous les soins dont il étoit pressé dans le déplorable état où on l’avoit réduit : il l’accueille, il l’admet à sa table, il le réconcilie avec l’empereur, il fait subir à ses ennemis la peine du talion, il le rétablit dans le peu de fortune qu’il devoit à la commisération de ses amis & de ses parens ; il y ajoûte des bienfaits, & le renvoye triomphant à Constantinople, où la considération générale du peuple & des grands sembloit lui assûrer du moins quelque tranquillité pour les dernieres années de sa vie ; mais il n’en fut pas ainsi. Des mécontens formerent une conspiration contre Valens ; Maxime n’étoit point du nombre, mais il avoit eu malheureusement d’anciennes liaisons avec la plûpart d’entr’eux. On le soupçonna d’avoir eu connoissance de leur dessein ; ses ennemis insinuerent à l’empereur qu’il avoit été consulté, en qualité de théurgiste, & le proconsul Festus eut ordre de l’arrêter & de le faire mourir, ce qui fut exécuté. Telle fut la fin tragique d’un des plus habiles & des plus honnêtes hommes de son siecle, à qui l’on ne peut reprocher que son enthousiasme & sa théurgie. Festus ne lui survécut pas long-tems, son esprit s’altéra, il crut voir en songe Maxime qui le traînoit par les cheveux devant les juges des enfers ; ce songe le suivoit partout, il en perdit tout-à-fait le jugement, & mourut fou. Le peuple oubliant les disgraces cruelles auxquelles les dieux avoient abandonné Maxime pendant sa vie, regarda la mort de Festus comme un exemple éclatant de leur justice. Festus étoit odieux ; Maxime n’étoit plus, la vénération qu’on lui portoit en devint d’autant plus grande : le moyen que le peuple ne vit pas du surnaturel dans le songe du proconsul, & dans une mort qui le surprend, sans aucune cause apparente, au milieu de ses prospérités ! On n’est pas communément assez instruit pour savoir qu’un homme menacé de mort subite, sent de loin des mouvemens avant-coureurs de cet évenement ; ce sont des atteintes sourdes, qu’il néglige, parce qu’il n’en prévoit ni n’en craint les suites ; ce sont des frissons passagers, des inquiétudes vagues, de l’abattement, de l’agitation, des accès de pusillanimité. Qu’au milieu de ces approches secretes un homme superstitieux & méchant ait la conscience chargée de quelque crime atroce & récent, il en voit les objets, il en est obsédé ; il prend cette obsession pour la cause de son malaise : & au-lieu d’appeller un medecin, il s’adresse aux dieux : cependant le germe de mort qu’il portoit en lui-même se développe & le tue, & le peuple imbécille crie au prodige. C’est faire injure à l’être supreme, c’est s’exposer même à douter de son existence, que de chercher dans les afflictions & les prospérités de ce monde, des marques de la justice ou de la bonté divine. Le méchant peut avoir tout, excepté la faveur du ciel.
Prisque, ami & condisciple de Maxime, étoit de Thesprotie. Il avoit beaucoup étudié la Philosophie des anciens ; il s’accordoit avec Eusebe de Minde à regarder la Théurgie comme la honte de l’Eclectisme ; mais né taciturne, renfermé, ennemi des disputes scholastiques, ayant à-peu-près du vulgaire l’opinion qu’il en faut avoir, c’est-à-dire n’en faisant pas assez de cas pour lui dire la vérité, ce fut un homme peu propre à s’attacher des disciples & à répandre ses opinions. Cette maniere de philosopher tranquille & retirée jetta sur lui une obscurité salutaire, les ennemis de la Philosophie l’oublierent. Les autres éclectiques en furent réduits ou à se donner la mort à eux-mêmes, ou à perdre la vie dans les tourmens ; Prisque ignore acheva tranquillement la sienne dans les temples deserts du Paganisme.
Chrysanthius disciple d’Edesius & instituteur de Julien, joignit l’étude de l’Art oratoire à celle de la Philosophie : C’est assez pour soi, disoit-il, de connoître la vérité ; mais pour les autres il faut encore savoir la dire & la faire aimer. La philantropie est le caractere distinctif de l’homme de bien, il ne doit pas se contenter d’être bon, il doit travailler à rendre ses semblables meilleurs : la vertu ne le domine pas assez fortement, s’il peut la contenir au-dedans de lui-même : Lorsque la vertu est devenue la passion d’un homme, elle remplit son ame d’un bonheur qu’il ne sauroit cacher, & que les méchans ne peuvent feindre. C’est à la vertu qu’il appartient de faire de véritables enthousiastes ; c’est elle seule qui connoît le prix des biens, des dignités & de la vie, puisqu’il n’y a qu’elle qui sache quand il convient de les perdre ou de les conserver. La Théurgie si fatale à Maxime, servit utilement Chrysanthius ; ce dernier s’en tint avec fermeté à l’inspection des victimes & aux regles de la divination, qui lui annonçoient les plus grands malheurs s’il quittoit sa retraite ; ni les instances de Maxime, ni les invitations réitérées de l’empereur, ni des députations expresses, ni les prieres d’une épouse qu’il aimoit tendrement, ni les honneurs qu’on lui offroit, ni le bonheur qu’il pouvoit se promettre, ne purent l’emporter sur ses sinistres pressentimens, & l’attirer à la cour de Julien. Maxime partit, résolu, disoit-il, de faire violence à la nature & aux destins. Julien se vengea des refus de Chrysanthius en lui accordant le pontificat de Lydie, où il l’exhortoit à relever les autels des dieux, & à rappeller dans leurs temples les peuples que le zèle de ses prédécesseurs en avoit éloignés. Chrysanthius, philosophe & pontife, se conduisit avec tant de discrétion dans sa fonction délicate, qu’il n’excita pas même le murmure des intolérans ; aussi ne fut-il point enveloppé dans les troubles qui suivirent la mort de Julien. Il demeura desolé, mais tranquille au milieu des ruines de la secte éclectique & du paganisme ; il fut même protégé des empereurs chrétiens. Il se retira dans Athenes, où il montra qu’il étoit plus facile à un homme comme lui de supporter l’adversité, qu’à la plûpart des autres hommes de bien user du bonheur. Il employoit ses journées à honorer les dieux, à lire les auteurs anciens, à inspirer le goût de la théurgie, de l’Eclectisme & de l’enthousiasme à un petit nombre de disciples choisis, & à composer des ouvrages de Philosophie. Les tendons de ses doigts s’étoient retirés à force d’écrire. La promenade étoit son unique délassement ; il le prenoit dans les rues spatieuses, marchant lentement, gravement, & s’entretenant avec ses amis. Il évita le commerce des grands, non par mépris, mais par goût. Il mit dans son commerce avec les hommes tant de douceur & d’aménité, qu’on le soupçonna d’affecter un peu ces qualités. Il parloit bien ; on le loüoit sur-tout de savoir prendre le ton des choses. S’il ouvroit la bouche, tout le monde restoit en silence. Il étoit ferme dans ses sentimens : ceux qui ne le connoissoient pas assez, s’exposoient facilement à le contredire ; mais ils ne tardoient pas à sentir à quel homme ils avoient affaire. Nous serions étonnés qu’avec ces qualités de cœur & d’esprit, Chrysanthius ait été un des plus grands défenseurs du Paganisme, si nous ne savions combien le mystère de la Croix est une étrange folie pour des esprits orgueilleux. Il joüissoit à l’âge de quatre-vingts ans d’une santé si vigoureuse, qu’il étoit obligé d’observer des saignées de précaution ; Eunape étoit son medecin ; cependant une de ces saignées faite imprudemment en l’absence d’Eunape, lui coûta la vie : il fut saisi d’un froid & d’une langueur dans tous les membres, qu’Oribase dissipa pour le moment par des fomentations chaudes, mais qui ne tarderent pas à revenir, & qui l’emporterent.
Julien, le fléau du Christianisme, l’honneur de l’Eclectisme, & un des hommes les plus extraordinaires de son siecle, fut élevé par les soins de l’empereur Constance ; il apprit la Grammaire de Nicoclès, & l’Art oratoire d’Eubole : ses premiers maîtres étoient tous chrétiens, & l’eunuque Mardonius avoit l’inspection sur eux. Il ne s’agit ici ni du conquérant ni du politique, mais du philosophe. Nous préviendrons seulement ceux qui voudront se former une idée juste de ses qualités, de ses défauts, de ses projets, de sa rupture avec Constance, de ses expéditions contre les Parthes, les Gaulois & les Germains, de son retour à la religion de ses ayeux, de sa mort prématurée, & des évenemens de sa vie, de se méfier également & des éloges que la flaterie lui a prodigués dans l’histoire prophane, & des injures que le ressentiment a vomi contre lui dans l’histoire de l’Eglise. C’est ici qu’il importe sur-tout de suivre une regle de critique, qui dans une infinité d’autres conjonctures conduiroit à la vérité plus sûrement qu’aucun témoignage ; c’est de laisser à l’écart ce que les auteurs ont écrit d’après leurs passions & leurs préjugés, & d’examiner d’après notre propre expérience ce qui est vraissemblable. Pour juger avec indulgence ou avec sévérité du goût effrené de Julien pour les cérémonies du Paganisme ou de la Théurgie, ce n’est point avec les yeux de notre siecle qu’il faut considérer ces objets ; mais il faut se transporter au tems de cet empereur, & au milieu d’une foule de grands hommes, tous entêtés de ces doctrines superstitieuses ; se sonder soi-même, & voir sans partialité dans le fond de son cœur, si l’on eût été plus sage que lui. On craignit de bonne heure qu’il n’abandonnât la Religion chrétienne ; mais l’on étoit bien éloigné de prévoir que la médiocrité de ses maîtres occasionneroit infailliblement son apostasie. En effet, lorsque l’exercice assidu de ses talens naturels l’eut mis au-dessus de ses instituteurs, la curiosité le porta dans les écoles des philosophes. Ses maîtres fatigués d’un disciple qui les embarrassoit, ne répondirent pas avec assez de scrupule à la confiance de Constance. Il fréquenta à Nicomédie ce Libanius avec lequel l’empereur avoit si expressément défendu qu’il ne s’entretînt, & qui se plaignoit si amerement d’une défense qui ne lui permettoit pas, disoit-il, de répandre un seul grain de bonne semence dans un terrein précieux dont on abandonnoit la culture à un misérable rhéteur, parce qu’il avoit le talent se petit & si commun de médire des dieux. Les disputes des Catholiques entr’eux & avec les Ariens, acheverent d’étouffer dans son cœur le peu de christianisme que les leçons de Libanius n’en avoient point arraché. Il vit le philosophe Maxime. On prétend que l’empereur n’ignora pas ces démarches inconsidérées ; mais que les qualités supérieures de Julien commençant à l’inquietter, il imagina, par un pressentiment qui n’étoit que trop juste, que pour la tranquillité de l’empire & pour la sienne propre, il valoit mieux que cet esprit ambitieux se tournât du côté des Lettres & de la Philosophie, que du côté du gouvernement & des affaires publiques. Julien embrassa l’Eclectisme. Comment se seroit-il garanti de l’enthousiasme avec un tempérament bilieux & mélancolique, un caractere impétueux & bouillant, & l’imagination la plus prompte & la plus ardente ? Comment auroit-il senti toutes les puérilités de la Theurgie & de la Divination, tandis que les sacrifices, les évocations, & tous les prestiges de ces especes de doctrines, ne cessoient de lui promettre la souveraineté ? Il est bien difficile de rejetter en doute les principes d’un art qui nous appelle à l’empire ; & ceux qui méditeront un peu profondément sur le caractere de Julien, sur celui de ses ennemis, sur les conjonctures dans lesquelles il se trouvoit, sur les hommes qui l’environnoient, seront peut-être plus étonnés de sa tolérance que de sa superstition. Malgré la fureur du Paganisme dont il étoit possédé, il ne répandit pas une goutte de sang chrétien ; & il seroit à couvert de tout reproche, si pour un prince qui commande à des hommes qui pensent autrement que lui en matiere de religion, c’étoit assez que de n’en faire mourir aucun. Les Chrétiens demandoient à Julien un entier exercice de leur religion, la liberté de leurs assemblées & de leurs écoles, la participation à tous les honneurs de la société, dont ils étoient des membres utiles & fideles ; & en cela ils avoient juste raison. Les Chrétiens n’exigeoient point de lui qu’il contraignît par la force les Payens à renoncer aux faux dieux, ils n’avoient garde de lui en accorder le droit : ils lui reprochoient au contraire, sinon la violence, du moins les voies indirectes & sourdes dont il se servoit pour déterminer les Chrétiens à renoncer à Jesus-Christ. Abandonnez à elle-même, lui disoient-ils, l’œuvre de Dieu : les lois de notre Eglise ne sont point les lois de l’empire, ni les lois de l’empire les lois de notre Eglise. Punissez-nous, s’il nous arrive jamais d’enfreindre celles-là ; mais n’imposez à nos consciences aucun joug. Mettez-vous à la place d’un de vos sujets payens, & supposez à votre place un prince chrétien : que penseriez-vous de lui, s’il employoit toutes les ressources de la politique pour vous attirer dans nos temples ? Vous en faites trop, si l’équité ne vous autorise pas ; vous n’en faites pas assez, si vous avez pour vous cette autorité. Quoi qu’il en soit, si Julien eût réfléchi sur ce qui lui étoit arrivé à lui-même, il eût été convaincu qu’au-lieu d’interdire l’étude aux Chrétiens, il n’avoit rien de mieux à faire que de leur ouvrir les écoles de l’Eclectisme : ils y auroient été infailliblement attirés par l’extrème conformité des principes de cette secte avec les dogmes du Christianisme ; mais il ne lui fut pas donné de tendre un piége si dangereux à la Religion. La Providence qui répandit cet esprit de ténebres sur son ennemi, ne protégea pas le Christianisme d’une maniere moins frappante, lorsqu’elle fit sortir des entrailles de la terre ces tourbillons de flammes qui dévorerent les Juifs qu’il employoit à creuser les fondemens de Jérusalem, dont il se proposoit de relever le temple & les murs. Julien trompé derechef dans la malice de ses projets, consomma la prophétie qu’il se proposoit de rendre mensongere, & l’endurcissement fut sa punition & celle de ses complices. Il persévera dans son apostasie ; les Juifs qu’il avoit rassemblés, se disperserent comme auparavant ; Ammien-Marcellin qui nous a transmis ce fait, n’abjura point le paganisme ; & Dieu voulut qu’un des miracles les plus grands & les plus certains qui se soient jamais faits, qui met en défaut la malheureuse dialectique des philosophes de nos jours, & qui remplit de trouble leurs ames incrédules, ne convertît personne dans le tems où il fut opéré. On raconte de cet empereur superstitieux, qu’assistant un jour à une évocation de démons, il fut tellement effrayé à leur apparition, qu’il fit le signe de la croix, & qu’aussi-tôt les démons s’évanoüirent. Je demanderois volontiers à un chrétien s’il croit ce fait, ou non : s’il le nie, je lui demanderai encore si c’est ou parce qu’il ne croit point aux démons, ou parce qu’il ne croit point à l’efficacité du signe de la croix, ou parce qu’il ne croit point à l’efficacité des évocations ; mais il croit aux démons, il ne peut être assez convaincu de l’efficacité du signe de la croix ; & pourquoi douteroit-il de l’efficacité des évocations, tandis que les livres saints lui en offrent plusieurs exemples ? Il ne peut donc se dispenser d’admettre le fait de Julien, & conséquemment la plûpart des prodiges de la Théurgie : & quelle raison auroit-il de nier ces prodiges ? J’avoue, pour moi, que je n’accuserois point un bon dialecticien bien instruit des faits, de trop présumer de ses forces, s’il s’engageoit avec le pere Balthus de démontrer à l’auteur des oracles, & à tous ceux qui pensent comme lui, qu’il faut ou donner dans un pyrrhonisme général sur tous les faits surnaturels, ou convenir de la vérité de plusieurs opérations théurgiques. Nous ne nous étendrons pas davantage sur l’histoire de Julien ; ce que nous pourrions ajoûter d’intéressant, seroit hors de notre objet. Julien mourut à l’âge de trente-trois ans. Il faut se souvenir en lisant son histoire, qu’une grande qualité naturelle prend le nom d’un grand vice ou d’une grande vertu, selon le bon ou le mauvais usage qu’on en a fait ; & qu’il n’appartient qu’aux hommes sans préjugés, sans intérêt & sans partialité, de prononcer sur ces objets importans.
Eunape fleurit au tems de Théodose ; disciple de Maxime & de Chrisanthius, voilà les maîtres sous lesquels il avoit étudié l’art oratoire & la philosophie alexandrine. Les empereurs exerçoient alors la persécution la plus vive contre les Philosophes. Il se présenteroit ici un problème singulier à résoudre ; c’est de savoir pourquoi la persécution a fait fleurir le Christianisme, & éteint l’Eclectisme. Les philosophes théurgistes étoient des enthousiastes : comment n’en a-t-on pas fait des martyrs ? les croyoit-on moins convaincus de la vérité de la Théurgie, que les Chrétiens de la vérité de la résurrection ? Oüi, sans doute. D’ailleurs, quelle différence d’une croyance publique, à un système de philosophie ? d’un temple, à une école ? d’un peuple, à un petit nombre d’hommes choisis ? de l’œuvre de Dieu, aux projets des hommes ? La Théurgie & l’Eclectisme ont passé ; la religion chrétienne dure & durera dans tous les siecles. Si un système de connoissances humaines est faux, il se rencontre tôt ou tard un fait, une observation, qui le renverse. Il n’en est pas ainsi des notions qui ne tiennent à rien de ce qui se passe sur la terre ; il ne se présente dans la nature aucun phénomene qui les contredise ; elles s’établissent dans les esprits presque sans aucun effort, & elles y durent par prescription. La seule révolution qu’elles éprouvent, c’est de subir une infinité de métamorphoses, entre lesquelles il n’y en a jamais qu’une qui puisse les exposer ; c’est celle qui leur faisant prendre une forme naturelle, les rapprocheroit des limites de notre foible raison, & les soûmettroit malheureusement à notre examen. Tout est perdu, & lorsque la Théologie dégénere en philosophie, & lorsque la Philosophie dégenere en théologie : c’est un monstre ridicule qu’un composé de l’une & de l’autre. Et telle fut la philosophie de ces tems ; système de purifications théurgiques & rationelles, qu’Horace n’auroit pas mieux représenté, quand il l’auroit eu en vûe, au commencement de son Art poétique : n’étoit-ce pas en effet une tête d’homme, un cou de cheval, des plumes de toute espece, les membres de toutes sortes d’animaux, undique collatis ut turpiter atrum desinat in piscem, mulier formosa superne ? Eunape séjourna à Athenes, voyagea en Egypte, & se transporta par-tout où il crut appercevoir de la lumiere, semblable à un homme égaré dans les ténebres, qui dirige ses pas où des bruits lointains & quelques lueurs intermittentes lui annoncent le séjour des hommes ; il devint medecin, naturaliste, orateur, philosophe, & historien. Il nous reste de lui un commentaire sur les vies des Sophistes, qu’il faut lire avec précaution.
Hiéroclès succéda à Eunape ; il professa la philosophie alexandrine dans Athenes, à peu-près sous le regne de Théodose le jeune. Sa tête étoit un chaos d’idées platoniciennes, aristotéliques, & chrétiennes ; & ses cahiers ne prouvoient clairement qu’une chose, c’est que le véritable Eclectisme demandoit plus de jugement que beaucoup de gens n’en avoient. Ce fut sous Hiéroclès que cette philosophie passa d’Alexandrie dans Athenes. Plutarque, fils de Nestorius, l’y professa publiquement après la mort d’Hiéroclès. C’étoit toûjours un mêlange de dialectique, de morale, d’enthousiasme, & de théurgie : humanum caput & cervix equina. Plutarque laissa sa chaire en mourant à Syrianus, qui eut pour successeur Hermès ou Hermeas, bon homme s’il en fut ; c’est lui qui prouvoit un jour à un Egyptien moribond, que l’ame étoit mortelle, par un argument assez semblable à celui d’un luthérien mal instruit, qui diroit à un catholique ou à un protestant, à qui il se proposeroit de faire croire l’impanation : Nous admettons tous les deux l’existence du diable ; eh bien, mon cher ami, que le diable m’emporte, si ce que je vous dis n’est pas vrai. Hermeas avoit un frere qui n’étoit pas si honnête homme que lui ; mais qui avoit plus d’esprit. Hermeas enseigna l’Eclectisme à Edesia sa femme, à l’arithméticien Domninus, & à Proclus le plus fou de tous les Eclectiques. Il s’étoit rempli la tête de gymnosophisme, de notions hermétiques, homériques, orphéiques, pytagoriciennes, platoniques, & aristotéliciennes ; il s’étoit appliqué aux mathématiques, à la grammaire, & à l’art oratoire ; il joignoit à toutes ces connoissances acquises, une forte dose d’enthousiasme naturel. En conséquence, personne n’a jamais commercé plus assidûment avec les dieux, n’a débité tant de merveilles & de sublime, & n’a fait plus de prodiges. Il n’y avoit que l’enthousiasme qui pût rapprocher des idées aussi disparates que celles qui remplissoient la tête de Proclus, & les rendre éloquentes sans le secours des liaisons. Lorsque les choses sont grandes, le défaut d’enchaînement acheve de leur donner de l’élévation. Il est inconcevable combien le dessein de balancer les miracles du Christianisme par d’autres miracles, a fait débiter de rêveries, de mensonges, & de puérilités, aux Philosophes de ces tems. Un philosophe éclectique se regardoit comme un pontife universel, c’est à dire comme le plus grand menteur qu’il y eût au monde : Dicere philosophum, dit le sophiste Marinus, non unius cujusdam civitatis, neque cæterarum tantum gentium institutorum ac rituum curam egere, sed esse in universum totius mundi sacrorum antistitem. Voilà le personnage que Proclus prétendoit représenter : aussi il faisoit pleuvoir quand il lui plaisoit, & cela par le moyen d’un yunge, ou petite sphere ronde ; il faisoit venir le diable ; il faisoit en aller les maladies : que ne faisoit-il pas ? Quæ omnia eum habuerunt finem ut purgatus defæcatusque, & nativitatis suæ victor, ipse adyta sapientiæ feliciter penetraret ; & contemplator factus beatorum ac revera existentium spectaculœum, non amplius prolixis dissertationibus indigeret ad colligendam sibi earum rerum sapientiam ; sed simplici intuitu fruens & mentis actu spectans exemplar mentis divinæ, assequaretur virtutem quam nemo prudentiam dixerit, sed sapientiam. J’ai rapporté ce long passage mot pour mot, où l’on retrouve les mêmes prétentions absurdes, les mêmes extravagances, les mêmes visions, le même langage, que dans nos mystiques & nos quiétistes ; afin de démontrer que l’entendement humain est un instrument plus simple qu’on ne l’imagine, & que la succession des tems ramene sur la surface de la terre jusqu’aux mêmes folies & à leur idiome.
Proclus eut pour successeur son disciple Marinus, qui eut pour successeurs & pour disciples Hegias, Isidore, & Zenodote, qui eut pour disciple & pour successeur Damascius, qui ferma la grande chaîne platonicienne. Nous ne savons rien d’important sur Marinus. La Théurgie déplut à Hegias ; il la regardoit comme une pédanterie de sabbat. Zenodote prétendoit être éclectique, sans prendre la peine de lire : Toutes ces lectures, disoit-il, donnent beaucoup d’opinions, & presque point de connoissances. Quant à Damascius, voici le portrait que Photius nous en a laissé : Fuisse Damascium summe impium quoad religionem, c’est-à-dire qu’il eut le malheur de n’être pas chrétien ; & novis atque anilibus fabulis scriptionem suam replevisse, c’est-à-dire qu’il avoit rempli sa philosophie de révélations, d’extases, de guérisons de maladies, d’apparitions, & autres sottises théurgiques : Sanctamque fidem nostram, quamvis timidè tecteque, allatravisse. Les Payens injurioient les Chrétiens ; les Chrétiens le leur rendoient quelquefois. La cause des premiers étoit trop mauvaise ; & les seconds étoient trop ulcérés des maux qu’on leur avoit faits, pour qu’ils pussent ni les uns ni les autres se contenir dans les bornes étroites de la modération. Si les temples du Paganisme étoient renversés, ses autels détruits, & ses dieux mis en pieces, la terre étoit encore trempée & fumante du sang chrétien : Eis etiam, quos ob eruditionem summis laudibus extulerat, rursus detraxisse ; c’étoit alors comme aujourd’hui. On ne disoit le bien que pour faire croire le mal : Seque eorum judicem constituendo, nullum non perstrinxisse ; in singulis quos laudarat aliquid desiderando, & quos in cœlum evexerat, humi rursus allidendo. C’est ainsi qu’il en usoit avec ses bons amis. Je ne crois pas qu’il eût tant de modération avec les autres.
Les Eclectiques compterent aussi des femmes parmi leurs disciples. Nous ne parlerons pas de toutes ; mais nous mériterions les plus justes reproches de la partie de l’espece humaine à laquelle nous craignons le plus de déplaire, si nous passions sous silence le nom de la célebre & trop malheureuse Hypatie. Hypatie naquit à Alexandrie, sous le regne de Théodose le jeune ; elle étoit fille de Théon, contemporain de Pappus son ami, & son émule en Mathématiques. La nature n’avoit donné à personne, ni une ame plus élevée, ni un génie plus heureux, qu’à la fille de Théon. L’éducation en fit un prodige. Elle apprit de son pere la Géométrie & l’Astronomie ; elle puisa dans la conversation & dans les écoles des Philosophes célebres, qui fleurissoient alors dans Alexandrie, les principes fondamentaux des autres sciences. Dequoi ne vient-on point à-bout avec de la pénétration & de l’ardeur pour l’étude ? Les connoissances prodigieuses qu’exigeoit la profession ouverte de la philosophie éclectique, n’effrayerent point Hypatie ; elle se livra toute entiere à l’étude d’Aristote & de Platon ; & bien-tôt il n’y eut personne dans Alexandrie qui possédât comme elle ces deux philosophes. Elle n’eut pas plûtôt approfondi leurs ouvrages, qu’elle entreprit l’examen des autres systèmes philosophiques ; cependant elle cultivoit les beaux arts & l’art oratoire. Toutes les connoissances qu’il étoit possible à l’esprit humain d’acquérir, réunies dans cette femme à une éloquence enchanteresse, en firent un phénomene surprenant, je ne dis pas pour le peuple qui admire tout, mais pour les Philosophes même qu’on étonne difficilement. On vit arriver dans Alexandrie une foule d’étrangers qui s’y rendoient de toutes les contrées de la Grece & de l’Asie, pour la voir & l’entendre. Peut-être n’eussions-nous point parlé de sa figure & de son extérieur, si nous n’avions eu à dire qu’elle joignoit la vertu la plus pure à la beauté la plus touchante. Quoiqu’il n’y eût dans la capitale aucune femme qui l’égalât en beauté, & que les Philosophes & les Mathématiciens de son tems lui fussent très inférieurs en mérite, c’étoit la modestie même. Elle joüissoit d’une considération si grande, & l’on avoit conçu une si haute opinion de sa vertu, que, quoiqu’elle eût inspiré de grandes passions & qu’elle rassemblât chez elle les hommes les plus distingués par les talens, l’opulence, & les dignités, dans une ville partagée en deux factions, jamais la calomnie n’osa soupçonner ses mœurs & attaquer sa réputation. Les Chrétiens & les Payens qui nous ont transmis son histoire & ses malheurs, n’ont qu’une voix sur sa beauté, ses connoissances, & sa vertu ; & il regne tant d’unanimité dans leurs éloges, malgré l’opposition de leurs croyances, qu’il seroit impossible de connoître, en comparant leurs récits, quelle étoit la religion d’Hypatie, si nous ne savions pas d’ailleurs qu’elle étoit payenne. La providence avoit pris tant de soin à former cette femme, que nous l’accuserions peut-être de n’en avoir pas pris assez pour la conserver, si mille expériences ne nous apprenoient à respecter la profondeur de ses desseins. Cette considération même dont elle joüissoit à si juste titre parmi ses concitoyens, fut l’occasion de sa perte.
Celui qui occupoit alors le siége patriarchal d’Alexandrie, étoit un homme impérieux & violent ; cet homme entraîné par un zele mal-entendu pour sa religion, ou plûtôt jaloux d’augmenter son autorité dans Alexandrie, avoit médité d’en bannir les Juifs. Un différend survenu entre eux & les Chrétiens, à l’occasion des spectacles publics, lui parut une conjoncture propre à servir ses vûes ambitieuses ; il n’eut pas de peine à émouvoir un peuple naturellement porté à la révolte. Le préfet, chargé par état de la police de la ville, prit connoissance de cette affaire, & fit saisir & appliquer à la torture un des partisans les plus séditieux du patriarche ; celui-ci outré de l’injure qu’il croyoit faite à son caractere & à sa dignité, & de l’espece de protection que le magistrat sembloit accorder aux Juifs, envoye chercher les principaux de la synagogue, & leur enjoint de renoncer à leurs projets, sous peine d’encourir tout le poids de son indignation. Les Juifs, loin de redouter ses menaces, excitent de nouveaux tumultes, dans lesquels il y eut même quelques citoyens massacrés. Le patriarche ne se contenant plus, rassemble un grand nombre de chrétiens, marche droit aux synagogues, s’en empare, chasse les Juifs d’une ville où ils étoient établis depuis le regne d’Alexandre le Grand, & abandonne leurs maisons au pillage. On présumera sans peine que le préfet ne vit pas tranquillement un attentat commis évidemment sur ses fonctions, & la ville privée d’une multitude de riches habitans. Ce magistrat & le patriarche porterent en même tems cette affaire devant l’empereur ; le patriarche se plaignant des excès des Juifs, & le préfet, des excès du patriarche. Dans ces entrefaites, cinq cents moines du mont de Nitrie persuadés qu’on en vouloit à la vie de leur chef, & qu’on méditoit la ruine de leur religion, accourent furieux, attaquent le préfet dans les rues, & non contens de l’accabler d’injures, le blessent à la tête d’un coup de pierre. Le peuple indigné se rassemble en tumulte, met les moines en fuite, saisit celui qui avoit jetté la pierre, & le livre au préfet, qui le fait mourir à la question. Le patriarche enleve le cadavre, lui ordonne des funérailles, & ne rougit point de prononcer en l’honneur d’un moine séditieux, un panégyrique, dans lequel il l’éleve au rang des martyrs. Cette conduite ne fut pas généralement approuvée ; les plus sensés d’entre les Chrétiens, en sentirent & en blâmerent toute l’indiscrétion. Mais le patriarche s’étoit trop avancé pour en demeurer là. Il avoit fait quelques démarches pour se réconcilier avec le préfet ; ces tentatives ne lui avoient pas réussi, & il portoit au-dedans de lui-même le ressentiment le plus vif contre ceux qu’il soupçonnoit de l’avoir traversé dans cette occasion. Hypatie en devint l’objet particulier. Le patriarche ne put lui pardonner ses liaisons étroites avec le préfet, ni peut-être l’estime qu’en faisoient tous les honnêtes gens ; il irrita contre elle la populace. Un certain Pierre, lecteur dans l’église d’Alexandrie, un de ces vils esclaves sans doute, tels que les hommes en place n’en ont malheureusement que trop autour d’eux, qui attendent avec impatience & saisissent toûjours avec joie l’occasion de commettre quelque grand forfait qui les rende agréables à leur supérieur ; cet homme donc ameute une troupe de scélérats, & se met à leur tête ; ils attendent Hypatie à sa porte, fondent sur elle comme elle se disposoit à rentrer, la saisissent, l’entraînent dans l’église appellée la Césarée, la dépouillent, l’égorgent, coupent ses membres par morceaux, & les réduisent en cendres. Tel fut le sort d’Hypatie, l’honneur de son sexe, & l’étonnement du nôtre.
L’empereur auroit fait rechercher & punir les auteurs de cet assassinat, si la faveur & l’intrigue ne s’en étoient point mêlées ; l’historien Socrate & le sage M. Fleuri qu’on en croira facilement, disent que cette action violente, indigne de gens qui portent le nom de Chrétien & qui professent notre foi, couvrit de deshonneur l’église d’Alexandrie & son patriarche. Je ne prononcerai point, ajoûte M. Brucker dans son histoire critique de la Philosophie, s’il en faut rassembler toute l’horreur sur cet homme ; je sai qu’il y a des historiens qui ont mieux aimé la rejetter sur une populace effrénée : mais ceux qui connoîtront bien la hauteur de caractere de l’impétueux patriarche, croiront le traiter assez favorablement en convenant que, s’il ne trempa point ses mains dans le sang innocent d’Hypatie, du moins il n’ignora pas entierement le dessein qu’on avoit formé de le répandre. M. Brucker oppose à l’innocence du patriarche, des présomptions assez fortes ; telles que le bruit public, le caractere impétueux de l’homme, le rôle turbulent qu’il a fait de son tems, la canonisation du moine de Nitrie, & l’impunité du lecteur Pierre. Ce fait est du regne de Théodose le jeune, & de l’an 415 de Jesus-Christ.
La secte éclectique ancienne finit à la mort d’Hypatie : c’est une époque bien triste. Cette philosophie s’étoit répandue successivement en Syrie, dans l’Egypte, & dans la Grece. On pourroit encore mettre au nombre de ces Platoniciens réformés, Macrobe, Chalcidius, Ammian Marcellin, Dexippe, Thémistius, Simplicius, Olimpiodore, & quelques autres ; mais à considérer plus attentivement Olimpiodore, Simplicius, Thémistius, & Dexippe, on voit qu’ils appartiennent à l’école péripatéticienne, Macrobe au platonisme, & Chalcidius à la religion chrétienne.
L’Eclectisme, cette philosophie si raisonnable, qui avoit été pratiquée par les premiers génies long-tems avant que d’avoir un nom, demeura dans l’oubli jusqu’à la fin du seizieme siecle. Alors la nature qui étoit restée si long-tems engourdie & comme épuisée, fit un effort, produisit enfin quelques hommes jaloux de la prérogative la plus belle de l’humanité, la liberté de penser par soi-même : & l’on vit renaître la philosophie éclectique sous Jordanus Brunus de Nole ; Jérôme Cardan, V. Philosophie de Cardan à l’art. Cardan ; François Bacon de Verulam, voyez l’artic. Baconisme ; Thomas Campanella, voyez l’article Philosophie de Campanella, à l’article Campanella ; Thomas Hobbes, voyez l’article Hobbisme ; René Descartes, voyez l’article Cartésianisme ; Godefroid Guillaume Léibnitz, voyez l’article Léibnitzianisme ; Christian Thomasius, voyez l’article Philosophie de Thomasius, au mot Thomasius ; Nicolas Jérôme Gundlingius, François Buddée, André Rudigerus, Jean Jacques Syrbius, Jean Leclerc, Mallebranche, &c.
Nous ne finirions point, si nous entreprenions d’exposer ici les travaux de ces grands hommes, de suivre l’histoire de leurs pensées, & de marquer ce qu’ils ont fait pour le progrès de la Philosophie en général, & pour celui de la philosophie éclectique moderne en particulier. Nous aimons mieux renvoyer ce qui les concerne aux articles de leurs noms, nous bornant à ébaucher en peu de mots le tableau du renouvellement de la philosophie éclectique.
Le progrès des connoissances humaines est une route tracée, d’où il est presque impossible à l’esprit humain de s’écarter. Chaque siecle a son genre & son espece de grands hommes. Malheur à ceux qui destinés par leurs talens naturels à s’illustrer dans ce genre, naissent dans le siecle suivant, & sont entraînés par le torrent des études régnantes, à des occupations littéraires, pour lesquelles ils n’ont point reçu la même aptitude ; ils auroient travaillé avec succès & facilité ; ils se seroient fait un nom ; ils travaillent avec peine, avec peu de fruit, & sans gloire, & meurent obscurs. S’il arrive à la nature, qui les a mis au monde trop tard, de les ramener par hasard à ce genre épuisé dans lequel il n’y a plus de réputation à se faire, on voit par les choses dont ils viennent à-bout, qu’ils auroient égalé les premiers hommes dans ce genre, s’ils en avoient été les contemporains. Nous n’avons aucun recueil d’Académie qui n’offre en cent endroits la preuve de ce que j’avance. Qu’arriva-t-il donc au renouvellement des lettres parmi nous ? On ne songea point à composer des ouvrages : cela n’étoit pas naturel, tandis qu’il y en avoit tant de composés qu’on n’entendoit pas ; aussi les esprits se tournerent-ils du côté de l’art grammatical, de l’érudition, de la critique, des antiquités, de la littérature. Lorsqu’on fut en état d’entendre les auteurs anciens, on se proposa de les imiter, & l’on écrivit des discours oratoires & des vers de toute espece. La lecture des Philosophes produisit aussi son genre d’émulation ; on argumenta, on bâtit des systêmes, dont la dispute découvrit bien-tôt le fort & le foible : ce fut alors qu’on sentit l’impossibilité & d’en admettre & d’en rejetter aucun en entier. Les efforts que l’on fit pour relever celui auquel on s’étoit attaché, en réparant ce que l’expérience journaliere détruisoit, donna naissance au Sincrétisme. La nécessité d’abandonner à la fin une place qui tomboit en ruine de tout côté, de se jetter dans une autre qui ne tardoit pas à éprouver le même sort, & de passer ensuite de celle-ci dans une troisieme, que le tems détruisoit encore, détermina enfin d’autres entrepreneurs (pour ne point abandonner ma comparaison) à se transporter en rase campagne, afin d’y construire des matériaux de tant de places ruinées, auxquels on reconnoîtroit quelque solidité, une cité durable, éternelle, & capable de résister aux efforts qui avoient détruit toutes les autres : ces nouveaux entrepreneurs s’appellerent éclectiques. Ils avoient à peine jetté les premiers fondemens, qu’ils s’apperçurent qu’il leur manquoit une infinité de matériaux ; qu’ils étoient obligés de rebuter les plus belles pierres, faute de celles qui devoient les lier dans l’ouvrage ; & ils se dirent entre eux : mais ces matériaux qui nous manquent sont dans la nature, cherchons-les donc ; ils se mirent à les chercher dans le vague des airs, dans les entrailles de la terre, au fond des eaux, & c’est ce qu’on appella cultiver la philosophie expérimentale. Mais avant que d’abandonner le projet de bâtir & que de laisser les matériaux épars sur la terre, comme autant de pierres d’attente, il fallut s’assûrer par la combinaison, qu’il étoit absolument impossible d’en former un édifice solide & régulier, sur le modele de l’univers qu’ils avoient devant les yeux : car ces hommes ne se proposent rien de moins que de retrouver le porte-feuille du grand Architecte & les plans perdus de cet univers ; mais le nombre de ces combinaisons est infini. Ils en ont déjà essayé un grand nombre avec assez peu de succès ; cependant ils continuent toûjours de combiner : on peut les appeller éclectiques systématiques.
Ceux qui convaincus non seulement qu’il nous manque des matériaux, mais qu’on ne fera jamais rien de bon de ceux que nous avons dans l’état où ils sont, s’occupent sans relâche à en rassembler de nouveaux ; ceux qui pensent au contraire qu’on est en état de commencer quelque partie du grand édifice, ne se lassent point de les combiner, & ils parviennent à force de tems & de travail, à soupçonner les carrieres d’où l’on peut tirer quelques-unes des pierres dont ils ont besoin. Voilà l’état où les choses en sont en Philosophie, où elles demeureront encore long-tems, & où le cercle que nous avons tracé les rameneroit nécessairement, si par un évenement qu’on ne conçoit guere, la terre venoit à se couvrir de longues & épaisses ténebres, & que les travaux en tout genre fussent suspendus pendant quelques siecles.
D’où l’on voit qu’il y a deux sortes d’Eclectisme ; l’un expérimental, qui consiste à rassembler les vérités connues & les faits donnés, & à en augmenter le nombre par l’étude de la nature ; l’autre systématique, qui s’occupe à comparer entr’elles les vérités connues & à combiner les faits donnés, pour en tirer ou l’explication d’un phénomene, ou l’idée d’une expérience. L’Eclectisme expérimental est le partage des hommes laborieux, l’Eclectisme systématique est celui des hommes de génie ; celui qui les réunira, verra son nom placé entre les noms de Démocrite, d’Aristote & de Bacon.
Deux causes ont retardé les progrès de cet Eclectisme ; l’une nécessaire, inévitable, & fondée dans la nature des choses ; les autres accidentelles & conséquentes à des évenemens que le tems pouvoit ou ne pas amener, ou du moins amener dans des circonstances moins défavorables. Je me conforme dans cette distinction à la maniere commune d’envisager les choses, & je fais abstraction d’un système qui n’entraîneroit que trop facilement un homme qui réfléchit avec profondeur & précision, à croire que tous les évenemens dont je vais parler, sont également nécessaires. La premiere des causes du retardement de l’Eclectisme moderne, est la route que suit naturellement l’esprit humain dans ses progrès, & qui l’occupe invinciblement pendant des siecles entiers à des connoissances qui ont été & qui seront dans tous les tems antérieures à l’étude de la Philosophie. L’esprit humain a son enfance & sa virilité : plût au ciel qu’il n’eût pas aussi son déclin, sa vieillesse & sa caducité. L’érudition, la littérature, les langues, les antiquités, les beaux arts, sont les occupations de ses premieres années & de son adolescence ; la Philosophie ne peut être que l’occupation de sa virilité, & la consolation ou le chagrin de sa vieillesse : cela dépend de l’emploi du tems & du caractere ; or l’espece humaine a le sien ; & elle apperçoit très-bien dans son histoire générale les intervalles vuides, & ceux qui sont remplis de transactions qui l’honorent ou qui l’humilient. Quant aux causes du retardement de la Philosophie éclectique, dont nous formons une autre classe, il suffit d’en faire l’énumération. Ce sont les disputes de religion qui occupent tant de bons esprits ; l’intolérance de la superstition qui en persécute & décourage tant d’autres ; l’indigence qui jette un homme de génie du côté opposé à celui où la nature l’appelloit ; les récompenses mal placées qui l’indignent & lui font tomber la plume des mains ; l’indifférence du gouvernement qui dans son calcul politique fait entrer pour infiniment moins qu’il ne vaut, l’éclat que la nation reçoit des lettres & des arts d’agrément, & qui négligeant le progrès des arts utiles, ne sait pas sacrifier une somme aux tentatives d’un homme de génie qui meurt avec ses projets dans sa tête, sans qu’on puisse conjecturer si la nature réparera jamais cette perte : car dans toute la suite des individus de l’espece humaine qui ont existé & qui existeront, il est impossible qu’il y en ait deux qui se ressemblent parfaitement ; d’où il s’ensuit pour ceux qui savent raisonner, que toutes les fois qu’une découverte utile attachée à la différence spécifique qui distinguoit tel individu de tous les autres, & qui le constituoit tel, ou n’aura point été faite, ou n’aura point été publiée, elle ne se fera plus ; c’est autant de perdu pour le progrès des Sciences & des Arts, & pour le bonheur & la gloire de l’espece. J’invite ceux qui seront tentés de regarder cette considération comme trop subtile, d’interroger là-dessus quelques-uns de nos illustres contemporains ; je m’en rapporte à leur jugement. Je les invite encore à jetter les yeux sur les productions originales, tant anciennes que modernes, en quelque genre que ce soit, à méditer un moment sur ce que c’est que l’originalité, & à me dire s’il y a deux originaux qui se ressemblent, je ne dis pas exactement, mais à de petites différences près. J’ajoûterai enfin la protection mal placée, qui abandonne les hommes de la nation, ceux qui la représentent avec dignité parmi les nations subsistantes, ceux à qui elle devra son rang parmi les peuples à venir, ceux qu’elle révere dans son sein, & dont on s’entretient avec admiration dans les contrées éloignées, à des malheureux condamnés au personnage qu’ils font, ou par la nature qui les a produits médiocres & méchans ; ou par une dépravation de caractere qu’ils doivent à des circonstances telles que la mauvaise éducation, la mauvaise compagnie, la débauche, l’esprit d’intérêt, & la petitesse de certains hommes pusillanimes qui les redoutent, qui les flattent, qui les irritent peut-être, qui rougissent d’en être les protecteurs déclarés, mais que le public à qui rien n’échappe, finit par compter au nombre de leurs protégés. Il semble que l’on se conduise dans la république littéraire par la même politique cruelle qui régnoit dans les démocraties anciennes, où tout citoyen qui devenoit trop puissant, étoit exterminé. Cette comparaison est d’autant plus juste que, quant on eut sacrifié par l’ostracisme quelques honnêtes gens, cette loi commença à deshonorer ceux qu’elle épargnoit. J’écrivois ces réflexions, le 11 Février 1755, au retour des funérailles d’un de nos plus grands hommes, desolé de la perte que la nation & les lettres faisoient en sa personne, & profondément indigné des persécutions qu’il avoit essuyées. La vénération que je portois à sa mémoire, gravoit sur son tombeau ces mots que j’avois destinés quelque tems auparavant à servir d’inscription à son grand ouvrage de l’Esprit des lois : alto quæsivit cœlo lucem, ingemuitque repertâ. Puissent-ils passer à la postérité, & lui apprendre qu’allarmé du murmure d’ennemis qu’il redoutoit, & sensible à des injures périodiques, qu’il eût méprisées sans doute sans le sceau de l’Autorité dont elles lui paroissoient revêtues, la perte de la tranquillité, ce bien si précieux à tout homme, fut la triste récompense de l’honneur qu’il venoit de faire à la France, & du service important qu’il venoit de rendre à l’univers !
Jusqu’à présent on n’a guere appliqué l’Eclectisme qu’à des matieres de Philosophie ; mais il n’est pas difficile de prévoir à la fermentation des esprits, qu’il va devenir plus général. Je ne crois pas, peut-être même n’est-il pas à souhaiter, que ses premiers effets soient rapides ; parce que ceux qui sont versés dans la pratique des Arts ne sont pas assez raisonneurs, & que ceux qui ont l’habitude de raisonner, ne sont ni assez instruits, ni assez disposés à s’instruire de la partie méchanique. Si l’on met de la précipitation dans la réforme, il pourra facilement arriver qu’en voulant tout corriger, on gâtera tout. Le premier mouvement est de se porter aux extrèmes. J’invite les Philosophes à s’en méfier ; s’ils sont prudens, ils se résoudront à devenir disciples en beaucoup de genres, avant que de vouloir être maîtres ; ils hasarderont quelques conjectures, avant que de poser des principes. Qu’ils songent qu’ils ont affaire à des especes d’automates, auxquels il faut communiquer une impulsion d’autant plus menagée, que les plus estimables d’entre eux sont les moins capables d’y résister. Ne seroit-il pas raisonnable d’étudier d’abord les ressources de l’art, avant que de prétendre aggrandir ou resserrer ses limites ? c’est faute de cette initiation, qu’on ne sait ni admirer ni reprendre. Les faux amateurs corrompent les artistes ; les demi-connoisseurs les découragent : je parle des arts libéraux. Mais tandis que la lumiere qui fait effort en tout sens, pénétrera de toutes parts, & que l’esprit du siecle avancera la révolution qu’il a commencée, les arts méchaniques s’arrêteront où ils en sont, si le gouvernement dédaigne de s’intéresser à leurs progrès d’une maniere plus utile. Ne seroit-il pas à souhaiter qu’ils eussent leur académie ? Croit-on que les cinquante mille francs que le gouvernement employeroit par an à la fonder & à la soûtenir, fussent mal employés ? Quant à moi, il m’est démontré qu’en vingt ans de tems il en sortiroit cinquante volumes in-4°. où l’on trouveroit à peine cinquante lignes inutiles ; les inventions dont nous sommes en possession, se perfectionneroient ; la communication des lumieres en feroit nécessairement naître de nouvelles, & recouvrer d’anciennes qui se sont perdues ; & l’état présenteroit à quarante malheureux citoyens qui se sont épuisés de travail, & à qui il reste à peine du pain pour eux & pour leurs enfans, une ressource honorable & le moyen de continuer à la société des services plus grands peut-être encore que ceux qu’ils lui ont rendus, en consignant dans des mémoires les observations précieuses qu’ils ont faites pendant un grand nombre d’années. De quel avantage ne seroit-il pas pour ceux qui se destineroient à la même carriere, d’y entrer avec toute l’expérience de ceux qui n’en sortent qu’après y avoir blanchi ? Mais faute de l’établissement que je propose, toutes ces observations sont perdues, toute cette expérience s’évanoüit, les siecles s’écoulent, le monde vieillit, & les arts méchaniques restent toûjours enfans.
Après avoir donné un abrégé historique de la vie des principaux Eclectiques, il nous reste à exposer les points fondamentaux de leur philosophie. C’est la tâche que nous nous sommes imposée dans le reste de cet article. Malgré l’attention que nous avons eu d’en écarter tout ce qui nous a paru inintelligible (quoique peut-être il ne l’eût pas été pour d’autres), il s’en faut beaucoup que nous ayons réussi à répandre sur ce que nous avons conservé, une clarté que quelques lecteurs pourront desirer. Au reste, nous conseillons à ceux à qui le jargon de la philosophie scholastique ne sera pas familier, de s’en tenir à ce qui précede ; & à ceux qui auront les connoissances nécessaires pour entendre ce qui suit, de ne pas s’en estimer davantage.
Principes de la dialectique des Eclectiques. Cette partie de leur philosophie n’est pas sans obscurité ; ce sont des idées aristotéliques si quintessenciées & si rafinées, que le bon sens s’en est évaporé, & qu’on se trouve à tout moment sur les confins du verbiage : au reste, on est presque sûr d’en venir-là toutes les fois qu’on ne mettra aucune sobriété dans l’argumentation, & qu’on la poussera jusqu’où elle peut aller. C’étoit une des ruses du Scepticisme. Si vous suiviez le sceptique, il vous égaroit dans des ténebres inextricables ; si vous refusiez de le suivre, il tiroit de votre pusillanimité des inductions assez vraissemblables, & contre votre these en particulier, & contre la philosophie dogmatique en général. Les Eclectiques disoient :
1. On ne peut appeller véritablement être, que ce qui exclut absolument la qualité la plus contraire à l’entité, la privation d’entité.
2. Il y a dans le premier être, des qualités qui ont pour principe l’unité ; mais l’unité ne se comptant point parmi les genres, elle n’empêche point l’être premier d’être premier, quoiqu’on dise de lui qu’il est un.
3. C’est par la raison que tout ce qui est un, n’est ni même, ni semblable, que l’unité n’empêche pas l’être premier d’être le premier genre, le genre suprème.
4. Ce qu’on apperçoit d’abord, c’est l’existence, l’action, & l’état ; ils sont un dans le sujet ; en eux-mêmes, ils sont trois.
Voilà les fondemens sur lesquels Plotin éleve son système de dialectique. Il ajoûte :
5. Le nombre, la quantité, la qualité, ne sont pas des êtres premiers entre les êtres ; ils sont postérieurs à l’essence : car il faut commencer par être possible.
6. La séité ou le soi, la quiddité ou le ce, l’identité, la diversité, ou l’altérité, ne sont pas, à proprement parler, les qualités de l’être ; mais ce sont ses propriétés, des concomitans nécessaires de l’existence actuelle.
7. La relation, le lieu, le tems, l’état, l’habitude, l’action, ne sont point genres premiers ; ce sont des accidens qui marquent composition ou défaut.
8. Le retour de l’entendement sur son premier acte lui offre nombre, c’est-à-dire un & plusieurs ; force, intensité, remission, puissance, grandeur, infini, quantité, qualité, quiddité, similitude, différence, diversité, &c. d’où découlent une infinité d’autres notions. L’entendement se joue en allant de lui-même aux objets, & en revenant des objets à lui-même.
9. L’entendement occupé de ses idées, ou l’intelligence est inhérente à je ne sai quoi de plus général qu’elle.
10. Après l’entendement, je descends à l’ame qui est une en soi, & en chaque partie d’elle-même à l’infini. L’intelligence est une de ses qualités ; c’est l’acte pur d’elle une en soi, ou d’elle une en chaque partie d’elle-même à l’infini.
11. Il y a cinq genres analogues les uns aux autres, tant dans le monde intelligible, que dans le monde corporel.
12. Il ne faut pas confondre l’essence avec la corporéité, ou matérialité ; celle-ci enferme la notion de flux, & on l’appelleroit plus exactement génération.
13. Les cinq genres du monde corporel, qu’on pourroit réduire à trois, sont la substance, l’accident qui est dans la substance, l’accident dans lequel est la substance, le mouvement, & la relation. Accident se prend évidemment ici pour mode ; & l’accident dans lequel est la substance, est selon toute apparence, le lieu.
14. La substance est une espece de base, de suppôt ; elle est par elle-même, & non par un autre ; c’est ou un tout, ou une partie : si c’est une partie, c’est la partie d’un composé qu’elle peut compléter, & qu’elle complete, tant que le tout est tout.
15. Il est essentiel à une substance qu’on ne puisse dire d’elle qu’elle est un sujet. Sujet se prend ici logiquement.
16. On seroit conduit à la division des substances génériques en especes, par les sensations, ou par la considération des qualités simples ou composées, par les formes, les figures, & les lieux.
17. C’est le nombre & la grandeur qui constituent la quantité ; c’est la relation qui constitue le tems & l’espace. Il ne faut point compter ces êtres parmi les quantités.
18. Il faut considérer la qualité en elle-même dans son mouvement & dans son sujet.
19. Le mouvement sera ou ne sera pas un genre, selon la maniere dont on l’envisagera ; c’est une progression de l’être, la nature de l’être restant la même ou changeant.
20. L’idée de progression commune à tout mouvement, entraîne l’idée d’exercice d’une puissance ou force.
21. Le mouvement dans les corps est une tendance d’un corps vers un autre, qui doit en être sollicité au mouvement. Il ne faut pas confondre cette tendance avec les corps mus.
22. Pour rencontrer la véritable distribution des mouvemens, il vaut mieux s’attacher aux différences intérieures, qu’aux différences extérieures, & distinguer les forces en forces animées & forces inanimées ; ou mieux encore, en forces animées par l’art ou par la sensation.
23. Le repos est une privation, à moins qu’il ne soit éternel.
24. Les qualités actives & passives, ne sont que des manieres différentes de se mouvoir.
25. Quant à la relation, elle suppose pluralité d’êtres considérés par quelque qualité qui naisse essentiellement de la pluralité.
Voilà le système des genres ou des prédicamens que la secte éclectique avoit adopté. On ne disconviendra pas, si l’on se donne la peine de le lire avec attention, qu’à-travers bien des notions obscures & puériles, il n’y en ait quelques-unes de fortes & de très-philosophiques.
Principes de la métaphysique des Eclectiques. Autre labyrinthe d’idées sophistiques, où Plotin se perd lui-même, & où le lecteur nous pardonnera bien de nous égarer quelquefois. Les Eclectiques disoient :
1. Il y a les choses & leur principe ; le principe est au-dessus des choses ; sans le principe, les choses ne seroient pas. Tout procede de l’être principe ; cependant c’est sans mouvement, division, ni multiplication de lui-même. Voilà la source des émanations éclectiques.
2. Ce principe est l’auteur de l’essence & de l’être ; il est premier ; il est un ; il est simple : c’est la cause de l’existence intelligible. Tout émane de lui, & le mouvement & le repos ; cependant il n’a besoin ni de l’un ni de l’autre. Le mouvement n’est point en lui, & il n’y a rien en quoi il puisse se reposer.
3. Il est indéfinissable. On l’appelle infini, parce qu’il est un ; parce que l’idée de limite n’a rien d’analogue avec lui, & qu’il n’y a rien à quoi il aboutisse : mais son infinitude n’a rien de commun avec celle de la matiere.
4. Comme il n’y a rien de meilleur que le principe de tout ce qui est, il s’ensuit que ce qu’il y a de meilleur, est.
5. Il est de la nature de l’excellent de se suffire à soi-même. Qu’appellerons-nous donc excellent, si ce n’est ce qui étoit avant qu’il y eût rien, c’est-à-dire avant que le mal fût.
6. L’excellent est la source du beau ; il en est l’extrème ; il doit en être la fin.
7. Ce qui n’a qu’une raison d’agir, n’en agit pas moins librement : car l’unité de motif n’offre point l’idée de privation, quand cette unité émane de la nature de l’être ; c’est un corollaire de son excellence. Le premier principe est donc libre.
8. La liberté du premier principe n’a rien de semblable dans les êtres émanés de lui. Il en faut dire autant de ses autres attributs.
9. Si rien n’est au-dessus de ce qui étoit avant tout, il ne faut point remonter au-delà ; il faut s’arrêter à ce premier principe, garder le silence sur sa nature, & tourner toutes ses recherches sur ce qui en est émané.
10. Ce qui est identique avec l’essence, prédomine sans ôter la liberté ; l’acte est essentiel, sans être contraint.
11. Lorsque nous disons du premier principe qu’il est juste, excellent, miséricordieux, &c. cela signifie que sa nature est toûjours une & la même.
12. Le premier principe posé, d’autres causes sont superflues ; il faut descendre de ce principe à l’entendement, ou à ce qui conçoit, & de l’entendement à l’ame : c’est-là l’ordre naturel des êtres. Le genre intelligible est borné à ces objets ; il n’en renferme ni plus ni moins. Il n’y en a pas moins, parce qu’il y a diversité entr’eux. Il n’y en a pas davantage, parce que la raison démontre que l’énumération est complete. Le premier principe tel que nous l’admettons, ne peut être simplifié ; & l’entendement est, mais simplement, c’est-à-dire sans qu’on puisse dire qu’il soit ou en repos, ou en mouvement. De l’idée de l’entendement à l’idée de raison, & de celle-ci à l’idée d’ame, il y a procession ininterrompue ; on ne conçoit aucune nature moyenne entre l’ame & l’entendement. Plotin file ces notions avec une subtilité infinie, & les dirige contre les Gnostiques, dont il bouleverse les éons & toutes les familles divines. Mais ce n’étoit-là que la moitié de son but ; il en déduit encore une trinité hypostatique, qu’il oppose à celle des Chrétiens.
13. Il y a un centre commun entre les attributs divins : ces attributs sont autant de rayons qui en émanent ; ils forment une sphere, au-delà des limites de laquelle rien n’est lumineux : tout veut être éclairé.
14. Il n’y a que l’être simple, premier & immobile qui puisse expliquer comment tout est émané de lui ; c’est à lui qu’il faut s’adresser pour s’en instruire, non par une priere vocale, mais par des élans réitérés qui portent l’ame au-delà des espaces ténébreux qui la séparent du principe éternel dont elle est émanée. Voilà le fondement de l’enthousiasme éclectique.
15. Lorsqu’on applique le terme de génération à la production des principes divins, il en faut écarter l’idée du tems. Il s’agit ici de transactions qui se sont passées dans l’éternité.
16. Ce qui émane du premier principe, s’en émane sans mouvement. S’il y avoit mouvement dans le premier principe, l’être émané seroit le troisieme être mu, & non pas le second. Cette émanation se fait sans qu’il y ait dans le premier principe, ni répugnance, ni consentement.
17. Le premier principe est au centre des êtres qui s’en émanent ; en repos, comme le soleil au centre de la lumiere & du monde.
18. Ce qui est fécond & parfait, engendre de toute éternité.
19. L’ordre de perfection suit l’ordre d’émanation ; l’être de la premiere émanation est l’être le plus parfait après le principe : cet être fut l’entendement, νοῦς.
20. Toute émanation tend à son principe ; c’est un centre où il a été nécessaire qu’elle se reposât pendant toute la durée, où il n’y avoit d’être qu’elle & son principe : alors ils étoient réunis, mais distingués, car l’un n’étoit pas l’autre.
21. L’émanation premiere est l’image la plus parfaite du premier principe ; elle est de lui, sans intermede.
22. C’est de cette émanation la premiere, la plus pure, la plus digne du premier principe, qui n’a pû naître que de ce principe, qui en est la vive image, qui lui ressemble plus que la lumiere au corps lumineux, que sont émanés tous les êtres, toute la sublimité des idées, tous les dieux intelligibles.
23. Le premier principe d’où tout est émané, réabsorbe tout ; c’est en rappellant les émanations dans son sein, qu’il les empêche de dégénérer en matiere.
24. L’entendement ou la premiere émanation, ne peut être stérile, si elle est parfaite. Qu’a-t-elle donc engendré ? L’ame, seconde émanation moins parfaite que la premiere, plus parfaite que toutes les émanations qui l’ont suivie.
25. L’ame est un hypostase du premier principe ; elle y est inhérente, elle en est éclairée, elle la représente ; elle est féconde à son tour, & laisse échapper d’elle des êtres à l’infini.
26. Ce qui entend est différent de ce qui est entendu ; mais de ce que l’un entend, & l’autre est entendu, sans être identiques, ils sont co-existans ; & celui qui entend a en soi tout ce qu’il peut avoir de ressemblance & d’analogie, avec ce qu’il entend : d’où il s’ensuit :
27. Qu’il y a je ne sai quoi de suprème qui n’entend rien ; une premiere émanation qui entend ; une seconde qui est entendue, & qui conséquemment n’est pas sans ressemblance & sans affinité avec ce qui entend.
28. Où il y a intelligence, il y a multitude. L’intelligent ne peut être ce qu’il y a de premier, de simple, & d’un.
29. L’intelligent s’applique à lui-même & à sa nature ; s’il rentre dans son sein & qu’il y consomme son action, il en découlera la notion de duité, de pluralité, & celle de tous les nombres.
30. Les objets des sens sont quelque chose ; ce sont les images d’êtres ; l’entendement connoît & ce qui est en lui, & ce qui est hors de lui, & il sait que les choses existent, sans quoi il n’y auroit point d’images.
31. Les intelligibles different des sensibles, comme l’entendement differe des sens.
32. L’entendement est en même tems une infinité de choses, dont il est distingué.
33. Autant que le monde a de principes divers de fécondité, autant il a d’ames différentes, autant il y a d’idées dans l’entendement divin.
34. Ce que l’on entend, devient intime ; il s’institue une espece d’unité entre l’entendement & la chose entendue.
35. Les idées sont d’abord dans l’entendement ; l’entendement en acte ou l’intelligence, s’applique aux idées. La nature de l’entendement & des idées est donc une ; si nous les divisons, si nous en faisons des êtres essentiellement différens, c’est une suite de la marche de notre esprit, & de la maniere dont nous acquérons nos connoissances. Voilà le principe fondamental de la doctrine des idées innées.
36. L’entendement divin agit sur la matiere par ses idées, non d’une action extérieure & méchanique, mais d’une action intérieure & générale, qui n’est toutefois ni identique avec la matiere, ni séparée d’elle.
37. Les idées des irrationels sont dans l’entendement divin : mais elles n’y sont pas sous une forme irrationelle.
38. Il y a deux especes de dieux dans le ciel incorporel ; les uns intelligibles, les autres intelligens : ceux-ci sont les idées, ceux-là des entendemens béatifiés par la contemplation des idées.
39. Le troisieme principe émané du premier, est l’ame du monde.
40. Il y a deux Vénus, l’une fille du ciel, l’autre fille de Jupiter & de Dioné ; celle-ci préside aux amours des hommes ; l’autre n’a point eu de mere : elle est née avant toute union corporelle, car il ne s’en fait point dans les cieux. Cette Vénus céleste est un esprit divin ; c’est une ame aussi incorruptible que l’être dont elle est émanée ; elle réside au-dessus de la sphere sensible ; elle dédaigne de la toucher du pié : que dis-je du pié, elle n’a point de corps ; c’est un pur esprit, c’est une quintessence de ce qu’il y a de plus subtil ; inférieure, mais co-existante à son principe. Ce principe vivant la produisit ; elle en fut un acte simple ; il étoit avant elle ; il l’a aimée de toute éternité ; il s’y complaît ; son bonheur est de la contempler.
41. De cette ame divine en sont émanées d’autres, quoiqu’elle soit une ; les ames qui en sont émanées, sont des parties d’elle-même, qui pénetrent tout.
42. Elle se repose en elle-même ; rien ne l’agite & ne la distrait ; elle est toûjours une, entiere, & par-tout.
43. Il n’y a point eu de tems où l’ame manquât à cet univers ; il ne pouvoit durer sans elle ; il a toûjours été ce qu’il est. L’existence d’une masse informe ne se conçoit pas.
44. S’il n’y avoit point de corps, il n’y auroit point d’ame. Un corps est le seul lieu où une ame puisse exister ; elle n’a aucun mouvement progressif sans lui ; elle se meut, dégénere, & prend un corps en s’éloignant de son principe, comme un feu allumé sur une haute montagne, dont l’éclat va toûjours en s’affoiblissant jusqu’où les ombres commencent.
45. Le monde est un grand édifice, co-existant avec l’architecte : mais l’architecte & l’édifice ne sont pas un, quoiqu’il n’y ait pas une molécule de l’édifice où l’architecte ne soit présent. Il a fallu que ce monde fût ; il a fallu qu’il fût beau ; il a fallu qu’il le fût autant qu’il étoit possible.
46. Le monde est animé, mais il est plûtôt en son ame, que son ame n’est en lui ; elle le renferme ; il lui est intime ; il n’y a pas un point où elle ne soit appliquée, & qu’elle n’informe.
47. Cette ame si grande par sa nature, suit le monde par-tout ; elle est par-tout où il est.
48. La perfection des êtres, auxquels l’ame du monde est présente, est proportionnée à la distance du premier principe.
49. La beauté des êtres est en raison de l’énergie de l’ame en chaque point ; ils ne sont que ce qu’elle les fait.
50. L’ame est comme assoupie dans les êtres inanimés : mais ce qui s’allie à un autre, tend à se l’assimiler ; c’est ainsi qu’elle vivifie autant qu’il est en elle, ce qui de soi n’est point vivant.
51. L’ame se laisse diriger sans effort ; on la captive en lui offrant quoi que ce soit qu’elle puisse supporter, & qui la contraigne à céder une portion d’elle-même ; elle n’est pas difficile sur ce qu’on lui expose, un miroir n’admet pas plus indistinctement la représentation des objets.
La nature universelle contient en soi la raison d’une infinité de phénomenes ; & elle les produit, quand on sait la provoquer.
Voilà les principes d’où Plotin & les Eclectiques déduisirent leur enthousiasme, leur trinité, & leur théurgie spéculative & pratique ; voilà le labyrinthe dans lequel ils s’égarerent. Si l’on veut en suivre tous les détours, on conviendra qu’il. leur en auroit coûté beaucoup moins d’efforts pour rencontrer la vérité.
Principes de la psychologie des Eclectiques. Ce que l’on enseignoit dans l’école alexandrine sur la nature de l’ame de l’homme, n’étoit ni moins obscur ni plus solide que ce qu’on y débitoit sur la nature du premier principe, de l’entendement divin, & de l’ame du monde.
1. L’ame de l’homme & l’ame du monde ont la même nature, ce sont comme les deux sœurs.
2. Cependant les ames des hommes ne sont pas à l’ame du monde, ce que les parties sont au tout ; autrement l’ame du monde divisée, ne seroit pas toute entiere par-tout.
3. Il n’y a qu’une ame dans le monde, mais chaque homme a la sienne. Ces ames different, parce qu’elles n’ont pas été des écoulemens de l’ame universelle. Elles y reposoient seulement, en attendant des corps ; & les corps leur ont été départis dans le tems, par l’ame universelle qui les domine toutes.
4. Les essences vraies ne résident que dans le monde intelligible ; c’est aussi le séjour des ames ; c’est de-là qu’elles passent dans notre monde : ici, elles sont unies à des corps ; là, elles en attendent & n’en ont point encore.
5. L’entendement est la plus importante des essences vraies. Il n’est ni divisé ni discret. Les ames lui sont co-existantes dans le monde intelligible ; aucun intervalle ne les sépare ni de lui, ni les unes des autres. Si les ames éprouvent une sorte de division, ce n’est que dans ce monde, où leur union avec les corps les rend susceptibles de mouvement. Elles sont présentes, absentes, éloignées, étendues ; l’espace qu’elles occupent a ses dimensions ; on y distingue des parties, mais elles sont indivisibles.
6. Les ames ont d’autres différences que celles qui résultent de la diversité des corps : elles ont chacune une maniere propre de sentir, d’agir, de penser. Ce sont les vestiges des vies antérieures. Cela n’empêche point qu’elles n’ayent conservé des analogies qui les portent les unes vers les autres. Ces analogies sont aussi dans les sensations, les actions, les passions, les pensées, les goûts, les desirs, &c.
7. L’ame n’est ni matérielle ni composée, autrement on ne pourroit lui attribuer ni la vie ni l’intelligence.
8. Il y a des ames bonnes, il y en a de mauvaises. Elles forment une chaîne de différens ordres. Il y a des ames du premier, du second, du troisieme ordre, &c. cette inégalité est en partie originelle, en partie accidentelle.
9. L’ame n’est point dans le corps, comme l’eau dans un vase. Le corps n’en est point le sujet ; ce n’est point non plus un tout dont elle soit une partie ; nous savons seulement qu’elle y est présente, puisqu’elle l’anime.
10. A parler exactement, l’ame est moins dans le corps que le corps n’est dans l’ame. Entre les fonctions de l’homme, la faculté de sentir & de végeter est du corps ; celle d’appercevoir & de réflechir est de l’ame.
11. Les puissances de l’ame sont toutes sous chaque partie du corps ; mais l’exercice en chaque point est analogue à la nature de l’organe.
12. L’ame séparée du corps ne reste point ici, où il n’y a point de lieu pour elle : elle rentre dans le sein du principe d’où elle est émanée : les places n’y sont pas indifférentes : la raison & la justice les distribuent.
13. L’ame ne prend point les formes des corps : elles ne souffrent rien des objets. S’il se fait une impression sur le corps, elle s’en apperçoit ; & appercevoir, c’est agir.
14. L’ame est la raison derniere des choses du monde intelligible, & la premiere raison des choses de celui-ci. Alternativement citoyenne de l’une & de l’autre, elle ne fait que se ressouvenir de ce qui se passoit dans l’un, quand elle croit apprendre ce qui se passe dans l’autre.
15. C’est l’ame qui constitue le corps. Le corps ne vit point ; il se dissout. La vie & l’indissolubilité ne sont que de l’ame.
16. Le commerce de l’ame avec le corps éleve à l’existence de quelqu’être, qui n’est ni le corps ni l’ame ; qui réside en nous ; qui n’a point été créé ; qui ne perit point, & par lequel tout persevere & dure.
17. Cet être est le principe du mouvement. C’est lui qui constitue la vie du corps, par une qualité qui lui est essentielle, qu’il tient de lui-même, & qu’il ne perd point. Les Platoniciens l’appelloient αὐτοκινησία, antoquinésie.
18. Les ames sont alliées par le même principe éternel & divin qui leur est commun.
19. Le vice & la peine leur sont accidentelles. Celui qui a l’ame pure ne doute point de son immortalité.
20. Il regne entre les ames la même harmonie que dans l’univers. Elles ont leurs révolutions, comme les astres ont leur apogée & leur périgée. Elles descendent du monde intelligible dans le monde matériel, & remontent du monde matériel dans le monde intelligible ; de-là vient qu’on lit au ciel leurs destinées.
21. Leur révolution périodique est un enchaînement de transformations, à-travers lesquelles elles passent d’un mouvement tantôt accéleré tantôt retardé. Elles descendent du sein du premier principe jusqu’à la matiere brute, & remontent de la matiere brute jusqu’au premier principe.
22. Dans le point de leur orbe le plus élevé, il leur reste de la tendance à descendre ; dans le point le plus bas il leur en reste à remonter. Dans le premier cas, c’est le caractere d’émanation qui ne peut jamais être détruit : dans le second, c’est le caractere d’émanation divine qui ne peut jamais être effacé.
23. L’ame, en qualité d’être créé, souffre & se détériore ; en qualité d’être éternel, elle reste la même, sans souffrir, s’améliorer, ni se détériorer. Elle est différente ou la même, selon qu’on la considere dans un point distinct de sa révolution périodique, ou relativement à son entiere révolution ; elle se déteriore en descendant du premier principe vers le point le plus bas de son orbe ; elle s’ameliore en remontant de ce point vers le premier principe.
24. Dans son périgée, elle est comme morte. Le corps qu’elle informe est une espece de sépulcre où elle conserve à peine la mémoire de son origine. Ses premiers regards vers le monde intelligible qu’elle a perdu de vûe, & dont elle est séparée par des espaces immenses, annoncent que son état stationnaire va finir.
25. La liberté cesse, lorsque la violence de la sensation ou de la passion ôte tout usage de la raison : on la recouvre à mesure que la sensation ou la passion perd de sa force. On est parfaitement libre, lorsque la passion & la sensation gardent le silence, & que la raison parle seule ; c’est l’état de contemplation : alors l’homme s’apperçoit, se juge, s’accuse, s’absout, se reforme sur ce qu’il observe dans son entendement. Ainsi la vertu n’est autre chose qu’une obéissance habituelle de la volonté, à la lumiere & aux conseils de l’entendement.
26. Tout acte libre change l’état de l’ame, soit en bien soit en mal, par l’addition d’un nouveau mode. Le nouveau mode ajoûté la détériore toûjours lorsqu’elle descend dans sa révolution, s’éloignant du premier principe, s’attachant à ce qu’elle rencontre, en conservant en elle le simulacre. Ainsi dans la contemplation qui l’améliore & qui la ramene au premier principe, il faut qu’il y ait abstraction de corps & de tout ce qui y est analogue. C’est le contraire dans tout acte de la volonté qui altere la pureté originelle & premiere de l’ame ; elle fuit l’intelligible ; elle se livre au corporel ; elle se matérialise de plus en plus ; elle s’enfonce dans ce tombeau ; l’énergie de l’entendement pur & de l’habitude contemplative s’évanoüit ; l’ame se perd dans un enchaînement de métamorphoses qui la défigurent de plus en plus, & d’où elle ne reviendroit jamais, si son essence n’étoit indestructible. Reste cette essence vivante, & avec elle une sorte de mémoire ou de conscience ; ces germes de la contemplation éclosent dans le tems, & commencent à tirer l’ame de l’abysme de ténebres où elle s’est précipitée, & à l’élancer vers la source de son émanation ou vers Dieu.
27. Ce n’est ni par l’intelligence naturelle, ni par l’application, ni par aucune des manieres d’appercevoir les choses de ce monde, que nous nous élevons à la connoissance & à la participation de Dieu ; c’est par la présence intime de cet être à notre ame, lumiere bien supérieure à toute autre. Nous parlons de Dieu ; nous nous en entretenons ; nous en écrivons ; ces exercices excitent l’ame, la dirigent, la préparent à sentir la présence de Dieu ; mais c’est autre chose qui la lui communique.
28. Dieu est présent à tous, quoiqu’il paroisse absent de tous. Sa présence n’est sensible qu’aux ames qui ont établi entr’elles & cet être excellent, quelqu’analogie, quelque similitude, & qui par des purifications réitérées, se sont restituées dans l’état de pureté originelle & premiere qu’elles avoient au moment de l’émanation : alors elles voyent Dieu, autant qu’il est visible par sa nature.
29. Alors les voiles qui les enveloppoient sont déchirées, les simulacres qui les obsédoient & les éloignoient de la présence divine se sont évanoüis. Il ne leur reste aucune ombre qui empêche la lumiere éternelle de les éclairer & de les remplir.
30. L’occupation la plus digne de l’homme, est donc de séparer son ame de toutes les choses sensibles, de la ramener profondément en elle-même, de l’isoler, & de la perdre dans la contemplation jusqu’à l’entier oubli d’elle-même & de tout ce qu’elle connoît. Le quiétisme est bien ancien, comme on voit.
31. Cette profonde contemplation n’est pas notre état habituel, mais c’est le seul où nous atteignions la fin de nos desirs, & ce repos délicieux où cessent toutes les dissonnances qui nous environnent, & qui nous empêchent de goûter la divine harmonie des choses intelligibles. Nous sommes alors à la source de vie, à l’essence de l’entendement, à l’origine de l’être, à la région des vérités, au centre de tout bien, à l’océan d’où les ames s’élevent sans cesse, sans que ces émanations éternelles l’épuisent, car Dieu n’est point une masse : c’est-là que l’homme est véritablement heureux ; c’est-là que finissent ses passions, son ignorance, & ses inquiétudes ; c’est-là qu’il vit, qu’il entend, qu’il est libre, & qu’il aime : c’est-là que nous devons hâter notre retour, foulant aux piés tous les obstacles qui nous retiennent, écartant tous ces phantômes trompeurs qui nous égarent & qui nous jouent, & bénissant le moment heureux qui nous rejoint à notre principe, & qui rend au tout éternel son émanation.
32. Mais il faut attendre ce moment. Celui qui portant sur son corps une main violente l’accéléreroit, auroit au moins une passion ; il emporteroit encore avec lui quelque vain simulacre. Le philosophe ne chassera donc point son ame ; il attendra qu’elle sorte, ce qui arrivera lorsque son domicile dépérissant, l’harmonie constituée de toute éternité entre elle & lui cessera. On retrouve ici des vestiges du Leibnitianisme.
33. L’ame séparée du corps reste dans ses révolutions à-travers les cieux, ce qu’elle a le plus été pendant cette vie, ou rationnelle, ou sensitive, ou végétale. La fonction qui la dominoit dans le monde corporel, la domine encore dans le monde intelligible ; elle tient ses autres puissances inertes, engourdies, & captives. Le mauvais n’anéantit pas le bon, mais ils co-existent subordonnés.
34. Exerçons donc notre ame dans ce monde à s’élever aux choses intelligibles, si nous ne voulons pas qu’accompagnée dans l’autre de simulacres vitieux, elle ne soit précipitée de rechef du centre des émanations, condamnée à la vie sensible, animale, ou végétale, & assujettie aux fonctions brutales d’engendrer & de croître.
35. Celui qui aura respecté en lui la dignité de l’espece humaine, renaîtra homme : celui qui l’aura dégradée, renaîtra bête ; celui qui l’aura abrutie, renaîtra plante. Le vice dominant déterminera l’espece. Le tyran planera dans les airs sous la forme de quelqu’oiseau de proie.
Principes de la Cosmologie des Eclectiques. Voici ce qu’on peut tirer de plus clair de notre très-inintelligible philosophe Plotin.
1. La matiere est la base & le suppôt des modifications diverses. Cette notion a été jusqu’à présent commune à tous les Philosophes ; d’où il s’ensuit qu’il y a de la matiere dans le monde intelligible même ; car il y a des idées qui sont modifiées ; or tout mode suppose un sujet. D’ailleurs le monde intelligible n’étant qu’une copie du monde sensible, la matiere doit avoir sa représentation dans l’un, puisqu’elle a son existence dans l’autre ; or cette représentation suppose une toile matérielle, à laquelle elle soit attachée.
2. Les corps mêmes ont dans ce monde sensible un sujet qui ne peut être corps ; en effet leurs transmutations ne supposent point diminution, autrement les essences se réduiroient à rien ; car il n’est pas plus difficile d’être réduit à rien qu’à moins ; d’ailleurs ce qui renaît ne peut renaître de ce qui n’est plus.
3. La matiere premiere n’a rien de commun avec les corps, ni figure, ni qualité, ni grandeur, ni couleur ; d’où il s’ensuit qu’on n’en peut donner qu’une définition négative.
4. La matiere en général n’est point une quantité ; les idées de grandeur, d’unité, de pluralité, ne lui sont point applicables, parce qu’elle est indéfinie ; elle n’est jamais en repos ; elle produit une infinité d’especes diverses, par une fermentation intestine qui dure toujours & qui n’est jamais stérile.
5. Le lieu est postérieur d’origine à la matiere & au corps ; il ne lui est donc pas essentiel : les formes ne sont donc pas des attributs nécessaires de la quantité corporelle.
6. Qu’on ne s’imagine pas sur ces principes, que la matiere est un vain nom : elle est nécessaire : les corps en sont produits. Elle devient alors le sujet de la qualité & de la grandeur, sans perdre ses titres d’invisible & d’indéfinie.
7. C’est n’avoir ni sens ni entendement, que de rapporter l’essence & la production de l’univers au hasard.
8. Le monde a toûjours été. L’idée qui en étoit le modele, ne lui est antérieure que d’une priorité d’origine & non de tems. Comme il est très-parfait, il est la démonstration la plus évidente de la necessité & de l’existence d’un monde intelligible ; & ce monde intelligible n’étant qu’une idée, il est éternel, inaltérable, incorruptible, un.
9. Ce n’est point par induction, c’est par nécessité que l’univers existe. L’entendement agissoit sur la matiere, qui lui obéissoit sans effort ; & toutes choses naissoient.
10. Il n’y a nul effet contradictoire dans la génération d’un être par le développement de son germe ; il y a seulement une multitude de forces opposées les unes aux autres, qui réagissent & se balancent. Ainsi dans l’univers une partie est l’antagoniste d’une autre ; celle-ci veut, celle-là se refuse ; elles disparoissent quelquefois les unes & les autres dans ce conflict, pour renaître, s’entrechoquer, & disparoître encore ; & il se forme un enchaînement éternel de générations & de destructions qu’on ne peut reprocher à la nature, parce que ce seroit une folie que d’attaquer un tout dans une de ses parties.
11. L’univers est parfait ; il a tout ce qu’il peut avoir ; il se suffit à lui-même : il est rempli de dieux, de démons, d’ames justes, d’hommes que la vertu rend heureux, d’animaux, & de plantes. Les ames justes répandues dans la vaste étendue des cieux, donnent le mouvement & la vie aux corps célestes.
12. L’ame universelle est immuable. L’état de tout ce qui est digne, après elle, de notre admiration & de nos hommages, est permanent. Les ames circulent dans les corps, jusqu’à ce que exaltées & portées hors de l’état de génération, elles vivent avec l’ame universelle. Les corps changent continuellement de formes, & sont alternativement ou des animaux, ou les plantes qui les nourrissent.
13. Il n’y a point de mal absolu : l’homme injuste laisse à l’univers sa bonté ; il ne l’ôte qu’à son ame, qu’il dégrade dans l’ordre des êtres. C’est la loi générale à laquelle il est impossible de se soustraire.
14. Cessons donc de nous plaindre de cet univers ; tâchons d’être bons ; plaignons les méchans, & laissons à la raison universelle des choses, le soin de les punir & de tirer avantage de leur malice.
15. Les hommes ont les dieux au-dessus d’eux, & les animaux au-dessous ; & ils sont libres de s’élever à l’état des dieux par la vertu, ou de s’abaisser par le vice à la condition des animaux.
16. La raison universelle des choses a distribué à chacune toute la bonté qui lui convenoit. Si elle a placé des dieux au-dessus des démons, des démons au-dessus des ames, des ames au-dessus des hommes, des hommes au-dessus des animaux, ce n’est ni par choix ni par prédilection ; la nature de son ouvrage l’exigeoit, ainsi que l’enchaînement & la nécessité des transmutations le démontrent.
17. Le monde renfermant tout ce qui est possible, ne pouvant ni rien perdre ni rien acquérir, il durera éternellement tel qu’il est.
18. Le ciel & tout ce qu’il contient est éternel. Les astres brillent d’un feu inépuisable, uniforme, & tranquille. Il n’y a dans la nature aucun lien aussi fort que l’ame, qui lie toutes ces choses.
19. C’est l’ame des cieux qui peuple la terre d’animaux ; elle imprime au limon une ombre de vie, & le limon sent, respire, & se meut.
20. Il n’y a dans les cieux que du feu ; mais ce feu contient de l’eau, de la terre, de l’air, en un mot toutes les qualités des autres élémens.
21. Comme il est de la nature de la chaleur de s’élever, la source des feux célestes ne tarira jamais. Il ne s’en peut rien dissiper sans effort, & le mouvement circulaire y ramene tout ce qui s’en dissipe.
22. Les astres changent dans leurs aspects & dans leurs mouvemens ; mais leur nature ne change point.
23. C’est parce que les astres annoncent l’avenir, que leur marche est reglée, & qu’ils portent les empreintes des choses. L’univers est plein de signes ; le sage les connoît & en tire des inductions : c’est une suite nécessaire de l’harmonie universelle.
24. L’ame du monde est le principe des choses naturelles, & elle a parsemé l’étendue des cieux de corps lumineux qui l’embellissent & qui annoncent les destinées.
25. L’ame qui s’éloigne du premier principe, est soûmise à la loi des cieux dans ses différens changemens de domicile ; il n’en est pas ainsi de l’ame qui s’en rapproche ; elle fait elle-même sa destinée.
26. L’univers est un être vivant qui a son corps & son ame ; & l’ame de l’univers, qui n’est attachée à aucun corps particulier, exerce une influence générale sur les ames attachées à des corps.
27. L’influence céleste n’engendre point les choses ; elle dispose seulement la matiere aux phénomenes, & la raison universelle les fait éclore.
28. La raison universelle des êtres n’est point une intelligence, mais une force intestine & agitatrice qui opere sans dessein, & qui exerçant son énergie de quelque point central met tout en mouvement, comme on voit des ondulations naître dans un fluide les unes des autres, & s’étendre à l’infini.
29. Il faut distinguer dans le monde les dieux des démons. Les dieux sont sans passions, les démons ont des passions : ils sont éternels comme les dieux, mais inférieurs d’un degré ; dans l’échelle universelle des êtres, ils tiennent le milieu entre nous & les dieux.
30. Il n’y a point de démon dans le monde intelligible : ce qu’on y appelle des démons sont des dieux.
31. Ceux qui habitent la région du monde sensible, qui s’étend jusqu’à la Lune, sont des dieux visibles, des dieux du second ordre : ils sont aux dieux intelligibles, ce que la splendeur est aux étoiles.
32. Ces démons sont des sympathies émanées de l’ame qui fait le bien de l’univers ; elle les a engendrées, afin que chaque partie eût dans le tout la perfection & l’énergie qui lui conviennent.
32. Les démons ne sont point des êtres corporels, mais ils mettent en action l’air, le feu, & les élémens : s’ils étoient corporels, ce seroient des animaux sensibles.
33. Il faut supposer une matiere générale intelligible, qui soit un véhicule, un intermede entre la matiere sensible & les êtres auxquels elle est subordonnée.
34. Il n’y a point d’élémens que la terre ne contienne. La génération des animaux & la végétation des plantes démontrent que c’est un animal ; & comme la portion d’esprit qu’elle renferme est grande, on est bien fondé à la prendre pour une divinité ; elle ne se meut point d’un mouvement de translation, mais elle n’est pas incapable de se mouvoir. Elle peut sentir, parce qu’elle a une ame, comme les astres en ont une, comme l’homme a la sienne.
Principes de la Théologie éclectique, tels qu’ils sont répandus dans les ouvrages de Jamblique, le théologien par excellence de la secte.
1. Il y a des dieux : nous portons en nous-mêmes la démonstration de cette vérité. La connoissance nous en est innée : elle existe dans notre entendement, antérieure à toute induction, à tout préjugé, à tout jugement. C’est une conscience simultanée de l’union nécessaire de notre nature avec sa cause génératrice ; c’est une conséquence immédiate de la coexistence de cette cause avec notre amour pour le bon, le vrai, & le beau.
2. Cette espece de contact intime de l’ame & de la divinité ne nous est pas subordonné ; notre volonté ne peut ni l’altérer, ni l’éviter, ni le nier ni le prouver. Il est nécessairement en nous ; nous le sentons, & il nous convainc de l’existence des dieux par ce que nous sommes, quelque chose que nous soyons.
3. Mais l’idée des compagnons immortels des dieux ne nous est ni moins intime, ni moins innée, ni moins perceptible que celle des dieux. La connoissance naturelle que nous avons de leur existence est immuable, parce que leur essence ne change point. Ce n’est point non plus une vérité de conséquence & d’induction : c’est une notion simple, pure, & premiere, puisée de toute éternité dans le sein de la divinité, à laquelle nous sommes restés unis dans le tems par ce lien indissoluble.
4. Il y a des dieux, des démons, & des héros, & ces êtres célestes sont distribués en différentes classes. Les ressemblances & les différences qui les distinguent & qui les rapprochent, ne nous sont connues que par analogie. Il faut, par exemple, que la bonté leur soit une qualité commune, parce qu’elle est essentielle à leur nature. Il en est autrement des ames, qui participent seulement à cet attribut par communication.
5. Les dieux & les ames sont les deux extrèmes des choses célestes. Les héros constituent l’ordre intermédiaire. Ils sont supérieurs en excellence, en nature, en puissance, en vertu, en beauté, en grandeur, & généralement en toute bonne qualité, aux ames qu’ils touchent immédiatement, & avec lesquelles ils ont de la ressemblance & de la sympathie par la vie qui leur a été commune. Il faut encore admettre une sorte de génies subordonnés aux dieux, & ministres de leur bienfaisance dont ils sont épris, & qu’ils imitent. Ils sont le milieu à-travers lequel les êtres célestes prennent une forme qui nous les rend visibles ; le véhicule qui porte à nos oreilles les choses ineffables, & à notre entendement l’incompréhensible ; la glace qui fait passer dans notre ame des images qui n’étoient point faites pour y pénétrer sans son secours.
6. Ce sont ces deux classes qui forment le lien & le commerce des dieux & des ames, qui rendent l’enchaînement des choses célestes indissoluble & continu, qui facilitent aux dieux le moyen de descendre jusqu’aux hommes, des hommes jusqu’aux derniers êtres de la nature, & à ces êtres de remonter jusqu’aux dieux.
7. L’unité, une existence plus parfaite que celle des êtres inférieurs, l’immutabilité, l’immobilité, la puissance de mouvoir sans perdre l’immobilité, la providence, sont encore des qualités communes des dieux. On peut conjecturer par la différence des extrèmes, quelle est celle des intermédiaires. Les actions des dieux sont excellentes, celles des ames sont imparfaites. Les dieux peuvent tout, également, en même tems, sans obstacle, & sans délai. Il y a des choses qui sont impossibles aux ames ; il leur faut du tems pour toutes celles qu’elles peuvent ; elles ne les exécutent que séparément, & avec peine. La divinité produit sans effort, & gouverne : l’ame se tourmente pour engendrer, & sert. Tout est soûmis aux dieux, jusqu’aux actions & à l’existence des ames : ils voyent les essences des choses, & le terme des mouvemens de la nature. Les ames passent d’un effet à un autre, & s’élevent par degré. La divinité est incompréhensible, incommensurable, illimitée. Les ames éprouvent toutes sortes de passions & de formes. L’intelligence qui préside à tout, la raison universelle des êtres est présente aux dieux sans nuage & sans réserve, sans raisonnement & sans induction, par un acte pur, simple, & invariable. L’ame n’en est éclairée qu’imparfaitement & par intervalle. Les dieux ont donné les lois à l’univers : les ames suivent les lois données par les dieux.
8. C’est la vie que l’ame a reçue dans le commencement, & le premier mouvement de sa volonté, qui ont déterminé l’espece d’être organique qu’elle informeroit, & la tendance qu’elle auroit à se perfectionner ou à se détériorer.
9. Les choses excellentes & universelles contiennent en elles la raison des choses moins bonnes & moins générales. Voilà le fondement des révolutions des êtres, de leurs émanations, de l’éternité de leur principe élémentaire, de leur rapport indélébile avec les choses célestes, de leur dépravation, de leur perfectibilité, & de tous les phénomenes de la nature humaine.
10. Les dieux ne sont attachés à aucune partie de l’univers : ils sont présens même aux choses de ce monde : ils contiennent tout & rien ne les contient : ils sont partout ; tout en est rempli. Si la divinité s’empare de quelque substance corporelle, du ciel, de la terre, d’une ville sacrée, d’un bois, d’une statue, son empire & sa présence s’en répandent au-dehors, comme la lumiere s’échappe en tout sens du soleil. La substance en est pénétrée. Elle agit au-dedans & à l’extérieur, de près & au loin, sans affoiblissement & sans interruption. Les dieux ont ici bas différens domiciles, selon leur nature ignée, terrestre, aërienne, aquatique. Ces distinctions & celles des dons qu’on en doit attendre, sont les fondemens de la théurgie & des évocations.
12. L’ame est impassible ; mais sa présence dans un corps rend passible l’être composé. Si cela est vrai de l’ame, à plus forte raison des héros, des démons, & des dieux.
11. Les démons & les dieux ne sont pas également affectés de toutes les parties d’un sacrifice ; il y a le point important, la chose énergique & secrette : ils ne sont pas non plus également sensibles à toutes sortes de sacrifices. Il faut aux uns des symboles, aux autres ou des victimes, ou des représentations, ou des hommages, ou de bonnes œuvres.
12. Les prieres sont superflues. La bienfaisance des dieux, qui connoît nos véritables besoins, est attentive à prévenir nos demandes. Les prieres ne sont qu’un moyen de s’élever vers les dieux, & d’unir son esprit au leur. C’est ainsi que le prêtre se garantit des passions, conserve sa pureté, &c.
13. Si l’idée de la colere des dieux étoit mieux connue, on ne chercheroit point à l’appaiser par des sacrifices. La colere céleste n’est point un ressentiment de la part des dieux, dont la créature ait à craindre quelque mauvais effet ; c’est une aversion de sa part pour leur bienfaisance. Les holocaustes ne sont utiles, que quand elles sont la marque de la résipiscence. C’est un pas que le coupable a fait vers les dieux dont il s’étoit éloigné : le méchant fuit les dieux, mais les dieux ne le poursuivent point ; c’est lui seul qui se rend malheureux, & qui se perd par sa méchanceté.
14. Il est pieux d’attendre des dieux tout le bien qu’il leur est imposé par la nécessité de leur nature. Il est impie de croire qu’on leur fait violence. Il ne faut donc s’adresser aux dieux, que pour se rendre meilleur soi-même. Si les lustrations ont écarté de dessus nos têtes quelques calamités imminentes, c’étoit afin que nos ames n’en reçussent aucune tache.
15. Ce n’est point par des organes que les dieux nous entendent ; c’est qu’ils ont en eux la raison & les effets de toutes les prieres des hommes pieux, & sur-tout de leurs ministres. Ils sont présens à ces hommes consacrés, & nous parlons immédiatement aux dieux par leur intermission.
16. Les astres que nous appellons des dieux, sont des substances très-analogues à ces êtres immatériels ; mais c’est à ces êtres qu’il faut spécialement s’adresser dans les astres qu’ils informent. Ils sont tous bienfaisans ; il s’en écoule sur les corps des influences indélébiles. Il n’y a pas un point de l’espace où leurs vertus ne fassent sentir leur énergie ; mais leur action sur les parties de l’Univers est proportionnée à la nature de ces parties. Elle répand de la diversité ; mais elle ne produit jamais aucun mal absolu.
17. Ce n’est pas que ce qui est excellent, relativement à l’harmonie universelle, ne puisse devenir nuisible à quelque partie en particulier.
18. Les dieux intelligibles qui président aux spheres célestes, sont des êtres originaires du monde intelligible ; & c’est par l’attention qu’ils donnent à leurs propres idées, en se renfermant en eux-mêmes, qu’ils gouvernent les cieux.
19. Les dieux intelligibles ont été les paradigmes des dieux sensibles. Ces simulacres une fois engendrés ont conservé sans aucune altération l’empreinte des êtres divins dont ils étoient les images.
20. C’est cette ressemblance inaltérable que nous devons regarder comme la base du commerce éternel qui regne entre les dieux de ce monde & les dieux du monde supérieur. C’est par cette analogie indestructible que tout ce qui en émane revient à l’être unique dont il est l’émanation & en est réabsorbé. C’est l’identité qui lie les dieux entr’eux dans le monde intelligible & dans le monde sensible ; c’est la similitude qui établit le commerce des dieux d’un monde aux dieux de l’autre.
21. Les démons ne sont point perceptibles soit à la vûe soit au toucher. Les dieux sont plus forts que tout obstacle matériel. Les dieux gouvernent le ciel, l’univers & toutes les puissances secretes qui y sont renfermées. Les démons n’ont l’administration que de quelques portions qui leur ont été abandonnées par les dieux. Les démons sont alliés & presque inséparables des êtres qui leur ont été concedés. Les dieux dirigent les corps, sans leur être présens. Les dieux commandent. Les démons obéissent, mais librement.
22. La génération des démons est le dernier effort de la puissance des dieux : les héros en sont émanés comme une simple conséquence de leur existence vivante ; il en est de même des ames. Les démons ont la faculté génératrice ; c’est à eux que le soin d’unir les ames aux corps a été remis. Les héros vivifient, inspirent, dirigent, mais n’engendrent point.
23. Il a été donné aux ames, par une grace spéciale des dieux, de pouvoir s’élever jusqu’à la sphere des anges. Alors elles ont franchi les limites qui leur étoient prescrites par leur nature. Elles la perdent ; & prennent celle de la nouvelle famille dans laquelle elles ont passé.
24. Les apparitions des dieux sont analogues à leurs essences, puissances & opérations. Ils se montrent toûjours tels qu’ils sont. Ils ont leurs signes propres, leurs caracteres & leurs mouvemens distinctifs, leurs formes phantastiques particulieres ; & le phantôme d’un dieu n’est point celui d’un démon, ni le phantôme d’un démon celui d’un ange, ni le phantôme d’un ange celui d’un archange, & il y a des spectres d’ames de toutes sortes de caracteres. L’aspect des dieux est consolant ; celui des archanges, terrible ; celui des anges, moins sévere ; celui des héros, attrayant ; celui des démons, épouvantable. Il y a dans ces apparitions encore une infinité d’autres variétés, relatives au rang de l’être, à son autorité, à son génie, à sa vîtesse, à sa lenteur, à sa grandeur, à son cortége, à son influence… Jamblique détaille toutes ces choses avec l’exactitude la plus minutieuse, & nos Naturalistes n’ont pas mieux vû les chenilles, les mouches, les pucerons, que notre philosophe éclectique, les dieux, les anges, les archanges, les démons, & les génies de toutes les especes qui voltigent dans le monde intelligible & dans le monde sensible. Si l’on commet quelque faute dans l’évocation théurgique, alors on a un autre spectre que celui qu’on évoquoit. Vous comptiez sur un dieu, & c’est un démon qui vous vient. Au reste, ce n’est point la connoissance des choses saintes qui sanctifie. Tout homme peut se sanctifier ; mais il n’est donné d’évoquer les dieux qu’aux Théurgistes, aux hommes merveilleux qui tiennent dans leurs mains le secret des deux mondes.
25. La prescience nous vient d’en-haut ; elle n’a rien en soi ni d’humain ni de physique. Il n’en est pas ainsi de la révélation. C’est une voix foible qui se fait entendre à nous, sur le passage de la veille au sommeil. Cela prouve que l’ame a deux vies ; l’une unie avec le corps, l’autre séparée. D’ailleurs, comme sa fonction est de contempler, & qu’elle contient en elle la raison de tous les possibles, il n’est pas surprenant que l’avenir lui soit connu. Elle voit les choses futures dans leurs raisons préexistantes. Si elle a reçû des Dieux une pénétration sublime, un pressentiment exquis, une longue expérience, la facilité d’observer, le discernement, le génie, rien de ce qui a été, de ce qui est, & de ce qui sera n’échappera à sa connoissance.
26. Voici les vrais caracteres de l’enthousiasme divin. Celui qui l’éprouve est privé de l’usage commun de ses sens ; sa veille ne ressemble point à celle des autres hommes ; son action est extraordinaire ; il ne se possede plus ; il ne pense plus & ne parle plus par lui-même ; la vie qui l’environne est absente pour lui ; il ne sent point l’action du feu, ou il n’en est point offensé ; il ne voit ni ne redoute la hache levée sur sa tête ; il est transporté dans des lieux inaccessibles, il marche à-travers la flamme ; il se promene sur les eaux &c… Cet état est l’effet de la divinité qui exerce tout son empire sur l’ame de l’enthousiaste, par l’entremise des organes du corps ; il est alors le ministre d’un dieu qui l’obsede, qui l’agite, qui le poursuit, qui le tourmente, qui en arrache des voix, qui vit en lui, qui s’est emparé de ses mains, de ses yeux, de sa bouche, & qui le tient élevé au-dessus de la nature commune.
27. On a consacré la Poésie & la Musique aux dieux. En effet, il y a dans les chants & dans la versification, toute la variété qu’il convient d’introduire dans les hymnes qu’on destine à l’évocation des dieux. Chaque dieu a son caractere. Chaque évocation a sa forme & exige sa mélodie. L’ame avoit entendu l’harmonie des cieux, avant que d’être exilée dans un corps. Si quelques accens analogues à ces accens divins, dont elle ne perd jamais entierement la mémoire, viennent à la frapper, elle tressaillit, elle s’y livre, elle en est transportée. Jamblique se précipite ici dans toutes les especes de divinations, sotises magnifiques à-travers lesquelles nous n’avons pas le courage de le suivre. On peut voir dans cet auteur ou dans l’histoire critique de la philosophie de M. Brucker, toutes les rêveries de l’Eclectisme théologique, sur la puissance des dieux, sur l’Illumination, sur les invocations, la magie, les prêtres, & la nécessité de l’action de la fumée des victimes sur les dieux, &c.
28. La justice des dieux n’est point la justice des hommes. L’homme définit la justice sur des rapports tirés de sa vie actuelle & de son état présent. Les dieux la définissent relativement à ses existences successives & à l’universalité de nos vies.
29. La plûpart des hommes n’ont point de liberté, & sont enchaînés par le destin, &c.
Principes de la Théogonie éclectique. 1. Il est un Dieu de toute la nature, le principe de toute génération, la cause des puissances élémentaires, supérieur à tous les dieux, en qui tout existe, immatériel, incorporel, maître de la nature, subsistant de toute éternité par lui-même, premier, indivisible & indivisé, tout par lui-même, tout en lui-même, antérieur à toutes choses, même aux principes universaux & aux causes générales des êtres, immobile, renfermé dans la solitude de son unité, la source des idées, des intelligibles, des possibilités, se suffisant, pere des essences & de l’entité, antérieur au principe intelligible. Son nom est Noetarque.
2. Emeth est après Noetarque ; c’est l’intelligence divine qui se connoît elle-même, d’où toutes les intelligences sont émanées, qui les ramene toutes dans son sein, comme dans un abysme ; les Egyptiens plaçoient Eicton avant Emeth ; c’étoit la premiere idée exemplaire ; on adoroit Eicton par le silence.
3. Après ces dieux, viennent Amem, Ptha & Osiris, qui président à la génération des êtres apparens, dieux conservateurs de la sagesse, & ses ministres dans les tems où elle engendroit les êtres & produisoit la force secrete des causes.
4. Il y a quatre puissances mâles & quatre puissances femelles au-dessus des élémens & de leurs vertus. Elles résident dans le soleil. Celle qui dirige la nature dans ses fonctions génératrices a son domicile dans la lune.
5. Le Ciel est divisé en deux, ou quatre, ou trente-six régions, & ces régions en plusieurs autres ; chacune a sa divinité, & toutes sont subordonnées à une divinité qui leur est supérieure. De ces principes, il faut descendre à d’autres, jusqu’à ce que l’univers entier soit distribué à des puissances qui émanent les unes des autres & toutes d’une premiere.
6. Cette premiere puissance tira la matiere de l’essence, & l’abandonna à l’intelligence qui en fabriqua des spheres incorruptibles. Elle employa ce qu’il y avoit de plus pur à cet ouvrage ; elle fit du reste les choses corruptibles & l’universalité des corps.
7. L’homme a deux ames ; l’une qu’il tient du premier intelligible, & l’autre qu’il a reçûe dans le monde sensible. Chacune a conservé des caracteres distinctifs de son origine. L’ame du monde intelligible retourne sans cesse à sa source, & les loix de la fatalité ne peuvent rien sur elle ; l’autre est asservie aux mouvemens des mondes.
8. Chacun a son démon, il préexistoit à l’union de l’ame avec le corps. C’est lui qui l’a unie à un corps. Il la conduit, il l’inspire. C’est toûjours un bon génie. Les mauvais génies sont sans district.
9. Ce démon n’est point une faculté de l’ame ; c’est un être distingué d’elle & d’un ordre supérieur au sien, &c.
Principes de la Philosophie morale des Eclectiques. Voici ce qu’on en recueillera de plus généralement admis, en feuilletant les ouvrages de Porphyre & de Jamblique.
1. Il ne se fait rien de rien. Ainsi l’ame est une émanation de quelque principe plus noble.
2. Les ames existoient avant que d’être unies à des corps. Elles sont tombées, & l’exil a été leur châtiment. Elles ont depuis leur chûte passé successivement en différens corps, où elles ont été retenues, comme dans des prisons.
3. C’est par un enchaînement de crimes & d’impiétés, qu’elles ont rendu leur esclavage plus long & plus dur. C’est à la Philosophie à l’adoucir & à le faire cesser. Elle a deux moyens ; la purification rationnelle, & la purification théurgique, qui élevent les ames successivement à quatre différens dégrés de perfection, dont le dernier est la théopatie.
4. Chaque degré de perfection a ses vertus. Il y a quatre vertus cardinales, la prudence, la force, la tempérance & la justice ; & chaque vertu a ses degrés.
5. Les qualités physiques qui ne sont que des avantages de conformation, & dont l’usage le plus noble seroit d’être employés, comme des instrumens, pour s’élever aux autres qualités, sont au dernier rang.
6. Les qualités morales & politiques, sont celles de l’homme sensé, qui supérieur à ses passions, après avoir travaillé long-tems à se rendre heureux par la pratique de la vertu, s’occupe à procurer le même bonheur à ses semblables. Ces qualités sont pratiques.
7. Les qualités spéculatives sont celles qui constituent proprement le philosophe ; il ne se contente pas de faire le bien, il descend encore en lui-même, il s’y renferme, & médite, afin de connoître la vérité des principes par lesquels il se conduit.
8. Les qualités expurgatives ou sanctifiantes, ce sont toutes celles qui élevent l’homme au-dessus de sa condition, par la privation de tout ce qui est au-delà des besoins de la nature les plus étroits. Dans cet état, l’homme a sacrifié tout ce qui peut l’attacher à cette vie ; son corps lui devient un fardeau onéreux ; il en souhaite la dissolution ; il est mort philosophiquement. Or la mort philosophique parfaite est le point de la perfection humaine le plus voisin de la vie des dieux.
9. Les qualités spéculatives consistent dans la contemplation habituelle du premier principe, & dans l’imitation la plus approchée de ses vertus.
10. Les qualités théurgiques sont celles par lesquelles on est digne dès ce monde de commercer avec les Dieux, les démons, les héros & les ames libres.
11. L’homme peut avec le secours des seules forces qu’il a recûes de la nature, s’élever successivement de la dégradation la plus profonde, jusqu’au dernier degré de perfection ; car la loi de la necessité n’a point d’empire invincible sur l’énergie du principe divin qu’elle porte en lui-même, & avec lequel il n’y a point d’obstacle qu’il ne puisse surmonter.
12. Si la séparation de l’ame & du corps s’est faite avant que l’ame ne se soit relevée de son état d’avilissement, & qu’elle ait emporté avec elle des traces secretes de dépravation ; elle éprouve le supplice des enfers, en rentrant dans un nouveau corps qui devient pour elle une prison plus cruelle que le corps qu’elle a quitté, qui l’éloigne davantage de son premier principe, & qui rend sa grande révolution plus longue & plus difficile.
Voilà ce que nous avons trouvé de plus important & de moins obscur dans la philosophie des Eclectiques anciens. Pour s’en instruire à fond, il faut aller puiser dans les sources, & feuilleter ce qui nous reste de Plotin, de Porphyre, de Julien, de Jamblique, d’Ammian Marcellin, &c..... sans oublier l’histoire critique de la philosophie de M. Brucker, & la foule des auteurs tant anciens que modernes, qui y sont cités.