L’Encyclopédie/1re édition/ENCYCLOPÉDIE

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* ENCYCLOPÉDIE, s. f. (Philosoph.) Ce mot signifie enchaînement de connoissances ; il est composé de la préposition greque ἐν, en, & des substantifs ϰύϰλος, cercle, & παιδεία, connoissance.

En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connoissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, & de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siecles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siecles qui succéderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même tems plus vertueux & plus heureux, & que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain.

Il eût été difficile de se proposer un objet plus étendu que celui de traiter de tout ce qui a rapport à la curiosité de l’homme, à ses devoirs, à ses besoins, & à ses plaisirs. Aussi quelques personnes accoutumées à juger de la possibilité d’une entreprise, sur le peu de ressources qu’elles apperçoivent en elles-mêmes, ont prononcé que jamais nous n’acheverions la nôtre. Voyez le Dict. de Trévoux, derniere édit. au mot Encyclopédie. Elles n’entendront de nous pour toute réponse, que cet endroit du chancelier Bacon, qui semble leur être particulierement adressé. De impossibilitate ità statuo ; ea omnia possibilia & proestabilia esse censenda quæ ab aliquibus perfici possunt, licèt non à quibusvis ; & quæ à multis conjunctim, licèt non ab uno ; & quæ in successione sæculorum, licèt non eodem œvo ; & denique quæ multorum curâ & sumptû, licèt non opibus & industriâ singulorum. Bac. lib. II. de augment. scient. cap. j. pag. 103.

Quand on vient à considérer la matiere immense d’une Encyclopédie, la seule chose qu’on apperçoive distinctement, c’est que ce ne peut être l’ouvrage d’un seul homme. Et comment un seul homme, dans le court espace de sa vie, réussiroit-il à connoître & à développer le système universel de la nature & de l’art ? tandis que la société savante & nombreuse des académiciens de la Crusca a employé quarante années à former son vocabulaire, & que nos académiciens françois avoient travaillé soixante ans à leur dictionnaire, avant que d’en publier la premiere édition ! Cependant, qu’est-ce qu’un dictionnaire de langue ? qu’est-ce qu’un vocabulaire, lorsqu’il est exécuté aussi parfaitement qu’il peut l’être ? Un recueil très-exact des titres à remplir par un dictionnaire encyclopédique & raisonné.

Un seul homme, dira-t-on, est maître de tout ce qui existe, il disposera à son gré de toutes les richesses que les autres hommes ont accumulées. Je ne peux convenir de ce principe ; je ne crois point qu’il soit donné à un seul homme de connoître tout ce qui peut être connu ; de faire usage de tout ce qui est ; de voir tout ce qui peut être vû ; de comprendre tout ce qui est intelligible. Quand un dictionnaire raisonné des sciences & des arts ne seroit qu’une combinaison méthodique de leurs élémens, je demanderois encore à qui il appartient de faire de bons élémens ; si l’exposition élémentaire des principes fondamentaux d’une science ou d’un art, est le coup d’essai d’un éleve, ou le chef-d’œuvre d’un maître. Voyez l’article Elemens des sciences.

Mais pour démontrer avec la derniere évidence, combien il est difficile qu’un seul homme exécute jamais un dictionnaire raisonné de la science générale, il suffit d’insister sur les seules difficultés d’un simple vocabulaire.

Un vocabulaire universel est un ouvrage dans lequel on se propose de fixer la signification des termes d’une langue, en définissant ceux qui peuvent être définis, par une énumération courte, exacte, claire & précise, ou des qualités ou des idées qu’on y attache. Il n’y a de bonnes définitions que celles qui rassemblent les attributs essentiels de la chose désignée par le mot. Mais a-t-il été accordé à tout le monde de connoître & d’exposer ces attributs ? L’art de bien définir est-il un art si commun ? Ne sommes nous pas tous, plus ou moins, dans le cas même des enfans, qui appliquent avec une extrème précision, une infinité de termes à la place desquels il leur seroit absolument impossible de substituer la vraie collection de qualités ou d’idées qu’ils représentent ? De-là, combien de difficultés imprévues, quand il s’agit de fixer le sens des expressions les plus communes ? On éprouve à tout moment que celles qu’on entend le moins, sont aussi celles dont on se sert le plus. Quelle est la raison de cet étrange phénomene ? C’est que nous sommes sans cesse dans l’occasion de prononcer qu’une chose est telle ; presque jamais dans la nécessité de déterminer ce que c’est qu’être tel. Nos jugemens les plus fréquens tombent sur des objets particuliers, & le grand usage de la langue & du monde suffit pour nous diriger. Nous ne faisons que répéter ce que nous avons entendu toute notre vie. Il n’en est pas ainsi, lorsqu’il s’agit de former des notions générales qui embrassent, sans exception, un certain nombre d’individus. Il n’y a que la méditation la plus profonde & l’étendue de connoissances la plus surprenante qui puissent nous conduire sûrement. J’éclaircis ces principes par un exemple : nous disons, sans qu’il arrive à aucun de nous de se tromper, d’une infinité d’objets de toute espece, qu’ils sont de luxe ; mais qu’est-ce que ce luxe que nous attribuons si infailliblement à tant d’objets ? Voilà la question à laquelle on ne satisfait avec quelqu’exactitude, qu’après une discussion que les personnes qui montrent le plus de justesse dans l’application du mot luxe, n’ont point faite, ne sont peut-être pas même en état de faire.

Il faut définir tous les termes, excepté les radicaux, c’est-à-dire ceux qui désignent des sensations simples ou les idées abstraites les plus générales. V. l’article Dictionnaire. En a-t-on omis quelques-uns ? le vocabulaire est incomplet. Veut-on n’en excepter aucun ? qui est-ce qui définira exactement le mot conjugué, si ce n’est un géometre ? le mot conjugaison, si ce n’est un grammairien ? le mot azimuth, si ce n’est un astronome ? le mot épopée, si ce n’est un littérateur ? le mot change, si ce n’est un commerçant ? le mot vice, si ce n’est un moraliste ? le mot hypostase, si ce n’est un théologien ? le mot métaphysique, si ce n’est un philosophe ? le mot gouge, si ce n’est un homme versé dans les arts ? D’où je conclus que, si l’académie françoise ne réunissoit pas dans ses assemblées toute la variété des connoissances & des talens, il seroit impossible qu’elle ne négligeât beaucoup d’expressions qu’on cherchera dans son dictionnaire, ou qu’il ne lui échappât des définitions fausses, incompletes, absurdes, ou même ridicules.

Je n’ignore point que ce sentiment n’est pas celui de ces hommes qui nous entretiennent de tout & qui ne savent rien ; qui ne sont point de nos académies ; qui n’en seront pas, parce qu’ils ne sont pas dignes d’en être ; qui se mêlent cependant de désigner aux places vacantes ; qui, osant fixer les limites de l’objet de l’académie françoise, se sont presqu’indignés de voir entrer dans cette compagnie les Mairans, les Maupertuis, & les d’Alemberts, & qui ignorent que la premiere fois que l’un d’eux y parla, ce fut pour rectifier la définition du terme midi. On diroit, à les entendre, qu’ils prétendroient borner la connoissance de la langue & le dictionnaire de l’académie à un très-petit nombre de termes qui leur sont familiers. Encore, s’ils y regardoient de plus près ; parmi ces termes, en trouveroient-ils plusieurs, tels qu’arbre, animal, plante, fleur, vice, vertu, vérité, force, loi, pour la définition rigoureuse desquels ils seroient bien obligés d’appeller à leur secours le philosophe, le jurisconsulte, l’historien, le naturaliste ; en un mot celui qui connoît les qualités réelles ou abstraites qui constituent un être tel, & qui le spécifient ou qui l’individualisent, selon que cet être a des semblables ou qu’il est solitaire.

Concluons donc qu’on n’exécutera jamais un bon vocabulaire sans le concours d’un grand nombre de talens, parce que les définitions de noms ne different point des définitions de choses (Voyez l’art. Définition), & que les choses ne peuvent être bien définies ou décrites que par ceux qui en ont fait une longue étude. Mais, s’il en est ainsi, que ne faudra-t-il point pour l’exécution d’un ouvrage où, loin de se borner à la définition du mot, on se proposera d’exposer en détail tout ce qui appartient à la chose ?

Un Dictionnaire universel & raisonné des Sciences & des Arts ne peut donc être l’ouvrage d’un homme seul. Je dis plus ; je ne crois pas que ce puisse être l’ouvrage d’aucune des sociétés littéraires ou savantes qui subsistent, prises séparément ou en corps.

L’académie françoise ne fourniroit à une Encyclopédie que ce qui appartient à la langue & à ses usages ; l’académie des inscriptions & belles-lettres, que des connoissances relatives à l’Histoire profane, ancienne & moderne, à la Chronologie, à la Géographie & à la Littérature ; la Sorbonne, que de la Théologie, de l’Histoire sacrée, & des Superstitions[1] ; l’académie des sciences, que des Mathématiques, de l’Histoire naturelle, de la Physique, de la Chimie, de la Medecine, de l’Anatomie, &c. l’académie de Chirurgie, que l’art de ce nom ; celle de Peinture, que la Peinture, la Gravûre, la Sculpture, le Dessein, l’Architecture, &c. l’Université, que ce qu’on entend par les Humanités, la Philosophie de l’école, la Jurisprudence, la Typographie, &c.

Parcourez les autres sociétés que je peux avoir omises, & vous vous appercevrez, qu’occupées chacune d’un objet particulier, qui est sans doute du ressort d’un dictionnaire universel, elles en négligent une infinité d’autres qui doivent y entrer ; & vous n’en trouverez aucune qui vous fournisse la généralité de connoissances dont vous aurez besoin. Faites mieux ; imposez-leur à toutes un tribut ; vous verrez combien il vous manquera de choses encore, & vous serez forcé de vous aider d’un grand nombre d’hommes répandus en différentes classes, hommes prétieux, mais à qui les portes des académies n’en sont pas moins fermées par leur état. C’est trop de tous les membres de ces savantes compagnies pour un seul objet de la science humaine ; ce n’est pas assez de toutes ces sociétés pour la science de l’homme en général.

Sans doute, ce qu’on pourroit obtenir de chaque société savante en particulier seroit très-utile, & ce qu’elles fourniroient toutes avanceroit rapidement le Dictionnaire universel à sa perfection. Il y a même une tâche qui rameneroit leurs travaux au but de cet ouvrage & qui devroit leur être imposée. Je distingue deux moyens de cultiver les sciences : l’un d’augmenter la masse des connoissances par des découvertes ; & c’est ainsi qu’on mérite le nom d’inventeur : l’autre de rapprocher les découvertes & de les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés, & que chacun participe, selon sa portée, à la lumiere de son siecle ; & l’on appelle auteurs classiques, ceux qui réussissent dans ce genre qui n’est pas sans difficulté. J’avoue que, quand les sociétés savantes répandues dans l’Europe s’ocuperoient à recueillir les connoissances anciennes & modernes, à les enchaîner, & à en publier des traités complets & méthodiques, les choses n’en seroient que mieux ; du moins jugeons-en par l’effet. Comparons les quatre-vingts volumes in-4o. de l’académie des sciences, compilés selon l’esprit dominant de nos plus célebres académies, à huit ou dix volumes exécutés, comme je le conçois, & voyons s’il y auroit à choisir. Ces derniers renfermeroient une infinité de matériaux excellens dispersés dans un grand nombre d’ouvrages, où ils restent sans produire aucune sensation utile, comme des charbons épars qui ne formeront jamais un brasier ; & de ces dix volumes, à peine la collection académique la plus nombreuse en fourniroit-elle quelques-uns. Qu’on jette les yeux sur les mémoires de l’académie des inscriptions, & qu’on calcule combien on en extrairoit de feuilles pour un traité scientifique. Que dirai-je des Transactions philosophiques, & des Actes des curieux de la nature ? Aussi tous ces recueils énormes commencent à chanceler ; & il n’y a aucun doute que le premier abréviateur qui aura du goût & de l’habileté ne les fasse tomber. Ce devoit être leur dernier sort.

Après y avoir sérieusement réfléchi, je trouve que l’objet particulier d’un académicien pourroit être de perfectionner la branche à laquelle il se seroit attaché, & de s’immortaliser par des ouvrages qui ne seroient point de l’académie, qui ne formeroient point ses recueils, qu’il publieroit en son nom ; mais que l’académie devroit avoir pour but de rassembler tout ce qui s’est publié sur chaque matiere, de le digérer, de l’éclaircir, de le serrer, de l’ordonner & d’en publier des traités où chaque chose n’occupât que l’espace qu’elle mérite d’occuper, & n’eût d’importance que celle qu’on ne lui pourroit enlever. Combien de mémoires, qui grossissent nos recueils, ne fourniroient pas une ligne à de pareils traités !

C’est à l’exécution de ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connoissance humaine, qu’une Encyclopédie doit suppléer ; Ouvrage qui ne s’exécutera que par une société de gens de lettres & d’artistes, épars, occupés chacun de sa partie, & liés seulement par l’intérêt général du genre humain, & par un sentiment de bienveillance réciproque.

Je dis une société de gens de lettres & d’artistes, afin de rassembler tous les talens. Je les veux épars, parce qu’il n’y a aucune société subsistante d’où l’on puisse tirer toutes les connoissances dont on a besoin, & que, si l’on vouloit que l’ouvrage se fît toûjours & ne s’achevât jamais, il n’y auroit qu’à former une pareille société. Toute société a ses assemblées, ces assemblées laissent entr’elles des intervalles, elles ne durent que quelques heures, une partie de ce tems se perd en discussions, & les objets les plus simples consument des mois entiers ; d’où il arrivera, comme le disoit un des Quarante, qui a plus d’esprit dans la conversation que beaucoup d’auteurs n’en mettent dans leurs écrits, que les douze volumes de l’Encyclopédie auront paru que nous en serons encore à la premiere lettre de notre vocabulaire ; au lieu, ajoutoit-il, que si ceux qui travaillent à cet ouvrage avoient des séances encyclopédiques, comme nous avons des séances académiques, nous verrions la fin de notre ouvrage, qu’ils en seroient encore à la premiere lettre du leur ; & il avoit raison.

J’ajoute, des hommes liés par l’intérêt général du genre humain & par un sentiment de bienveillance réciproque, parce que ces motifs étant les plus honnêtes qui puissent animer des ames bien nées, ce sont aussi les plus durables. On s’applaudit intérieurement de ce que l’on fait ; on s’échauffe ; on entreprend pour son collegue & pour son ami, ce qu’on ne tenteroit par aucune autre considération ; & j’ose assurer, d’après l’expérience, que le succès des tentatives en est plus certain. L’Encyclopédie a rassemblé ses matériaux en assez peu de tems. Ce n’est point un vil intérêt qui en a réuni & hâté les auteurs ; ils ont vû leurs efforts secondés par la plûpart des gens de lettres dont ils pouvoient attendre quelques secours ; & ils n’ont été importunés dans leurs travaux que par ceux qui n’avoient pas le talent nécessaire pour y contribuer seulement d’une bonne page.

Si le gouvernement se mêle d’un pareil ouvrage, il ne se fera point. Toute son influence doit se borner à en favoriser l’exécution. Un monarque peut d’un seul mot faire sortir un palais d’entre les herbes ; mais il n’en est pas d’une société de gens de lettres, ainsi que d’une troupe de manouvriers. Une Encyclopédie ne s’ordonne point. C’est un travail qui veut plûtôt être suivi avec opiniâtreté, que commencé avec chaleur. Les entreprises de cette nature se proposent dans les cours, accidentellement, & par forme d’entretien ; mais elles n’y intéressent jamais assez pour n’être point oubliées à-travers le tumulte & dans la confusion d’une infinité d’autres affaires plus ou moins importantes. Les projets littéraires conçus par les grands sont comme les feuilles qui naissent aux printems, se sechent tous les automnes, & tombent sans cesse les unes sur les autres au fond des forêts, où la nourriture qu’elles ont fournie à quelques plantes stériles, est tout l’effet qu’on en remarque. Entre une infinité d’exemples en tout genre, qui me sont connus, je ne citerai que celui-ci. On avoit projetté des expériences sur la dureté des bois. Il s’agissoit de les écorcer, & de les laisser mourir sur pié. Les bois ont été écorcés, sont morts sur pié, apparemment ont été coupés ; c’est-à-dire que tout s’est fait, excepté les expériences sur la dureté des bois. Et comment étoit-il possible qu’elles se fissent ? Il devoit y avoir six ans entre les premiers ordres donnés, & les dernieres opérations. Si l’homme sur lequel le souverain s’en est reposé vient à mourir, ou à perdre la faveur, les travaux restent suspendus, & ne se reprennent point, un ministre n’adoptant pas communément les desseins d’un prédécesseur, ce qui lui mériteroit toutefois une gloire, sinon plus grande, du moins plus rare que celle de les avoir formés. Les particuliers se hâtent de recueillir le fruit des dépenses qu’ils ont faites ; le gouvernement n’a rien de cet empressement économique. Je ne sais par quel sentiment très-repréhensible, on traite moins honnêtement avec le prince, qu’avec ses sujets. On prend les engagemens les plus legers, & on en exige les récompenses les plus fortes. L’incertitude que le travail soit jamais de quelque utilité, jette parmi les travailleurs une indolence inconcevable ; & pour ajoûter aux inconvéniens toute la force possible, les ouvrages ordonnés par les souverains ne se concoivent jamais sur la raison de l’Utilité, mais toûjours sur la dignité de la Personne, c’est-à-dire qu’on embrasse la plus grande étendue ; que les difficultés se multiplient ; qu’il faut des hommes, des talens, du tems à proportion pour les surmonter, & qu’il survient presque nécessairement une révolution qui vérifie la fable du Maître d’école. Si la vie moyenne de l’homme n’est pas de vingt ans, celle d’un ministre n’est pas de dix ans. Mais ce n’est pas assez que les interruptions soient plus communes, elles sont plus funestes encore aux projets littéraires, lorsque le gouvernement est à la tête de ces projets, que quand ils sont conduits par des particuliers. Un particulier recueille au moins les débris de son entreprise : il renferme soigneusement des matériaux qui peuvent lui servir dans un tems plus heureux ; il court après ses avances. L’esprit monarchique dédaigne cette prudence. Les hommes meurent ; & les fruits de leurs veilles disparoissent, sans qu’on puisse découvrir ce qu’ils sont devenus.

Mais ce qui doit donner le plus grand poids aux considérations précédentes, c’est qu’une Encyclopédie, ainsi qu’un vocabulaire, doit être commencée, continuée, & finie dans un certain intervalle de tems, & qu’un intérêt sordide s’occupe toûjours à prolonger les ouvrages ordonnés par les rois. Si l’on employoit à un dictionnaire universel & raisonné les longues années que l’étendue de son objet semble exiger, il arriveroit par les révolutions, qui ne sont guere moins rapides dans les Sciences, & sur-tout dans les Arts, que dans la langue, que ce dictionnaire seroit celui d’un siecle passé, de même qu’un vocabulaire qui s’exécuteroit lentement, ne pourroit être que celui d’un regne qui ne seroit plus. Les opinions vieillissent, & disparoissent comme les mots ; l’intérêt que l’on prenoit à certaines inventions, s’affoiblit de jour en jour, & s’éteint ; si le travail tire en longueur, on se sera étendu sur des choses momentanées, dont il ne sera déjà plus question ; on n’aura rien dit sur d’autres, dont la place sera passée ; inconvénient que nous avons nous-mêmes éprouvé, quoiqu’il ne se soit pas écoulé un tems fort considérable entre la date de cet ouvrage, & le moment où j’écris, On remarquera l’irrégularité la plus desagréable dans un ouvrage destiné à représenter, selon leur juste proportion, l’état des choses dans toute la durée antérieure ; des objets importans étouffés ; de petits objets boursouflés : en un mot, l’ouvrage se défigurera sans cesse sous les mains des travailleurs ; se gâtera plus par le seul laps de tems, qu’il ne se perfectionnera par leurs soins ; & deviendra plus défectueux & plus pauvre par ce qui devroit y être ou racourci, ou supprimé, ou rectifié, ou suppléé, que riche par ce qu’il acquerrera successivement.

Quelle diversité ne s’introduit pas tous les jours dans la langue des Arts, dans les machines & dans les manœuvres ? Qu’un homme consume une partie de sa vie à la description des Arts ; que dégoûté de cet ouvrage fatiguant, il se laisse entraîner à des occupations plus amusantes & moins utiles, & que son premier ouvrage demeure renfermé dans ses porte-feuilles : il ne s’écoulera pas vingt ans, qu’à la place de choses nouvelles & curieuses, piquantes par leur singularité, intéressantes par leurs usages, par le goût dominant, par une importance momentanée, il ne retrouvera que des notions incorrectes, des manœuvres surannées, des machines ou imparfaites, ou abandonnées. Dans les nombreux volumes qu’il aura composés, il n’y aura pas une page qu’il ne faille retoucher ; & dans la multitude des planches qu’il aura fait graver, presque pas une figure qu’il ne faille redessiner. Ce sont des portraits dont les originaux ne subsistent plus. Le luxe, ce pere des Arts, est comme le Saturne de la fable, qui se plaisoit à détruire ses enfans.

La révolution peut être moins forte & moins sensible dans les Sciences & dans les Arts libéraux, que dans les arts méchaniques ; mais il s’y en fait une. Qu’on ouvre les dictionnaires du siecle passé, on n’y trouvera à aberration, rien de ce que nos Astronomes entendent par ce terme ; à peine y aura-t-il sur l’électricité, ce phénomene si fécond, quelques lignes qui ne seront encore que des notions fausses & de vieux préjugés. Combien de termes de Minéralogie & d’Histoire naturelle, dont on en peut dire autant ? Si notre Dictionnaire eût été un peu plus avancé, nous aurions été exposés à répéter sur la nielle, sur les maladies des grains, & sur leur commerce, les erreurs des siecles passés, parce que les découvertes de M. Tillet & le système de M. Herbert sont récens.

Quand on traite des êtres de la nature, que peut-on faire de plus, que de rassembler avec scrupule toutes leurs propriétés connues dans le moment où l’on écrit ? Mais l’observation & la physique expérimentale multipliant sans cesse les phénomenes & les faits, & la philosophie rationelle les comparant entr’eux & les combinant, étendent ou resserrent sans cesse les limites de nos connoissances, font en conséquence varier les acceptions des mots institués ; rendent les définitions qu’on en a données inexactes, fausses, incompletes, & déterminent même à en instituer de nouveaux.

Mais ce qui donnera à l’ouvrage l’air suranné, & le jettera dans le mépris, c’est sur-tout la révolution qui se fera dans l’esprit des hommes, & dans le caractere national. Aujourd’hui que la Philosophie s’avance à grands pas ; qu’elle soûmet à son empire tous les objets de son ressort ; que son ton est le ton dominant, & qu’on commence à secouer le joug de l’autorité & de l’exemple pour s’en tenir aux lois de la raison, il n’y a presque pas un ouvrage élémentaire & dogmatique dont on soit entierement satisfait. On trouve ces productions calquées sur celles des hommes, & non sur la vérité de la nature. On ose proposer ses doutes à Aristote & à Platon ; & le tems est arrivé, où des ouvrages qui joüissent encore de la plus haute réputation, en perdront une partie, ou même tomberont entierement dans l’oubli ; certains genres de littérature, qui, faute d’une vie réelle & de mœurs subsistantes qui leur servent de modeles, ne peuvent avoir de poétique invariable & sensée, seront négligés ; & d’autres qui resteront, & que leur valeur intrinseque soûtiendra, prendront une forme toute nouvelle. Tel est l’effet des progrès de la raison ; progrès qui renversera tant de statues, & qui en relevera quelques-unes qui sont renversées. Ce sont celles des hommes rares, qui ont devancé leur siecle. Nous avons eu, s’il est permis de s’exprimer ainsi, des comtemporains sous le siecle de Louis XIV.

Le tems qui a émoussé notre goût sur les questions de critique & de controverse, a rendu insipide une partie du dictionnaire de Bayle. Il n’y a point d’auteur qui ait tant perdu dans quelques endroits, & qui ait plus gagné dans d’autres. Mais si tel a été le sort de Bayle, qu’on juge de ce qui seroit arrivé à l’Encyclopédie de son tems. Si l’on en excepte ce Perrault, & quelques autres, dont le versificateur Boileau n’étoit pas en état d’apprécier le mérite, la Mothe, Terrasson, Boindin, Fontenelle, sous lesquels la raison & l’esprit philosophique ou de doute a fait de si grands progrès ; il n’y avoit peut-être pas un homme qui en eût écrit une page qu’on daignât lire aujourd’hui. Car, qu’on ne s’y trompe pas, il y a bien de la différence entre enfanter, à force de génie, un ouvrage qui enleve les suffrages d’une nation qui a son moment, son goût, ses idées & ses préjugés, & tracer la poétique du genre, selon la connoissance réelle & réfléchie du cœur de l’homme, de la nature des choses, & de la droite raison, qui sont les mêmes dans tous les tems. Le génie ne connoît point les regles ; cependant il ne s’en écarte jamais dans ses succès. La Philosophie ne connoît que les regles fondées dans la nature des êtres, qui est immuable & éternelle. C’est au siecle passé à fournir des exemples ; c’est à notre siecle à prescrire les regles.

Les connoissances les moins communes sous le siecle passé, le deviennent de jour en jour. Il n’y a point de femmes, à qui l’on ait donné quelqu’éducation, qui n’employe avec discernement toutes les expressions consacrées à la Peinture, à la Sculpture, à l’Architecture, & aux Belles-Lettres. Combien y a-t-il d’enfans qui ont du Dessein, qui savent de la Géométrie, qui sont Musiciens, à qui la langue domestique n’est pas plus familiere que celle de ces arts, & qui disent, un accord, une belle forme, un contour agréable, une parallele, une hypothénuse, une quinte, un triton, un arpégement, un microscope, un télescope, un foyer, comme ils diroient une lunette d’opera, une épée, une canne, un carrosse, un plumet ? Les esprits sont encore emportés d’un autre mouvement général vers l’Histoire naturelle, l’Anatomie, la Chimie, & la Physique expérimentale. Les expressions propres à ces sciences sont déja très-communes, & le deviendront nécessairement davantage. Qu’arrivera-t-il delà ? c’est que la langue, même populaire, changera de face ; qu’elle s’étendra à mesure que nos oreilles s’accoûtumeront aux mots, par les applications heureuses qu’on en fera. Car si l’on y refléchit, la plûpart de ces mots techniques, que nous employons aujourd’hui, ont été originairement du néologisme ; c’est l’usage & le tems qui leur ont ôté ce vernis équivoque. Ils étoient clairs, énergiques, & nécessaires. Le sens métaphorique n’étoit pas éloigné du sens propre. Ils peignoient. Les rapports sur lesquels le nouvel emploi en étoit appuyé, n’étoient pas trop recherchés ; ils étoient réels. L’acception figurée n’avoit point l’air d’une subtilité : le mot étoit d’ailleurs harmonieux & coulant. L’idée principale en étoit liée avec d’autres que nous ne nous rappellons jamais sans instruction ou sans plaisir. Voilà les fondemens de la fortune que ces expressions ont faite ; & les causes contraires sont celles du discrédit, où tomberont & sont tombées tant d’autres expressions.

Notre langue est déjà fort étendue. Elle a dû, comme toutes les autres, sa formation au besoin, & ses richesses à l’essor de l’imagination, aux entraves de la poésie, & aux nombres & à l’harmonie de la prose oratoire. Elle va faire des pas immenses sous l’empire de la Philosophie ; & si rien ne suspendoit la marche de l’esprit, avant qu’il fût un siecle, un dictionnaire oratoire & poétique du siecle de Louis XIV, ou même du nôtre, contiendroit à peine les deux tiers des mots qui seront à l’usage de nos neveux.

Dans un vocabulaire, dans un dictionnaire universel & raisonné, dans tout ouvrage destiné à l’instruction générale des hommes, il faut donc commencer par envisager son objet sous les faces les plus étendues, connoître l’esprit de sa nation, en pressentir la pente, le gagner de vîtesse, ensorte qu’il ne laisse pas votre travail en arriere ; mais qu’au contraire il le rencontre en avant ; se résoudre à ne travailler que pour les générations suivantes, parce que le moment où nous existons passe, & qu’à peine une grande entreprise sera-t-elle achevée, que la génération présente ne sera plus. Mais pour être plus long-tems utile & nouveau, en devançant de plus loin l’esprit national qui marche sans cesse, il faut abreger la durée du travail, en multipliant le nombre des collegues ; moyen qui toutefois n’est pas sans inconvénient, comme on le verra dans la suite.

Cependant les connoissances ne deviennent & ne peuvent devenir communes, que jusqu’à un certain point. On ignore, à la vérité, quelle est cette limite. On ne sait jusqu’où tel homme peut aller. On sait bien moins encore jusqu’où l’espece humaine iroit, ce dont elle seroit capable, si elle n’étoit point arrêtée dans ses progrès. Mais les révolutions sont nécessaires ; il y en a toûjours eu, & il y en aura toûjours ; le plus grand intervalle d’une révolution à une autre est donné : cette seule cause borne l’étendue de nos travaux. Il y a dans les Sciences un point au-delà duquel il ne leur est presque pas accordé de passer. Lorsque ce point est atteint, les monumens qui restent de ce progrès, sont à jamais l’étonnement de l’espece entiere. Mais si l’espece est bornée dans ses efforts, combien l’individu ne l’est-il pas dans les siens ? L’individu n’a qu’une certaine énergie dans ses facultés, tant animales qu’intellectuelles ; il ne dure qu’un tems ; il est forcé à des alternatives de travail & de repos ; il a des besoins & des passions à satisfaire, & il est exposé à une infinité de distractions. Toutes les fois que ce qu’il y a de négatif dans ces quantités formera la plus petite somme possible, ou que ce qu’il y a de positif formera la somme possible la plus grande ; un homme appliqué solitairement à quelque branche de la science humaine, la portera aussi loin qu’elle peut être portée par les efforts d’un individu. Ajoûtez au travail de cet individu extraordinaire, celui d’un autre, & ainsi de suite, jusqu’à ce que vous ayez rempli l’intervalle d’une révolution, à la révolution la plus éloignée ; & vous vous formerez quelque notion de ce que l’espece entiere peut produire de plus parfait, sur-tout si vous supposez en faveur de son travail, un certain nombre de circonstances fortuites qui en auroient diminué le succès, si elles avoient été contraires. Mais la masse générale de l’espece n’est faite ni pour suivre, ni pour connoître cette marche de l’esprit humain. Le point d’instruction le plus élevé qu’elle puisse atteindre, a ses limites : d’où il s’ensuit qu’il y aura des ouvrages qui resteront toûjours au-dessus de la portée commune des hommes ; d’autres qui descendront peu-à-peu au-dessous, & d’autres encore qui éprouveront cette double fortune.

A quelque point de perfection qu’une Encyclopédie soit conduite, il est évident par la nature de cet ouvrage, qu’elle se trouvera nécessairement au nombre de ceux-ci. Il y a des objets qui sont entre les mains du peuple, dont il tire sa subsistance, & à la connoissance pratique desquels il s’occupe sans relâche. Quelque traité qu’on en écrive, il viendra un moment où il en saura plus que le livre. Il y a d’autres objets sur lesquels il demeurera presqu’entierement ignorant, parce que les accroissemens de sa connoissance sont trop foibles & trop lents, pour former jamais une lumiere considérable, quand on les supposeroit continus. Ainsi l’homme du peuple & le savant auront toûjours également à desirer & à s’instruire dans une Encyclopédie. Le moment le plus glorieux pour un ouvrage de cette nature, ce seroit celui qui succéderoit immédiatement à quelque grande révolution qui auroit suspendu les progrès des Sciences, interrompu les travaux des Arts, & replongé dans les ténebres une portion de notre hémisphere. Quelle reconnoissance la génération, qui viendroit après ces tems de trouble, ne porteroit-elle pas aux hommes qui les auroient redoutés de loin, & qui en auroient prévenu le ravage, en mettant à l’abri les connoissances des siecles passés ? Ce seroit alors (j’ose le dire sans ostentation, parce que notre Encyclopédie n’atteindra peut-être jamais la perfection qui lui mériteroit tant d’honneurs) ; ce seroit alors qu’on nommeroit avec ce grand ouvrage le regne du Monarque sous lequel il fut entrepris ; le Ministre auquel il fut dédié ; les Grands qui en favoriserent l’exécution, les Auteurs qui s’y consacrerent ; tous les hommes de lettres qui y concoururent. La même voix qui rappelleroit ces secours n’oublieroit pas de parler aussi des peines que les auteurs auroient souffertes, & des disgraces qu’ils auroient essuyées ; & le monument qu’on leur éleveroit, seroit à plusieurs faces, où l’on verroit alternativement des honneurs accordés à leur mémoire, & des marques d’indignation attachées à la mémoire de leurs ennemis.

Mais la connoissance de la langue est le fondement de toutes ces grandes espérances ; elles resteront incertaines, si la langue n’est fixée & transmise à la postérité dans toute sa perfection ; & cet objet est le premier de ceux dont il convenoit à des Encyclopédistes de s’occuper profondément. Nous nous en sommes apperçus trop tard ; & cette inadvertance a jetté de l’imperfection sur tout notre ouvrage. Le côté de la langue est resté foible (je dis de la langue, & non de la Grammaire) ; & par cette raison ce doit être le sujet principal, dans un article où l’on examine impartialement son travail, & où l’on cherche les moyens d’en corriger les défauts. Je vais donc traiter de la Langue, spécialement & comme je le dois. J’oserai même inviter nos successeurs à donner quelque attention à ce morceau ; & j’espérerai des autres hommes à l’usage desquels il est moins destiné, qu’ils en avoueront l’importance, & qu’ils en excuseront l’étendue.

L’institution de signes vocaux qui représentassent des idées, & de caracteres tracés qui représentassent des voix, fut le premier germe des progrès de l’esprit humain. Une science, un art, ne naissent que par l’application de nos réflexions aux réflexions déjà faites, & que par la réunion de nos pensées, de nos observations & de nos expériences, avec les pensées, les observations & les expériences de nos semblables. Sans la double convention qui attacha les idées aux voix, & les voix à des caracteres, tout restoit au-dedans de l’homme & s’y éteignoit : sans les Grammaires & les dictionnaires, qui sont les interpretes universels des peuples entr’eux, tout demeuroit concentré dans une nation, & disparoissoit avec elle. C’est par ces ouvrages que les facultés des hommes ont été rapprochées & combinées entr’elles ; elles restoient isolées sans cet intermede : une invention, quelque admirable qu’elle eût été, n’auroit représenté que la force d’un génie solitaire, ou d’une société particuliere, & jamais l’énergie de l’espece. Un idiome commun seroit l’unique moyen d’établir une correspondance qui s’étendît à toutes les parties du genre humain, & qui les liguât contre la Nature, à laquelle nous avons sans cesse à faire violence, soit dans le physique, soit dans le moral. Supposé cet idiome admis & fixé, aussitôt les notions deviennent permanentes ; la distance des tems disparoît ; les lieux se touchent ; il se forme des liaisons entre tous les points habités de l’espace & de la durée, & tous les êtres vivans & pensans s’entretiennent.

La langue d’un peuple donne son vocabulaire, & le vocabulaire est une table assez fidele de toutes les connoissances de ce peuple : sur la seule comparaison du vocabulaire d’une nation en différens tems, on se formeroit une idée de ses progrès. Chaque science a son nom ; chaque notion dans la science a le sien : tout ce qui est connu dans la Nature est désigné, ainsi que tout ce qu’on a inventé dans les arts, & les phénomenes, & les manœuvres, & les instrumens. Il y a des expressions & pour les êtres qui sont hors de nous, & pour ceux qui sont en nous : on a nommé & les abstraits & les concrets, & les choses particulieres & les générales, & les formes & les états, & les existences & les successions & les permanences. On dit l’univers ; on dit un atome : l’univers est le tout, l’atome en est la partie la plus petite. Depuis la collection générale de toutes les causes jusqu’à l’être solitaire, tout a son signe, & ce qui excede toute limite, soit dans la Nature, soit dans notre imagination ; & ce qui est possible & ce qui ne l’est pas ; & ce qui n’est ni dans la Nature ni dans notre entendement, & l’infini en petitesse, & l’infini en grandeur, en étendue, en durée, en perfection. La comparaison des phénomenes s’appelle Philosophie. La Philosophie est pratique ou spéculative : toute notion est ou de sensation ou d’induction ; tout être est dans l’entendement ou dans la Nature : la Nature s’employe, ou par l’organe nud, ou par l’organe aidé de l’instrument. La langue est un symbole de cette multitude de choses hétérogenes : elle indique à l’homme pénétrant jusqu’où l’on étoit allé dans une science, dans les tems mêmes les plus reculés. On apperçoit au premier coup d’œil que les Grecs abondent en termes abstraits que les Romains n’ont pas, & qu’au défaut de ces termes il étoit impossible à ceux-ci de rendre ce que les autres ont écrit de la Logique, de la Morale, de la Grammaire, de la Métaphysique, de l’Histoire naturelle, &c. & nous avons fait tant de progrès dans toutes ces sciences, qu’il seroit difficile d’en écrire, soit en grec, soit en latin, dans l’état où nous les avons portées, sans inventer une infinité de signes. Cette observation seule démontre la supériorité des Grecs sur les Romains, & notre supériorité sur les uns & les autres.

Il survient chez tous les peuples en général, relativement au progrès de la langue & du goût, une infinité de révolutions légeres, d’évenemens peu remarqués, qui ne se transmettent point : on ne peut s’appercevoir qu’ils ont été, que par le ton des auteurs contemporains ; ton ou modifié ou donné par ces circonstances passageres. Quel est, par exemple, le lecteur attentif qui, rencontrant dans un auteur ce qui suit, cantus autem & organa pluribus distantiis utuntur, non tantùm diapente, sed sumpto initio à diapason, concinnunt per diapente & diatessaron ; & unitonum, & semitonium, ità ut & quidam putent inesse & diesin quæ sensu percipiatur, ne se dise sur le champ à lui-même, voilà les routes de notre chant ; voilà l’incertitude où nous sommes sur la possibilité ou l’impossibilité de l’intonation du quart de ton. On ignoroit donc alors si les anciens avoient eu ou non une gamme enharmonique ? Il ne restoit donc plus aucun auteur de musique par lequel on pût résoudre cette difficulté ? On agitoit donc, au tems de Denis d’Halicarnasse, à-peu-près les mêmes questions que nous agitons sur la mélodie ? Et s’il vient à rencontrer ailleurs que les auteurs étoient très partagés sur l’énumération exacte des sons de la langue greque ; que cette matiere avoit excité des disputes fort vives, sed talium rerum considerationem grammatices & poetices esse ; vel etiam, ut quibusdam placet, philosophiæ, n’en conclura-t-il pas qu’il en avoit été parmi les Romains ainsi que parmi nous ? c’est-à-dire qu’après avoir traité la science des signes & des sons avec assez de légéreté, il y eut un tems où de bons esprits reconnurent qu’elle avoit avec la science des choses plus de liaison qu’ils n’en avoient d’abord soupçonné, & qu’on pouvoit regarder cette spéculation comme n’étant point du-tout indigne de la Philosophie. Voilà précisément où nous en sommes ; & c’est en recueillant ainsi des mots échappés par hasard, & étrangers à la matiere traitée spécialement dans un auteur où ils ne caractérisent que ses lumieres, son exactitude & son indécision, qu’on parviendroit à éclaircir l’histoire des progrès de l’esprit humain dans les siecles passés.

Les auteurs ne s’apperçoivent pas quelquefois eux-mêmes de l’impression des choses qui se passent au-tour d’eux ; mais cette impression n’en est pas moins réelle. Les Musiciens, les Peintres, les Architectes, les Philosophes, &c. ne peu vent avoir des contestations, sans que l’homme de lettres n’en soit instruit : & réciproquement, il ne s’agitera dans la littérature aucune question, qu’il n’en paroisse des vestiges dans ceux qui écriront ou de la Musique, ou de la Peinture, ou de l’Architecture, ou de la Philosophie. Ce sont comme les reflets d’une lumiere générale qui tombe sur les Artistes & les Lettrés, & dont ils conservent une lueur. Je sai que l’abus qu’ils font quelquefois d’expressions dont la force leur est inconnue, décele qu’ils n’étoient pas au courant de la philosophie de leur tems ; mais le bon esprit qui recueille ces expressions, qui saisit ici une métaphore, là un terme nouveau, ailleurs un mot relatif à un phénomene, à une observation, à une expérience, à un système, entrevoit l’état des opinions dominantes, le mouvement général que les esprits commençoient à en recevoir, & la teinte qu’elles portoient dans la langue commune. Et c’est là, pour le dire en passant, ce qui rend les anciens auteurs si difficiles à juger en matiere de goût. La persuasion générale d’un sentiment, d’un système, un usage reçû, l’institution d’une loi, l’habitude d’un exercice, &c. leur fournissoient des manieres de dire, de penser, de rendre, des comparaisons, des expressions, des figures dont toute la beauté n’a pû durer qu’autant que la chose même qui leur servoit de base. La chose a passé, & l’éclat du discours avec elle. D’où il s’ensuit qu’un écrivain qui veut assûrer à ses ouvrages un charme éternel, ne pourra emprunter avec trop de réserve sa maniere de dire des idées du jour, des opinions courantes, des systèmes regnans, des arts en vogue ; tous ces modeles sont en vicissitude : il s’attachera de préférence aux êtres permanens, aux phénomenes des eaux, de la terre & de l’air, au spectacle de l’Univers, & aux passions de l’homme, qui sont toûjours les mêmes ; & telle sera la vérité, la force, & l’immutabilité de son coloris, que ses ouvrages feront l’étonnement des siecles, malgré le desordre des matieres, l’absurdité des notions, & tous les défauts qu’on pourroit leur reprocher. Ses idées particulieres, ses comparaisons, ses métaphores, ses expressions, ses images ramenant sans cesse à la nature qu’on ne se lasse point d’admirer, seront autant de vérités partielles par lesquelles il se soûtiendra. On ne le lira pas pour apprendre à penser ; mais jour & nuit on l’aura dans les mains pour en apprendre à bien dire. Tel sera son sort, tandis que tant d’ouvrages qui ne seront appuyés que sur un froid bon sens & sur une pesante raison, seront peut-être fort estimés, mais peu lûs, & tomberont enfin dans l’oubli, lorsqu’un homme doüé d’un beau génie & d’une grande éloquence les aura dépouillés, & qu’il aura reproduit aux yeux des hommes des vérités, auparavant d’une austérité seche & rebutante, sous un vêtement plus noble, plus élégant, plus riche & plus séduisant.

Ces révolutions rapides qui se font dans les choses d’institution humaine, & qui auront tant d’influence sur la maniere dont la postérité jugera des productions qui lui seront transmises, sont un puissant motif pour s’attacher dans un ouvrage, tel que le nôtre, où il est souvent à-propos de citer des exemples, à des morceaux dont la beauté soit fondée sur des modeles permanens : sans cette précaution les modeles passeront ; la vérité de l’imitation ne sera plus sentie, & les exemples cités cesseront de paroître beaux.

L’art de transmettre les idées par la peinture des objets, a dû naturellement se présenter le premier : celui de les transmettre en fixant les voix par des caracteres, est trop délié ; il dut effrayer l’homme de génie qui l’imagina. Ce ne fut qu’après de longs essais qu’il entrevit que les voix sensiblement différentes n’étoient pas en aussi grand nombre qu’elles paroissoient, & qu’il osa se promettre de les rendre toutes avec un petit nombre de signes. Cependant le premier moyen n’étoit pas sans quelque avantage, ainsi que le second n’est pas resté sans quelque défaut. La peinture n’atteint point aux opérations de l’esprit ; l’on ne distingueroit point entre des objets sensibles distribués sur une toile, comme ils seroient énoncés dans un discours, les liaisons qui forment le jugement & le syllogisme ; ce qui constitue un de ces êtres sujet d’une proposition ; ce qui constitue une qualité de ces êtres, attribut ; ce qui enchaîne la proposition à une autre pour en faire un raisonnement, & ce raisonnement à un autre pour en composer un discours ; en un mot il y a une infinité de choses de cette nature que la peinture ne peut figurer ; mais elle montre du moins toutes celles qu’elle figure : & si au contraire le discours écrit les désigne toutes, il n’en montre aucune. Les peintures des êtres sont toûjours très-incompletes ; mais elles n’ont rien d’équivoque, parce que ce sont les portraits mêmes d’objets que nous avons sous les yeux. Les caracteres de l’écriture s’étendent à tout, mais ils sont d’institution ; ils ne signifient rien par eux-mêmes. La clé des tableaux est dans la nature, & s’offre à tout le monde : celle des caracteres alphabétiques & de leur combinaison est un pacte dont il faut que le mystere soit revélé ; & il ne peut jamais l’être completement, parce qu’il y a dans les expressions des nuances délicates qui restent nécessairement indéterminées. D’un autre côté, la peinture étant permanente, elle n’est que d’un état instantanée. Se propose-t’elle d’exprimer le mouvement le plus simple, elle devient obscure. Que dans un trophée on voye une Renommée les ailes déployées, tenant sa trompette d’une main, & de l’autre une couronne élevée au-dessus de la tête d’un héros, on ne sait si elle la donne ou si elle l’enleve : c’est à l’Histoire à lever l’équivoque. Quelle que soit au contraire la variété d’une action, il y a toûjours une certaine collection de termes qui la représente ; ce qu’on ne peut dire de quelque suite ou grouppe de figures que ce soit. Multipliez tant qu’il vous plaira ces figures, il y aura de l’interruption : l’action est continue, & les figures n’en donneront que des instans séparés, laissant à la sagacité du spectateur à en remplir les vuides. Il y a la même incommensurabilité entre tous les mouvemens physiques & toutes les représentations réelles, qu’entre certaines lignes & des suites de nombres. On a beau augmenter les termes entre un terme donné & un autre ; ces termes restant toûjours isolés, ne se touchant point, laissant entre chacun d’eux un intervalle, ils ne peuvent jamais correspondre à certaines quantités continues. Comment mesurer toute quantité continue par une quantité discrete ? Pareillement, comment représenter une action durable par des images d’instans séparés ? Mais ces termes qui demeurent dans une langue nécessairement inexpliqués, les radicaux, ne correspondent-ils pas assez exactement à ces instans intermédiaires que la peinture ne peut représenter ? & n’est-ce pas à-peu-près le même défaut de part & d’autre ? Nous voilà donc arrêtés dans notre projet de transmettre les connoissances, par l’impossibilité de rendre toute la langue intelligible. Comment recueillir les racines grammaticales ? quand on les aura recueillies, comment les expliquer ? Est-ce la peine d’écrire pour les siecles à venir, si nous ne sommes pas en état de nous en faire entendre ? Résolvons ces difficultés.

Voici premierement ce que je pense sur la maniere de discerner les radicaux. Peut-être y a t-il quelque méthode, quelque système philosophique, à l’aide duquel on en trouveroit un grand nombre : mais ce système me semble difficile à inventer ; & quel qu’il soit, l’application m’en paroît sujette à erreur, par l’habitude bien fondée que j’ai de suspecter toute loi générale en matiere de langue. J’aimerois mieux suivre un moyen technique, d’autant plus que ce moyen technique est une suite nécessaire de la formation d’un Dictionnaire Encyclopédique.

Il faut d’abord que ceux qui coopéreront à cet ouvrage, s’imposent la loi de tout définir, tout, sans aucune exception. Cela fait, il ne restera plus à l’éditeur que le soin de séparer les termes où un même mot sera pris pour genre dans une définition, & pour différence dans une autre : il est évident que c’est la nécessité de ce double emploi qui constitue le cercle vitieux, & qu’elle est la limite des définitions. Quand on aura rassemblé tous ces mots, on trouvera, en les examinant, que des deux termes qui sont définis l’un par l’autre, c’est tantôt le plus général, tantôt le moins général qui est genre ou différence ; & il est évident que c’est le plus général qu’il faudra regarder comme une des racines grammaticales. D’où il s’ensuit que le nombre des racines grammaticales sera précisément la moitié de ces termes recueillis ; parce que de deux définitions de mots, il faut en admettre une comme bonne & légitime, pour démontrer que l’autre est un cercle vicieux.

Passons maintenant à la maniere de fixer la notion de ces radicaux : il n’y a, ce me semble, qu’un seul moyen, encore n’est-il pas aussi parfait qu’on le desireroit ; non qu’il laisse de l’équivoque dans les cas où il est applicable, mais en ce qu’il peut y avoir des cas auxquels il n’est pas possible de l’appliquer, avec quelqu’adresse qu’on le manie. Ce moyen est de rapporter la langue vivante à une langue morte : il n’y a qu’une langue morte qui puisse être une mesure exacte, invariable & commune pour tous les hommes qui sont & qui seront, entre les langues qu’ils parlent & qu’ils parleront. Comme cet idiome n’existe que dans les auteurs, il ne change plus ; & l’effet de ce caractere, c’est que l’application en est toûjours la même, & toûjours également connue.

Si l’on me demandoit de la langue greque ou latine quelle est celle qu’il faudroit préférer, je répondrois ni l’une ni l’autre : mon sentiment seroit de les employer toutes deux ; le grec par-tout où le latin ne donneroit rien, ou ne donneroit pas un équivalent, ou en donneroit un moins rigoureux : je voudrois que le grec ne fût jamais qu’un supplément à la disette du latin ; & cela seulement, parce que la connoissance du latin est la plus répandue : car j’avoue que s’il falloit se déterminer par la richesse & par l’abondance, il n’y auroit pas à balancer. La langue greque est infiniment plus étendue & plus expressive que la latine ; elle a une multitude de termes qui ont une empreinte évidente de l’onomatopée : une infinité de notions qui ont des signes en cette langue, n’en ont point en latin, parce qu’il ne paroît pas que les Latins se fussent élevés à aucun genre de spéculation. Les Grecs s’étoient enfoncés dans toutes les profondeurs de la Métaphysique des Sciences, des Beaux-Arts, de la Logique & de la Grammaire. On dit avec leur idiome tout ce qu’on veut ; ils ont tous les termes abstraits, relatifs aux opérations de l’entendement : consultez là-dessus Aristote, Platon, Sextus Empiricus, Apollonius, & tous ceux qui ont écrit de la Grammaire & de la Rhétorique. On est souvent embarrassé en latin par le défaut d’expressions : il falloit encore des siecles aux Romains pour posséder la langue des abstractions, du moins à en juger par le progrès qu’ils y ont fait pendant qu’ils ont été sous la discipline des Grecs ; car d’ailleurs un seul homme de génie peut mettre en fermentation tout un peuple, abréger les siecles de l’ignorance, & porter les connoissances à un point de perfection & avec une rapidité qui surprendroient également. Mais cette observation ne détruit point la vérité que j’avance : car si l’on compte les hommes de génie, & qu’on les répande sur toute la durée des siecles écoulés, il est évident qu’ils seront en petit nombre dans chaque nation & pour chaque siecle, & qu’on n’en trouvera presqu’aucun qui n’ait perfectionné la langue. Les hommes créateurs portent ce caractere particulier. Comme ce n’est pas seulement en feuilletant les productions de leurs contemporains qu’ils rencontrent les idées qu’ils ont à employer dans leurs écrits, mais que c’est tantôt en descendant profondement en eux-mêmes, tantôt en s’élançant au-dehors, & portant des regards plus attentifs & plus pénétrans sur les natures qui les environnent, ils sont obligés, sur-tout à l’origine des langues, d’inventer des signes pour rendre avec exactitude & avec force ce qu’ils y découvrent les premiers. C’est la chaleur de l’imagination & la méditation profonde qui enrichissent une langue d’expressions nouvelles ; c’est la justesse de l’esprit & la sévérité de la Dialectique qui en perfectionnent la Syntaxe ; c’est la commodité des organes de la parole qui l’adoucit ; c’est la sensibilité de l’oreille qui la rend harmonieuse.

Si l’on se détermine à faire usage des deux langues, on écrira d’abord le radical françois, & à côté le radical grec ou latin, avec la citation de l’auteur ancien d’où il a été tiré, & où il est employé, selon l’acception la plus approchée pour le sens, l’énergie, & les autres idées accessoires qu’il faut déterminer.

Je dis le radical ancien, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’un terme premier, radical & indéfinissable dans une langue, n’ait aucun de ces caracteres dans une autre : alors il me paroît démontré que l’esprit humain a fait plus de progrès chez un des peuples que chez l’autre. On ne sait pas encore, ce me semble, combien la langue est une image rigoureuse & fidele de l’exercice de la raison. Quelle prodigieuse supériorité une nation acquiert sur une autre, sur-tout dans les sciences abstraites & les Beaux-Arts, par cette seule différence ! & à quelle distance les Anglois sont encore de nous par la considération seule que notre langue est faite, & qu’ils ne songent pas encore à former la leur ! C’est de la perfection de l’idiome que dépendent & l’exactitude dans les sciences rigoureuses, & le goût dans les Beaux-Arts, & par conséquent l’immortalité des ouvrages en ce genre.

J’ai exigé la citation de l’endroit où le synonyme grec & latin étoit employé, parce qu’un mot a souvent plusieurs acceptions ; que le besoin, & non la Philosophie, ayant présidé à la formation des langues, elles ont & auront toutes ce vice commun ; mais qu’un mot n’a qu’un sens dans un passage cité, & que ce sens est certainement le même pour tous les peuples à qui l’auteur est connu. μῆνιν ἄειδε θεὰ, &c. arma virumque cano, &c. n’ont qu’une traduction à Paris & à Pekin : aussi rien n’est-il plus mal imaginé à un françois qui sait le latin, que d’apprendre l’anglois dans un dictionnaire anglois-françois, au lieu d’avoir recours à un Dictionnaire anglois-latin. Quand le dictionnaire anglois-françois auroit été ou fait ou corrigé sur la mesure invariable & commune, ou même sur un grand usage habituel des deux langues, on n’en sauroit rien ; on seroit obligé à chaque mot de s’en rapporter à la bonne foi & aux lumieres de son guide ou de son interprete : au lieu qu’en faisant usage d’un dictionnaire grec ou latin, on est éclairé, satisfait, rassûré par l’application ; on compose soi-même son vocabulaire par la seule voie, s’il en est une, qui puisse suppléer au commerce immédiat avec la nation étrangere dont on étudie l’idiome. Au reste, je parle d’après ma propre expérience : je me suis bien trouvé de cette méthode ; je la regarde comme un moyen sûr d’acquérir en peu de tems des notions très-approchées de la propriété & de l’énergie. En un mot, il en est d’un dictionnaire anglois-françois & d’un dictionnaire anglois-latin, comme de deux hommes, dont l’un vous entretenant des dimensions ou de la pesanteur d’un corps, vous assûreroit que ce corps a tant de poids ou de hauteur, & dont l’autre, au lieu de vous rien assûrer, prendroit une mesure ou des balances, & le peseroit ou le mesureroit sous vos yeux.

Mais quel sera la ressource du nomenclateur dans les cas où la mesure commune l’abandonnera ? Je répons qu’un radical étant par sa nature le signe ou d’une sensation simple & particuliere, ou d’une idée abstraite & générale, les cas où l’on demeurera sans mesure commune ne peuvent être que rares. Mais dans ces cas rares, il faut absolument s’en rapporter à la sagacité de l’esprit humain : il faut espérer qu’à force de voir une expression non définie, employée selon la même acception dans un grand nombre de définitions où ce signe sera le seul inconnu, on ne tardera pas à en apprétier la valeur. Il y a dans les idées, & par conséquent dans les signes (car l’un est à l’autre comme l’objet est à la glace qui le répete) une liaison si étroite, une telle correspondance ; il part de chacun d’eux une lumiere qu’ils se réfléchissent si vivement, que quand on possede la Syntaxe, & que l’interprétation fidele de tous les autres signes est donnée, ou qu’on a l’intelligence de toutes les idées qui composent une période, à l’exception d’une seule, il est impossible qu’on ne parvienne pas à déterminer l’idée exceptée ou le signe inconnu.

Les signes connus sont autant de conditions données pour la solution du problème ; & pour peu que le discours soit étendu & contienne de termes, on ne conçoit pas que le problème reste au nombre de ceux qui ont plusieurs solutions. Qu’on en juge par le très-petit nombre d’endroits que nous n’entendons point dans les auteurs anciens : que l’on examine ces endroits, & l’on sera convaincu que l’obscurité naît ou de l’écrivain même qui n’avoit pas des idées nettes, ou de la corruption des manuscrits, ou de l’ignorance des usages, des lois, des mœurs, ou de quelqu’autre semblable cause ; jamais de l’indétermination du signe, lorsque ce signe aura été employé selon la même acception en plusieurs endroits différens, comme il arrivera nécessairement à une expression radicale.

Le point le plus important dans l’étude d’une langue, est sans doute la connoissance de l’acception des termes. Cependant il y a encore l’ortographe ou la prononciation sans laquelle il est impossible de sentir tout le mérite de la Prose harmonieuse & de la Poésie, & que par conséquent il ne faut pas entierement négliger, & la partie de l’ortographe qu’on appelle la ponctuation. Il est arrivé par les altérations qui se succedent rapidement dans la maniere de prononcer, & les corrections qui s’introduisent lentement dans la maniere d’écrire, que la prononciation & l’écriture ne marchent point ensemble, & que quoiqu’il y ait chez les peuples les plus policés de l’Europe, des sociétés d’hommes de lettres chargés de les modérer, de les accorder, & de les rapprocher de la même ligne, elles se trouvent enfin à une distance inconcevable ; ensorte que de deux choses dont l’une n’a été imaginée, dans son origine, que pour réprésenter fidelement l’autre, celle-ci ne differe guere moins de celle-là, que le portrait de la même personne peinte dans deux âges très-éloignés. Enfin l’inconvénient s’est accrû à un tel excès qu’on n’ose plus y remédier. On prononce une langue, on en écrit une autre ; & l’on s’accoûtume tellement pendant le reste de la vie à cette bisarrerie qui a fait verser tant de larmes dans l’enfance, que si l’on renonçoit à sa mauvaise ortographe pour une plus voisine de la prononciation, on ne reconnoîtroit plus la langue parlée sous cette nouvelle combinaison de caracteres.

Mais on ne doit point être arrêté par ces considérations si puissantes sur la multitude & pour le moment. Il faut absolument se faire un alphabet raisonné, où un même signe ne représente point des sons différens, ni des signes différens un même son, ni plusieurs signes une voyelle ou un son simple. Il faut ensuite déterminer la valeur de ces signes par la description la plus rigoureuse des différens mouvemens des organes de la parole dans la production des sons attachés à chaque signe ; distinguer avec la derniere exactitude les mouvemens successifs & les mouvemens simultanées ; en un mot ne pas craindre de tomber dans des détails minutieux. C’est une peine que des auteurs célebres qui ont écrit des langues anciennes, n’ont pas dédaigné de prendre pour leur idiome ; pourquoi n’en ferions-nous pas autant pour le nôtre qui a ses auteurs originaux en tout genre, qui s’étend de jour en jour, & qui est presque devenu la langue universelle de l’Europe ? Lorsque Moliere plaisantoit les grammairiens, il abandonnoit le caractere de philosophe, & il ne savoit pas, comme l’auroit dit Montagne, qu’il donnoit des soufflets aux auteurs qu’il respectoit le plus, sur la joue du Bourgeois-Gentilhomme.

Nous n’avons qu’un moyen de fixer les choses fugitives & de pure convention ; c’est de les rapporter à des êtres constans : & il n’y a de base constante ici que les organes qui ne changent point, & qui, semblables à des instrumens de musique, rendront à-peu-près en tout tems les mêmes sons, si nous savons disposer artistement de leur tension ou de leur longueur, & diriger convenablement l’air dans leur capacité ; la trachée artere & la bouche composent une espece de flûte, dont il faut donner la tablature la plus scrupuleuse. J’ai dit à-peu-près, parce qu’entre les organes de la parole il n’y en a pas un qui n’ait mille fois plus de latitude & de variété qu’il n’en faut pour répandre des différences surprenantes & sensibles dans la production d’un son. A parler avec la derniere exactitude, il n’y a peut-être pas dans toute la France, deux hommes qui ayent absolument une même prononciation. Nous avons chacun la nôtre ; elles sont cependant toutes assez semblables, pour que nous n’y remarquions souvent aucune diversité choquante ; d’où il s’ensuit que si nous ne parvenons pas à transmettre à la postérité notre prononciation, nous lui en ferons passer une approchée que l’habitude de parler corrigera sans cesse ; car la premiere fois que l’on produit artificiellement un mot étranger, selon une prononciation dont les mouvemens ont été prescrits, l’homme le plus intelligent, qui a l’oreille la plus délicate, & dont les organes de la parole sont les plus souples, est dans le cas de l’éleve de M. Pereire. Forçant tous les mouvemens & séparant chaque son par des repos, il ressemble à un automate organisé : mais combien la vitesse & la hardiesse qu’il acquérera peu-à-peu n’affoibliront-t-elles pas ce défaut ? bien-tôt on le croira né dans le pays, quoiqu’au commencement il fût, par rapport à une langue étrangere, dans un état pire que l’enfant par rapport à sa langue maternelle, il n’y avoit que sa nourrice qui l’entendît. L’enchaînement des sons d’une langue n’est pas aussi arbitraire qu’on se l’imagine ; j’en dis autant de leurs combinaisons. S’il y en a qui ne pourroient se succéder sans une grande fatigue pour l’organe, ou ils ne se rencontrent point, ou ils ne durent pas. Ils sont chassés de la langue par l’euphonie, cette loi puissante qui agit continuellement & universellement sans égard pour l’étymologie & ses défenseurs, & qui tend sans intermission à amener des êtres qui ont les mêmes organes, le même idiome, les mêmes mouvemens prescrits, à-peu-près à la même prononciation. Les causes dont l’action n’est point interrompue, deviennent toûjours les plus fortes avec le tems, quelque foibles qu’elles soient en elles-mêmes.

Je ne dissimulerai point que ce principe ne souffre plusieurs difficultés, entre lesquelles il y en a une très-importante que je vais exposer. Selon vous, me dira-t-on, l’euphonie tend sans cesse à approcher les hommes d’une même prononciation, sur-tout lorsque les mouvemens de l’organe ont été déterminés. Cependant les Allemans, les Anglois, les Italiens, les François, prononcent tous diversement les vers d’Homere & de Virgile ; les Grecs écrivent μῆνιν ἄειδε, θεὰ, & il y a des Anglois qui lisent mi, nine, a, i, dé, zi, è ; des François qui lisent mè, nine, a, ei, ye, dé, thé, a (ei, comme dans la premiere de neige & ye, comme dans la derniere de paye ; cet y est un yeu consonne qui manque dans notre alphabet, quoiqu’il soit dans notre prononciation). (voyez les notes de M. Duclos sur la gramm. génér. raisonn.).

Mais ce qu’il y a de singulier, c’est qu’ils sont tous également admirateurs de l’harmonie de ce début : c’est le même enthousiasme, quoiqu’il n’y ait presque pas un son commun. Entre les François la prononciation du grec varie tellement, qu’il n’est pas rare de trouver deux savans qui entendent très-bien cette langue, & qui ne s’entendent pas entr’eux ; ils ne s’accordent que sur la quantité. Mais la quantité n’étant que la loi du mouvement de la prononciation, la hâtant ou la suspendant seulement, elle ne fait rien ni pour la douceur ni pour l’aspérité des sons. On pourra toûjours demander comment il arrive que des lettres, des syllabes, des mots ou solitaires ou combinés soient également agréables à plusieurs personnes qui les prononcent diversement. Est-ce une suite du préjugé favorable à tout ce qui nous vient de loin, le prestige ordinaire de la distance des tems & des lieux, l’effet d’une longue tradition ? Comment est-il arrivé que parmi tant de vers grecs & latins, il n’y ait pas une syllable tellement contraire à la prononciation des Suédois, des Polonois, que la lecture leur en soit absolument impossible ? Dirons-nous que les langues mortes ont été si travaillées, sont formées d’une combinaison de sons si simples, si faciles, si élémentaires, que ces sons forment dans toutes les langues vivantes où ils sont employés, la partie la plus agréable & la plus mélodieuse ? que ces langues vivantes en se perfectionnant toûjours ne font que rectifier sans cesse leur harmonie & l’approcher de l’harmonie des langues mortes ? en un mot que l’harmonie de ces dernieres, factice & corrompue par la prononciation particuliere de chaque nation, est encore supérieure à l’harmonie propre & réelle de leurs langues.

Je répondrai premierement, que cette derniere considération aura d’autant plus de force, qu’on sera mieux instruit des soins extraordinaires que les Grecs avoient pris pour rendre leur langue harmonieuse : je n’entrerai point dans ce détail ; j’observerai seulement en général, qu’il n’y a presque pas une seule voyelle, une seule diphthongue, une seule consonne, dont la valeur soit tellement constante que l’euphonie n’en puisse disposer, soit en altérant le son, soit en le supprimant : secondement que, quoique les anciens ayent pris quelques précautions pour nous transmettre la valeur de leurs caracteres, il s’en faut beaucoup qu’ils ayent été là-dessus aussi exacts, aussi minutieux qu’ils auroient dû l’être : troisiemement, que le savant qui possédera bien ce qu’ils nous en ont laissé, pourra toutefois se flater de réduire à une prononciation fort approchée de la sienne tout homme raisonnable & conséquent : quatriemement, qu’on peut démontrer sans réplique à l’Anglois, qu’en prononçant mi, nine, a, i, dé, zi, è, il fait six fautes de prononciation sur sept syllabes. Il rend la syllabe μῆ par mi ; mais un auteur ancien nous apprend que les brebis rendoient en bêlant le son de l’η. Dira-t-on que les brebis greques bêloient autrement que les nôtres, & disoient bi, bi, & non bè, bè. Nous lisons d’ailleurs dans Denis d’Halicarnasse : η infrà basim linguæ allidit sonum consequentem, non suprà, ore moderatè aperto, mouvemens que n’exécute en aucune maniere celui qui rend η par i. Il rend ει qui est une diphthongue, par un i, voyelle & son simple. Il rend le θ par un z ou par une s grasseyée, tandis que ce n’est qu’un t ordinaire aspiré : il rend θε par zi, c’est-à-dire qu’au lieu de déterminer vivement l’air vers le milieu de la langue pour former l’é fermé bref, allidit spiritum circà dentes, ore parùm adaperto, nec labris sonitum illustrantibus, ou qu’il prononce le caractere i. Il rend par è, c’est-à-dire que allidit sonum infrà basim linguæ, ore moderatè aperto ; tandis qu’il étoit prescrit pour la juste prononciation de ce caractere , spiritum extendere, ore aperto, & spiritu ad palatum vel suprà elato.

Celui au contraire qui prononce ces mots grecs μῆνιν, ἄειδε, θεὰ, mè, nine, a, ei, ye, dé, thé, a, remplit toutes les lois enfreintes par la prononciation angloise. On peut s’en assûrer en comparant les caracteres grecs avec les sons que j’y attache, & les mouvemens que Denis d’Halicarnasse prescrit pour chacun de ces caracteres, dans son ouvrage admirable de collocatione verborum. Pour faire sentir l’utilité de ses définitions, je me contenterai de rapporter celles de l’r & de l’s. L’ρ se forme, dit-il, linguæ extremo spiritum repercutiente, & ad palatum propè dentes sublato : & l’σ, linguâ adductâ suprà ad palatum, spiritu per mediam longitudinem labente, & circà dentes cum tenui quodam & angusto sibilo exeunte. Je demande s’il est possible de satisfaire à ces mouvemens, & de donner à l’r & à l’s d’autres valeurs que celles que nous leur attachons. Il n’est pas moins précis sur les autres lettres.

Mais, insistera-t-on, si les peuples subsistans qui lisent le grec se conformoient aux regles de Denis d’Halicarnasse, ils prononceroient donc tous cette langue de la même maniere, & comme les anciens grecs la prononçoient.

Je répons à cette question par une supposition qu’on ne peut rejetter, quelqu’extraordinaire qu’elle soit dans ce pays-ci ; c’est qu’un Espagnol ou un Italien pressé du desir de posseder un portrait de sa maîtresse, qu’il ne pouvoit montrer à aucun peintre, prit le parti qui lui restoit d’en faire par écrit la description la plus étendue & la plus exacte ; il commença par déterminer la juste proportion de la tête entiere ; il passa ensuite aux dimensions du front, des yeux, du nez, de la bouche, du menton, du cou ; puis il revint sur chacune de ces parties, & il n’épargna rien pour que son discours gravât dans l’esprit du peintre la véritable image qu’il avoit sous les yeux ; il n’oublia ni les couleurs, ni les formes, ni rien de ce qui appartient au caractere : plus il compara son discours avec le visage de sa maîtresse, plus il le trouva ressemblant ; il crut sur-tout que plus il chargeroit sa description de petits détails, moins il laisseroit de liberté au peintre ; il n’oublia rien de ce qu’il pensa devoir captiver le pinceau. Lorsque sa description lui parut achevée, il en fit cent copies, qu’il envoya à cent peintres, leur enjoignant à chacun d’exécuter exactement sur la toile ce qu’ils liroient sur son papier. Les peintres travaillent, & au bout d’un certain tems notre amant reçoit cent portraits, qui tous ressemblent rigoureusement à sa description, & dont aucun ne ressemble à un autre, ni à sa maîtresse. L’application de cet apologue au cas dont il s’agit, n’est pas difficile ; on me dispensera de la faire en détail. Je dirai seulement que, quelque scrupuleux qu’un auteur puisse être dans la description des mouvemens de l’organe lorsqu’il produit différens sons, il y aura toûjours une latitude, légere en elle-même, infinie par rapport aux divisions réelles dont elle est susceptible, & aux variétés sensibles, mais inapprétiables, qui résulteront de ces divisions. On n’en peut pas toutefois inférer, ni que ces descriptions soient entierement inutiles, parce qu’elles ne donneront jamais qu’une prononciation approchée, ni que l’euphonie, cette loi à laquelle une langue ancienne a dû toute son harmonie, n’ait une action constante dont l’effet ne tende du moins autant à nous en rapprocher qu’à nous en éloigner. Deux propositions que j’avois à établir.

Je ne dirai qu’un mot de la ponctuation. Il y a peu de différence entre l’art de bien lire & celui de bien ponctuer. Les repos de la voix dans le discours, & les signes de la ponctuation dans l’écriture, se correspondent toûjours, indiquent également la liaison ou la disjonction des idées, & suppléent à une infinité d’expressions. Il ne sera donc pas inutile d’en déterminer le nombre selon les regles de la Logique, & d’en fixer la valeur par des exemples.

Il ne reste plus qu’à déterminer l’accent & la quantité. Ce que nous avons d’accent, plus oratoire que syllabique, est inapprétiable ; & l’on peut réduire notre quantité à des longues, à des breves, & à des moins breves ; en quoi elle paroît admettre moins de variété que celle des anciens qui distinguoient jusqu’à quatre sortes de breves, sinon dans la versification, au moins dans la prose, qui l’emporte évidemment sur la poésie, pour la variété de ses nombres. Ainsi ils disoient que dans ὁδὸς, ρόδος, τρόπος, στρόφος, les premieres qui sont breves, n’en avoient pas moins une quantité sensiblement inégale. Mais c’est encore ici le cas où l’on peut s’en rapporter à l’organe exercé, du soin de réparer ces négligences.

Voici donc les conditions praticables & nécessaires, pour que la langue, sans laquelle les connoissances ne se transmettent point, se fixe autant qu’il est possible de la fixer par sa nature, & qu’il est important de la fixer pour l’objet principal d’un Dictionnaire universel & raisonné. Il faut un alphabet raisonné, accompagné de l’exposition rigoureuse des mouvemens de l’organe & de la modification de l’air dans la production des sons attachés à chaque caractere élémentaire, & à chaque combinaison syllabique de ces caracteres ; écrire d’abord le mot selon l’alphabet usuel, l’écrire ensuite selon l’alphabet raisonné, chaque syllabe séparée & chargée de sa quantité ; ajoûter le mot grec ou latin qui rend le mot françois, quand il est radical seulement, avec la citation de l’endroit où ce mot grec ou latin est employé dans l’auteur ancien ; & s’il a différens sens, & que parmi ces sens il devienne quelquefois radical, le fixer autant de fois par le radical correspondant dans la langue morte ; en un mot le définir quand il n’est pas radical, car cela est toûjours possible, & le synonyme grec ou latin devient alors superflu. On voit combien ce travail est long, difficile, épineux. Quel usage il faut avoir de deux ou trois langues, afin de comparer les idées simples représentées par des signes différens qui ayent entre eux un rapport d’identité, ou ce qui est plus délicat encore, les collections d’idées représentées par des signes qui doivent avoir le même rapport ; & dans les cas fréquens où l’on ne peut obtenir l’identité de rapport, combien de finesse & de goût pour distinguer entre les signes ceux dont les acceptions sont les plus voisines ; & entre les idées accessoires, celles qu’il faut conserver ou sacrifier. Mais il ne faut pas se laisser décourager. L’académie de la Crusca a levé une partie de ces difficultés dans son célebre vocabulaire. L’Académie Françoise rassemblant dans son sein l’universalité des connoissances, des poëtes, des orateurs, des mathématiciens, des physiciens, des naturalistes, des gens du monde, des philosophes, des militaires, & étant bien déterminée à n’écouter dans ses élections que le besoin qu’elle aura d’un talent plûtôt que d’un autre, pour la perfection de son travail, il seroit incroyable qu’elle ne suivît pas ce plan général, & que son ouvrage ne devînt pas d’une utilité essentielle à ceux qui s’occuperont à perfectionner la foible esquisse que nous publions.

Elle n’aura pas oublié sans doute de désigner nos gallicismes, ou les différens cas dans lesquels il arrive à notre langue de s’écarter des lois de la grammaire générale raisonnée ; car un idiotisme ou un écart de cette nature, c’est la même chose. D’où l’on voit encore qu’en tout il y a une mesure invariable & commune, au défaut de laquelle on ne connoît rien, on ne peut rien apprétier, ni rien définir ; que la grammaire générale raisonnée est ici cette mesure ; & que sans cette grammaire, un dictionnaire de langue manque de fondement, puisqu’il n’y a rien de fixe à quoi on puisse rapporter les cas embarrassans qui se présentent ; rien qui puisse indiquer en quoi consiste la difficulté ; rien qui désigne le parti qu’il faut prendre ; rien qui donne la raison de préférence entre plusieurs solutions opposées ; rien qui interprete l’usage, qui le combatte, ou le justifie, comme cela se peut souvent. Car ce seroit un préjugé que de croire que la langue étant la base du commerce parmi les hommes, des défauts importans puissent y subsister long-tems, sans être apperçûs & corrigés par ceux qui ont l’esprit juste & le cœur droit. Il est donc vraissemblable que les exceptions à la loi générale qui resteront, seront plûtôt des abréviations, des énergies, des euphonies, & autres agrémens légers, que des vices considérables. On parle sans cesse ; on écrit sans cesse ; on combine les idées & les signes en une infinité de manieres différentes ; on rapporte toutes ces combinaisons au joug de la syntaxe universelle ; on les y assujettit tôt ou tard, pour peu qu’il y ait d’inconvénient à les en affranchir ; & lorsque cet asservissement n’a pas lieu, c’est qu’on y trouve un avantage qu’il est quelquefois difficile, mais qu’il seroit toûjours impossible de développer sans la grammaire raisonnée, l’analogie & l’étymologie que j’appellerai les ailes de l’Art de parler, comme on a dit de la Chronologie & de la Géographie, que ce sont les yeux de l’Histoire.

Nous ne finirons pas nos observations sur la langue, sans avoir parlé des synonymes. On les multiplieroit à l’infini, si on ne commençoit par chercher quelque loi qui en fixât le nombre. Il y a dans toutes les langues des expressions qui ne different que par des nuances très-délicates. Ces nuances n’échappent ni à l’orateur ni au poëte qui connoissent leur langue ; mais ils les négligent à tout moment, l’un contraint par la difficulté de son art, l’autre entraîné par l’harmonie du sien. C’est de cette considération qu’on peut déduire la loi générale dont on a besoin. Il ne faudra traiter comme synonymes que les termes que la Poésie prend pour tels ; afin de remédier à la confusion qui s’introduiroit dans la langue par l’indulgence que l’on a pour la rigueur des lois de la versification. Il ne faudra traiter comme synonymes que les termes que l’art oratoire substitue indistinctement les uns aux autres ; afin de remédier à la confusion qui s’introduiroit dans la langue, par le charme de l’harmonie oratoire qui tantôt préfere & tantôt sacrifie le mot propre, abandonnant le jugement du bon sens & de la raison, pour se soûmettre à celui de l’oreille ; abandon qui paroît d’abord l’extravagance la plus manifeste & la plus contraire à l’exactitude & à la vérité ; mais qui devient, quand on y réfléchit, le fondement de la finesse, du bon goût, de la mélodie du style, de son unité, & des autres qualités de l’élocution, qui seules assûrent l’immortalité aux productions littéraires. Le sacrifice du mot propre ne se faisant jamais que dans les occasions où l’esprit n’en est pas trop écarté par l’expression mélodieuse, alors l’entendement le supplée ; le discours se rectifie ; la période demeure harmonieuse ; je vois la chose comme elle est ; je vois de plus le caractere de l’auteur, le prix qu’il a attaché lui-même aux objets dont il m’entretient, la passion qui l’anime ; le spectacle se complique, se multiplie, & en même proportion, l’enchantement s’accroît dans mon esprit ; l’oreille est contente, & la vérité n’est point offensée. Lorsque ces avantages ne pourront se réunir, l’écrivain le plus harmonieux, s’il a de la justesse & du goût, ne se résoudra jamais à abandonner le mot propre pour son synonyme. Il en fortifiera ou affoiblira la mélodie à l’aide d’un correctif ; il variera les tems, ou il donnera le change à l’oreille par quelque autre finesse. Indépendamment de l’harmonie, il faut encore laisser le mot propre pour un autre, toutes les fois que le premier réveille des idées petites, basses, obscenes, ou rappelle des sensations desagréables. Mais dans les autres circonstances, ne seroit-il pas plus à-propos, dira-t-on, de laisser au lecteur le soin de suppléer le mot harmonieux que celui de suppléer le mot propre ? Non ; quand il seroit aussi facile à l’oreille, le mot propre étant donné, d’entendre le mot harmonieux, qu’à l’esprit, le mot harmonieux étant donné, de trouver le mot propre. Il faut, pour que l’effet de la musique soit produit, que la musique soit entendue : elle ne se suppose point ; elle n’est rien, si l’oreille n’en est pas réellement affectée.

On recueillera toutes les expressions que nos grands poëtes & nos meilleurs orateurs auront employées & pourront employer indistinctement. C’est sur-tout la postérité qu’il faut avoir en vûe. C’est encore une mesure invariable. Il est inutile de nuancer les mots qu’on ne sera point tenté de confondre, quand la langue sera morte. Au-delà de cette limite, l’art de faire des synonymes devient un travail aussi étendu que puérile. Je voudrois qu’on eût deux autres attentions dans la distinction des mots synonymes. L’une de ne pas marquer seulement les idées qui différentient, mais celles encore qui sont communes. M. l’abbé Girard ne s’est asservi qu’à la premiere partie de cette loi ; cependant celle qu’il a négligée n’est ni moins essentielle, ni moins difficile à remplir. L’autre, de choisir ses exemples de maniere qu’en expliquant la diversité des acceptions, on exposât en même tems les usages de la nation, ses coûtumes, son caractere, ses vices, ses vertus, ses principales transactions, &c. & que la mémoire de ses grands hommes, de ses malheurs, & de ses prospérités, y fût rappellée. Il n’en coûtera pas plus de rendre un synonyme utile, sensé, instructif & vertueux, que de le faire contraire à l’honnêteté ou vuide de sens.

Ajoûtons à ces observations, un moyen simple & raisonnable d’abréger la nomenclature & d’éviter les redites. L’Académie françoise l’avoit pratiqué dans la premiere édition de son dictionnaire ; & je ne pense pas qu’elle y eût renoncé en faveur des lecteurs bornés, si elle eût considéré combien il étoit facile de les secourir. Ce moyen d’abréger la nomenclature, c’est de ne pas distribuer en plusieurs articles séparés, ce qui doit naturellement être renfermé sous un seul. Faut-il qu’un dictionnaire contienne autant de fois un mot, qu’il y a de différences dans les vûes de l’esprit ? l’ouvrage devient infini, & ce sera nécessairement un cahos de répétitions. Je ne ferois donc de précipitable, précipiter, précipitant, précipitation, précipité, précipice, & de toute autre expression semblable, qu’un article auquel je renverrois dans tous les endroits où l’ordre alphabétique m’offriroit des expressions liées par une même idée générale & commune. Quant aux différences, le substantif désigne ou la chose, ou la personne, ou l’action, ou la sensation, ou la qualité, ou le tems, ou le lieu ; le participe, l’action, considérée ou comme possible, ou comme présente, ou comme passée ; l’infinitif, l’action relativement à un agent, à un lieu, & à un tems quelconque indéterminé. Multiplier les définitions selon toutes ces faces, ce n’est pas définir les termes ; c’est revenir sur les mêmes notions à chaque face nouvelle qu’un terme présente. N’est-il pas évident que ce qui convient à une expression considérée une fois sous ces points de vûe différens, convient à toutes celles qui admettront dans la langue la même variété ? Je remarquerai que pour la perfection d’un idiome, il seroit à souhaiter que les termes y eussent toute la variété dont ils sont susceptibles. Je dis dont ils sont susceptibles, parce qu’il y a des verbes, tels que les neutres, qui excluent certaines muances ; ainsi aller ne peut avoir l’adjectif allable. Mais combien d’autres dont il n’en est pas ainsi, & dont le produit est limité sans raison, malgré le besoin journalier, & les embarras d’une disette qui se fait particulierement sentir aux écrivains exacts & laconiques ? Nous disons accusateur, accuser, accusation, accusant, accusé, & nous ne disons pas accusable, quoiqu’inexcusable soit d’usage. Combien d’adjectifs qui ne se meuvent point vers le substantif, & de substantifs qui ne se meuvent point vers l’adjectif ? Voilà une source féconde où il reste encore à notre langue bien des richesses à puiser. Il seroit bon de remarquer à chaque expression les muances qui lui manquent, afin qu’on osât les suppléer de notre tems, ou de crainte que trompé dans la suite par l’analogie, on ne les regardât comme des manieres de dire, en usage dans le bon siecle.

Voilà ce que j’avois à exposer sur la langue. Plus cet objet avoit été négligé dans notre ouvrage, plus il étoit important relativement au but d’une Encyclopédie ; plus il convenoit d’en traiter ici avec étendue ; ne fût-ce, comme nous l’avons dit, que pour indiquer les moyens de réparer la faute que nous avons commise. Je n’ai point parlé de la Syntaxe, ni des autres parties du rudiment françois ; celui qui s’en est chargé, n’a rien laissé à desirer là-dessus ; & notre Dictionnaire est complet de ce côté.

Mais après avoir traité de la langue, ou du moyen de transmettre les connoissances, cherchons le meilleur enchaînement qu’on puisse leur donner.

Il y a d’abord un ordre général, celui qui distingue ce Dictionnaire de tout autre ouvrage où les matieres sont pareillement soûmises à l’ordre alphabétique ; l’ordre qui l’a fait appeller Encyclopédie. Nous ne dirons qu’une chose de cet enchaînement considéré par rapport à toute la matiere encyclopédique, c’est qu’il n’est pas possible à l’architecte du génie le plus fécond d’introduire autant de variété dans la construction d’un grand édifice, dans la décoration de ses façades, dans la combinaison de ses ordres, en un mot, dans toutes les parties de sa distribution, que l’ordre encyclopédique en admet. Il peut être formé soit en rapportant nos différentes connoissances aux diverses facultés de notre ame, (c’est ce système que nous avons suivi), soit en les rapportant aux êtres qu’elles ont pour objet ; & cet objet est ou de pure curiosité, ou de luxe, ou de nécessité. On peut diviser la science générale, ou en science des choses & en science des signes, ou en science des concrets ou en science des abstraits. Les deux causes les plus générales, l’Art & la Nature, donnent aussi une belle & grande distribution. On en rencontrera d’autres dans la distinction ou du physique & du moral ; de l’existant & du possible ; du matériel & du spirituel ; du réel & de l’intelligible. Tout ce que nous savons ne découle-t-il pas de l’usage de nos sens & de celui de notre raison ? N’est-il pas ou naturel ou révélé ? Ne sont-ce pas ou des mots, ou des choses, ou des faits ? Il est donc impossible de bannir l’arbitraire de cette grande distribution premiere. L’univers ne nous offre que des êtres particuliers, infinis en nombre, & sans presqu’aucune division fixe & déterminée ; il n’y en a aucun qu’on puisse appeller ou le premier ou le dernier ; tout s’y enchaîne & s’y succede par des nuances insensibles ; & à-travers cette uniforme immensité d’objets, s’il en paroît quelques-uns qui, comme des pointes de rochers, semblent percer la surface & la dominer, ils ne doivent cette prérogative qu’à des systèmes particuliers, qu’à des conventions vagues, qu’à certains évenemens étrangers, & non à l’arrangement physique des êtres & à l’intention de la nature. Voyez le Prospectus.

En général la description d’une machine peut être entamée par quelque partie que ce soit. Plus la machine sera grande & compliquée, plus il y aura de liaisons entre ses parties, moins on connoîtra ces liaisons ; plus on aura de différens plans de description. Que sera-ce donc si la machine est infinie en tout sens ; s’il est question de l’univers réel & de l’univers intelligible, ou d’un ouvrage qui soit comme l’empreinte de tous les deux ? L’univers soit réel soit intelligible a une infinité de points de vûe sous lesquels il peut être représenté, & le nombre des systèmes possibles de la connoissance humaine est aussi grand que celui de ces points de vûe. Le seul, d’où l’arbitraire seroit exclu, c’est comme nous l’avons dit dans notre Prospectus, le système qui existoit de toute éternité dans la volonté de Dieu. Et celui où l’on descendroit de ce premier être éternel, à tous les êtres qui dans le tems émanerent de son sein, ressembleroit à l’hypothese astronomique dans laquelle le philosophe se transporte en idée au centre du soleil, pour y calculer les phénomenes des corps célestes qui l’environnent ; Ordonnance qui a de la simplicité & de la grandeur, mais à laquelle on pourroit reprocher un défaut important dans un ouvrage composé par des philosophes, & adressé à tous les hommes & à tous les tems ; le défaut d’être lié trop étroitement à notre Théologie, science sublime, utile sans doute par les connoissances que le Chrétien en reçoit, mais plus utile encore par les sacrifices qu’elle en exige, & les récompenses qu’elle lui promet.

Quant à ce système général d’où l’arbitraire seroit exclu, & que nous n’aurons jamais ; peut-être ne nous seroit-il pas fort avantageux de l’avoir ; car quelle différence y auroit-il entre la lecture d’un ouvrage où tous les ressorts de l’univers seroient développés, & l’étude même de l’univers ? presqu’aucune : nous ne serions toûjours capables d’entendre qu’une certaine portion de ce grand livre ; & pour peu que l’impatience & la curiosité qui nous dominent & interrompent si communément le cours de nos observations, jettassent de desordre dans nos lectures, nos connoissances deviendroient aussi isolées qu’elles le sont ; perdant la chaîne des inductions, & cessant d’appercevoir les liaisons antérieures & subséquentes, nous aurions bien-tôt les mêmes vuides & les mêmes incertitudes. Nous nous occupons maintenant à remplir ces vuides, en contemplant la nature ; nous nous occuperions à les remplir, en méditant un volume immense qui n’étant pas plus parfait à nos yeux que l’univers, ne seroit pas moins exposé à la témérité de nos doutes & de nos objections.

Puisque la perfection absolue d’un plan universel ne remédieroit point à la foiblesse de notre entendement, attachons-nous à ce qui convient à notre condition d’homme, & contentons-nous de remonter à quelque notion très-générale. Plus le point de vûe d’où nous considérerons les objets sera élevé ; plus il nous découvrira d’étendue, & plus l’ordre que nous suivrons sera instructif & grand. Il faut par conséquent qu’il soit simple, parce qu’il y a rarement de la grandeur sans simplicité ; qu’il soit clair & facile ; que ce ne soit point un labyrinthe tortueux où l’on s’égare, & où l’on n’apperçoive rien au-delà du point où l’on est ; mais une grande & vaste avenue qui s’étende au loin, & sur la longueur de laquelle on en rencontre d’autres également bien distribuées, qui conduisent aux objets solitaires & écartés par le chemin le plus facile & le plus court.

Une considération sur-tout qu’il ne faut point perdre de vûe, c’est que si l’on bannit l’homme ou l’être pensant & contemplateur de dessus la surface de la terre ; ce spectacle pathétique & sublime de la nature n’est plus qu’une scene triste & muette. L’univers se taît ; le silence & la nuit s’en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomenes inobservés se passent d’une maniere obscure & sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante ; & que peut-on se proposer de mieux dans l’histoire de ces êtres, que de se soûmettre à cette considération ? Pourquoi n’introduirons-nous pas l’homme dans notre ouvrage, comme il est placé dans l’univers ? Pourquoi n’en ferons-nous pas un centre commun ? Est-il dans l’espace infini quelque point d’où nous puissions avec plus d’avantage faire partir les lignes immenses que nous nous proposons d’étendre à tous les autres points ? Quelle vive & douce réaction n’en résultera-t-il pas des êtres vers l’homme, de l’homme vers les êtres ?

Voilà ce qui nous a déterminé à chercher dans les facultés principales de l’homme, la division générale à laquelle nous avons subordonné notre travail. Qu’on suive telle autre voie qu’on aimera mieux, pourvû qu’on ne substitue pas à l’homme un être muet, insensible & froid. L’homme est le terme unique d’où il faut partir, & auquel il faut tout ramener, si l’on veut plaire, intéresser, toucher jusque dans les considérations les plus arides & les détails les plus secs. Abstraction faite de mon existence & du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste de la nature ?

Un second ordre non moins essentiel que le précédent, est celui qui déterminera l’étendue relative des différentes parties de l’ouvrage. J’avoue qu’il se présente ici une de ces difficultés qu’il est impossible de surmonter, quand on commence, & qu’il est difficile de surmonter à quelqu’édition qu’on parvienne. Comment établir une juste proportion entre les différentes parties d’un si grand tout ? Quand ce tout seroit l’ouvrage d’un seul homme, la tâche ne seroit pas facile ; qu’est-ce donc que cette tâche, lorsque le tout est l’ouvrage d’une société nombreuse ? En comparant un Dictionnaire universel & raisonné de la connoissance humaine à une statue colossale, on n’en est pas plus avancé, puisqu’on ne sait ni comment déterminer la hauteur absolue du colosse, ni par quelles sciences, ni par quels arts, ses membres différens doivent être représentés. Quelle est la matiere qui servira de module ? sera-ce la plus noble, la plus utile, la plus importante, ou la plus étendue ? préférera-t-on la Morale aux Mathématiques, les Mathématiques à la Théologie, la Théologie à la Jurisprudence, la Jurisprudence à l’Histoire naturelle, &c. Si l’on s’en tient à certaines expressions génériques que personne n’entend de la même maniere, quoique tout le monde s’en serve sans contradiction, parce que jamais on ne s’explique ; & si l’on demande à chacun ou des élémens, ou un traité complet & général, on ne tardera pas à s’appercevoir combien cette mesure nominale est vague & indéterminée. Et celui qui aura crû prendre avec ses différens collegues des précautions telles que les matériaux qui lui seront remis quadreront à peu près avec son plan, est un homme qui n’a nulle idée de son objet, ni des collegues qu’il s’associe. Chacun a sa maniere de sentir & de voir. Je me souviens qu’un artiste à qui je croyois avoir exposé assez exactement ce qu’il avoit à faire pour son art, m’apporta d’après mon discours, à ce qu’il prétendoit, sur la maniere de tapisser en papier, qui demandoit à peu près un feuillet d’écriture & une demie planche de dessein, dix à douze planches énormément chargées de figures, & trois cahiers épais, in-folio, d’un caractere fort menu, à fournir un à deux volumes in-douze. Un autre au contraire à qui j’avois prescrit exactement les mêmes regles qu’au premier, m’apporta sur une des manufactures les plus étendues par la diversité des ouvrages qu’on y fabrique, des matieres qu’on y employe, des machines dont on se sert, & des manœuvres qu’on y pratique, un petit catalogue de mots sans définition, sans explication, sans figure, m’assûrant bien fermement que son art ne contenoit rien de plus : il supposoit que le reste ou n’étoit point ignoré, ou ne pouvoit s’écrire. Nous avions espéré d’un de nos amateurs les plus vantés, l’article Composition en Peinture, (M. Watelet ne nous avoit point encore offert ses secours). Nous reçûmes de l’amateur, deux lignes de définition, sans exactitude, sans style, & sans idées, avec l’humiliant aveu, qu’il n’en savoit pas davantage ; & je fus obligé de faire l’article Composition en Peinture, moi qui ne suis ni amateur ni peintre. Ces phénomenes ne m’étonnerent point. Je vis avec aussi peu de surprise la même diversité entre les travaux des savans & des gens de lettres. La preuve en subsiste en cent endroits de cet Ouvrage. Ici nous sommes boursouflés & d’un volume exorbitant ; là maigres, petits, mesquins, secs & décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squeletes ; dans un autre, nous avons un air hydropique ; nous sommes alternativement nains & géants, colosses & pigmées ; droits, bienfaits & proportionnés ; bossus, boiteux & contrefaits. Ajoûtez à toutes ces bisarreries celle d’un discours tantôt abstrait, obscur ou recherché, plus souvent négligé, traînant & lâche ; & vous comparerez l’ouvrage entier au monstre de l’art poétique, ou même à quelque chose de plus hideux. Mais ces défauts sont inséparables d’une premiere tentative, & il m’est évidemment démontré qu’il n’appartient qu’au tems & aux siecles à venir de les réparer. Si nos neveux s’occupent de l’Encyclopédie sans interruption, ils pourront conduire l’ordonnance de ses materiaux à quelque degré de perfection. Mais, au défaut d’une mesure commune & constante, il n’y a point de milieu ; il faut d’abord admettre sans exception tout ce qu’une science comprend, abandonner chaque matiere à elle-même, & ne lui prescrire d’autres limites que celles de son objet. Chaque chose étant alors dans l’Encyclopédie ce qu’elle est en soi, elle y aura sa vraie proportion, sur-tout lorsque le tems aura pressé les connoissances, & réduit chaque sujet à sa juste étendue. S’il arrivoit après un grand nombre d’éditions successivement perfectionnées, que quelque matiere importante restât dans le même état, comme il pourroit aisément arriver parmi nous à la Minéralogie & à la Métallurgie, ce ne sera plus la faute de l’Ouvrage, mais celle du genre humain en général, ou de la nation en particulier, dont les vûes ne se seront pas encore tournées sur ces objets.

J’ai fait souvent une observation, c’est que l’émulation qui s’allume nécessairement entre des collegues, produit des dissertations au lieu d’articles. Tout l’art des renvois ne peut alors remédier à la diffusion ; & au lieu de lire un article d’Encyclopédie, on se trouve embarqué dans un mémoire académique. Ce défaut diminuera à mesure que les éditions se multiplieront ; les connoissances se rapprocheront nécessairement ; le ton emphatique & oratoire s’affoiblira ; quelques découvertes devenues plus communes & moins intéressantes occuperont moins d’espace ; il n’y aura plus que les matieres nouvelles, les découvertes du jour qui seront enflées. C’est une sorte de condescendance qu’on aura dans tous les tems, pour l’objet, pour l’auteur, pour le public, &c. Le moment passé, cet article subira la circoncision comme les autres. Mais en général les inventions & les idées nouvelles introduisant une disproportion nécessaire ; & la premiere édition étant celle de toutes qui contient le plus de choses, sinon récemment inventées, du-moins aussi peu connues que si elles avoient ce caractere, il est évident & par cette raison & par celles qui précedent, que c’est l’édition où il doit régner le plus de désordre ; mais qui en revanche montrera à-travers ses irrégularités un air original qui passera difficilement dans les éditions suivantes.

Pourquoi l’ordre encyclopedique est-il si parfait & si régulier dans l’auteur anglois ? c’est que se bornant à compiler nos dictionnaires & à analyser un petit nombre d’ouvrages, n’inventant rien, s’en tenant rigoureusement aux choses connues, tout lui étant également intéressant ou indifférent, n’ayant ni d’acception pour aucune matiere, ni de moment favorable ou défavorable pour travailler, excepté celui de la migraine ou du spleen ; c’étoit un laboureur qui traçoit son sillon, superficiel, mais égal & droit. Il n’en est pas ainsi de notre ouvrage. On se pique. On veut avoir des morceaux d’appareil. C’est même peut-être en ce moment ma vanité. L’exemple de l’un en entraîne un autre. Les éditeurs se plaignent, mais inutilement. On se prévaut de leurs propres fautes contre eux-mêmes, & tout se porte à l’excès. Les articles de Chambers sont assez régulierement distribués ; mais ils sont vuides. Les nôtres sont pleins, mais irréguliers. Si Chambers eût rempli les siens, je ne doute point que son ordonnance n’en eût souffert.

Un troisieme ordre est celui qui expose la distribution particuliere à chaque partie. Ce sera le premier morceau qu’on exigera d’un collegue. Cet ordre ne me paroît pas entierement arbitraire ; il n’en est pas d’une science ainsi que de l’univers. L’univers est l’ouvrage infini d’un Dieu. Une science est un ouvrage fini de l’entendement humain. Il y a des premiers principes, des notions générales, des axiomes donnés. Voilà les racines de l’arbre. Il faut que cet arbre se ramifie le plus qu’il sera possible ; qu’il parte de l’objet général comme d’un tronc ; qu’il s’éleve d’abord aux grandes branches ou premieres divisions ; qu’il passe de ces maîtresses branches à de moindres rameaux ; & ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il se soit étendu jusqu’aux termes particuliers qui seront comme les feuilles & la chevelure de l’arbre. Et pourquoi ce détail seroit-il impossible ? chaque mot n’a-t-il pas sa place, ou, s’il est permis de s’exprimer ainsi, son pédicule & son insertion ? Tous ces arbres particuliers seront soigneusement recueillis ; & pour présenter les mêmes idées sous une image plus exacte, l’ordre encyclopédique général sera comme une mappemonde où l’on ne rencontrera que les grandes régions ; les ordres particuliers, comme des cartes particulieres de royaumes, de provinces, de contrées ; le dictionnaire, comme l’histoire géographique & détaillée de tous les lieux, la topographie générale & raisonnée de ce que nous connoissons dans le monde intelligible & dans le monde visible ; & les renvois serviront d’itinéraires dans ces deux mondes, dont le visible peut être regardé comme l’Ancien, & l’intelligible comme le Nouveau.

Il y a un quatrieme ordre moins général qu’aucun des précédens, c’est celui qui distribue convenablement plusieurs articles différens compris sous une même dénomination. Il paroît ici nécessaire de s’assujettir à la génération des idées, à l’analogie des matieres, à leur enchaînement naturel, de passer du simple au figuré, &c. Il y a des termes solitaires qui sont propres à une seule science, & qui ne doivent donner aucune sollicitude. Quant à ceux dont l’acception varie & qui appartiennent à plusieurs sciences & à plusieurs arts, il faut en former un petit systême dont l’objet principal soit d’adoucir & de pallier autant qu’on pourra la bisarrerie des disparates. Il faut en composer le tout le moins irrégulier & le moins décousu, & se laisser conduire tantôt par les rapports, quand il y en a de marqués, tantôt par l’importance des matieres ; & au défaut des rapports, par des tours originaux qui se présenteront d’autant plus fréquemment aux éditeurs qu’ils auront plus de génie, d’imagination & de connoissances. Il y a des matieres qui ne se séparent point ; telles que l’Histoire sacrée & l’Histoire profane, la Théologie & la Mythologie ; l’Histoire naturelle, la Physique, la Chimie & quelques arts, &c. La science étymologique, la connoissance historique des êtres & des noms, fourniront aussi un grand nombre de vûes différentes qu’on pourra toujours suivre sans crainte d’être embarrassé, obscur, ou ridicule.

Au milieu de ces différens articles de même dénomination à distribuer, l’éditeur se comportera comme s’il en étoit l’auteur ; il suivra l’ordre qu’il eût suivi s’il eût eu à considérer le mot sous toutes ses acceptions. Il n’y a point ici de loi générale à prescrire ; on en connoîtroit une, que le moindre inconvénient qu’il y auroit à la suivre, ce seroit l’ennui de l’uniformité. L’ordre encyclopedique général jetteroit de tems en tems dans des arrangemens bisarres. L’ordre alphabétique donneroit à tout moment des contrastes burlesques ; un article de Théologie se trouveroit relégué tout au-travers des arts méchaniques. Ce qu’on observera communément & sans inconvénient, c’est de débuter par l’acception simple & grammaticale ; de tracer sous l’acception grammaticale un petit tableau en raccourci de l’article en entier ; d’y présenter en exemples autant de phrases différentes, qu’il y a d’acceptions différentes ; d’ordonner ces phrases entr’elles, comme les différentes acceptions du mot doivent être ordonnées dans le reste de l’article ; à chaque phrase ou exemple, de renvoyer à l’acception particuliere dont il s’agit. Alors on verra presque toûjours la Logique succéder à la Grammaire, la Métaphysique à la Logique, la Théologie à la Métaphysique, la Morale à la Théologie, la Jurisprudence à la Morale, &c. malgré la diversité des acceptions, chaque article traité de cette maniere formera un ensemble ; & malgré cette unité commune à tous les articles, il n’y aura ni trop d’uniformité, ni monotonie. J’insiste sur la liberté & la variété de cette distribution, parce qu’elle est en même tems commode, utile & raisonnable. Il en est de la formation d’une Encyclopedie ainsi que de la fondation d’une grande ville. Il n’en faudroit pas construire toutes les maisons sur un même modele, quand on auroit trouvé un modele général, beau en lui-même & convenable à tout emplacement. L’uniformité des édifices, entraînant l’uniformité des voies publiques, répandroit sur la ville entiere un aspect triste & fatiguant. Ceux qui marchent ne résistent point à l’ennui d’un long mur, ou même d’une longue forêt qui les a d’abord enchantés.

Un bon esprit (& il faut supposer au moins cette qualité dans un éditeur) saura mettre chaque chose à sa place, & il n’y a pas à craindre qu’il ait dans les idées assez peu d’ordre, ou dans l’esprit assez peu de goût pour entremêler sans nécessité des acceptions disparates. Mais il y auroit aussi de l’injustice à l’accuser d’une bisarrerie qui ne seroit que la suite nécessaire de la diversité des matieres, des imperfections de la langue, & de l’abus des métaphores, qui transporte un même mot de la boutique d’un artisan sur les bancs de la Sorbonne, & qui rassemble les choses les plus hétérogenes sous une commune dénomination.

Mais quel que soit l’objet dont on traite, il faut exposer le genre auquel il appartient ; sa différence spécifique, ou la qualité qui le distingue, s’il y en a une ; ou plutôt l’assemblage de celles qui le constituent, (car il résulte de cet assemblage une différence nécessaire, sans quoi deux ou plusieurs êtres physiques étant absolument les mêmes au jugement de tous nos sens, nous ne les distinguerions pas) ; ses causes, quand on les connoît ; ce qu’on sait de ses effets ; ses qualités actives & passives ; son objet ; sa fin ; ses usages ; les singularités qu’on y remarque ; sa génération ; son accroissement ; ses vicissitudes ; ses dimensions ; son dépérissement, &c. d’où il s’ensuit qu’un même objet considéré sous tant de faces doit souvent appartenir à plusieurs sciences, & qu’un mot pris sous une seule acception fournira plusieurs articles différens. S’il s’agit, par exemple, de quelque substance minérale, c’est communément le grammairien ou le naturaliste qui s’en empare le premier ; il la transmet au physicien ; celui-ci au chimiste ; le chimiste au pharmacien ; le pharmacien au medecin, au cuisinier, au peintre, au teinturier, &c.

D’où naît un cinquieme ordre qui sera d’autant plus facile à instituer, que les collegues se seront renfermés plus rigoureusement dans les bornes de leurs parties, & qu’ils auront bien saisi le point de vûe sous lequel ils avoient à considérer la chose individuelle dont il s’agit. Une énumération méthodique & raisonnée des qualités déterminera ce cinquieme & dernier ordre qui sera aussi susceptible d’une grande variété. La suite des procédés par lesquels on fait passer une substance, selon l’usage auquel on la destine, suggérera la place que chaque notion doit occuper. Au reste, je pense qu’il faut laisser les collegues s’expliquer séparément. Le travail des éditeurs seroit infini, s’ils avoient à fondre tous leurs articles en un seul ; il convient d’ailleurs de reserver à chacun l’honneur de son travail, & au lecteur la commodité de ne consulter que l’endroit d’un article dont il a besoin.

J’exige seulement de la méthode, quelle qu’elle soit. Je ne voudrois pas qu’il y eût un seul article capital, sans division & sans sous-division. C’est l’ordre qui soulage la mémoire. Mais il est difficile qu’un auteur prenne cette attention pour le lecteur, qu’elle ne tourne à son propre avantage. Ce n’est qu’en méditant profondément sa matiere qu’on trouve une distribution générale. C’est presque toûjours la derniere idée importante qu’on rencontre. C’est une pensée unique qui se développe, qui s’étend & qui se ramifie, en se nourrissant de toutes les autres qui s’en rapprochent comme d’elles-mêmes. Celles qui se refusent à cette espece d’attraction, ou sont trop éloignées de sa sphere, ou elles ont quelqu’autre défaut plus considérable ; & dans l’un & l’autre cas, il est à propos de les rejetter. D’ailleurs un dictionnaire est fait pour être consulté ; & le point essentiel, c’est que le lecteur remporte nettement dans sa mémoire le résultat de sa lecture. Une marche à laquelle il faudroit s’assujettir quelquefois, parce qu’elle représente assez bien la méthode d’invention, c’est de partir des phénomenes individuels & particuliers, pour s’élever à des connoissances plus étendues & moins spécifiques ; de celles-ci à de plus générales encore, jusqu’à ce qu’on arrivât à la science des axiomes ou de ces propositions que leur simplicité, leur universalité, leur évidence, rendent indémontrables. Car en quelque matiere que ce soit, on n’a parcouru tout l’espace qu’on avoit à parcourir, que quand on est arrivé à un principe qu’on ne peut ni prouver, ni définir, ni éclaircir, ni obscurcir, ni nier, sans perdre une partie du jour dont on étoit éclairé, & faire un pas vers des ténebres qui finiroient par devenir très-profondes, si on ne mettoit aucune borne à l’argumentation.

Si je pense qu’il y a un point au-delà duquel il est dangereux de porter l’argumentation, je pense aussi qu’il ne faut s’arrêter, que quand on est bien sûr de l’avoir atteint. Toute science, tout art a sa métaphysique. Cette partie est toujours abstraite, élevée & difficile. Cependant ce doit être la principale d’un dictionnaire philosophique ; & l’on peut dire que tant qu’il y reste à défricher, il y a des phénomenes inexplicables, & réciproquement. Alors l’homme de lettres, le savant & l’artiste marchent dans les ténebres ; s’ils font quelques progrès, ils en sont redevables au hasard ; ils arrivent comme un voyageur égaré qui suit la bonne voie sans le savoir. Il est donc de la derniere importance de bien exposer la métaphysique des choses, ou leurs raisons premieres & générales ; le reste en deviendra plus lumineux & plus assûré dans l’esprit. Tous ces prétendus mysteres tant reprochés à quelques sciences, & tant allégués par d’autres pour pallier les leurs, discutés métaphysiquement, s’évanoüissent comme les phantômes de la nuit à l’approche du jour. L’art éclairé dès le premier pas s’avancera sûrement, rapidement, & toujours par la voie la plus courte. Il faut donc s’attacher à donner les raisons des choses, quand il y en a ; à assigner les causes, quand on les connoît ; à indiquer les effets, lorsqu’ils sont certains ; à résoudre les nœuds par une application directe des principes ; à démontrer les vérités ; à dévoiler les erreurs ; à décréditer adroitement les préjugés ; à apprendre aux hommes à douter & à attendre ; à dissiper l’ignorance ; à apprétier la valeur des connoissances humaines ; à distinguer le vrai du faux, le vrai du vraissemblable, le vraissemblable du merveilleux & de l’incroyable, les phénomenes communs des phénomenes extraordinaires, les faits certains des douteux, ceux-ci des faits absurdes & contraires à l’ordre de la nature ; à connoître le cours général des évenemens, & à prendre chaque chose pour ce qu’elle est, & par conséquent à inspirer le goût de la science, l’horreur du mensonge & du vice, & l’amour de la vertu ; car tout ce qui n’a pas le bonheur & la vertu pour fin derniere n’est rien.

Je ne peux souffrir qu’on s’appuie de l’autorité des auteurs dans les questions de raisonnement ; & qu’importe à la vérité que nous cherchons, le nom d’un homme qui n’est pas infaillible ? Point de Vers sur-tout, ils ont l’air si foible & si mesquin au-travers d’une discussion philosophique. Il faut renvoyer ces ornemens légers aux articles de littérature ; c’est là que je peux les approuver, pourvû qu’ils y soient placés par le goût, qu’ils y servent d’exemple, & qu’ils fassent sortir avec force le défaut qu’on reprend, ou qu’ils donnent de l’éclat à la beauté qu’on recommande.

Dans les traités scientifiques, c’est l’enchaînement des idées ou des phénomenes qui dirige la marche ; à mesure qu’on avance, la matiere se développe, soit en se généralisant, soit en se particularisant, selon la méthode qu’on a préferée. Il en sera de même par rapport à la forme générale d’un article particulier d’Encyclopédie, avec cette différence que le dictionnaire ou la co-ordination des articles aura des avantages qu’on ne pourra guere se procurer dans un traité scientifique, qu’aux dépens de quelque qualité ; & de ces avantages, elle en sera redevable aux renvois, partie de l’ordre encyclopédique la plus importante.

Je distingue deux sortes de renvois : les uns de choses, & les autres de mots. Les renvois de choses éclaircissent l’objet, indiquent ses liaisons prochaines avec ceux qui le touchent immédiatement, & ses liaisons éloignées avec d’autres qu’on en croiroit isolés ; rappellent les notions communes & les principes analogues ; fortifient les conséquences ; entrelacent la branche au tronc, & donnent au tout cette unité si favorable à l’établissement de la vérité & à la persuasion. Mais quand il le faudra, ils produiront aussi un effet tout contraire ; ils opposeront les notions ; ils feront contraster les principes ; ils attaqueront, ébranleront, renverseront secretement quelques opinions ridicules qu’on n’oseroit insulter ouvertement. Si l’auteur est impartial, ils auront toujours la double fonction de confirmer & de réfuter ; de troubler & de concilier.

Il y auroit un grand art & un avantage infini dans ces derniers renvois. L’ouvrage entier en recevroit une force interne & une utilité secrete, dont les effets sourds seroient nécessairement sensibles avec le tems. Toutes les fois, par exemple, qu’un préjugé national mériteroit du respect, il faudroit à son article particulier l’exposer respectueusement, & avec tout son cortege de vraissemblance & de séduction ; mais renverser l’édifice de fange, dissiper un vain amas de poussiere, en renvoyant aux articles où des principes solides servent de base aux vérités opposées. Cette maniere de détromper les hommes opere très-promptement sur les bons esprits, & elle opere infailliblement & sans aucune fâcheuse conséquence, secretement & sans éclat, sur tous les esprits. C’est l’art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes. Si ces renvois de confirmation & de réfutation sont prévus de loin, & préparés avec adresse, ils donneront à une Encyclopédie le caractere que doit avoir un bon dictionnaire ; ce caractere est de changer la façon commune de penser. L’ouvrage qui produira ce grand effet général, aura des défauts d’exécution ; j’y consens. Mais le plan & le fond en seront excellens. L’ouvrage qui n’opérera rien de pareil, sera mauvais. Quelque bien qu’on en puisse dire d’ailleurs ; l’éloge passera, & l’ouvrage tombera dans l’oubli.

Les renvois de mots sont très-utiles. Chaque science, chaque art a sa langue. Où en seroit-on, si toutes les fois qu’on employe un terme d’art, il falloit en faveur de la clarté, en répéter la définition ? Combien de redites ? & peut-on douter que tant de digressions & de parenthèses, tant de longueurs ne rendissent obscur. Il est aussi commun d’être diffus & obscur, qu’obscur & serré ; & si l’un est quelquefois fatiguant, l’autre est toûjours ennuyeux. Il faut seulement, lorsqu’on fait usage de ces mots & qu’on ne les explique pas, avoir l’attention la plus scrupuleuse de renvoyer aux endroits où il en est question, & ausquels on ne seroit conduit que par l’analogie, espece de fil qui n’est pas entre les mains de tout le monde. Dans un Dictionnaire universel des Sciences & des Arts, on peut être contraint en plusieurs circonstances à supposer du jugement, de l’esprit, de la pénétration ; mais il n’y en a aucune où l’on ait dû supposer des connoissances. Qu’un homme peu intelligent se plaigne, s’il le veut, ou de l’ingratitude de la nature, ou de la difficulté de la matiere, mais non de l’auteur, s’il ne lui manque rien pour entendre, ni du côté des choses ni du côté des mots.

Il y a une troisieme sorte de renvois à laquelle il ne faut ni s’abandonner, ni se refuser entierement ; ce sont ceux qui en rapprochant dans les sciences certains rapports, dans des substances naturelles des qualités analogues, dans les arts des manœuvres semblables, conduiroient ou à de nouvelles vérités spéculatives, ou à la perfection des arts connus, ou à l’invention de nouveaux arts, ou à la restitution d’anciens arts perdus. Ces renvois sont l’ouvrage de l’homme de génie. Heureux celui qui est en état de les appercevoir. Il a cet esprit de combinaison, cet instinct que j’ai défini dans quelques-unes de mes pensées sur l’interprétation de la nature. Mais il vaut encore mieux risquer des conjectures chimériques, que d’en laisser perdre d’utiles. C’est ce qui m’enhardit à proposer celles qui suivent.

Ne pourroit-on pas soupçonner sur l’inclinaison & la déclinaison de l’aiguille aimantée, que son extrémité décrit d’un mouvement composé une petite ellipse semblable à celle que décrit l’extrémité de l’axe de la terre ?

Sur les cas très-rares où la nature nous offre des phénomenes solitaires qui soient permanens, tels que l’anneau de Saturne ; ne pourroit-on pas faire rentrer celui-ci dans la loi générale & commune, en considérant cet anneau, non comme un corps continu, mais comme un certain nombre de satellites mus dans un même plan, avec une vîtesse capable de perpétuer sur nos yeux une sensation non-interrompue d’ombre ou de lumiere ? C’est à mon collegue M. d’Alembert à apprétier ces conjectures.

Ou pour en venir à des objets plus voisins de nous, & d’une utilité plus certaine ; pourquoi n’exécuteroit-on pas des figures de plantes, d’oiseaux, d’animaux & d’hommes, en un mot des tableaux, sur le métier des ouvriers en soie, où l’on exécute déjà des fleurs & des feuilles si parfaitement nuancées ?

Quelle impossibilité y auroit-t-il à remplir sur les mêmes métiers les fonds de ces tapisseries en laine qu’on fait à l’aiguille, & à ne laisser que les endroits du dessein à nuancer, vuides & prêts à être achevés à la main, soit en laine, soit en soie ? ce qui donneroit pour la célérité de l’exécution de ces sortes d’ouvrages au métier, celle qu’on a dans la machine à bas pour la façon des mailles. J’invite les Artistes à méditer là-dessus.

Ne pourroit-on pas étendre le petit art d’imprimer en caracteres percés, à l’impression ou à la copie de la Musique ? On auroit du papier réglé. Les portées de ce papier seroient aussi tracées sur les petites lames des caracteres. A l’aide de ces traits & des jours mêmes des caracteres, on les rangeroit facilement sur les portées. Les barres qui séparent les mesures, celles qui lient les notes, & tous les autres signes de la Musique seroient au nombre des caracteres. On donneroit aux lames des largeurs qui seroient entr’elles comme les valeurs des notes ; conséquemment les notes occuperoient sur une portée des espaces proportionnés à leurs valeurs, & les mesures se correspondroient rigoureusement les unes aux autres, sur différentes portées, sans la moindre attention de la part du musicien. Cela fait, on auroit un chassi qui contiendroit chaque portée, qu’on appliqueroit successivement sur autant de papiers différens qu’on voudroit, ce qui donneroit autant de copies d’un même morceau. La seule peine qu’il faudroit prendre, ce seroit de hausser & baisser avec un petit instrument les petites lames mobiles les unes entre les autres, dans les endroits où elles ne correspondroient pas aussi exactement qu’il le faut, soit aux lignes, soit aux entre-lignes. J’abandonne le jugement de cette idée à mon ami M. Rousseau.

Enfin une derniere sorte de renvoi qui peut être ou de mot, ou de chose, ce sont ceux que j’appellerois volontiers satyriques ou épigrammatiques ; tel est, par exemple, celui qui se trouve dans un de nos articles, où à la suite d’un éloge pompeux on lit, voyez Capuchon. Le mot burlesque capuchon, & ce qu’on trouve à l’article capuchon, pourroit faire soupçonner que l’éloge pompeux n’est qu’une ironie, & qu’il faut lire l’article avec précaution, & en peser exactement tous les termes.

Je ne voudrois pas supprimer entierement ces renvois, parce qu’ils ont quelquefois leur utilité. On peut les diriger secretement contre certains ridicules, comme les renvois philosophiques contre certains préjugés. C’est quelquefois un moyen délicat & léger de repousser une injure, sans presque se mettre sur la défensive, & d’arracher le masque à de graves personnages, qui curios simulant & bacchanalia vivunt. Mais je n’en aime pas la fréquence ; celui-même que j’ai cité ne me plaît pas. De fréquentes allusions de cette nature couvriroient de ténebres un ouvrage. La postérité qui ignore de petites circonstances qui ne méritoient pas de lui être transmises, ne sent plus la finesse de l’à-propos, & regarde ces mots qui nous égayent, comme des puérilités. Au lieu de composer un dictionnaire sérieux & philosophique, on tombe dans la pasquinade. Tout bien considéré, j’aimerois mieux qu’on dît la vérité sans détour, & que, si par malheur ou par hasard on avoit à faire à des hommes perdus de réputation, sans connoissances, sans mœurs, & dont le nom fût presque devenu un terme deshonnête, on s’abstînt de les nommer ou par pudeur, ou par charité, ou qu’on tombât sur eux sans ménagement, qu’on leur fît la honte la plus ignominieuse de leurs vices, qu’on les rappellât à leur état & à leurs devoirs par des traits sanglans, & qu’on les poursuivît avec l’amertume de Perse & le fiel de Juvénal ou de Buckanan.

Je sai qu’on dit des ouvrages où les auteurs se sont abandonnés à toute leur indignation : Cela est horrible ! On ne traite point les gens avec cette dureté-là ! Ce sont des injures grossieres qui ne peuvent se lire, & autres semblables discours qu’on a tenus dans tous les tems & de tous les ouvrages où le ridicule & la méchanceté ont été peints avec le plus de force, & que nous lisons aujourd’hui avec le plus de plaisir. Expliquons cette contradiction de nos jugemens. Au moment où ces redoutables productions furent publiées, tous les méchans allarmés craignirent pour eux : plus un homme étoit vicieux, plus il se plaignoit hautement. Il objectoit au satyrique, l’âge, le rang, la dignité de la personne, & une infinité de ces petites considérations passageres qui s’affoiblissent de jour en jour & qui disparoissent avant la fin du siecle. Croit-on qu’au tems où Juvénal abandonnoit Messaline aux portefaix de Rome, & où Perse prenoit un bas valet, & le transformoit en un grave personnage, en un magistrat respectable, les gens de robe d’un côté, & toutes les femmes galantes de l’autre ne se récrierent pas, ne dirent pas de ces traits qu’ils étoient d’une indécence horrible & punissable ? Si l’on n’en croit rien, on se trompe. Mais les circonstances momentanées s’oublient ; la postérité ne voit plus que la folie, le ridicule, le vice & la méchanceté, couverts d’ignominie, & elle s’en réjoüit comme d’un acte de justice. Celui qui blâme le vice légerement ne me paroît pas assez ami de la vertu. On est d’autant plus indigné de l’injustice, qu’on est plus éloigne de la commettre ; & c’est une foiblesse repréhensible que celle qui nous empêche de montrer pour la méchanceté, la bassesse, l’envie, la duplicité, cette haine vigoureuse & profonde que tout honnête homme doit ressentir.

Quelle que soit la nature des renvois, on ne pourra trop les multiplier. Il vaudroit mieux qu’il y en eût de superflus que d’omis. Un des effets les plus immédiats, & des avantages les plus importans de la multiplicité des renvois, ce sera premierement, de perfectionner la nomenclature. Un article essentiel a rapport à tant d’articles différens, qu’il seroit comme impossible, que quelqu’un des travailleurs n’y eût pas renvoyé. D’où il s’ensuit qu’il ne peut être oublié ; car tel mot qui n’est qu’accessoire dans une matiere, est le mot important dans une autre. Mais il en sera des choses ainsi que des mots. L’un fait mention d’un phénomene, & renvoye à l’article particulier de ce phénomene ; l’autre d’une qualité, & renvoye à l’article de la substance ; celui-ci d’un système, celui-là d’un procédé, & chacun fait son renvoi à l’endroit convenable, non sur ce qu’il contient, car il ne lui a point été communiqué, mais sur ce qu’il présume y devoir être contenu, pour éclaircir & completer l’article qu’il travaille. Ainsi à tout moment la Grammaire renverra à la Dialectique, la Dialectique à la Métaphysique, la Métaphysique à la Théologie, la Théologie à la Jurisprudence, la Jurisprudence à l’Histoire, l’Histoire à la Géographie & à la Chronologie, la Chronologie à l’Astronomie, l’Astronomie à la Géométrie, la Géométrie à l’Algebre, l’Algebre à l’Arithmétique, &c. Une précaution de la derniere conséquence, c’est de n’avoir pas assez bonne opinion de son collegue pour croire qu’il n’aura rien omis. Il y a tant d’autres raisons que la mauvaise foi, soit pour passer un article, soit pour n’y pas traiter tout ce qui est de son objet, qu’on ne peut être trop scrupuleux à y renvoyer.

Ce sera secondement, d’éviter les répétitions. Toutes les Sciences empietent les unes sur les autres : ce sont des rameaux continus & partant d’un même tronc. Celui qui compose un ouvrage, n’entre pas dans son sujet d’une maniere abrupte, ne s’y renferme pas en rigueur, n’en sort pas brusquement : il est contraint d’anticiper sur un terrein voisin du sien d’un côté ; ses conséquences le portent souvent dans un autre terrein contigu du côté opposé ; & combien d’autres excursions nécessaires dans le corps de l’ouvrage ? Quelle est la fin des avant-propos, des introductions, des préfaces, des exordes, des épisodes, des digressions, des conclusions ? Si l’on séparoit scrupuleusement d’un livre, ce qui est hors du sujet qu’on y traite, on le réduiroit presque toûjours au quart de son volume. Que fait l’enchaînement encyclopédique ? cette circonscription sévére. Il marque si exactement les limites d’une matiere, qu’il ne reste dans un article, que ce qui lui est essentiel. Une seule idée neuve engendre des volumes sous la plume d’un écrivain ; ces volumes se réduisent à quelques lignes sous la plume d’un encyclopédiste. On y est asservi, sans s’en appercevoir, à ce que la méthode des Géometres a de plus serré & de plus précis. On marche rapidement. Une page présente toûjours autre chose que celle qui la devance ou la suit. Le besoin d’une proposition, d’un fait, d’un aphorisme, d’un phénomene, d’un système, n’exige qu’une citation en Encyclopédie, non plus qu’en Géométrie. Le géometre renvoye d’un théorème ou d’un problème à un autre, & l’encyclopédiste d’un article à un autre. Et c’est ainsi que deux genres d’ouvrages, qui paroissent d’une nature très-différente, parviennent par un même moyen, à former un ensemble très-serré, très-lié, & très-continu. Ce que je dis est d’une telle exactitude, que la méthode selon laquelle les Mathématiques sont traitées dans notre Dictionnaire, est la même qu’on a suivie pour les autres matieres. Il n’y a sous ce point de vûe aucune différence entre un article d’Algebre, & un article de Théologie.

Par le moyen de l’ordre encyclopédique, de l’universalité des connoissances & de la fréquence des renvois, les rapports augmentent, les liaisons se portent en tout sens, la force de la démonstration s’accroît, la nomenclature se complete, les connoissances se rapprochent & se fortifient ; on apperçoit ou la continuité, ou les vuides de notre système, ses côtés foibles, ses endroits forts, & d’un coup-d’œil quels sont les objets auxquels il importe de travailler pour sa propre gloire, & pour la plus grande utilité du genre humain. Si notre Dictionnaire est bon, combien il produira d’ouvrages meilleurs ?

Mais comment un éditeur vérifiera-t-il jamais ces renvois, s’il n’a pas tout son manuscrit sous les yeux ? Cette condition me paroît d’une telle importance que je prononcerai de celui qui fait imprimer la premiere feuille d’une Encyclopédie, sans avoir prélû vingt fois sa copie, qu’il ne sent pas l’étendue de sa fonction ; qu’il est indigne de diriger une si haute entreprise ; ou qu’enchaîné, comme nous l’avons été, par des évenemens qu’on ne peut prévoir, il s’est trouvé inopinément engagé dans ce labyrinthe, & contraint par honneur d’en sortir le moins mal qu’il pourroit.

Un éditeur ne donnera jamais au tout un certain degré de perfection, s’il n’en possede les parties que successivement. Il seroit plus difficile de juger ainsi de l’ensemble d’un dictionnaire universel, que de l’ordonnance générale d’un morceau d’architecture, dont on ne verroit les différens ordres que séparés, & les uns après les autres. Comment n’omettra-t-il pas des renvois ? Comment ne lui en échappera-t-il pas d’inutiles, de faux, de ridicules ? Un auteur renvoye en preuve, du moins c’est son dessein, & il se trouve qu’il a renvoyé en objection. L’article qu’un autre aura cité, ou n’existera point du tout, ou ne renfermera rien d’analogue à la matiere dont il s’agit. Un autre inconvénient ; c’est qu’il ne manque quelque portion du manuscrit, que parce que l’auteur la compose à mesure que l’ouvrage s’imprime ; d’où il arrivera qu’abusant des renvois pour consulter son loisir, ou pour écouter sa paresse, la matiere sera mal distribuée, les premiers volumes en seront vuides, les derniers surchargés, & l’ordre naturel entierement perverti. Mais il y a pis à craindre, c’est que ce travailleur, à la fin accablé sous une multitude prodigieuse d’articles renvoyés d’une lettre à une autre, ne les estropie, ou même ne les fasse point du tout, & ne les remette à une autre édition. Il balancera d’autant moins à prendre ce dernier parti, qu’alors la fortune de l’ouvrage sera faite, ou ne se fera point. Mais dans quel étrange embarras ne tombera-t-on pas, s’il arrive que le collegue, qui ne marche dans son travail qu’avec l’impression, meure ou soit surpris d’une longue maladie ! L’expérience nous a malheureusement appris à redouter ces évenemens, quoique le public ne s’en soit point encore apperçu.

Si l’éditeur a tout son manuscrit sous ses mains, il prendra une partie, il la suivra dans toutes ses ramifications. Ou elle contiendra tout ce qui est de son objet, ou elle sera incomplete ; si elle est incomplete, il est bien difficile qu’il ne soit pas instruit des omissions, par les renvois qui se feront des autres parties à celle qu’il examine, comme les renvois de celle-ci à d’autres, lui indiqueront ce qui sera dans ces dernieres, ou ce qu’il y faudra suppléer. Si un mot étoit tellement isolé, qu’il n’en fût mention dans aucune partie, soit en discours, soit en renvoi, j’ose assûrer qu’il pourroit être omis presque sans conséquence. Mais pense-t-on qu’il y en ait beaucoup de cette nature, même parmi les choses individuelles & particulieres ? il faudroit que celle dont il s’agit, n’eût aucune place remarquable dans les Sciences, aucune espece utile, aucun usage dans les Arts. Le maronnier d’Inde, cet arbre si fécond en fruits inutiles, n’est pas même dans ce cas. Il n’y a rien d’existant dans la nature ou dans l’entendement, rien de pratiqué ou d’employé dans les atteliers, qui ne tienne par un grand nombre de fils au système général de la connoissance humaine. Si au contraire la chose omise étoit importante ; pour que l’omission n’en fût ni apperçue ni réparée, il faudroit supposer au moins une seconde omission, qui en entraîneroit au moins une troisieme, & ainsi de suite, jusqu’à un être solitaire, isolé, & placé sur les dernieres limites du système. Il y auroit un ordre entier d’êtres ou de notions supprimé, ce qui est métaphysiquement impossible. S’il reste sur la ligne un de ces êtres, ou une de ces notions, on sera conduit de-là, tant en descendant qu’en montant, à la restitution d’une autre, & ainsi de suite, jusqu’à ce que tout l’intervalle vuide soit rempli, la chaîne complete, & l’ordre encyclopédique continu.

En détaillant ainsi comment une véritable Encyclopédie doit être faite, nous établissons des regles bien séveres, pour examiner & juger celle que nous publions. Quelqu’usage qu’on fasse de ces regles, ou pour ou contre nous, elles prouveront du moins que personne n’étoit plus en état que les auteurs de critiquer leur ouvrage. Reste à savoir si nos ennemis, après avoir donné jusqu’à présent d’assez fortes preuves d’ignorance, ne se résoudront pas à en donner de lâcheté, en nous attaquant avec des armes que nous n’aurons pas craint de leur mettre à la main.

La prélecture réitérée du manuscrit complet, obvieroit à trois sortes de supplémens, de choses, de mots, & de renvois. Combien de termes, tantôt définis, tantôt seulement énoncés dans le courant d’un article, & qui rentreroient dans l’ordre alphabétique ? Combien de connoissances annoncées dans un endroit où on ne les chercheroit pas inutilement ? Combien de principes qui restent isolés, & qu’on auroit rapprochés par un mot de réclame ? Les renvois sont dans un article, comme ces pierres d’attente qu’on voit inégalement séparées les unes des autres, & saillantes sur les extrémités verticales d’un long mur, ou sur la convexité d’une voûte, & dont les intervalles annoncent ailleurs de pareils intervalles & de pareilles pierres d’attente.

J’insiste d’autant plus fortement sur la nécessité de posséder toute la copie, que les omissions sont, à mon avis, les plus grands défauts d’un dictionnaire. Il vaut encore mieux qu’un article soit mal fait, que de n’être point fait. Rien ne chagrine tant un lecteur, que de ne pas trouver le mot qu’il cherche. En voici un exemple frappant, que je rapporte d’autant plus librement, que je dois en partager le reproche. Un honnête homme achete un ouvrage auquel j’ai travaillé : il étoit tourmenté par des crampes, & il n’eut rien de plus pressé que de lire l’article crampe : il trouve ce mot, mais avec un renvoi à convulsion ; il recourt à convulsion, d’où il est renvoyé à muscle, d’où il est renvoyé à spasme, où il ne trouve rien sur la crampe. Voilà, je l’avoue, une faute bien ridicule ; & je ne doute point que nous ne l’ayons commise vingt fois dans l’Encyclopédie. Mais nous sommes en droit d’exiger un peu d’indulgence. L’ouvrage auquel nous travaillons, n’est point de notre choix : nous n’avons point ordonné les premiers matériaux qu’on nous a remis, & on nous les a, pour ainsi dire, jettés dans une confusion bien capable de rebuter quiconque auroit eu ou moins d’honnêteté, ou moins de courage. Nos collegues nous sont témoins des peines que nous avons prises & que nous prenons encore : personne ne sait comme eux, ce qu’il nous en a coûté, & ce qu’il nous en coûte, pour répandre sur l’ouvrage toute la perfection d’une premiere tentative ; & nous nous sommes proposés, sinon d’obvier, du moins de satisfaire aux reproches que nous aurons encourus ; en relisant notre Dictionnaire, quand nous l’aurons achevé, dans le dessein de completer la nomenclature, la matiere, & les renvois.

Il n’y a rien de minutieux dans l’exécution d’un grand ouvrage : la négligence la plus legere a des suites importantes : le manuscrit m’en fournit un exemple : rempli de noms personnels, de termes d’arts, de caracteres, de chiffres, de lettres, de citations, de renvois, &c. l’édition fourmillera de fautes, s’il n’est pas de la derniere exactitude. Je voudrois donc qu’on invitât les Encyclopédistes, à écrire en lettres majuscules, les mots sur lesquels il seroit facile de se méprendre. On éviteroit par ce moyen, presque toutes les fautes d’impression ; les articles seroient corrects, les auteurs n’auroient point à se plaindre, & le lecteur ne seroit jamais perplexe. Quoique nous n’ayons pas eu l’avantage de posséder un manuscrit tel que nous l’aurions pû desirer ; cependant il y a peu d’ouvrages imprimés avec plus d’exactitude & plus d’élégance que le nôtre. Les soins & l’habileté du Typographe l’ont emporté sur le desordre & les imperfections de la copie ; & nous n’offenserons aucun de nos collegues, en assûrant que dans le grand nombre de ceux qui ont eu quelque part à l’Encyclopédie, il n’y a personne qui ait mieux satisfait à ses engagemens, que l’Imprimeur. Sous cet aspect, qui a frappé & qui frappera dans tous les tems les gens de goût & les bibliomanes, les éditions subséquentes égaleront difficilement la premiere.

Nous croyons sentir tous les avantages d’une entreprise telle que celle dont nous nous occupons. Nous croyons n’avoir eu que trop d’occasions de connoître combien il étoit difficile de sortir avec quelque succès d’une premiere tentative, & combien les talens d’un seul homme, quel qu’il fût, étoient au-dessous de ce projet. Nous avions là-dessus, longtems avant que d’avoir commencé, une partie des lumieres & toute la défiance qu’une longue méditation pouvoit inspirer. L’expérience n’a point affoibli ces dispositions. Nous avons vû, à mesure que nous travaillions, la matiere s’étendre, la nomenclature s’obscurcir, des substances ramenées sous une multitude de noms différens, les instrumens, les machines & les manœuvres se multiplier sans mesure, & les détours nombreux d’un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. Nous avons vû combien il en coûtoit pour s’assûrer que les mêmes choses étoient les mêmes, & combien, pour s’assûrer que d’autres qui paroissoient très-différentes, n’étoient pas différentes. Nous avons vû que cette forme alphabétique, qui nous ménageoit à chaque instant des repos, qui répandoit tant de variété dans le travail, & qui sous ces points de vûe, paroissoit si avantageuse à suivre dans un long ouvrage, avoit ses difficultés qu’il falloit surmonter à chaque instant. Nous avons vû qu’elle exposoit à donner aux articles capitaux, une étendue immense, si l’on y faisoit entrer tout ce qu’on pouvoit assez naturellement espérer d’y trouver ; ou à les rendre secs & appauvris, si, à l’aide des renvois, on les élaguoit, & si l’on en excluoit beaucoup d’objets qu’il n’étoit pas impossible d’en séparer. Nous avons vû combien il étoit important & difficile de garder un juste milieu. Nous avons vû combien il échappoit de choses inexactes & fausses ; combien on en omettoit de vraies. Nous avons vû qu’il n’y avoit qu’un travail de plusieurs siecles, qui pût introduire entre tant de matériaux rassemblés, la forme véritable qui leur convenoit ; donner à chaque partie son étendue ; réduire chaque article à une juste longueur ; supprimer ce qu’il y a de mauvais ; suppléer ce qui manque de bon, & finir un ouvrage qui remplît le dessein qu’on avoit formé, quand on l’entreprit. Mais nous avons vû que de toutes les difficultés, une des plus considérables, c’étoit de le produire une fois, quelqu’informe qu’il fût, & qu’on ne nous raviroit pas l’honneur d’avoir surmonté cet obstacle. Nous avons vû que l’Encyclopédie ne pouvoit être que la tentative d’un siecle philosophe ; que ce siecle étoit arrivé ; que la renommée, en portant à l’immortalité les noms de ceux qui l’acheveroient, peut-être ne dédaigneroit pas de se charger des nôtres ; & nous nous sommes sentis ranimés par cette idée si consolante & si douce, qu’on s’entretiendroit aussi de nous, lorsque nous ne serions plus ; par ce murmure si voluptueux, qui nous faisoit entendre dans la bouche de quelques-uns de nos contemporains, ce que diroient de nous des hommes à l’instruction & au bonheur desquels nous nous immolions, que nous estimions & que nous aimions, quoiqu’ils ne fussent pas encore. Nous avons senti se développer en nous ce germe d’émulation, qui envie au trépas la meilleure partie de nous-mêmes, & ravit au néant les seuls momens de notre existence dont nous soyons réellement flatés. En effet, l’homme se montre à ses contemporains & se voit tel qu’il est, composé bisarre de qualités sublimes & de foiblesses honteuses. Mais les foiblesses suivent la dépouille mortelle dans le tombeau, & disparoissent avec elle ; la même terre les couvre : il ne reste que les qualités éternisées dans les monumens qu’il s’est élevés à lui-même, ou qu’il doit à la vénération & à la reconnoissance publiques ; honneurs dont la conscience de son propre mérite lui donne une joüissance anticipée ; joüissance aussi pure, aussi forte, aussi réelle qu’aucune autre joüissance, & dans laquelle il ne peut y avoir d’imaginaire, que les titres sur lesquels on fonde ses prétentions. Les nôtres sont déposés dans cet ouvrage ; la postérité les jugera.

J’ai dit qu’il n’appartenoit qu’à un siecle philosophe, de tenter une Encyclopédie ; & je l’ai dit, parce que cet ouvrage demande par-tout plus de hardiesse dans l’esprit, qu’on n’en a communément dans les siecles pusillanimes du goût. Il faut tout examiner, tout remuer sans exception & sans ménagement : oser voir, ainsi que nous commençons à nous en convaincre, qu’il en est presque des genres de littérature, ainsi que de la compilation générale des lois, & de la premiere formation des villes ; que c’est à un hasard singulier, à une circonstance bisarre, quelquefois à un essor du génie, qu’ils ont dû leur naissance ; que ceux qui sont venus après les premiers inventeurs, n’ont été, pour la plûpart, que leurs esclaves ; que des productions qu’on devoit regarder comme le premier degré, prises aveuglément pour le dernier terme, au lieu d’avancer un art à sa perfection, n’ont servi qu’à le retarder, en réduisant les autres hommes à la condition servile d’imitateurs ; qu’aussi-tôt qu’un nom fut donné à une composition d’un caractere particulier, il fallut modeler rigoureusement sur cette esquisse, toutes celles qui se firent ; que s’il parut de tems en tems un homme d’un génie hardi & original, qui, fatigué du joug reçû, osa le secoüer, s’éloigner de la route commune, & enfanter quelqu’ouvrage auquel le nom donné & les lois prescrites ne furent point exactement applicables, il tomba dans l’oubli, & y resta très-long-tems. Il faut fouler aux piés toutes ces vieilles puérilités ; renverser les barrieres que la raison n’aura point posées ; rendre aux Sciences & aux Arts une liberté qui leur est si prétieuse, & dire aux admirateurs de l’antiquité, appellez le Marchand de Londres, comme il vous plaira, pourvû que vous conveniez que cette piece étincelle de beautés sublimes. Il falloit un tems raisonneur, où l’on ne cherchât plus les regles dans les auteurs, mais dans la nature, & où l’on sentît le faux & le vrai de tant de poétiques arbitraires : je prends le terme de poétique dans son acception la plus générale, pour un système de regles données, selon lesquelles, en quelque genre que ce soit, on prétend qu’il faut travailler pour réussir.

Mais ce siecle s’est fait attendre si long-tems, que j’ai pensé quelquefois qu’il seroit heureux pour un peuple, qu’il ne se rencontrât point chez lui un homme extraordinaire, sous lequel un art naissant fît ses premiers progrès trop grands & trop rapides, & qui en interrompît le mouvement insensible & naturel. Les ouvrages de cet homme seront nécessairement des composés monstrueux, parce que le génie & le bon goût sont deux qualités très-différentes. La nature donne l’un en un moment : l’autre est le produit des siecles. Ces monstres deviendront des modeles nationaux ; ils décideront le goût d’un peuple. Les bons esprits qui succéderont, trouveront en leur faveur une prévention qu’ils n’oseront heurter ; & la notion du Beau s’obscurcira, comme il arriveroit à celle du Bien de s’obscurcir chez des barbares qui auroient pris une vénération excessive pour quelque chef d’un caractere équivoque, qui se seroit rendu recommandable par des services importans & des vices heureux. Dans le moral, il n’y a que Dieu qui doive servir de modele à l’homme ; dans les Arts, que la nature. Si les Sciences & les Arts s’avancent par des degrés insensibles, un homme ne différera pas assez d’un autre pour lui en imposer, fonder un genre adopté, & donner un goût à la nation ; conséquemment la nature & la raison conserveront leurs droits. Elles les avoient perdus ; elles sont sur le point de les recouvrer ; & l’on va voir combien il nous importoit de connoître & de saisir ce moment.

Tandis que les siecles s’écoulent, la masse des ouvrages s’accroît sans cesse, & l’on prévoit un moment où il seroit presqu’aussi difficile de s’instruire dans une bibliotheque, que dans l’univers, & presqu’aussi court de chercher une vérité subsistante dans la nature, qu’égarée dans une multitude immense de volumes ; il faudroit alors se livrer, par nécessité, à un travail qu’on auroit négligé d’entreprendre, parce qu’on n’en auroit pas senti le besoin.

Si l’on se représente la face de la Littérature dans les tems où l’impression n’étoit pas encore, on verra un petit nombre d’hommes de génie occupés à composer, & un peuple innombrable de manouvriers occupés à transcrire. Si l’on anticipe sur les siecles à venir, & qu’on se représente la face de la Littérature, lorsque l’impression, qui ne se repose point, aura rempli de volumes d’immenses bâtimens ; on la trouvera partagée derechef en deux classes d’hommes. Les uns liront peu & s’abandonneront à des recherches qui seront nouvelles ou qu’ils prendront pour telles, (car si nous ignorons déjà une partie de ce qui est contenu dans tant de volumes publiés en toutes sortes de langues, nous saurons bien moins encore ce que renfermeront ces volumes augmentés d’un nombre d’autres cent fois, mille fois plus grand) ; les autres, manouvriers incapables de rien produire, s’occuperont à feuilleter jour & nuit ces volumes, & à en séparer ce qu’ils jugeront digne d’être recueilli & conservé. Cette prédiction ne commence-t-elle pas à s’accomplir ? & plusieurs de nos littérateurs ne sont-ils pas déjà employés à réduire tous nos grands livres à de petits où l’on trouve encore beaucoup de superflu ? Supposons maintenant leurs analyses bien faites, & distribuées sous la forme alphabetique en un nombre de volumes ordonnés par des hommes intelligens, & l’on aura les matériaux d’une Encyclopédie.

Nous avons donc entrepris aujourd’hui pour le bien des Lettres, & par intérêt pour le genre humain, un Ouvrage auquel nos neveux auroient été forcés de se livrer, mais dans des circonstances beaucoup moins favorables ; lorsque la surabondance des livres leur en auroit rendu l’exécution très-pénible.

Qu’il me soit permis, avant que d’entrer plus avant dans l’examen de la matiere encyclopédique, de jetter un coup d’œil sur ces auteurs qui occupent déjà tant de rayons dans nos bibliotheques, qui gagnent du terrein tous les jours, & qui dans un siecle ou deux rempliront seuls des édifices. C’est, ce me semble, une idée bien mortifiante pour ces volumineux écrivains, que de tant de papiers qu’ils ont couverts d’écriture, il n’y aura pas une ligne à extraire pour le dictionnaire universel de la connoissance humaine. S’ils ne se soûtiennent par l’excellence du coloris, qualité particuliere aux hommes de génie, je demande ce qu’ils deviendront.

Mais il est naturel que ces réflexions qui nous échappent sur le sort de tant d’autres, nous fassent rentrer en nous-mêmes, & considérer le sort qui nous attend. J’examine notre travail sans partialité ; je vois qu’il n’y a peut-être aucune sorte de faute que nous n’ayons commise, & je suis forcé d’avouer que d’une Encyclopédie telle que la nôtre, il en entreroit à peine les deux tiers dans une véritable Encyclopédie. C’est beaucoup, sur-tout si l’on convient qu’en jettant les premiers fondemens d’un pareil ouvrage, l’on a été forcé de prendre pour base un mauvais auteur, quel qu’il fût, Chambers, Alstedius, ou un autre. Il n’y a presqu’aucun de nos collegues qu’on eût déterminé à travailler, si on lui eût proposé de composer à neuf toute sa partie ; tous auroient été effrayés, & l’Encyclopédie ne se seroit point faite. Mais en présentant à chacun un rouleau de papiers, qu’il ne s’agissoit que de revoir, corriger, augmenter ; le travail de création, qui est toûjours celui qu’on redoute, disparoissoit, & l’on se laissoit engager par la considération la plus chimérique. Car ces lambeaux décousus se sont trouvés si incomplets, si mal composés, si mal traduits, si pleins d’omissions, d’erreurs, & d’inexactitudes, si contraires aux idées de nos collegues, que la plûpart les ont rejettés. Que n’ont-ils eu tous le même courage ? Le seul avantage qu’en ayent retiré les premiers, c’est de connoître d’un coup d’œil la nomenclature de leur partie, qu’ils auroient pû trouver du moins aussi complete dans des tables de différens ouvrages, ou dans quelque dictionnaire de langue.

Ce frivole avantage a coûté bien cher. Que de tems perdu à traduire de mauvaises choses ? que de dépenses pour se procurer un plagiat continuel ? combien de fautes & de reproches qu’on se seroit épargnés avec une simple nomenclature ? Mais eût-elle suffi pour déterminer nos collegues ? D’ailleurs cette partie même ne pouvoit guere se perfectionner que par l’exécution. A mesure qu’on exécute un morceau, la nomenclature se développe, les termes à définir se présentent en foule ; il vient une infinité d’idées à renvoyer sous différens chefs ; ce qu’on ne fait pas est du moins indiqué par un renvoi, comme étant du partage d’un autre : en un mot, ce que chacun fournit & se demande réciproquement, voilà la source d’où découlent les mots.

D’où l’on voit 1°. qu’on ne pouvoit, à une premiere édition, employer un trop grand nombre de collegues, mais que si notre travail n’est pas tout-à-fait inutile, un petit nombre d’hommes bien choisis suffiroit à l’exécution d’une seconde. Il faudroit les préposer à différens travailleurs subalternes, ausquels ils feroient honneur des secours qu’ils en auroient reçus, mais dont ils seroient obligés d’adopter l’ouvrage, afin qu’ils ne pussent se dispenser d’y mettre la derniere main ; que leur propre réputation se trouvât engagée, & qu’on pût les accuser directement ou de négligence ou d’incapacité. Un travailleur qui ose demander que son nom ne soit point mis à la fin d’un de ses articles, avoue qu’il le trouve mal fait, ou du moins indigne de lui. Je crois que, selon ce nouvel arrangement, il ne seroit pas impossible qu’un seul homme se chargeât de l’Anatomie, de la Medecine, de la Chirurgie, de la Matiere médicale, & d’une portion de la Pharmacie ; un autre de la Chimie, de la partie restante de la Pharmacie, & de ce qu’il y a de chimique dans des Arts, tels que la Métallurgie, la Teinture, une partie de l’Orfévrerie, une partie de la Chauderonnerie, de la Plomberie, de la préparation des couleurs de toute espece, métalliques ou autres, &c. Un seul homme bien instruit de quelque art en fer, embrasseroit les métiers de Cloutier, de Coutelier, de Serrurier, de Taillandier, &c. Un autre versé dans la Bijouterie se chargeroit des arts du Bijoutier, du Diamantaire, du Lapidaine, du Metteur en œuvre. Je donnerois toûjours la préférence à un homme qui auroit écrit avec succès sur la matiere dont il se chargeroit. Quant à celui qui prépareroit actuellement un ouvrage sur cette matiere, je ne l’accepterois pour collegue que s’il étoit déjà mon ami, que l’honnêteté de son caractere me fût bien connue, & que je ne pusse, sans lui faire l’injure la plus grande, le soupçonner d’un dessein secret de sacrifier notre ouvrage au sien.

2°. Que la premiere édition d’une Encyclopédie, ne peut être qu’une compilation très-informe & très-incomplete.

Mais, dira-t-on, comment avec tous ces défauts vous est-il arrivé d’obtenir un succès qu’aucune production aussi considérable n’a jamais eu ? A cela je répons, que notre Encyclopédie a presque sur tout autre ouvrage, je ne dis pas de la même étendue, mais quel qu’il soit, composé par une société ou par un seul homme, l’avantage de contenir une infinité de choses nouvelles, & qu’on chercheroit inutilement ailleurs. C’est la suite naturelle de l’heureux choix de ceux qui s’y sont consacrés.

Il ne s’est point encore fait, & il ne se fera de long tems une collection aussi considérable & aussi belle de machines. Nous avons environ mille planches. On est bien déterminé à ne rien épargner sur la gravure. Malgré le nombre prodigieux de figures qui les remplissent, nous avons eu l’attention de n’en admettre presqu’aucune qui ne représentât une machine subsistante & travaillant dans la société. Qu’on compare nos volumes avec le recueil si vanté de Ramelli, le théatre des machines de Lupold, ou même les volumes des machines approuvées par l’académie des Sciences, & l’on jugera si de tous ces volumes fondus ensemble, il étoit possible d’en tirer vingt planches dignes d’entrer dans une collection telle que nous avons eu le courage de la concevoir & le bonheur de l’exécuter. Il n’y a rien ici ni de superflu, ni de suranné, ni d’idéal : tout y est en action & vivant. Mais indépendamment de ce mérite, & quelque différence qu’il puisse & qu’il doive nécessairement y avoir entre cette premiere édition & les suivantes, n’est-ce rien que d’avoir débuté ? Entre une infinité de difficultés qui se présenteront d’elles-mêmes à l’esprit, qu’on pese seulement celle d’avoir rassemblé un assez grand nombre de collegues, qui, sans se connoître, semblent tous concourir d’amitié à la production d’un ouvrage commun. Des gens de Lettres ont fait pour leurs semblables & leurs égaux, ce qu’on n’eût point obtenu d’eux par aucune autre considération. C’est là le motif auquel nous devons nos premiers collegues ; & c’est à la même cause que nous devons ceux que nous nous associons tous les jours. Il regne entre eux tous une émulation, des égards, une concorde qu’on auroit peine à imaginer. On ne s’en tient pas à fournir les secours qu’on a promis, on se fait encore des sacrifices mutuels, chose bien plus difficile ! De-là tant d’articles qui partent de mains étrangeres, sans qu’aucun de ceux qui s’étoient chargés des sciences auxquelles ils appartenoient en ayent jamais été offensés. C’est qu’il ne s’agit point ici d’un intérêt particulier ; c’est qu’il ne regne entre nous aucune petite jalousie personnelle, & que la perfection de l’ouvrage & l’utilité du genre humain, ont fait naitre le sentiment général dont on est animé.

Nous avons joüi d’un avantage rare & prétieux qu’il ne faudroit pas négliger dans le projet d’une seconde édition. Les hommes de Lettres de la plus grande réputation, les Artistes de la premiere force, n’ont pas dédaigné de nous envoyer quelques morceaux dans leur genre. Nous devons Eloquence, Elégance, Esprit, &c. à M. de Voltaire. M. de Montesquieu nous a laissé en mourant des fragmens sur l’article Goût ; M. de la Tour nous a promis ses idées sur la Peinture ; M. Cochin fils ne nous refuseroit pas l’article Gravûre, si ses occupations lui laissoient le tems d’écrire.

Il ne seroit pas inutile d’établir des correspondances dans les lieux principaux du monde lettré, & je ne doute point qu’on n’y réussît. On s’instruira des usages, des coûtumes, des productions, des travaux, des machines, &c. si on ne néglige personne, & si l’on a pour tous ce degré de considération que l’on doit à l’homme desintéressé qui veut se rendre utile.

Ce seroit un oubli inexcusable, que de ne se pas procurer la grande Encyclopédie allemande, le recueil des réglemens sur les Arts & Métiers de Londres & des autres pays ; les ouvrages appellés en anglois the mysteries, le fameux réglement des Piémontois sur leurs manufactures, des registres des doüanes, plusieurs inventaires de maisons de grands seigneurs & de bourgeois ; tous les traités sur les Arts en général & en particulier, les réglemens du Commerce, les statuts des Communautés, tous les recueils des Académies, sur-tout la collection académique dont le discours préliminaire & les premiers volumes viennent de paroître. Cet ouvrage ne peut manquer d’être excellent, à en juger par les sources où l’on se propose de puiser, & par l’étendue des connoissances, la fécondité des idées, & la fermeté de jugement & de goût de l’homme qui dirige cette grande entreprise. Le plus grand bonheur qui pût arriver à ceux qui nous succéderont un jour dans l’Encyclopédie, & qui se chargeront des éditions suivantes, c’est que le dictionnaire de l’Académie françoise, tel que je le conçois, & qu’il est conçu par les meilleurs esprits de cette illustre compagnie, ait été publié, que l’histoire naturelle ait paru toute entiere, & que la collection académique soit achevée. Combien de travaux épargnés !

Entre les livres dont il est encore essentiel de se pourvoir, il faut compter les catalogues des grandes bibliotheques ; c’est-là qu’on apprend à connoître les sources où l’on doit puiser : il seroit même à souhaiter que l’éditeur fût en correspondance avec les bibliothécaires. S’il est nécessaire de consulter les bons ouvrages, il n’est pas inutile de parcourir les mauvais. Un bon livre fournit un ou plusieurs articles excellens ; un mauvais livre aide à faire mieux. Votre tâche est remplie dans celui-ci, l’autre l’abrege. D’ailleurs, faute d’une grande connoissance de la Bibliographie, on est exposé sans cesse à composer médiocrement, avec beaucoup de peine, de tems, & de dépense, ce que d’autres ont supérieurement exécuté. On se tourmente pour découvrir des choses connues. Observons qu’excepté la matiere des Arts, il n’y a proprement du ressort d’un dictionnaire que ce qui est déjà publié, & que par conséquent il est d’autant plus à souhaiter que chacun connoisse les grands livres composés dans sa partie, & que l’éditeur soit muni des catalogues les plus complets & les plus étendus.

La citation exacte des sources seroit d’une grande utilité : il faudroit s’en imposer la loi. Ce seroit rendre un service important à ceux qui se destinent à l’étude particuliere d’une science ou d’un art, que de leur donner la connoissance des bons auteurs, des meilleures éditions, & de l’ordre qu’ils doivent suivre dans leurs lectures. L’Encyclopédie s’en est quelquefois acquité, elle auroit dû n’y manquer jamais.

Il faut analyser scrupuleusement & fidelement tout ouvrage auquel le tems a assûré une réputation constante. Je dis le tems, parce qu’il y a bien de la différence entre une Encyclopédie & une collection de journaux. Une Encyclopédie est une exposition rapide & desintéressée des découvertes des hommes dans tous les lieux, dans tous les genres, & dans tous les siecles, sans aucun jugement des personnes ; au lieu que les journaux ne sont qu’une histoire momentanée des ouvrages & des auteurs. On y rend compte indistinctement des efforts heureux & malheureux, c’est-à-dire que pour un feuillet qui mérite de l’attention, on traite au long d’une infinité de volumes qui tombent dans l’oubli avant que le dernier journal de l’année ait paru. Combien ces ouvrages périodiques seroient abregés, si on laissoit seulement un an d’intervalle entre la publication d’un livre & le compte qu’on en rendroit ou qu’on n’en rendroit pas : tel ouvrage dont on a parlé fort au long dans le journal, n’y seroit pas même nommé. Mais que devient l’extrait quand le livre est oublié ? Un dictionnaire universel & raisonné est destiné à l’instruction générale & permanente de l’espece humaine ; les écrits périodiques, à la satisfaction momentanée de la curiosité de quelques oisifs. Ils sont peu lus des gens de lettres.

Il faut particulierement extraire des auteurs les systèmes, les idées singulieres, les observations, les expériences, les vûes, les maximes, & les faits.

Mais il y a des ouvrages si importans, si bien médités, si précis, en petit nombre à la vérité, qu’une Encyclopédie doit les engloutir en entier. Ce sont ceux où l’objet général est traité d’une maniere méthodique & profonde, tels que l’essai sur l’entendement humain, quoique trop diffus ; les considérations sur les mœurs, quoique trop serrées ; les institutions astronomiques, bien qu’elles ne soient pas assez élémentaires, &c.

Il faut distribuer les observations, les faits, les expériences, &c. aux endroits qui leur sont propres.

Il faut savoir dépecer artistement un ouvrage, en ménager les distributions, en présenter le plan, en faire une analyse qui forme le corps d’un article, dont les renvois indiqueront le reste de l’objet. Il ne s’agit pas de briser les jointures, mais de les relâcher ; de rompre les parties, mais de les desassembler & d’en conserver scrupuleusement ce que les Artistes appellent les repères.

Il importe quelquefois de faire mention des choses absurdes ; mais il faut que ce soit légerement & en passant, seulement pour l’histoire de l’esprit humain, qui se dévoile mieux dans certains travers singuliers, que dans l’action la plus raisonnable. Ces travers sont pour le moraliste, ce qu’est la dissection d’un monstre pour l’historien de la Nature : elle lui sert plus que l’étude de cent individus qui se ressemblent. Il y a des mots qui peignent plus fortement & plus completement que tout un discours. Un homme à qui on ne pouvoit reprocher aucune mauvaise action, disoit un mal infini de la nature humaine. Quelqu’un lui demanda : mais où avez-vous vû l’homme si hideux ? en moi, répondit-il. Voilà un méchant qui n’avoit jamais fait de mal ; puisse-t-il mourir bien-tôt ! Un autre disoit d’un ancien ami : un tel est un très-honnête-homme ; il est pauvre, mais cela ne m’empêche pas d’en faire un cas singulier. Il y a quarante ans que je suis son ami, & il ne m’a jamais demandé un sou. Ah, Moliere, où étiez-vous ? ce trait ne vous eût pas échappé, & votre Avare n’en offriroit aucun ni plus vrai ni plus énergique.

Comme il est au moins aussi important de rendre les hommes meilleurs, que de les rendre moins ignorans, je ne serois pas fâché qu’on recueillît tous les traits frappans des vertus morales. Il faudroit qu’ils fussent bien constatés : on les distribueroit chacun à leurs articles qu’ils vivifieroient. Pour quoi seroit-on si attentif à conserver l’histoire des pensées des hommes, & négligeroit-on l’histoire de leurs actions ? celle-ci n’est-elle pas la plus utile ? n’est-ce pas celle qui fait le plus d’honneur au genre humain ? Je ne veux pas qu’on rappelle les mauvaises actions ; il seroit à souhaiter qu’elles n’eussent jamais été. L’homme n’a pas besoin de mauvais exemples, ni la nature humaine d’être plus décriée. Il ne faudroit faire mention des actions deshonnêtes, que quand elles auroient été suivies, non de la perte de la vie & des biens, qui ne sont que trop souvent les suites funestes de la pratique de la vertu, mais que quand elles auroient rendu le méchant malheureux & méprisé au milieu des récompenses les plus éclatantes de ses forfaits. Les traits qu’il faudroit sur-tout recueillir, ce seroit ceux où le caractere de l’honnêteté est joint à celui d’une grande pénétration, ou d’une fermeté héroïque. Le trait de M. Pelisson ne seroit sûrement pas oublié. Il se porte accusateur de son maître & de son bienfaiteur : on le conduit à la bastille : on le confronte avec son accusé, qu’il charge de quelque malversation chimérique. L’accusé lui en demande la preuve. La preuve, lui répond Pelisson ? hé Monsieur, elle ne se peut tirer que de vos papiers, & vous savez-bien qu’ils sont tous brûlés : en effet ils l’étoient. Pelisson les avoit brûlés lui-même, mais il falloit en instruire le prisonnier ; & il ne balança pas de recourir à un expédient, sûr à la vérité, puisque tout le monde y fut trompé ; mais qui exposoit sa liberté, peut-être sa vie, & qui, s’il eût été ignoré, comme il pouvoit l’être, attachoit à son nom une infamie éternelle, dont la honte pouvoit réjaillir sur la république des lettres, où Pelisson occupoit un rang distingué. M. Gobinot de Reims supporte pendant quarante ans l’indignation publique qu’il encouroit par une excessive parcimonie dont il tiroit les sommes immenses qu’il destinoit à des monumens de la plus grande utilité. Associons-lui un prélat respectable par ses qualités apostoliques, ses dignités, sa naissance, la noble simplicité de ses mœurs, & la solidité de ses vertus. Dans une grande calamité, ce prélat, après avoir soulagé par d’abondantes distributions gratuites en argent & en grains la partie de son troupeau qui laissoit voir toute son indigence, songe à secourir celle qui cachoit sa misere, en qui la honte étouffoit la plainte, & qui n’en étoit que plus malheureuse, contre l’oppression de ces hommes de sang, dont l’ame nage dans la joie au milieu du gémissement général, & il fait porter sur la place des grains qu’on y distribua à un prix fort au-dessous de celui qu’ils avoient coûté. L’esprit de parti qui abhorre tout acte vertueux qui n’est pas de quelqu’un des siens, traite sa charité de monopole, & un scélérat obscur inscrit cette atroce calomnie parmi celles dont il remplit depuis si long-tems ses feuilles hebdomadaires. Cependant il survient de nouvelles calamités : le zele inaltérable de ce rare pasteur continue de s’exercer, & il se trouve enfin un honnête homme qui éleve la voix, qui dit la vérité, qui rend hommage à la vertu, & qui s’écrie transporté d’admiration : quel courage ! quelle patience héroïque ! qu’il est consolant pour le genre humain que la méchanceté ne soit pas capable de ces efforts ! Voilà les traits qu’il faut recueillir ; & qui est-ce qui les liroit sans sentir son cœur s’échauffer ? Si l’on publioit un recueil qui contînt beaucoup de ces grandes & belles actions, qui est-ce qui se resoudroit à mourir sans y avoir fourni la matiere d’une ligne ? Croit-on qu’il y eût quelque ouvrage d’un plus grand pathétique ? Il me semble, quant à moi, qu’il y auroit peu de pages dans celui-ci, qu’un homme né avec une ame honnête & sensible n’arrosât de ses larmes.

Il faudroit singulierement se garantir de l’adulation. Quant aux éloges mérités, il y auroit bien de l’injustice à ne les accorder qu’à la cendre insensible & froide de ceux qui ne peuvent plus les entendre : l’équité qui doit les dispenser, le cedera-t-elle à la modestie qui les refuse ? L’éloge est un encouragement à la vertu ; c’est un pacte public que vous faites contracter à l’homme vertueux. Si ses belles actions étoient gravées sur une colonne, perdroit-il un moment de vûe ce monument imposant ? ne seroit-il pas un des appuis les plus forts qu’on pût prêter à la foiblesse humaine ; il faudroit que l’homme se déterminât à briser lui-même sa statue. L’éloge d’un honnête homme est la plus digne & la plus douce récompense d’un autre honnête homme : après l’éloge de sa conscience, le plus flateur est celui d’un homme de bien. O Rousseau, mon cher & digne ami, je n’ai jamais eu la force de me refuser à ta loüange : j’en ai senti croître mon goût pour la vérité, & mon amour pour la vertu. Pourquoi tant d’oraisons funebres, & si peu de panégyriques des vivans ? Croit-on que Trajan n’eût pas craint de démentir son panégyriste ? Si on le croit, on ne connoit pas toute l’autorité de la considération générale. Après les bonnes actions qu’on a faites, l’aiguillon le plus vif pour en multiplier le nombre, c’est la notoriété des premieres ; c’est cette notoriété qui donne à l’homme un caractere public auquel il lui est difficile de renoncer. Ce secret innocent n’est-il pas même un des plus importans de l’éducation vertueuse ? Mettez votre fils dans l’occasion de pratiquer la vertu ; faites-lui de ses bonnes actions un caractere domestique ; attachez à son nom quelque épithete qui les lui rappelle ; accordez-lui de la considération : s’il franchit jamais cette barriere, j’ose assûrer que le fond de son ame est mauvais ; que votre enfant est mal né, & que vous n’en ferez jamais qu’un méchant ; avec cette différence qu’il se fût précipité dans le vice tête baissée, & qu’arrêté par le contraste qu’il remarquera entre les dénominations honorables qu’on lui a accordées, & celles qu’il va encourir, il se laissera glisser vers le mal, mais par une pente qui ne sera pas assez insensible pour que des parens attentifs ne s’apperçoivent point de la dégradation successive de son caractere.

Je hais cent fois plus les satyres dans un ouvrage, que les éloges ne m’y plaisent : les personnalités sont odieuses en tout genre d’écrire ; on est sûr d’amuser le commun des hommes, quand on s’étudie à repaître sa méchanceté. Le ton de la satyre est le plus mauvais de tous pour un dictionnaire ; & l’ouvrage le plus impertinent & le plus ennuyeux qu’on pût concevoir, ce seroit un dictionnaire satyrique : c’est le seul qui nous manque. Il faut absolument bannir d’un grand livre ces à-propos légers, ces allusions fines, ces embellissemens délicats qui feroient la fortune d’une historiette : les traits qu’il faut expliquer deviennent fades, ou ne tardent pas à devenir inintelligibles. Ce seroit une chose bien ridicule, que le besoin d’un commentaire dans un ouvrage, dont les différentes parties seroient destinées à s’interpréter réciproquement. Toute cette légereté n’est qu’une mousse qui tombe peu-à-peu ; bien-tôt la partie volatile s’en est évaporée, & il ne reste plus qu’une vase insipide. Tel est aussi le sort de la plûpart de ces étincelles qui partent du choc de la conversation : la sensation agréable, mais passagere, qu’elles excitent, naît des rapports qu’elles ont au moment, aux circonstances, aux lieux, aux personnes, à l’évenement du jour ; rapports qui passent promptement. Les traits qui ne se remarquent point, parce que l’éclat n’en est pas le mérite principal, pleins de substance, & portant en eux le caractere de la simplicité jointe à un grand sens, sont les seuls qui se soûtiendroient au grand jour : pour sentir la frivolité des autres, il n’y a qu’à les écrire. Si l’on me montroit un auteur qui eût composé ses mêlanges d’après des conversations, je serois presque sûr qu’il auroit recueilli tout ce qu’il falloit négliger, & négligé tout ce qu’il importoit de recueillir. Gardons-nous bien de commettre avec ceux que nous consulterons, la même faute que cet écrivain commettroit avec les personnes qu’il fréquenteroit. Il en est des grands ouvrages ainsi que des grands édifices ; ils ne comportent que des ornemens rares & grands. Ces ornemens doivent être répandus avec économie & discernement, ou ils nuiront à la simplicité en multipliant les rapports ; à la grandeur, en divisant les parties & en obscurcissant l’ensemble ; & à l’intérêt, en partageant l’attention, qui sans ce défaut qui la distrait & la disperse, se rassembleroit toute entiere sur les masses principales.

Si je proscris les satyres, il n’en est pas ainsi ni des portraits, ni des réflexions. Les vertus s’enchaînent les unes aux autres, & les vices se tiennent, pour ainsi dire, par la main. Il n’y a pas une vertu, pas un vice qui n’ait son cortege : c’est une sorte d’association nécessaire. Imaginer un caractere, c’est trouver d’après une passion dominante donnée, bonne ou mauvaise, les passions subordonnées qui l’accompagnent, les sentimens, les discours & les actions qu’elle suggere, & la sorte de teinte ou d’énergie que tout le système intellectuel & moral en reçoit : d’où l’on voit que les peintures idéales, conçues d’après les relations & l’influence réciproque des vertus & des vices, ne peuvent jamais devenir chimériques ; que ce sont elles qui donnent la vraissemblance aux représentations dramatiques & à tous les ouvrages de mœurs ; & qu’il se rencontrera éternellement dans la société des individus qui auront le bonheur & le malheur de leur ressembler. C’est ainsi qu’il arrive à un siecle très-éloigné d’élever des statues hideuses ou respectables, au bas desquelles la postérité écrit successivement différens noms : elle écrit Montesquieu où l’on avoit gravé Platon ; Desfontaines, où on lisoit auparavant Erostrate ou Zoïle : avec cette différence affligeante, qu’on ne manquera jamais de noms de plus en plus deshonorés pour remplacer celui d’Erostrate ou de Zoïle ; au lieu qu’on n’ose espérer de la succession des siecles, qu’elle nous en offre quelques-uns de plus en plus illustres pour succeder à Montesquieu, & pour être le troisieme ou le quatrieme depuis Platon. Nous ne pouvons élever un trop grand nombre de ces statues dans notre ouvrage : elles devroient être en bronze dans nos places publiques & dans nos jardins, & nous inviter à la vertu sur ces pié-d’estaux, où l’on a exposé à nos yeux & aux regards de nos enfans les débauches des dieux du Paganisme.

Après avoir traité de la matiere Encyclopédique en général, on desireroit sans doute que nous entrassions dans l’examen de chacune de ses parties en particulier ; mais c’est au public, & non pas à nous, qu’il appartient de juger du travail de nos collegues & du nôtre.

Nous répondrons seulement à ceux qui auroient voulu qu’on supprimât la Théologie, que c’est une science ; que cette science est très-étendue & très-curieuse, & qu’on auroit pû la rendre plus intéressante que la Mythologie, qu’ils auroient regretée si nous l’eussions omise.

A ceux qui excluent de notre Dictionnaire la Géographie ; que les noms, la longitude & la latitude des étoiles qu’ils y admettent, n’ont pas plus de droit d’y rester que les noms, la longitude & la latitude des villes qu’ils en rejettent.

A ceux qui l’auroient desirée moins seche : qu’il étoit nécessaire de s’en tenir à la seule connoissance géographique des villes qui fût scientifique, à la seule qui nous suffiroit pour construire de bonnes cartes des tems anciens, si nous l’avions, & qui suffira à la postérité pour construire de bonnes cartes de nos tems, si nous la lui transmettons ; & que le reste, étant entierement historique, est hors de notre objet.

A ceux qui y ont regardé avec dégoût certains traits historiques, la cuisine, les modes, &c. qu’ils ont oublié combien ces matieres ont engendré d’ouvrages d’érudition ; que le plus succinct de nos articles en ce genre épargnera peut-être à nos descendans des années de recherches & des volumes de dissertations ; qu’en supposant les savans à venir infiniment plus réservés que ceux du siecle passé, il est encore à présumer qu’ils ne dédaigneront pas d’écrire quelques pages pour expliquer ce que c’est qu’un falbala ou qu’un pompon ; qu’un écrit sur nos modes, qu’on traiteroit aujourd’hui d’ouvrage frivole, seroit regardé dans deux mille ans, comme un ouvrage savant & profond, sur les habits François ; ouvrage très-instructif pour les Littérateurs, les Peintres & les Sculpteurs ; quant à notre cuisine, qu’on ne peut lui disputer d’être une branche importante de la Chimie.

A ceux qui se sont plaints que notre Botanique n’étoit ni assez complete ni assez intéressante : que ces reproches sont sans aucun fondement ; qu’il étoit impossible de s’étendre au-delà des genres, sans compiler des in-folio ; qu’on n’a omis aucune des plantes usuelles ; qu’on les a décrites ; qu’on en a donné l’analyse chimique, les propriétés, soit comme remedes, soit comme alimens ; que la seule chose qu’on auroit pû ajoûter, qui fût scientifique & qui n’auroit pas occupé un espace bien considérable, c’eût été d’indiquer à l’article du genre combien on comptoit d’especes, & combien de variétés : & quant à la partie des arbres qui est si importante, qu’elle a dans l’Encyclopédie, à commencer au troisieme volume, toute l’étendue qu’on lui peut desirer.

A ceux qui sont mécontens de la partie des Arts, & à ceux qui en sont satisfaits : qu’ils ont raison les uns & les autres, parce qu’il y a des choses dans cette matiere immense qui sont on ne peut pas plus mal-faites, & d’autres qu’il seroit peut-être difficile de mieux faire.

Mais comme les Arts ont été l’objet principal de mon travail, je vais m’expliquer librement, & sur les défauts dans lesquels je suis tombé, & sur les précautions qu’il y auroit à prendre pour les corriger.

Celui qui se chargera de la matiere des Arts, ne s’acquittera point de son travail d’une maniere satisfaisante pour les autres & pour lui-même, s’il n’a profondément étudié l’histoire naturelle, & sur-tout la Minéralogie ; s’il n’est excellent Méchanicien ; s’il n’est très-versé dans la Physique rationnelle & expérimentale, & s’il n’a fait plusieurs cours de Chimie.

Naturaliste, il connoîtra d’un coup d’œil les substances que les Artistes employent, & dont ils font communément tant de mystere.

Chimiste, il possédera les propriétés de ces substances : les raisons d’une infinité d’opérations lui seront connues ; il éventera les secrets ; les Artistes ne lui en imposeront point ; il discernera sur le champ l’absurdité de leurs mensonges ; il saisira l’esprit d’une manœuvre : les tours de mains ne lui échapperont point ; il distinguera sans peine un mouvement indifférent, d’une précaution essentielle ; tout ce qu’il écrira de la matiere des Arts sera clair, certain, lumineux ; & les conjectures sur les moyens de perfectionner ceux qu’on a, de retrouver des arts perdus, & d’en inventer de nouveaux, se présenteront en foule à son esprit.

La Physique lui rendra raison d’une infinité de phénomenes dont les ouvriers demeurent étonnés toute leur vie.

Avec de la méchanique & de la géométrie, il parviendra sans peine au calcul vrai & réel des forces ; il ne lui restera que l’expérience à acquérir, pour tempérer la rigueur des suppositions mathématiques ; qualité qui distingue, sur-tout dans la construction des machines délicates, le grand artiste de l’ouvrier commun à qui on ne donnera jamais une juste idée de ce tempérament, s’il ne l’a point acquise, & en qui on ne la rectifiera jamais, s’il s’en est fait de fausses notions.

Muni de ces connoissances, il commencera par introduire quelque ordre dans son travail, en rapportant les arts aux substances naturelles : ce qui est toujours possible ; car l’histoire des Arts n’est que l’histoire de la nature employée. Voyez l’Arbre encyclopédique.

Il tracera ensuite pour chaque artiste un canevas à remplir ; il leur imposera de traiter de la matiere dont ils se servent, des lieux d’où ils la tirent, du prix qu’elle leur coûte, &c. des instrumens, des différens ouvrages, & de toutes les manœuvres.

Il comparera les mémoires des Artistes avec son canevas ; il conférera avec eux ; il leur fera suppléer de vive voix ce qu’ils auront omis, & éclaircir ce qu’ils auront mal expliqué.

Quelque mauvais que ces mémoires puissent être ; quand ils auront été faits de bonne foi, ils contiendront toûjours une infinité de choses que l’homme le plus intelligent n’appercevra pas, ne soupçonnera point, & ne pourra demander. Il y en desirera d’autres à-la-vérité ; mais ce seront celles que les Artistes ne celent à personne : car j’ai éprouvé que ceux qui s’occupent sans cesse d’un objet, avoient un penchant égal à croire que tout le monde savoit ce dont ils ne faisoient point un secret ; & que ce dont ils faisoient un secret n’étoit connu de personne : ensorte qu’ils étoient toûjours tentés de prendre celui qui les questionnoit, ou pour un génie transcendant ou pour un imbécille.

Tandis que les Artistes seront à l’ouvrage, il s’occupera à rectifier les articles que nous lui aurons transmis, & qu’il trouvera dans notre dictionnaire. Il ne tardera pas à s’appercevoir que malgré tous les soins que nous nous sommes donnés, il s’y est glissé des bevûes grossieres (voyez l’article Brique), & qu’il y a des articles entiers qui n’ont pas l’ombre du sens commun (voyez l’article Blanchisserie de Toiles) : mais il apprendra, par son expérience, à nous savoir gré des choses qui seront bien, & à nous pardonner celles qui seront mal. C’est sur-tout quand il aura parcouru pendant quelque tems les atteliers, l’argent à la main, & qu’on lui aura fait payer bien cherement les faussetés les plus ridicules, qu’il connoîtra quelle espece de gens ce sont que les Artistes, sur-tout à Paris, où la crainte des impôts les tient perpétuellement en méfiance, & où ils regardent tout homme qui les interroge avec quelque curiosité comme un émissaire des fermiers généraux, ou comme un ouvrier qui veut ouvrir boutique. Il m’a semblé qu’on éviteroit ces inconvéniens, en cherchant dans la province toutes les connoissances sur les Arts qu’on y pourroit recueillir : on y est connu ; on s’adresse à des gens qui n’ont point de soupçon ; l’argent y est plus rare, & le tems moins cher. D’où il me paroît évident qu’on s’instruiroit plus facilement & à moins de frais, & qu’on auroit des instructions plus sûres.

Il faudroit indiquer l’origine d’un art, & en suivre pié-à-pié les progrès quand ils ne seroient pas ignorés, ou substituer la conjecture & l’histoire hypothétique à l’histoire réelle. On peut assûrer qu’ici le roman seroit souvent plus instructif que la vérité.

Mais il n’en est pas de l’origine & des progrès d’un art, ainsi que de l’origine & des progrès d’une science. Les Savans s’entretiennent : ils écrivent : ils font valoir leurs découvertes : ils contredisent : ils sont contredits. Ces contestations manifestent les faits & constatent les dates. Les Artistes au contraire vivent ignorés, obscurs, isolés ; ils font tout pour leur intérêt, ils ne font presque rien pour leur gloire. Il y a des inventions qui restent des siecles entiers renfermées dans une famille : elles passent des peres aux enfans ; se perfectionnent ou dégénerent, sans qu’on sache précisément ni à qui, ni à quel tems il faut en rapporter la découverte. Les pas insensibles par lesquels un art s’avance à la perfection, confondent aussi les dates. L’un recueille le chanvre ; un autre le fait baigner ; un troisieme le tille : c’est d’abord une corde grossiere ; puis un fil ; ensuite une toile : mais il s’écoule un siecle entre chacun de ces progrès. Celui qui porteroit une production depuis son état naturel jusqu’à son emploi le plus parfait, seroit difficilement ignoré. Comment seroit-il impossible qu’un peuple se trouvât tout-à-coup vêtu d’une étoffe nouvelle, & ne demandât pas à qui il en est redevable ? Mais ces cas n’arrivent point, ou n’arrivent que rarement.

Communément le hasard suggere les premieres tentatives ; elles sont infructueuses & restent ignorées : un autre les reprend ; il a un commencement de succès, mais dont on ne parle point : un troisieme marche sur les pas du second : un quatrieme sur les pas du troisieme ; & ainsi de suite, jusqu’à ce que le dernier produit des expériences soit excellent : & ce produit est le seul qui fasse sensation. Il arrive encore qu’à peine une idée est-elle éclose dans un attelier, qu’elle en sort & se répand. On travaille en plusieurs endroits à la fois : chacun manœuvre de son côté ; & la même invention, revendiquée en même tems par plusieurs, n’appartient proprement à personne, ou n’est attribuée qu’à celui qu’elle enrichit. Si l’on tient l’invention de l’étranger, la jalousie nationale taît le nom de l’inventeur, & ce nom reste inconnu.

Il seroit à souhaiter que le gouvernement autorisât à entrer dans les manufactures, à voir travailler, à interroger les ouvriers, & à dessiner les instrumens, les machines, & même le local.

Il y a des circonstances où les Artistes sont tellement impénétrables, que le moyen le plus court, ce seroit d’entrer soi-même en apprentissage, ou d’y mettre quelqu’un de confiance.

Il y a peu de secrets qu’on ne parvînt à connoître par cette voie : il faudroit divulguer tous ces secrets sans aucune exception.

Je sais que ce sentiment n’est pas celui de tout le monde : il y a des têtes étroites, des ames mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, & tellement concentrées dans leur petite société, qu’elles ne voyent rien au-delà de son intérêt. Ces hommes veulent qu’on les appelle bons citoyens ; & j’y consens, pourvû qu’ils me permettent de les appeller méchans hommes. On diroit, à les entendre, qu’une Encyclopédie bien faite, qu’une histoire générale des Arts ne devroit être qu’un grand manuscrit soigneusement renfermé dans la bibliotheque du monarque, & inaccessible à d’autres yeux que les siens ; un livre de l’Etat, & non du peuple. A quoi bon divulguer les connoissances de la nation, ses transactions secretes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mysteres, sa lumiere, ses arts & toute sa sagesse ! ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales & circonvoisines ? Voilà ce qu’ils disent ; & voici ce qu’ils pourroient encore ajoûter. Ne seroit-il pas à souhaiter qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténebres, & plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu’ils n’occupent qu’un point sur ce globe, & qu’ils n’y dureront qu’un moment ; que c’est à ce point & à cet instant qu’ils sacrifient le bonheur des siecles à venir & de l’espece entiere. Ils savent mieux que personne que la durée moyenne d’un empire n’est pas de deux mille ans, & que dans moins de tems peut-être, le nom François, ce nom qui durera éternellement dans l’histoire, seroit inutilement cherché sur la surface de la terre. Ces considérations n’étendent point leurs vûes ; il semble que le mot humanité soit pour eux un mot vuide de sens. Encore s’ils étoient conséquens ! mais dans un autre moment ils se déchaineront contre l’impénétrabilité des sanctuaires de l’Egypte : ils déploreront la perte des connoissances anciennes ; ils accuseront la négligence ou le silence des auteurs qui se sont tûs ou qui ont parlé si mal d’une infinité d’objets importans ; & ils ne s’appercevront pas qu’ils exigent des hommes d’autrefois ce dont ils font un crime à ceux d’aujourd’hui, & qu’ils blament les autres d’avoir été ce qu’ils se font honneur d’être.

Ces bons citoyens sont les plus dangereux ennemis que nous ayons eus. En général, il faut profiter des critiques, sans y répondre, quand elles sont bonnes ; les négliger, quand elles sont mauvaises. N’est-ce pas une perspective bien agréable pour tous ceux qui s’opiniâtrent à noircir du papier contre nous, que si l’Encyclopédie conserve dans dix ans la réputation dont elle jouit, il ne sera plus question de leurs écrits, & qu’il en sera bien moins question encore, si elle est ignorée.

J’ai entendu dire à M. de Fontenelle, que son appartement ne contiendroit pas tous les ouvrages qu’on avoit publiés contre lui. Qui est-ce qui en connoît un seul ? L’esprit des lois & l’histoire naturelle ne font que de paroître, & les critiques qu’on en a faites sont entierement ignorées. Nous avons déjà remarqué que parmi ceux qui se sont érigés en censeurs de l’Encyclopédie, il n’y en a presque pas un qui eût les talens nécessaires pour l’enrichir d’un bon article. Je ne croirois pas exagérer, quand j’ajoûterois que c’est un livre dont la très-grande partie seroit à étudier pour eux. L’esprit philosophique est celui dans lequel on l’a composé, & il s’en faut beaucoup que la plûpart de ceux qui nous jugent, soient à cet égard seulement au niveau de leur siecle. J’en appelle à leurs ouvrages. C’est par cette raison qu’ils ne dureront pas, & que nous osons présumer que notre Dictionnaire sera plus lû & plus estimé dans quelques années, qu’il ne l’est encore aujourd’hui. Il ne nous seroit pas difficile de citer d’autres auteurs qui ont eu, & qui auront le même sort. Les uns (comme nous l’avons déjà dit plus haut) élevés aux cieux, parce qu’ils avoient composé pour la multitude, qu’ils s’étoient assujettis aux idées courantes, & qu’ils s’étoient mis à la portée du commun des lecteurs, ont perdu de leur réputation, à mesure que l’esprit humain a fait des progrès, & ont fini par être oubliés. D’autres au contraire, trop forts pour le tems où ils ont paru, ont été peu lûs, peu entendus, point goûtés, & sont demeurés obscurs, long-tems, jusqu’au moment où le siecle qu’ils avoient devancé fût écoulé, & qu’un autre siecle dont ils étoient avant qu’il fût arrivé, les atteignit, & rendit enfin justice à leur mérite.

Je crois avoir appris à mes concitoyens à estimer & à lire le chancelier Bacon ; on a plus feuilleté ce profond auteur depuis cinq à six ans, qu’il ne l’avoit jamais été. Nous sommes cependant encore bien loin de sentir l’importance de ses ouvrages ; les esprits ne sont pas assez avancés. Il y a trop peu de personnes en état de s’élever à la hauteur de ses méditations ; & peut-être le nombre n’en deviendra-t-il jamais guere plus grand. Qui sait si le novum organum, les cogitata & visa, le livre de augmento scientiarum, ne sont pas trop au-dessus de la portée moyenne de l’esprit humain, pour devenir dans aucun siecle, une lecture facile & commune ? C’est au tems à éclaircir ce doute.

Mais ces considérations sur l’esprit & la matiere d’un Dictionnaire encyclopédique nous conduisent naturellement à parler du style qui est propre à ce genre d’ouvrage.

Le laconisme n’est pas le ton d’un dictionnaire ; il donne plus à deviner qu’il ne le faut pour le commun des lecteurs. Je voudrois qu’on ne laissât à penser que ce qui pourroit être perdu, sans qu’on en fût moins instruit sur le fond. L’effet de la diversité, outre qu’il est inévitable, ne me paroît point ici déplaisant. Chaque travailleur, chaque science, chaque art, chaque article, chaque sujet a sa langue & son style. Quel inconvénient y a-t-il à le lui conserver ? s’il falloit que l’éditeur fît reconnoître sa main par-tout, l’ouvrage en seroit beaucoup retardé, & n’en seroit pas meilleur. Quelqu’instruit qu’un éditeur pût être, il s’exposeroit souvent à commettre une erreur de chose, dans l’intention de rectifier une faute de langue.

Je renfermerois le caractere général du style d’une Encyclopédie, en deux mots, communia, propriè ; propria, communiter. En se conformant à cette regle, les choses communes seroient toûjours élégantes ; & les choses propres & particulieres, toûjours claires.

Il faut considérer un dictionnaire universel des Sciences & des Arts, comme une campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de rochers, d’eaux, de forêts, d’animaux, & de tous les objets qui font la variété d’un grand paysage. La lumiere du ciel les éclaire tous ; mais ils en sont tous frappés diversement. Les uns s’avancent par leur nature & leur exposition, jusque sur le devant de la scene ; d’autres sont distribués sur une infinité de plans intermédiaires ; il y en a qui se perdent dans le lointain ; tous se font valoir réciproquement.

Si la trace la plus legere d’affectation est insupportable dans un petit ouvrage, que seroit-ce au jugement des gens de Lettres, qu’un grand ouvrage où ce défaut domineroit ? Je suis sûr que l’excellence de la matiere ne contrebalanceroit pas ce vice de style, & qu’il seroit peu lû. Les ouvrages de deux des plus grands hommes que la nature ait produits, l’un philosophe, & l’autre poëte, seroient infiniment plus parfaits & plus estimés, si ces hommes rares n’avoient été doüés dans un degré très-extraordinaire, de deux talens qui me semblent contradictoires, le génie & le bel esprit. Les traits les plus brillans & les comparaisons les plus ingénieuses y déparent à tout moment les idées les plus sublimes. La nature les auroit traités beaucoup plus favorablement, si, leur ayant accordé le génie, elle leur eût refusé le bel esprit. Le goût solide & vrai, le sublime en quelque genre que ce soit, le pathétique, les grands effets de la crainte, de la commisération & de la terreur, les sentimens nobles & relevés, les grandes idées rejettent le tour épigrammatique & le contraste des expressions.

Si toutefois il y a quelqu’ouvrage qui comporte de la variété dans le style, c’est une Encyclopédie ; mais comme j’ai desiré que les objets les plus indifférens y fussent toûjours secretement rapportés à l’homme, y prissent un tour moral, respirassent la décence, la dignité, la sensibilité, l’élévation de l’ame, en un mot qu’on y discernât par-tout le souffle de l’honnêteté ; je voudrois aussi que le ton répondît à ces vûes, & qu’il en reçût quelqu’austérité, même dans les endroits où les couleurs les plus brillantes & les plus gaies n’auroient pas été déplacées. C’est manquer son but, que d’amuser & de plaire, quand on peut instruire & toucher.

Quant à la pureté de la diction, on a droit de l’exiger dans tout ouvrage. Je ne sais d’où vient l’indulgence injurieuse qu’on a pour les grands livres & sur-tout pour les dictionnaires. Il semble qu’on ait permis à l’in-folio d’être écrit pesamment, négligemment, sans génie, sans goût & sans finesse. Croit-on qu’il soit impossible d’introduire ces qualités dans un ouvrage de longue haleine ? ou seroit-ce que la plûpart des ouvrages de longue haleine qui ont paru jusqu’à présent, ayant communément ces défauts, on les a regardés comme un appanage du format ?

Cependant on s’appercevra, en y regardant de près, que s’il y a quelqu’ouvrage où il soit facile de mettre du style, c’est un dictionnaire ; tout y est coupé par articles ; & les morceaux les plus étendus le sont moins qu’un discours oratoire.

Mais voici ce que c’est. Il est rare que ceux qui écrivent supérieurement, veuillent & puissent continuer long-tems une tâche si pénible ; d’ailleurs dans les ouvrages de société où la gloire du succès est partagée, & où le travail d’un homme est confondu avec le travail de plusieurs, on se désigne en soi-même un associé pour émule ; on compare son travail avec le sien ; on rougiroit d’être au-dessous ; on se soucie peu d’être au-dessus ; on n’employe qu’une partie de ses forces ; & l’on espere que ce qu’on aura négligé disparoîtra dans l’immensité des volumes.

C’est ainsi que l’intérêt s’affoiblit dans chacun, à mesure que le nombre des associés augmente ; & que, l’ouvrage d’un seul se distinguant d’autant moins qu’il a plus de collegues, le livre se trouve en général d’une médiocrité d’autant plus grande, qu’on y a employé plus de mains.

Cependant le tems leve le voile ; chacun est jugé selon son mérite. On distingue le travailleur négligent du travailleur honnête ou qui a rempli son devoir. Ce que quelques-uns ont fait, montre ce qu’on étoit en droit d’exiger de tous ; & le public nomme ceux dont il est mécontent, & regrette qu’ils ayent si mal répondu à l’importance de l’entreprise, & au choix dont on les avoit honorés.

Je m’explique là-dessus avec d’autant plus de liberté, que personne ne sera plus exposé que moi à cette espece de censure, & que, quelque critique qu’on fasse de notre travail, soit en général soit en particulier, il n’en restera pas moins pour constant qu’il seroit très-difficile de former une seconde société de gens de Lettres & d’Artistes aussi nombreuse & mieux composée que celle qui concourt à la composition de ce Dictionnaire. S’il étoit facile de trouver mieux que moi pour auteur & pour éditeur, il faudra que l’on convienne qu’il étoit, sous ces deux aspects, infiniment plus facile encore de rencontrer moins bien que M. d’Alembert. Combien je gagnerois à cette espece d’énumération où les hommes se compenseroient les uns par les autres ! Ajoûtons à cela qu’il y a des parties pour lesquelles on ne choisit point, & que cet inconvénient sera de toutes les éditions. Quelqu’honoraire qu’on proposât à un homme, il n’acquitteroit jamais le tems qu’on lui demanderoit. Il faut qu’un Artiste veille dans son attelier ; il faut qu’un homme public soit à ses fonctions. Celui-ci est malheureusement trop occupé, & l’homme de cabinet n’est malheureusement pas assez instruit. On se tire de-là comme on peut.

Mais s’il est facile à un dictionnaire d’être bien écrit, il n’est guere d’ouvrages auxquels il soit plus essentiel de l’être. Plus une route doit être longue, plus il seroit à souhaiter qu’elle fût agréable. Au reste, nous avons quelque raison de croire que nous ne sommes pas restés de ce côté sans succès. Il y a des personnes qui ont lû l’Encyclopédie d’un bout à l’autre ; & si l’on en excepte le dictionnaire de Bayle qui perd tous les jours un peu de cette prérogative, il n’y a guere que le nôtre qui en ait joüi & qui en joüisse. Nous souhaitons qu’il la conserve peu, parce que nous aimons plus les progrès de l’esprit humain que la durée de nos productions, & que nous aurions réussi bien au-delà de nos espérances, si nous avions rendu les connoissances si populaires, qu’il fallût au commun des hommes un ouvrage plus fort que l’Encyclopédie, pour les attacher & les instruire.

Il seroit à souhaiter, quand il s’agit de style, qu’on pût imiter Petrone, qui a donné en même tems l’exemple & le précepte, lorsqu’ayant à peindre les qualités d’un beau discours, il a dit, grandis, & utità dicam pudica oratio neque maculosa est neque turgida, sed naturali pulchritudine exsurgit. La description est la chose même.

Il faut se garantir singulierement de l’obscurité, & se ressouvenir à chaque ligne qu’un dictionnaire est fait pour tout le monde, & que la répétition des mots qui offenseroit dans un ouvrage leger, devient un caractere de simplicité qui ne déplaira jamais dans un grand ouvrage.

Qu’il n’y ait jamais rien de vague dans l’expression. Il seroit mal dans un livre philosophique d’employer les termes les plus usités, lorsqu’ils n’emportent avec eux aucune idée fixe, distincte & déterminée ; & il y a de ces termes, & en très-grand nombre. Si l’on pouvoit en donner des définitions, selon la nature qui ne change point, & non selon les conventions & les préjugés des hommes qui changent continuellement ; ces définitions deviendroient des germes de découvertes. Observons encore ici le besoin continuel que nous avons d’un modele invariable & constant auquel nos définitions & nos descriptions se rapportent, tel que la nature de l’homme, des animaux, ou des autres êtres subsistans. Le reste n’est rien, & celui qui ne sait pas écarter certaines notions particulieres, locales & passageres, est gêné dans son travail & sans cesse exposé à dire, contre le témoignage de sa conscience & la pente de son esprit, des choses inexactes pour le moment, & fausses ou du moins obscures & hasardées pour l’avenir.

Les ouvrages des génies les plus intrépides & les plus élevés, des plus grands philosophes de l’antiquité sont un peu défigurés par ce défaut. Il s’en manque beaucoup que ceux de nos jours en soient exempts. L’intolérance, le manque de la double doctrine, le défaut d’une langue hieroglyphique & sacrée, perpétueront à jamais ces contradictions, & continueront de tacher nos plus belles productions. On ne sait souvent ce qu’un homme a pensé sur les matieres les plus importantes. Il s’enveloppe dans des ténebres affectées ; ses contemporains mêmes ignorent ses sentimens ; & l’on ne doit pas s’attendre que l’Encyclopédie soit exempte de ce défaut.

Plus les matieres seront abstraites, plus il faudra s’efforcer de les mettre à la portée de tous les lecteurs.

Un Editeur qui aura de l’expérience, & qui sera maître de lui-même, se placera dans la classe moyenne des esprits. Si la nature l’avoit élevé au rang des premiers génies, & qu’il n’en descendît jamais ; conversant sans cesse avec les hommes de la plus grande pénétration, il lui arriveroit de considérer les objets d’un point de vûe où la multitude ne peut atteindre. Trop au-dessus d’elle, l’ouvrage deviendroit obscur pour trop de monde. Mais s’il se trouvoit malheureusement, ou s’il avoit la complaisance de s’abaisser fort au-dessous ; les matieres traitées comme pour des imbécilles deviendroient longues & fastidieuses. Il considérera donc le Monde comme son école, & le Genre humain comme son pupile ; & il dictera des leçons qui ne fassent pas perdre aux bons esprits un tems prétieux, & qui ne rebutent point la foule des esprits ordinaires. Il y a deux classes d’hommes, à-peu-près également étroites, qu’il faut également négliger. Ce sont les génies transcendans & les imbécilles, qui n’ont besoin de maîtres ni les uns ni les autres.

Mais s’il n’est pas facile de saisir la portée commune des esprits, il l’est beaucoup moins encore à l’homme de génie de s’y fixer. Le génie tend naturellement à s’élever ; il cherche la région des nues ; s’il s’oublie un moment, il est emporté d’un vol rapide ; & bien-tôt les yeux ordinaires cessent de l’appercevoir & de le suivre.

Si chaque encyclopédiste s’étoit bien acquitté de son travail, l’attention principale d’un éditeur se réduiroit à circonscrire rigoureusement les différens objets ; à renfermer les parties en elles-mêmes, & à supprimer des redites, ce qui est toûjours plus facile que de remplir des omissions ; les redites s’apperçoivent & se corrigent d’un trait de plume ; les omissions se dérobent & ne se suppléent pas sans travail. Le grand inconvénient, c’est que quand elles se montrent, c’est si brusquement, que l’éditeur se trouvant pressé entre une matiere qui demande du tems, & la vîtesse de l’impression qui n’en accorde point, il faut que l’ouvrage soit estropié, ou l’ordre perverti ; l’ouvrage estropié, si l’on remplit sa tâche selon le tems ; l’ordre perverti, si on la renvoye à quelqu’endroit écarté du dictionnaire.

Où est l’homme assez versé dans toutes les matieres, pour en écrire sur le champ, comme s’il s’en étoit long-tems occupé ? Où est l’éditeur qui aura les principes d’un auteur assez présens, ou des notions assez conformes aux siennes, pour ne tomber dans aucune contradiction ?

N’est-ce pas même un travail presqu’au-dessus de ses forces, que d’avoir à remarquer les contradictions qui se trouveront nécessairement entre les principes & les idées de ses associés ? S’il n’est pas de sa fonction de les lever quand elles sont réelles, il le doit au moins quand elles ne sont qu’apparentes : & dans le premier cas, peut-il être dispensé de les indiquer, de les faire sortir, d’en marquer la source, de montrer la route commune que deux auteurs ont suivie, & le point de division où ils ont commencé à se séparer ; de balancer leurs raisons ; de proposer des observations & des expériences pour & contre ; de désigner, le côté de la vérité, ou celui de la vraissemblance ? Il ne mettra l’ouvrage à-couvert du reproche, qu’en observant expressément que ce n’est pas le dictionnaire qui se contredit, mais les Sciences & les Arts qui ne sont pas d’accord. S’il alloit plus loin ; s’il résolvoit les difficultés, il seroit homme de génie : mais peut-on exiger d’un éditeur qu’il soit homme de génie ? Et ne seroit-ce pas une folie que de demander qu’il fût un génie universel ?

Une attention que je recommanderai à l’éditeur qui nous succédera, & pour le bien de l’ouvrage, & pour la sûreté de sa personne, c’est d’envoyer aux censeurs les feuilles imprimées, & non le manuscrit. Avec cette précaution, les articles ne seront ni perdus, ni dérangés, ni supprimés ; & le paraphe du censeur, mis au bas de la feuille imprimée, sera le garant le plus sûr qu’on n’a ni ajoûté, ni altéré, ni retranché, & que l’ouvrage est resté dans l’état où il a jugé à-propos qu’il s’imprimât.

Mais le nom & la fonction de censeur me rappellent une question importante. On a demandé s’il ne vaudroit pas mieux qu’une Encyclopédie fût permise tacitement, qu’expressément approuvée : ceux qui soûtenoient l’affirmative, disoient : « alors les auteurs joüiroient de toute la liberté nécessaire pour en faire un excellent ouvrage. Combien on y traiteroit de sujets importans ! les beaux articles que le droit public fourniroit ! Combien d’autres qu’on pourroit imprimer à deux colonnes, dont l’une établiroit le pour, & l’autre le contre ! L’historique seroit exposé sans partialité ; le bien loüé hautement ; le mal blâmé sans réserve ; les vérités assûrées ; les doutes proposés ; les préjugés détruits, & l’usage des renvois politiques fort restreint ». Leurs antagonistes répondoient simplement « qu’il valoit mieux sacrifier un peu de liberté, que de s’exposer à tomber dans la licence ; & d’ailleurs, ajoûtoient-ils, telle est la constitution des choses qui nous environnent, que si un homme extraordinaire s’étoit proposé un ouvrage aussi étendu que le nôtre, & qu’il lui eût été donné par l’Etre suprème de connoître en tout la vérité, il faudroit encore pour sa sécurité, qu’il lui fût assigné un point inaccessible dans les airs, d’où ses feuilles tombassent sur la terre ».

Puisqu’il est donc si à-propos de subir la censure littéraire, on ne peut avoir un censeur trop intelligent : il faudra qu’il sache se prêter au caractere général de l’ouvrage ; voir sans intérêt ni pusillanimité ; n’avoir de respect que pour ce qui est vraiment respectable ; distinguer le ton qui convient à chaque personne & à chaque sujet ; ne s’effaroucher ni des propos cyniques de Diogene, ni des termes techniques de Winston, ni des syllogismes d’Anaxagoras ; ne pas exiger qu’on réfute, qu’on affoiblisse ou qu’on supprime, ce qu’on ne raconte qu’historiquement ; sentir la différence d’un ouvrage immense & d’un in-douze ; & aimer assez la vérité, la vertu, le progrès de connoissances humaines & l’honneur de la nation, pour n’avoir en vûe que ces grands objets.

Voilà le censeur que je voudrois : quant à l’homme que je desirerois pour auteur, il seroit ferme, instruit, honnête, véridique, d’aucun pays, d’aucune secte, d’aucun état ; racontant les choses du moment où il vit, comme s’il en étoit à mille ans, & celles de l’endroit qu’il habite, comme s’il en étoit à deux mille lieues. Mais à un si digne collegue, qui faudroit-il pour éditeur ? Un homme doüé d’un grand sens, célebre par l’étendue de ses connoissances, l’élevation de ses sentimens & de ses idées, & son amour pour le travail : un homme aimé & respecté par son caractere domestique & public ; jamais enthousiaste, à moins que ce ne fût de la vérité, de la vertu, & de l’humanité.

Il ne faut pas imaginer que le concours de tant d’heureuses circonstances ne laissât aucune imperfection dans l’Encyclopédie : il y aura toûjours des défauts dans un ouvrage de cette étendue. On les reparera d’abord par des supplémens, à mesure qu’ils se découvriront : mais il viendra nécessairement un tems où le public demandera lui-même une refonte générale ; & comme on ne peut savoir à quelles mains ce travail important sera confié, il reste incertain si la nouvelle édition sera inférieure ou préférable à la précédente. Il n’est pas rare de voir des ouvrages considérables, revûs, corrigés, augmentés par des mal-adroits, dégénérer à chaque réimpression, & tomber enfin dans le mépris. Nous en pourrions citer un exemple récent, si nous ne craignions de nous abandonner au ressentiment, en croyant céder à l’intérêt de la vérité.

L’Encyclopédie peut aisément s’améliorer ; elle peut aussi aisément se détériorer. Mais le danger auquel il faudra principalement obvier, & que nous aurons prévû, c’est que le soin des éditions subséquentes ne soit pas abandonné au despotisme d’une société, d’une compagnie, quelle qu’elle puisse être. Nous avons annoncé, & nous en attestons nos contemporains & la postérité, que le moindre inconvénient qui put en arriver, ce seroit qu’on supprimât des choses essentielles ; qu’on multipliât à l’infini le nombre & le volume de celles qu’il faudroit supprimer ; que l’esprit de corps, qui est ordinairement petit, jaloux, concentré, infectât la masse de l’ouvrage ; que les Arts fussent négligés ; qu’une matiere d’un intérêt passager étouffât les autres ; & que l’Encyclopldie subît le sort de tant d’ouvrages de controverse. Lorsque les Catholiques & les Protestans, las de disputes & rassasiés d’injures, prirent le parti du silence & du repos ; on vit en un instant une foule de livres vantés, disparoître & tomber dans l’oubli, comme on voit tomber au fond d’un vaisseau, le sédiment d’une fermentation qui s’appaise.

Voilà les premieres idées qui se sont offertes à mon esprit sur le projet d’un Dictionnaire universel & raisonné de la connoissance humaine ; sur sa possibilité ; sa fin ; ses matériaux ; l’ordonnance générale & particuliere de ces matériaux ; le style ; la méthode ; les renvois ; la nomenclature ; le manuscrit ; les auteurs ; les censeurs ; les éditeurs, & le typographe.

Si l’on pese l’importance de ces objets, on s’appercevra facilement qu’il n’y en a aucun qui ne fournît la matiere d’un discours fort étendu ; que j’ai laissé plus de choses à dire que je n’en ai dites ; & que peut-être la prolixité & l’adulation ne seront pas au nombre des défauts qu’on pourra me reprocher.


  1. Erratum dans le volume vi : « au haut de la colonne 2. au mot Encyclopédie, où contre notre intention, quelques personnes ont trouvé un sens louche : au lieu de ces mots, de la Théologie, de l’Histoire sacrée & des superstitions, lisez la Théologie, l’Histoire sacrée, & l’histoire des superstitions. »