L’art dans l’Afrique australe/11
ujourd’hui il y a quinze jours que
je revenais d’un voyage aux bords du Zambèze, et il m’est difficile de dire ma reconnaissance et ma joie en revoyant la petite fumée qui s’élevait au-dessus de la maison missionnaire d’Hermon.
Mon voyage, qui a duré juste six semaines, me semble cependant avoir été comme un beau rêve, fait dans du bleu et de la lumière. Nous étions plusieurs amis ensemble, ce qui ajoutait un grand charme à une excursion qui doit sembler bien longue à celui qui la fait seul…
près wepenerNos étapes étaient d’abord
Wepener, village
boer non loin d’ici, mais
dans l’État libre d’Orange,
et avec lequel nous avons
de constants rapports d’affaires ;
puis Thaba-Nchu
(la Montagne Noire) centre
très populeux habité
surtout par des Barolong
et situé sur la ligne ferrée de Maseru — la minuscule capitale
du pays des Bassouto — à Bloemfontein, la capitale de L’État
libre d’Orange, où l’on rejoint la grande ligne qui va du Cap
au nord du Transvaal.
À Bloemfontein nous ne faisons que passer et constater combien la ville s’est développée ces dernières années, mais le paysage est resté infiniment plat et désespérément dénudé.
le palais du gouverneur
(Bloemfontein)Le jour suivant, nous étions à
Kimberley, la ville aux diamants,
où nous restâmes quelques heures,
ce qui nous fut suffisant pour
remarquer que ce qu’il y a de
plus pittoresque à y voir, c’est
un grand trou, le plus grand
qu’a fait la main de l’homme :
une mine abandonnée ayant plus de 600 mètres de profondeur !
Nous pûmes aussi, grâce à des amis, faire une visite très intéressante aux mines de diamants ; puis aux « compounds ». où sont confinés les vingt mille noirs ouvriers mineurs.
pipe en terre, pays des ma-télélés
Deux jours après, nous étions à Bulawayo, où le maire, M. E, Philip, petit-fils du pasteur de la ville du Cap, qui fut un conseiller des plus précieux pour les fondateurs de la mission du Lessouto, il y a près de quatre-vingts ans, nous reçut avec une rare amabilité.
Mais quel plat et piteux endroit que cette capitale de la
figures en bois sculpté par des bechuana
(Musée de Bulawayo)Rhodésia, avec sa poussière
rouge et ses constructions
prétentieuses ! On est cependant
surpris de voir ces dernières
quand on pense que la
ville ne date que de quinze
ans à peine et que le chemin
de fer n’y arrive que depuis 1897.
Il y a aussi deux monuments d’un style ultra-réaliste, dont l’un représente un financier homme d’État en bronze et en veston, qui doit sans doute symboliser l’argent ; tandis que l’autre offre l’image fidèle d’un canon sur un grand socle de granit, personnifiant la force ; on n’est pas prosaïque à ce point !
Cette ville possède en plus un petit musée assez intéressant
éléphant en bois sculpté par des béchuanaoù se trouvent de vénérables
fragments de poteries et de
ferrailles provenant des mystérieuses
ruines de Zimbabié et
de celles de Khami, plus une
girafe empaillée dévorée par
un lion également empaillé.
Le pays de Kimberley à Bulawayo est relativement très peu habité
une termitièreet très monotone, cependant, à de certaines
stations, des indigènes béchuana ou ma-tébélé
viennent offrir, pour des prix
très modiques, des bonshommes
ou des animaux très joliment taillés
en bois, ou des pipes en
pierre tendre noire qui ne manquent
pas d’un certain cachet.
De Bulawayo, l’ancienne résidence
timbre-poste
publié lors de l’inauguration
du pont du zambèzedu cruel Lobengoula, le chef des Ma-Tébélé,
aux chutes Victoria, il y a dix-huit
heures de voyage en forêt, dans
laquelle, de temps à autre, se détache
le tronc gigantesque d’un baobab, ou
bien d’énormes termitières de plusieurs
mètres de haut.
En pleine forêt, on s’arrête devant les mines de charbon de Wankie, ce qui met une singulière note noire dans le paysage tropical des alentours. Les stations sont très espacées, le pays étant presque désert, aussi sont-elles surtout des postes de prise d’eau pour le chemin de fer.
Enfin de loin, le matin, on distingue à travers les arbres une
fumée qui semble monter de prairies en feu.
un coin des chutes de mosi-oa-tynyaC’est la fumée des chutes
Victoria — the heart of Africa — le cœur de
l’Afrique, comme disent
les affiches de la
Compagnie du chemin
de fer annonçant des
trains de plaisir partant
de tous les points du
sud de la colonie du
Cap, dans la bonne saison.
La ligne va plus loin au nord (vers la direction du Caire), à environ 800 kilomètres, dépasse Broken-Hill, où se trouvent d’autres mines de charbon. Le voyage semble un peu long, bien qu’on soit très confortablement installé, mais qu’est-ce que ce voyage à côté de celui que les pionniers de la mission protestante française devaient faire, et qui prenait cinq ou six mois et plus parfois, pour franchir en wagon à bœufs les 2,300 kilomètres qui séparent le Basutoland du pays des Barotsi ?[1]
1. Île de Livingstone. — 2. La pointe dangereuse. — 3. La chaudière bouillante.
4. La forêt pluvieuse. — 5. Le pont du chemin de fer.
Comment parler des chutes Victoria, ou plutôt de la fumée tonnante, traduction du nom sessouto mosi-oa-tunya ?
Du reste Livingstone, qui, le premier, les visita le 14
(état libre d’orange)
en visite aux chutestout ce qu’on peut
se figurer[2] ».
Le Zambèze, large ici
de près de 1 200 mètres,
parsemé d’îlots et orné de
tous côtés d’une splendide
végétation, tombe tout à
coup dans un gouffre profond
de 120 mètres environ
et vient, bouillonnant,
écumant, se précipiter dans une gorge large à peine d’une quarantaine
de mètres, spectacle inoubliable qui attire et épouvante
tout à la fois. Grâce à des sentiers ménagés par l’administration
du chemin de fer — précurseurs des tourniquets de
l’avenir — on peut descendre au bord du fleuve, à travers une
l’internat des garçons, dirigé par M. Jalla,
à livingstonevégétation des plus luxuriantes qui semble elle-même
un rêve de splendeurs.
Par exemple, on est mouillé quand on se promène par là ; aussi, si nos silhouettes offraient un certain pittoresque, je puis assurer, en toute humilité, que nous étions sûrement les missionnaires les mieux trempés de la Société des missions évangéliques de Paris.
Le bruit des chutes s’entend très loin, à 15 ou 20 kilomètres,
la station missionnaire de livingstoneet la fumée qu’elles produisent
se distingue également
de fort loin.
Nous admirâmes aussi le
pont en fer inauguré en avril
1905, et qui est un chef-d’œuvre
dans son genre : il
s’élève à 128 mètres au-dessus
du fleuve qu’il franchit
d’un bond, et a près de 200 mètres de long ; nous ne fûmes
un baobal près des chutespas peu fiers d’apprendre
qu’il a été élevé sous la
direction d’un ingénieur
français, M. G.-C. Imbault.
C’est à l’occasion
de l’inauguration de ce
pont que fut publié un
timbre-poste devenu rare
et qui porte une vue des
fameuses chutes.
Grâce à un ami et collègue, M. L. Jalla, de la station missionnaire de Livingstone, qui m’avait facilité les choses, j’ai pu, au retour, passer quelques jours près des chutes et les étudier un peu plus qu’on ne peut le faire à l’ordinaire.
Par-là aussi il y a de nombreux baobabs, un arbre dont,
pour une fois, je veux dire ce que je pense ; grâce à son aspect
fruste et rugueux, il a l’air
le zambèze à séshékéd’appartenir à la famille
des pachydermes, puis il
semble être aussi un peu
l’image des faiseurs d’embarras :
« Attendez, a-t-il
l’air de dire aux autres
arbres, je vais vous montrer
ce que c’est qu’un
arbre », il met toute sa force dans un tronc colossal et tout de suite s’arrête, n’ayant plus même de souffle pour avoir quelques fortes branches !
Reprenant notre voyage, nous arrivâmes bientôt à la station
un aperçu de la cascade
de mosi-oa-tynya missionnaire de Livingstone, située à environ 12 kilomètres des
chutes, nous y passâmes un dimanche exquis, tout était pour
nous si nouveau, si étrange et si
lumineux aussi. Les premières impressions
ressenties là, dans cette
modeste chapelle bâtie en torchis,
au bord du grand fleuve, sont pour
nous inoubliables.
Six jours après, nous étions à Séshéké, heureux de nous rencontrer avec nos collègues de la mission du Zambèze, réunis en conférence.
Nous pûmes passer là une dizaine de jours absolument délicieux ; cette station est la plus belle de la mission, m’assurait-on, grâce à sa situation près du fleuve, puis elle est ornée de superbes arbres du pays, sans compter les citronniers, bananiers, papayers, etc., plantés par les missionnaires.
Je revis, à Séshéké, un membre de l’église d’Hermon, qui est sous-maître à l’école : Aarone Ntjelepa s’était offert pour aller travailler dans la mission du Zambèze, à la suite d’un voyage que je fis à East-London, en 1894, dans le sud-est de la colonie du Cap, avec plusieurs des évangélistes et instituteurs de mon église, et qui s’était dit, à la vue de la mer : « Comment, les missionnaires ne craignent pas de voyager sur cette eau, et moi j’aurais peur d’aller au Zambèze, alors qu’il ne s’agit que de marcher par terre ! »
Le village indigène est assez important, surtout grâce à la présence du prince Litia, le fils aîné du roi Lewanika.
Litia fut très aimable pour nous, il nous offrit une boisson du nom de illa, faite avec du maïs et du miel, d’un goût plutôt bizarre et qu’on nous apporta sur un plateau et dans des tasses avec soucoupes.
Outre sa machine à coudre, il nous montra celle à écrire (!) dont il se sert avec facilité ; puis sa bicyclette et un gros album de photographies prises par lui ; enfin, pour mettre le comble à son amabilité, il nous photographia en groupe.
À mon tour, je fis un croquis de lui, ce qui lui causa un étonnement profond, car il n’avait jamais vu dessiner.
Malheureusement, il n’est plus membre de l’Église, son caractère moral n’étant pas à la hauteur de son intelligence, ce qui est le cas de bien d’autres noirs et de pas mal de blancs.
La cousine de Litia, la princesse ou Mokouae de Séshéké, nous invita aussi à un goûter où figurait de l’hippopotame — un vrai régal sentant le suif à plein nez — et une bonne tasse de thé, de sorte que celui-ci aida à faire passer celui-là.
Une remarque que l’on fait sans grand effort, c’est que les chefs zambéziens sont d’esprit beaucoup plus délié que les sujets ; cela s’explique, car ceux-ci, affranchis d’hier, ont été, pendant bien longtemps, subjugués et déprimés par un dur esclavage.
pendant l’inondation annuelle
Pendant ce court voyage, nous avons pu entrevoir combien les Barotsi ont fait de progrès — il est sûr qu’on en verra de plus grands — mais on peut quand même dire que les Zambéziens sauvages, superstitieux et cruels, que voyait M. F. Coillard, le vénéré fondateur de la mission zambézienne, en 1885, ont subi l’influence de l’Évangile, bien plus peut-être que ne le croient leurs vaillants missionnaires.
Puis l’abolition de l’esclavage, proclamée le 16 juillet 1906, servira aussi certainement, après un temps de crise, la cause de la mission.
Je n’ai pas le moindre épisode émotionnant à raconter, pas même un petit incident à faire valoir.
dans la plaine de mapanta
Les hippopotames se montrèrent fort peu lorsque nous
étions sur le fleuve, — une marque de tact de leur part qui
nous fit grand plaisir ;
sur le fleuvenous les entendîmes entre
Séshéké et Mambova,
notre curiosité
n’en demandait pas plus.
Les lions suivirent ce
bel exemple et se contentèrent
de se faire entendre
la nuit, alors que
nous campions près d’un
petit feu lors de notre trajet en wagon à bœufs, dans la plaine
de Mapanta, entre Livingstone et Mambova. Cependant, j’ai pu bien remarquer que la différence est grande entre les entendre
une roussetteen plein air ou dans une
ménagerie !
Quant aux crocodiles, qui abondent et surabondent dans le fleuve, nous en avons vu de loin, et cela était suffisant, Dieu merci
En revanche nous avons été dévorés par les moustiques, ce qui est déjà quelque chose, et fatigués par leur énervante cantilène évocatrice de la fièvre.
Je puis au moins présenter
aux amateurs l’étrange chauve-souris
que mon gendre, le missionnaire
Victor Ellenberger, m’apporta un soir. Cette roussette
molambang
un de nos pagayeursou renard volant — Epomophorus Gambiensis
— est un échantillon des curiosités
d’histoire naturelle que les collectionneurs
pourraient aisément réunir dans cette partie
de l’Afrique.
En terminant, je résume mon voyage en disant que j’ai été en tout environ deux cents heures en chemin de fer, sept jours en wagon à bœufs, deux jours et demi en pirogue et vingt-quatre heures en voiture !
Mais il me reste un profond sentiment de reconnaissance et de louanges pour les merveilles qu’il m’a
de la création ;
à l’étape, chez mokégnamile pont du Zambèze, une merveille du génie de
l’homme ; et la mission chez les Barotsi, une merveille de
l’amour chrétien uni à l’amour ineffable de Jésus, le Sauveur,
mort pour le salut de tous !
sculpture provenant de zimbaié (Musée de Bulawayo)