Mélanges/Tome I/66

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imprimerie de la Vérité (Ip. 205-208).

AGRICULTURE



VIANDE, BEURRE ET FROMAGE


4 août 1881


Bien peu de personnes lisent nos livres bleus. C’est très regrettable, car ces publications contiennent toujours une foule de renseignements fort utiles.

Nous avons sous les yeux le dernier rapport du commissaire de l’agriculture de la province de Québec. Ce volume devrait être entre les mains de chaque cultivateur de notre pays. D’abord, il est écrit en français, qualité qui manque ordinairement à notre littérature officielle. Mais, ce qui est plus important encore, on y trouve un mémoire de M. E. A. Barnard, directeur de l’agriculture, sur la « production de la viande, du beurre et du fromage dans la province de Québec. » Nous n’avons pas à faire ici l’éloge de M. Barnard. Sa haute compétence en matières agricoles, les services signalés qu’il a déjà rendus à la cause de l’agriculture, son patriotisme désintéressé et son amour du travail, sont connus de tous, et même appréciés par quelques-uns. Nous voudrions reproduire son mémoire en entier, si notre espace nous le permettait. Mais il nous faut bien nous contenter d’en faire une analyse et d’engager tous ceux qui ont à cœur le progrès matériel de notre province de le lire au long, de l’étudier, et de le mettre à profit.

M. Barnard constate d’abord que notre province ne retire que peu de bénéfices de l’exportation du bétail en Europe. Nos animaux sont généralement de petite taille, et, par un règlement très injuste de marine anglaise, le transport d’un animal pesant 1,000 livves coûte autant que celui d’un animal pesant 3,000 livres.

Faut-il transformer nos races de bétail en vue des besoins de l’exportation anglaise ? M. Barnard n’est pas de cet avis. En premier lieu, il faudrait transformer notre système d’agriculture, remplacer nos prairies pauvres par de riches pâturages, et la paille, comme nourriture en hiver, par des aliments plus succulents. Cette transformation serait ardemment à désirer, sans doute, mais il est inutile de l’espérer avant bien des années.

Du reste, il est admis que les petites races bovines fournissent la meilleure viande et, par conséquent, commandent des prix plus élevés. Ne renonçons donc pas à nos petits animaux, mais cherchons un débouché ailleurs qu’en Angleterre, afin que l’exportation de notre bétail ne nous coûte pas un prix exorbitant.

Toutefois, M. Barnard est d’avis que dans les conditions les plus favorables à l’exportation, la production de la viande n’offre pas autant d’avantages aux cultivateurs que la production du lait. En premier lieu, il faut tenir compte du fait que les immenses prairies naturelles de l’ouest offriront toujours à l’éleveur de bestiaux des facilités que nous n’aurons jamais dans notre province. Il y a là-bas des millions d’arpents de magnifiques pâturages ouverts à tout le monde. Les gens de l’ouest nous feront donc toujours une concurrence que nous ne pouvons que difficilement soutenir.

M. le directeur de l’agriculture veut que nos cultivateurs portent toute leur attention sur la production du beurre et du fromage. Voici quelques chiffres qu’il donne. On peut être certain qu’ils sont exacts :

Il est établi que pour produire 100 livres de viande, poids en vie, il faudra donner à l’animal la même nourriture qu’il faut pour obtenir 64 livres de beurre, ou 175 de fromage gras. En estimant le beurre à 23 cents et le fromage gras à 11 cents la livre, moyenne, on arrive aux résultats suivants : Une même quantité de nourriture donnée produira, soit


100 lbs. de viande, poids vif, valant
$   5.00
ou
 64 lbs. de beurre à 23 cents, valant
14.72
ou
175 lbs. de fromage gras à 11 cents valant
19.25
ou
 64 lbs. de beurre $14.72 et 120 lbs. de fromage écrêmé à 8 cts
24.32


Notre province produit actuellement environ 33 millions de livres de beurre, ou l’équivalent en fromage. En évaluant le beurre à 18 cts. la livre, prix moyen, c’est cinq millions de piastres que nos cultivateurs obtiennent de cette exploitation. Il serait facile de doubler, de décupler même cette somme si nous cultivions mieux, si nous donnions une meilleure nourriture à nos animaux, surtout si nous nous appliquions à produire du beurre d’une qualité supérieure. Car, malheureusement, le beurre que nous fabriquons n’obtient guère plus du tiers de ce que l’on paie les meilleurs beurres sur les marchés de l’Europe. Voici encore quelques chiffres que M. Barnard donne à l’appui de son assertion :


Quand les beurres du Danemark et de la Norvège sont quotés au prix de 140 à 160 chelins sterling par
112 lbs.
Les beurres de fabriques américaines, de 110s. à 135s par
112 lbs.
Ceux dits de Kamouraska, de 60s. à 75s. par
112 lbs.
et encore y en a-t-il des quantités considérables qu’il faut vendre pour graisse de roues.


Comment remédier à ce triste état de chose ? Par l’établissement de beurreries et de fromageries. Nous en avons déjà plusieurs qui donnent de magnifiques résultats. Il nous en faut d’autres, et en aussi grand nombre que possible. Nous devons, de plus, acquérir les « connaissances du métier. » Rien ne nous empêche de les acquérir comme nos voisins des États-Unis et de la province d’Ontario les ont acquises. Certes, personne ne prétendra que nos compatriotes manquent d’intelligence. Notre pays, du reste, par son climat et sa proximité des ports de mer, offre des avantages considérables sur le reste du continent pour la production du beurre et du fromage.

M. Barnard recommande l’emploi d’ouvriers-professeurs, payés par le gouvernement, pour enseigner à nos compatriotes tous les secrets de la fabrication du beurre et du fromage. Assurément, quelques milliers de piastres consacrés à une œuvre aussi importante, aussi patriotique, ne sauraient être mieux employés. Il faut espérer qu’à la prochaine réunion de la législature, le gouvernement ne manquera pas de les demander et que les députés ne les refuseront point.