Mémoire sur l'indépendance de l'Ukraine, présenté à la Conférence de la paix par la Délégation de la République ukrainienne (1919)/Histoire

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II

HISTOIRE

Le peuple ukrainien compte plus de 40 millions de nationaux, il a son territoire propre, une histoire et une culture propres. Il a donc tous les droits de former un État et de vivre indépendant au milieu des peuples de l’Europe. Au cours des siècles, il a toujours montré son amour de la vie libre ; et le joug sous lequel il a été placé pendant plus de deux cents ans ne lui a rien fait perdre de son esprit national.

Si, pendant le dernier siècle, les Européens ont tenu peu de compte de ce peuple, il était bien connu d’eux durant les siècles précédents. En 1650, le Français Levasseur de Beauplan publiait sa Description de l’Ukraine accompagnée de cartes explicatives. Peu après (en 1672), l’Anglais Edward Brown donnait une introduction anglaise au livre dans lequel le Français Chevalier exposait la situation de l’Ukraine à cette époque.

La presse anglaise d’alors s’est intéressée aux événements de l’Ukraine, surtout au cours de la guerre ukraino-polonaise sous l’hetman Bohdan Khmelnytzki (à partir de 1652). Certaines publications, notamment le Mercurius Politicus, le Several Proceedings, le Perfect Diurnal, en font mention[1].

Voltaire, dans son Histoire de Charles XII, constate que l’Ukraine a toujours « aspiré à être libre ». Dans ses mémoires, Mme de Staël parle maintes fois de ce pays qu’elle appelle toujours « l’Ukraine ».

Napoléon Ier lui-même s’est intéressé à l’Ukraine. Il avait chargé son secrétaire Lesur de rédiger pour lui une histoire du peuple ukrainien.

Un bref exposé permettra de se rendre compte de la ténacité de la lutte que ce peuple a menée pendant des siècles en faveur de son indépendance menacée toujours et violée souvent par ses voisins.

L’Ukraine a été constamment placée sur la route par laquelle ont passé tous les peuples qui sont venus d’Asie en Europe. Aux temps historiques, les Ukrainiens ont eu à s’opposer aux invasions incessantes des peuples nomades, et surtout des Tatares. La lutte contre ces derniers et contre les Turcs occupe la plus grande page de l’histoire ukrainienne.

D’autre part, la fertilité du sol, les richesses naturelles de l’Ukraine ont toujours excité les convoitises de ses voisins du Nord et de l’Ouest. Et la lutte contre les prétentions de la Pologne et de la Moscovie forme la seconde grande page de cette histoire.

1. L’origine du peuple ukrainien

Le peuple ukrainien appartient au groupe oriental des peuples slaves. Les dernières recherches des slavistes ont établi que le siège le plus ancien des peuples slaves en Europe se trouvait au Nord des Carpathes. C’est de là que le groupe occidental (Tchèques, Polonais, Slaves de l’Elbe) s’est dirigé vers le Nord et l’Ouest, tandis qu’un second groupe descendait vers le Sud (Serbes, Bulgares, Croates), et qu’un troisième groupe allait vers l’Est. Ces peuplades slaves de l’Est ont occupé le bassin du Dnièpr et, au Nord, le bassin de la Baltique (Volchov) jusqu’au golfe de Finlande, où elles se sont mêlées avec les Finnois. De là elles ont commencé à coloniser les hauteurs du bassin du Volga où elles se sont aussi mêlées avec les Finnois. Le célèbre annaliste de Kiev, Nestor (XIe siècle), décrivant d’une façon légendaire la diffusion du peuple slave et la vie des peuplades slaves de l’Est, constatait déjà les différences qui existent entre eux. Les recherches philologiques sur les manuscrits les plus anciens, ainsi que les découvertes archéologiques montrent que dans les langues slaves du Nord et du Sud, et aussi dans les usages, des différences sérieuses existaient déjà. Ces différences entre les populations du Nord (actuellement Grands-Russes), les populations de l’Ouest (Blancs-Russiens) et les populations du Sud (Ukrainiens), n’ont fait que s’accroître avec le temps, établissant sans cesse les existences distinctes de ces trois peuples.

En ce qui concerne le nom de Russe (Russ) qu’on donne souvent à tous les groupes de l’Est, il convient de constater que, suivant l’opinion des historiens, ce nom n’appartenait qu’à un groupe habitant le pays de Kiev. Les Slaves du Nord s’appelaient Sousdal-tsi, Volodymir-tsi, Riazan-tsi. Ce n’est que plus tard que le nom de Russes, devenu célèbre à cause de l’importance du grand-duché de Kiev, a été pris par toutes les peuplades sur lesquelles le grand-duc prédominait. Le pays du Sud possédait d’ailleurs un autre nom, le nom populaire qui revient sans cesse dans les chansons, le nom d’Ukraine (Ukraina, qui se prononce Oukraïna, et qui est aussi vieux que le nom de Russ). On le trouve mentionné pour la première fois dans les annales de Hypac, en 1187.

On appelle également l’Ukraine « Petite-Russie ». Pour la première fois, ce terme a été employé en 1303 afin de désigner le diocèse de l’État de Galitz et de Vlodimir. Après 1654, le gouvernement moscovite appela ainsi la partie de l’Ukraine placée sur la rive gauche du Dnièpr. Jamais, dans les actes historiques, le nom de Petite-Russie ne fut employé pour désigner toute l’Ukraine. Ce terme fut toujours plus ou moins littéraire. Nous voyons donc que, comme la plupart des pays de l’Europe (la France s’est appelée aussi la Gaule, — l’Angleterre, Grande-Bretagne — l’Allemagne, Germanie, — la Grèce, Hellade, etc.), l’Ukraine a eu dans l’histoire plusieurs dénominations. Elle s’est appelée : Russ, Ukraine, Petite-Russie. Et le peuple ukrainien a évidemment le droit de choisir parmi ces noms celui qui lui est le plus cher et qui est en même temps le plus caractéristique : il a choisi l’Ukraine (Oukraïna signifie « le Pays » et, en même temps, « la terre extrême » du monde civilisé). Dans les chansons, comme dans les actes historiques, le nom de l’Ukraine apparaît constamment. En 1650, l’ingénieur français Levasseur de Beauplan, traçant deux cartes de l’Ukraine, les désigne ainsi : Typus generalis Ukrainæ et Ukrainæ pars quæ vulgo dicitur Kiovia. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce pays est connu dans tout l’occident sous le nom d’Ukraine.

2. Le grand duché de kiev (kyïv), son déclin et la séparation du nord et du sud

Aux IXe et XIIe siècles, l’Ukraine et sa grande rivière le Dnièpr (reliée par maints petits cours d’eau au bassin de la Baltique) formaient la grande route commerciale entre Byzance et le riche Orient d’un côté et l’Europe Occidentale de l’autre, les voies maritimes ne pouvant pas être employées à cause de l’incertitude qui régnait sur la Méditerranée.

Cette situation favorisa la création du grand duché de Kiev (IXe siècle) dont le peuple ukrainien et les peuples voisins n’ont jamais oublié la gloire.

Avec le concours des Normands (Variagi), les peuplades voisines de Kiev furent vaincues et obligées de reconnaître l’autorité des grands ducs. Ceux-ci réussirent aussi à retenir pendant environ deux siècles l’invasion des hordes de l’Est. Ils combattirent contre les Polonais qui n’ont créé leur duché (plus tard royaume) qu’à la fin du Xe siècle. Le grand duc Sviatoslav a conquis la Bulgarie. Il a même attaqué l’empereur byzantin Jean Tzimisky ; et ce n’est pas la seule fois que Kiev a fait la guerre à Byzance. Les « Russ » de Kiev ont menacé parfois la capitale elle-même. Des traités de commerce (912, 945, etc.) furent conclus à la suite de ces luttes.

De grandes relations commerciales existaient avec Byzance, avec l’Asie, avec l’occident. L’Ukraine exportait des fourrures, de la cire etc., et importait toutes sortes d’objets de luxe. Les rapports avec les États voisins étaient si intimes qu’un empereur grec de Byzance demanda la main de la princesse de Kiev, Olga, dont le fils Vladimir, grand duc de Kiev, épousa la sœur de l’empereur de Byzance après avoir adopté le christianisme pour lui et pour son peuple.

Au XIe siècle, une fille du roi Jaroslav, Anna, épousa le roi de France Henri Ier, et devint ainsi reine de France. Le roi Jaroslav reçut également à sa cour des princes d’Angleterre.

Grâce à son grand commerce extérieur, Kiev grandit très vite. La culture byzantine s’y répandit, et notamment les arts, comme plusieurs églises en témoignent encore. C’est l’époque la plus heureuse et la plus brillante de l’histoire de l’Ukraine.

Mais la grandeur du duché de Kiev ne fut pas durable. De nouvelles hordes, plus puissantes que les précédentes (Polovtsi), firent leur apparition dans les steppes ukrainiennes. Les princes ukrainiens durent mener contre elles des luttes incessantes, tantôt malheureuses, tantôt victorieuses. Mais les nomades finirent par couper la route qui conduisait de l’Ukraine à Byzance ; et la suppression du commerce extérieur fut la cause principale de la chute de Kiev. D’autre part, après la mort du grand-duc Jaroslav (1054), les terres de celui-ci furent partagées entre ses enfants et ne formèrent plus que de petits duchés plus ou moins vassaux du grand duché ou confédérés avec lui. Mais, si la situation de l’Ukraine devenait difficile à cause des nomades, au Nord, elle était dans la région de la haute Volga, beaucoup plus assurée. Les petits duchés de Rostov, de Souzdal, de Vladimir, qui étaient sous l’autorité du grand duc de Kiev, ne respectaient plus cette autorité, prétendaient à leur indépendance complète et manifestaient même l’intention de subjuguer Kiev. En 1169, le prince du Nord, André, attaqua Kiev avec de grandes forces et le dévasta, mais sans pouvoir y maintenir son influence, non plus que sur le reste de l’Ukraine.

C’est de cette époque que date l’histoire proprement dite de la Moscovie. Les deux peuples se séparèrent tout à fait pour plusieurs siècles. Aux XVIIe et XVIIIe siècles seulement, ils commencèrent à se rapprocher en colonisant les pays qui n’étaient plus aussi dangereux au point de vue tatare. Le célèbre historien russe Klutchevsky (de Moscou) insiste sur le fait que, déjà aux XIIe et XIIIe siècles, le trait national des Grands-Russiens était bien marqué et que ceux-ci différaient complètement des hommes de Kiev. Ethniquement, le peuple grand-russien s’était mêlé avec les peuplades finnoises. Politiquement, la différence avec Kiev était énorme : à Kiev, à côté du grand duc, l’assemblée du peuple (vitché) fut toujours puissante. Le grand duc tenait également compte de l’opinion des chevaliers (droujina) de son entourage. Il n’eut jamais un pouvoir absolu. Chez les Grands-Russiens, si on excepte la république de Novgorod, supprimée plus tard par la Moscovie, l’autorité du prince était tout à fait absolue. Plus tard, sous Ivan le Terrible, après de longs siècles de domination tatare elle prit des formes effrayantes, pathologiques même.

Les Tatares, en 1240, ont dévasté tout l’Est européen ; mais leur domination et leur influence ne furent durables que dans le Nord, en Moscovie. L’Ukraine ne désarma jamais devant eux. La principale préoccupation du peuple ukrainien fut d’échapper à l’esclavage tatare.

3. La lutte contre les tatares (l’état de galicie et de volhynie ; le grand duché de lithuanie et les cosaques)

Le déclin de Kiev s’est précipité à la suite des dévastations faites par les Tatares en 1240.

Quant à l’Ukraine Occidentale, — Galicie et Volhynie, — par le fait qu’elle était plus à l’Ouest et mieux abritée de leurs déprédations, elle connaissait un développement et une prospérité particulière. Sous le règne de Danilo, en 1255, le duché de Galicie et de Volhynie devint même un royaume.

Le roi Danilo rêvait le rétablissement d’une Ukraine aussi vaste qu’au temps de Vladimir le Grand (Saint Vladimir), et il propose aux rois voisins d’entreprendre une croisade contre les Asiatiques. Mais il ne réussit pas.

Sous Danilo, la Galicie allait jusqu’au San, à l’Ouest, et comprenait à l’Est un grand nombre des anciens pays ukrainiens. C’est ce souverain qui fonda la ville de Lemberg (Lviv ou Lev) en l’honneur de son fils Lev, et qui transféra dans cette nouvelle capitale sa résidence de Halytch. C’est également lui qui jeta les fondements de la ville de Kholm, où il habita quelque temps.

Mais la lutte constante avec les Tatares avait affaibli cet État ukrainien. Après une existence indépendante de plus d’un siècle, il s’effondra sous la pression des Hongrois et des Polonais (au milieu du XIVe siècle).

C’est alors que commença à se développer, au Nord de l’Ukraine, le duché lithuanien qui comprit aussi le petit duché de Blanche-Russie. Les princes et les habitants de l’Ukraine, harcelés par les Tatares, acceptèrent aussi l’autorité lithuanienne qui, d’une part n’était pas redoutable pour eux et qui devait, d’autre part, les aider à se défendre contre les nomades. L’Ukraine, hormis sa partie occidentale, fit partie du grand duché de Lithuanie.

Dans cet État lithuano-ukrainien, ou plus exactement lithuano-russ (la Blanche-Russie en faisait aussi partie), les deux nations s’entendaient fort bien. L’autorité appartenait au grand duc lithuanien ; mais le rôle prépondérant était joué par les Ukrainiens dont la culture, influencée par Byzance, était beaucoup plus avancée. Cet État continuait à défendre le pays contre les Tatares. Au XVe siècle, les forces de ces derniers dans le Sud, en Crimée, devinrent plus agressives, tandis que la puissance des Tatares du Volga diminuait sans cesse, ce qui permettait aux Moscovites de constituer tranquillement leur État. La force des Khans de Crimée s’accrut encore lorsque les Turcs s’emparèrent de Constantinople. L’agression tatare devint telle que la résistance des forces gouvernementales ne suffisait plus et que le peuple lui-même organisa sa défense. Les hommes les plus audacieux formaient des compagnies armées et allaient dans les steppes et combattaient les Tatares. C’étaient les Cosaques ukrainiens. Leur vie, leur origine, leur organisation forment une des pages les plus curieuses et les plus captivantes de l’histoire. Leur siège le plus célèbre était les îles du Dnièpr (Sitche des Zaporogues). C’était une communauté militaire possédant ses terres, ses pêcheries, ses chasses, etc., ayant des lois à la fois très démocratiques et très sévères.

Les Cosaques se divisaient en groupes militaires (Kourinis) qui avaient leurs attamans de Kourinis. À la tête de toute la sitche était un attaman en chef. Il était élu à la Rada (assemblée de tous les Cosaques qui discutaient aussi les questions les plus graves de la guerre et de la paix). Les Cosaques ukrainiens, qui tout d’abord n’avaient soutenu qu’une lutte défensive, ne tardèrent pas à se montrer agressifs contre les Tatares de Crimée et contre les Turcs eux-mêmes. Des flottilles de leurs barques se glissèrent souvent jusqu’à Constantinople où elles répandirent la terreur. Les Cosaques représentaient une force extrêmement sérieuse. Au XVIIe siècle, un ambassadeur de France à Constantinople, témoin de leurs attaques contre les Turcs, conseilla à son gouvernement de se servir de leur aide puissante pour combattre les Turcs.

Mais les Cosaques avaient une autre tâche encore à accomplir : ils avaient à lutter contre la Pologne pour sauvegarder leur indépendance et la culture nationale de l’Ukraine.

4. La lutte contre la Pologne. —
La République Ukrainienne des Cosaques.

L’union personnelle du royaume de Pologne et du grand duché lithuano-russ eut lieu en 1386, en conséquence du mariage de la reine Hedvige et du grand-duc Jaguelo, plus tard roi. Mais les deux États gardèrent leur indépendance presque absolue. En 1569, les Polonais profitèrent de la situation critique de la Lithuanie, qui était en guerre avec les Moscovites, pour lui imposer l’union beaucoup plus étroite des deux pays. En même temps, les terres ukrainiennes qui avaient gardé leur autonomie dans l’État lithuanien furent rattachées à la Pologne. Et de ce jour et jusqu’en 1648, les Polonais firent d’incessants efforts pour subjuguer l’Ukraine.

Le roi de Pologne donna des terres ukrainiennes à des seigneurs polonais. Le régime social de la Pologne, l’esclavage des paysans assujettis aux propriétaires (ce trait féodal développé à outrance en Pologne) furent imposés au peuple ukrainien qui avait jusque-là vécu libre. Les Polonais voulaient au surplus imposer leur culture, leur religion. C’était à l’époque de la renaissance catholique, et les Jésuites, qui avaient alors une grande influence en Pologne, voulaient convertir les Ukrainiens.

La première résistance nationale fut faite par les aristocrates ukrainiens (prince Ostrojsky, etc.). Mais cette résistance n’était pas profonde, car le nouveau régime social leur était très favorable, et ils commencèrent vite à se dénationaliser. Au contraire, toute la démocratie de l’Ukraine, aussi bien celle des villes que celle des campagnes, ne se laissa pas asservir.

Les centres de la résistance intellectuelle étaient Kiev et Lemberg. Des confréries de citadins soutenaient les écoles nationales, les sciences et la littérature, les imprimeries. Au commencement du XVIIe siècle, en réaction contre les prétentions polonaises. un grand mouvement littéraire et patriotique se manifesta en Ukraine.

Plus énergique encore fut la résistance des paysans. Ne voulant pas subir la servitude, ils quittèrent en masse leurs seigneurs et se joignirent aux Cosaques. Ceux-ci restèrent toujours libres. En dehors des communes des Zaporogues, il y avait dans toute l’Ukraine des Cosaques qui formaient des régiments, des centuries. La force de ces Cosaques s’accroissait sans cesse et inquiétait beaucoup le gouvernement polonais. Celui-ci s’appliquait à diminuer cette puissance. Il limitait exactement le nombre des Cosaques. Il envoyait des troupes en Ukraine. Mais rien n’y faisait. À partir de 1590, les Cosaques, menés par leur chef suprême, l’hetman, soutinrent contre la Pologne des guerres qui furent de plus en plus dangereuses pour cette dernière.

Tout le peuple ukrainien soutenait ces guerres acharnées pour son indépendance contre les Polonais. En fait, l’Ukraine ne reconnut jamais la souveraineté de la Pologne, non plus que l’autorité de ses gouverneurs. Elle élaborait ses formes de droit public : elle avait ses chefs élus par les Cosaques, ses magistrats. Les chefs des Cosaques entretenaient même des relations diplomatiques avec la Moscovie, avec la Moldavie, avec l’empereur Rudolf (1594). Parmi ces chefs, Petro Sagaïdachny (1614-1622) se distingua comme un politique très habile. Sa diplomatie obtint la reconstruction effective de l’État ukrainien. Il soutint l’Église nationale et se fit le champion de la lutte contre les prétentions polonaises. Mais, après sa mort, les Polonais détruisirent son œuvre ; et les guerres des Cosaques recommencèrent aussitôt et se prolongèrent presque sans cesse jusqu’à ce qu’un des hetmans les plus célèbres de l’Ukraine, Bohdan Khmelnytzki, en 1648, mena ses guerres victorieuses contre la Pologne, soutenu plus que jamais par tout le peuple ukrainien qu’un enthousiasme unanime poussait à la défense de sa liberté. Après avoir battu l’ennemi à maintes reprises, il eût pu marcher sur Varsovie ; mais il jugea plus sage de conclure avec la Pologne des traités avantageux. L’Ukraine devint une République indépendante dont le chef entretint des relations diplomatiques avec des États étrangers : la Suède, la Transylvanie, la Moldavie, la Turquie, la Moscovie, la Pologne, la Perse.

Cette République avait une organisation très originale. L’hetman, chef des Cosaques, était aussi chef du pays. Il était élu par l’Assemblée des Cosaques, la Rada, qui prenait des décisions militaires et décidait aussi du sort du pays. Il avait auprès de lui son état-major qui remplissait les fonctions d’un véritable Conseil des ministres (il y avait un secrétaire général, un juge général, un intendant général, etc.). Les divisions administratives étaient établies suivant les territoires où se recrutaient les régiments, les centuries de Cosaques. Les colonels et leurs états-majors (secrétaires, juges, intendants) étaient, en même temps que des chefs militaires, les magistrats des districts occupés par leurs troupes. Seules les grandes villes, les propriétés ecclésiastiques et quelques grandes propriétés privées jouissaient d’une autonomie relative et dépendaient directement de l’hetman.

Au retour de deux voyages en Ukraine, Paul d’Alep dépeint la civilisation dans ce pays libre qu’il compare à la Moscovie qui lui a fait l’impression d’une prison et qu’il ne peut se rappeler sans horreur. L’État ukrainien réalisait en effet de grands progrès ; mais les événements évoluaient trop vite : la jeune République n’obtenait pas la tranquillité relative sans laquelle un État ne peut pas se consolider. Sous Bohdan Khmelnytzki, l’Ukraine poursuivit sans cesse la guerre contre les Polonais afin de défendre son indépendance ; et cette lutte perpétuelle mettait le pays dans une situation très dure. L’Ukraine cherchait un allié.

5. L’Union avec la Russie et la lutte pour l’indépendance.

La Pologne restait l’ennemi le plus dangereux pour l’Ukraine et le plus détesté par la masse du peuple qui ne pouvait pas oublier l’oppression de la féodalité polonaise. Après des années de victoire, Bohdan Khmelnytzki menacé par des forces puissantes, s’adressa au tsar moscovite, lui proposant une alliance militaire contre la Pologne, en vue de délivrer toutes les terres ukrainiennes. En 1654, à Péréaslav, il convoqua la Rada qui approuva une union suivant laquelle elle reconnaissait l’autorité suprême du tsar, tandis que l’hetman conservait ses pouvoirs anciens. Ce dernier devait continuer à être élu par la Rada des Cosaques qui se bornait à notifier au tsar le résultat de l’élection. L’hetman avait le droit de recruter librement ses Cosaques, d’entretenir à son gré des relations diplomatiques avec les États étrangers, en tenant toutefois le tsar au courant de ses actes. L’Ukraine restait un État indépendant. L’union n’était pas contractée avec l’État russe, mais avec la personne seule du tsar. Toute l’organisation de la République ukrainienne, son administration, ses tribunaux, ses finances, toutes ses libertés demeuraient intactes.

Mais Bohdan Khmelnytzki lui-même ne tarda pas à regretter cette union. Il constata bientôt que le tsar n’avait pas l’intention de tenir compte de ce traité. Les Moscovites s’immisçaient peu à peu dans les affaires intérieures de l’Ukraine. D’autre part, l’aide donnée par le tsar contre la Pologne n’était pas satisfaisante. Les Moscovites entraient en pourparlers avec les Polonais à l’insu des délégués ukrainiens, et même contre leur volonté, ce qui inquiétait fort ces derniers.

La situation de l’Ukraine devint terrible. À la suite du traité d’Androusov, conclu en 1667 entre la Pologne et la Moscovie, l’Ukraine avait été divisée : la partie occidentale (sans Kiev) devenait polonaise ; la partie orientale restait sous l’influence moscovite. En 1681, par le traité turco-moscovite, tout le territoire compris entre le Dnièpr et le Boug était reconnu comme res nullius. Cette période d’invasions et de dévastations est entrée dans l’histoire sous le nom de « la Ruine ».

Mettant à profit les difficultés de l’Ukraine, les Moscovites augmentèrent leurs prétentions, et suscitèrent ainsi l’indignation du pays.

Mais le peuple ne renonçait pas à son indépendance ; et à cette époque, maintes tentatives eurent lieu dans le but de sauver l’Ukraine. Le successeur de Bohdan Khmelnytzki, l’hetman Vigovsky (1657-1659) se tourna contre la Moscovie et, dans la bataille de Konotop anéantit les troupes moscovites. Il avait l’intention de former une sorte de fédération entre l’Ukraine, la Lithuanie et la Pologne. Un traité formel fut même écrit en 1658, à Gadiatch, à ce sujet. Mais la masse du peuple ukrainien avait une telle aversion pour le régime social de la Pologne que Vigovsky devint impopulaire et dut résigner ses fonctions d’hetman.

Plus tard (1665-1676), l’hetman Pierre Dorochenko, un des héros nationaux les plus sympathiques, fit une tentative désespérée pour sauver l’Ukraine des convoitises moscovites et polonaises : il contracta une alliance militaire avec la Turquie. Celle-ci lui vint réellement en aide. Dorochenko remporta de grands succès : un moment même il tint l’Ukraine entière dans ses mains. Mais son alliance avec un ennemi séculaire lui fit perdre toute sa popularité. Après une lutte tragique, il dut se rendre à son rival, l’hetman Samoilovitch (1672-1687), qui s’entendait trop bien avec les Moscovites.

Au temps de Pierre le Grand, l’ennemi le plus rigoureux de l’indépendance ukrainienne, se produisit une tentative suprême pour délivrer l’Ukraine de l’étreinte moscovite. L’hetman Mazeppa (1687-1709), l’illustre patriote, s’allia avec Charles XII et marcha contre le tsar. L’idée d’une alliance entre l’Ukraine et la Suède n’était pas nouvelle. Déjà Bohdan Khmelnytzki avait, à la fin de ses jours, mené avec cette dernière des pourparlers très actifs. Malheureusement pour l’Ukraine, Mazeppa et Charles XII n’ont pas réussi : ils furent battus sous Poltava (1709).

Mazeppa, suivi de ses amis, passa en Turquie. Il ne renonça pas à son pouvoir ; et, après sa mort, ses amis choisirent comme hetman, Orlik. (Il convient de rappeler que c’est au moment de son élection que fut rédigée la Constitution républicaine de l’Ukraine, qui n’a jamais été appliquée, mais qui n’en est pas moins intéressante par le témoignage qu’elle nous donne des idées de ce temps.) Orlik s’appuya sur les Turcs pour défendre la cause de Mazeppa. En 1711, il obtint même des succès ; mais il fut trahi par ses alliés.

Après la bataille de Poltava, la cause de l’Ukraine était perdue pour de longues années. Pierre le Grand nomma une commission, dirigée par de Grands-Russes, qui devait contrôler l’hetman et son gouvernement. Après la mort du successeur de Mazeppa, l’hetman Ivan Skoropadsky (1709-1722), le tsar ne permit pas aux Ukrainiens d’élire un nouvel hetman : il le nomma lui-même. Il choisit Poloubotok, qui, par heureuse fortune, était un zélé patriote et défendit les droits du pays ; mais Poloubotok devait finir sa vie dans les prisons de Pétrograd. Après la mort de Pierre le Grand, la situation s’améliora un peu en Ukraine, et deux hetmans : Daniel Apostol (1727-1734) et Cyrille Razoumovsky (1750-1764) furent élus encore suivant la tradition nationale.

Mais une Allemande d’origine, Catherine II, résolut d’anéantir complètement l’indépendance de l’Ukraine qui, après la bataille de Poltava, était plus ou moins éphémère. En 1764, elle supprima l’hetman et le remplaça par une commission à la tête de laquelle elle plaça un Grand-Russien, le comte Roumiantsev. En 1775, de grandes forces russes cernèrent et détruisirent le siège célèbre des Cosaques (Zaporojie) qui restaient redoutables pour les prétentions de l’impératrice. La presque totalité des Zaporogues quitta l’Ukraine (une partie se dirigea vers la Turquie, en Dobroudja, une autre vers le Caucase, au Kouban). En 1780, Catherine partagea l’Ukraine en gouvernements, comme le reste de l’empire. Les tribunaux et les autres institutions ukrainiennes ont été abolis et remplacés par des tribunaux et d’autres institutions russes. En 1783, le service militaire des Cosaques fut totalement supprimé ; et, dès lors, le recrutement se fit en Ukraine comme dans toute la Russie. La même année, les paysans ukrainiens devinrent de nouveau des colons ; et l’impératrice accorda de vastes domaines en Ukraine à ses courtisans ainsi qu’à de nombreux colonisateurs allemands. Ainsi s’accomplissait le vœu de Catherine, que précise un document secret de 1764, de faire de l’Ukraine une province russe.

Le peuple n’avait, pas la force de combattre les prétentions moscovites ; mais ni Catherine II ni ses successeurs ne réussirent à russifier les Ukrainiens ni à leur faire oublier leur passé libre. En 1767, lorsque Catherine II fit élire des députés pour une commission, qui d’ailleurs n’aboutit à rien : les députés ukrainiens, en dépit des menaces, des poursuites, des condamnations à mort, exprimèrent les vœux d’indépendance de l’Ukraine.

Dans la partie occidentale de l’Ukraine qui, après 1667, resta aux mains de la Pologne, la situation, pour le peuple surtout, était extrêmement difficile ; et elle alla s’aggravant jusqu’au début du XVIIIe siècle. Les féodaux polonais opprimaient dans cette région les paysans dont ils avaient fait leurs colons. Les descendants des seigneurs chassés par Bogdan Chmelnitzky étaient revenus et s’étaient emparés de vastes domaines. Mais le peuple ne voulait pas subir le joug : il demeurait jaloux de son indépendance ; et des révoltes nombreuses se produisirent contre les oppresseurs. Les révoltés s’appelaient haïdamaki. La plus importante de ces rébellions eut lieu en 1768. Elle fut si puissante que les féodaux et l’administration polonaise durent recourir à l’assistance de Catherine II.

Mais, en 1772, la Galicie, fut, au partage de la Pologne, prise par l’Autriche. En 1774, l’armée autrichienne occupa la Bukovine qui se trouvait alors sous l’influence des Turcs. L’année suivante, le sultan consentit à la céder à l’Autriche ; et elle fut rattachée à la Galicie avec laquelle elle forma une province jusqu’en 1849, époque à laquelle elle devint une province spéciale. Quand s’opérèrent les derniers partages de la Pologne, les terres ukrainiennes qui, par le traité de 1667, avaient été cédées à la Pologne, furent accordées à la Russie.

Sous la Russie et sous l’Autriche, le peuple ukrainien resta tout un siècle dans une ignorance et une servitude complètes. Mais le sentiment de la patrie réveilla peu à peu ce peuple et aboutit à un superbe épanouissement national.

6. La Renaissance Nationale.

a) En Ukraine de la Russie Ancienne.

Le sort de l’Ukraine a été celui de maintes nationalités européennes qui, opprimées au cours des siècles par des despotismes divers, ont fini par se débarrasser de leurs entraves et ont conquis leur liberté. Mais, si les effets des aspirations nationales ont pu se manifester puissamment et heureusement au XIXe siècle chez plusieurs de ces peuples : Tchèques, Hongrois, Serbes, Bulgares, Grecs et autres, ils ont été retardés en Ukraine par la force et la rigueur de la tyrannie russe.

Néanmoins la renaissance ukrainienne s’est élaborée pendant tout le XIXe siècle. Le développement intense de la poésie, de la littérature, de l’histoire, de l’ethnologie eut une influence énorme sur la renaissance politique du peuple.

En admirant la culture nationale et le passé de son pays, le peuple sentit se réveiller en lui le désir de secouer ses chaînes et de renaître à la vie libre. Aussi les événements littéraires furent-ils, pendant de longues années, considérés comme de véritables manifestations politiques. En particulier, les poésies ardentes de Chevtchenko provoquèrent parmi tout le peuple un enthousiasme immense. Jusqu’à ces derniers temps, les anniversaires de ce grand poète national ont été célébrés, et parfois secrètement, comme des fêtes nationales. Mais, parallèlement à ce développement littéraire et scientifique, un développement politique se produisait malgré les persécutions constantes de la tyrannie russe. À l’époque où se préparait en Russie le mouvement des Décembristes (1825), il y avait en Ukraine une société secrète des Slaves unis qui avait pour but de former une fédération de tous les peuples slaves. Il existait aussi une société qui se proposait de conquérir l’indépendance de l’Ukraine. Après la chute du décembrisme, tout ce mouvement fut rigoureusement aboli. En 1847, s’organisa à Kiev une nouvelle association de Cyrille et Méthode qui avait aussi pour but la délivrance de l’Ukraine et la confédération de tous les peuples slaves. Dans cette société se trouvaient l’historien Kostomarov, le poète Chevtchenko, l’historien et poète Koulich. Mais le gouvernement russe punit très durement les membres de cette société qui furent tous condamnés à la déportation (Chevtchenko resta dix ans comme simple soldat dans l’Asie centrale). Après 1860, quand l’empire russe perdit pour quelque temps un peu de sa tyrannie, le mouvement littéraire put se développer plus librement ; et des associations politiques secrètes (Gromada) se créèrent de nouveau. Les plus grands meneurs du mouvement ukrainien d’alors furent l’historien Antonovitch et Drogomanov. Ce dernier donna une grande extension aux idées des sociétés Cyrille et Méthode ; et il fut le théoricien des idées nationales.

Ces divers groupements politiques subsistèrent sans interruption et dans plusieurs autres villes de l’Ukraine jusqu’aux événements de 1917. Ils tenaient dans leurs mains tout le mouvement national : ils dirigeaient la lutte contre le tsarisme, pour la délivrance de l’Ukraine.

Au début de ce siècle, et notamment en 1905 et 1906, l’activité et la diversité des partis politiques et des associations augmentèrent beaucoup. Dans les deux premières Doumas, les députés ukrainiens organisèrent des groupes importants. La première révolution russe ne donna aucune satisfaction réelle à l’Ukraine ; mais elle stimula puissamment le mouvement national. Du reste, la rigueur persécutrice de l’administration russe s’affaiblit un peu. Il faut rappeler que, depuis 1876 et jusqu’en 1905, le régime administratif fut en Ukraine d’une sévérité extrême : la langue ukrainienne restait comme précédemment interdite dans tout l’organisme officiel, et surtout dans les écoles (primaires et autres). Par l’ukase de 1876, toutes les publications en langue ukrainienne étaient défendues. Seules et sous une censure sévère, des poésies et des nouvelles pouvaient être publiées ; et encore devaient-elles l’être en caractères russes qui, on le sait, diffèrent beaucoup des caractères ukrainiens. Au théâtre on ne pouvait pas représenter une pièce ukrainienne sans donner, dans la même soirée, une pièce russe. Tous les milieux ukrainiens étaient suspects et, comme tels, surveillés par la police. La plupart des patriotes ont connu l’exil, la déportation, les prisons, etc. Leur carrière a été presque toujours brisée. C’est pourquoi beaucoup cachaient leurs sympathies pour l’Ukraine.

En 1905, on obtint l’autorisation de faire des publications en caractères ukrainiens. De nombreux journaux, de nombreux livres virent le jour. Une grande quantité de sociétés, de cercles, s’ouvrirent dans toute l’Ukraine. En vain la police essaya-t-elle d’arrêter ce mouvement, et sévit-elle : les journaux supprimés par elle reparaissaient sous d’autres noms ; les cercles qu’elle fermait se rouvraient sous un autre titre. Avant et pendant la guerre, les rigueurs administratives étaient redevenues aussi brutales qu’autrefois ; mais elles n’avaient pour résultat que d’accroître l’impulsion du mouvement national.

À la fin du XIXe siècle, plusieurs Zemtsvos, plusieurs congrès formulèrent des revendications nationales. Après 1905 et jusqu’en 1917, ces manifestations s’intensifièrent et devinrent de plus en plus fréquentes, jusqu’à l’heure où le mouvement national apparut dans toute son ampleur.

Les faits précédents concernent l’Ukraine rattachée à la Russie. Au temps où la situation y était la plus douloureuse, les Ukrainiens soumis à l’Autriche pouvaient plus librement développer leur culture et exprimer leurs aspirations politiques.

b) En Galicie Ukrainienne.

En Galicie, le mouvement national, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, a pu se développer avec une liberté relative. Cependant, jusqu’en 1848, le peuple était resté dans un esclavage presque complet. À peine le mouvement national était-il mené par quelques prêtres uniates et par de rares patriotes (le poète Chachkievitch, le professeur Holovatsky, l’historien Vaguilevitch) qui étaient d’ailleurs molestés par la police et la censure. Mais, d’une part, l’influence de la Révolution et du régime plus ou moins constitutionnel de l’Autriche rendit possible le développement national. Et, d’autre part, la renaissance nationale dans l’Ukraine de l’ancienne Russie eut une grande répercussion en Galicie. Chevtchenko y devint le poète préféré ; et ses idées patriotiques y produisirent une impression profonde. Plus tard, plusieurs écrivains et savants de Kiev ont publié leurs livres en Galicie ou, même, sont allés y résider, n’ayant pas la possibilité de poursuivre leur œuvre patriotique dans l’Ukraine de l’empire tsariste. Parmi ces derniers, le professeur et grand écrivain Dragomanov a pris une grande part au réveil de la Galicie, au point de vue politique surtout. Plus tard, le professeur Grouchevsky, quittant Kiev, devint professeur à l’Université de Lemberg où il réalisa un travail considérable pour l’avancement des sciences ukrainiennes.

En résumé, la culture nationale en Galicie se développa plus vite qu’en Ukraine russe. Au moment où la langue nationale était rigoureusement interdite à Kiev et où on ne pouvait rien y publier en dehors de choses insignifiantes, l’école nationale primaire et secondaire existait déjà en Galicie. À l’Université de Lemberg, plusieurs cours étaient faits en ukrainien. La Société scientifique y publiait de nombreux travaux. Il y paraissait des journaux, des revues. Le peuple y avait ses cercles patriotiques. Les intellectuels y pouvaient préconiser l’idée nationale.

Mais, pour obtenir de tels résultats, les Ukrainiens de Galicie devaient soutenir une lutte acharnée, une lutte quotidienne, contre les Polonais qui étaient considérés par la monarchie autrichienne comme les vrais maîtres de toute la Galicie. Cette lutte remplit toutes les pages de l’histoire de ce temps.

La monarchie autrichienne s’interposa entre les deux adversaires irréconciliables : les Ukrainiens et les Polonais ; et le fait seul de cette intervention souveraine a, immédiatement après le partage de la Pologne, éveillé des sympathies pour l’Autriche et des espérances parmi la population ukrainienne. Les réformes libérales de Marie-Thérèse et de Joseph II, en faveur des paysans, ont laissé un heureux souvenir dans la mémoire du peuple ukrainien. Mais, en 1846, quand la république polonaise de Cracovie fut réunie à la monarchie autrichienne, les Polonais réclamèrent qu’on réunît la Galicie orientale et la Galicie occidentale en une province de la couronne et qu’on leur en donnât la souveraineté. Les Ukrainiens protestèrent solennellement et exigèrent que la Galicie comprît deux provinces et qu’on laissât au peuple ukrainien l’administration de la Galicie orientale. Sous le sceptre autocratique de François Ier (1850-1860), la Galicie resta divisée en deux gouvernements politiques : Lemberg et Cracovie. Cette division était marquée par les frontières des deux peuples qui habitaient la Galicie : les Ukrainiens et les Polonais. Ce n’est qu’en 1867, après Sadowa, que la constitution autrichienne accorda une plus large autonomie aux provinces, avec des prérogatives spéciales pour la Diète. Suivant le vœu des Polonais, toute la Galicie, aussi bien la partie ukrainienne que la partie polonaise, fut réunie sous le pouvoir polonais. Si la constitution de 1867 accordait à tous les peuples la liberté et des droits dans les écoles, dans l’administration et dans la vie publique, le gouvernement autrichien n’en livrait pas moins les Ukrainiens à la majorité polonaise en Galicie. Une nouvelle lutte politique éclata entre les deux peuples, car pendant que les Polonais songeaient toujours à renforcer leur autonomie dans le pays, les Ukrainiens de leur côté protestaient énergiquement contre une telle prétention ; et ceux-ci ne cessèrent de réclamer la division de la Galicie selon les territoires d’expansion nationale.

Le gouvernement autrichien donna aux Polonais tout ce qu’ils demandaient, parce qu’il avait besoin de leur appui au parlement. Mais plus les Polonais opprimèrent le peuple ukrainien, plus augmentèrent l’orgueil national et la force de résistance de ce peuple. Malgré toutes les vexations, toutes les persécutions, la culture ukrainienne progressa sans arrêt ; et lorsqu’on introduisit le droit de vote général, égal et direct, on se trouva en présence de cadres politiques organisés par les Ukrainiens. Comme les Polonais exerçaient toujours leurs droits de souveraineté sur le peuple ukrainien, sans remplir la moindre de leurs obligations, ce peuple opprimé se fit justice lui-même en prenant vaillamment en main la défense de sa vie culturelle, économique et politique. Il dut pourtant lutter pendant de longues années pour obtenir l’autorisation d’ouvrir un lycée — dans lequel l’enseignement devait se faire en langue ukrainienne, — et de fonder une société agraire ukrainienne ayant sa propre sphère d’activité et ses propres droits. Quant aux écoles primaires ukrainiennes, elles furent tracassées, et leur nombre décrut de plus en plus sous le régime de l’inspecteur primaire polonais (afin de forcer la population ukrainienne à apprendre la langue polonaise sinon à demeurer illettrée, on remplaça systématiquement les instituteurs ukrainiens par des instituteurs polonais). La lutte des étudiants ukrainiens pour l’établissement d’une université indépendante à Lemberg est notoire ; l’activité de la jeunesse académique et de plusieurs professeurs de nationalité ukrainienne se heurta toujours au veto polonais. Malgré la suppression des corvées, les paysans ukrainiens furent toujours traités comme des esclaves par le propriétaire foncier polonais : ils ne jouissaient d’aucun de leurs droits. Ce n’est qu’après la grève agraire que le propriétaire foncier polonais apprit qu’on ne devait plus considérer les paysans comme des objets d’inventaire. Il n’essaya pas moins, pendant la guerre, de rétablir le travail forcé dans ses propriétés, ainsi que les corvées anciennes ; et ce ne fut que grâce à l’intervention énergique des femmes des paysans qu’il dut renoncer à ses prétentions. L’administration en Galicie appartenait aux cercles dirigeants polonais qui en exclurent complètement les Ukrainiens. Tout l’appareil administratif de la Galicie orientale fut employé à la préparation des élections. Par des menaces et des poursuites, les Polonais obligèrent les juifs à être l’instrument de leur politique ; et, à force de fourberies et de falsifications, ils réussirent à dérober au peuple ukrainien sa vraie représentation nationale dans les communes, dans les arrondissements, dans le pays et dans le royaume. Au cours des élections en Galicie, le sang des paysans ukrainiens coula souvent. L’administration polonaise n’a rien fait de profitable pour le pays. L’agriculture ne fut encouragée qu’autant qu’il s’agissait de subventionner de grands propriétaires fonciers ou de procurer à des aristocrates polonais des fonds qui leur permissent de mener une vie joyeuse. Ils gaspillaient d’ailleurs les subventions reçues ; et beaucoup furent forcés de vendre leurs propriétés. On vota au budget de la Diète de grandes sommes destinées à l’encouragement du commerce et de l’industrie ; mais ces sommes passèrent dans les poches des fonctionnaires polonais, sans que rien fût fait pour le commerce non plus que pour l’industrie. En résumé, l’administration polonaise gaspilla des millions et des millions extirpés à la province, sans nul bénéfice pour celle-ci et surtout pour la partie ukrainienne. C’est ainsi que les routes et les chemins polonais, aussi bien que la fameuse « polnische Wirtschaft » ont acquis leur triste réputation mondiale. Les Polonais sont donc à l’opposé de la vérité, lorsqu’ils prétendent que c’est à eux que les Ukrainiens doivent leur culture et le bon ordre dans leurs affaires. Les Polonais ont réduit le paysan ukrainien presque à l’état de mendiant ; ils ont créé un prolétariat de l’intelligence ukrainienne ; et l’écrivain polonais Szczepanowski lui-même en convient. Mais le peuple ukrainien a lutté de ses propres forces contre les potentats polonais, et il ne s’est laissé abattre par aucune persécution.

Le conflit politique entre les Polonais et les Ukrainiens devint de plus en plus violent, et les Polonais redoublèrent leur haine et leurs molestations lorsque, au déclin du XIXe siècle, le parti conservateur des aristocrates et des nobles polonais perdit son influence et que se forma le parti des employés et des bourgeois polonais qui commença la lutte pour le rétablissement de la Pologne dans ses anciennes frontières historiques. Le professeur Dnistriansky, l’a constaté : étant donné que cette idée était en contradiction avec les efforts du peuple ukrainien, le nouveau parti polonais, sous le nom de « Panpolonais » (Wszechpolacy), s’allia avec tous les éléments qui pouvaient lui servir pour l’oppression des idées d’indépendance ukrainienne. C’est ce qui explique l’union du parti des Panpolonais avec les Russes et pourquoi ce parti soutenait ouvertement la propagande russophile de la Russie en Autriche. Quoique ce parti combattît avec l’aristocratie polonaise pour la prépondérance de l’autorité et qu’il se donnât comme parti démocratique, il restait de sa nature aussi impérialiste et aussi aristocrate que les anciens potentats politiques. Il n’en fut pas autrement lorsque, pendant la guerre, un rapprochement eut lieu entre les trois partis : le parti populaire, le parti socialiste démocrate et le parti des Panpolonais. Les traditions historiques d’un peuple souverain subsistèrent, et aucun de ces partis ne changea son attitude à l’égard des Ukrainiens. Tous conservèrent l’axiome : « Les Ukrainiens sont une quantité négligeable et ils doivent se soumettre à la souveraineté polonaise. » Le principe aristocratique régna et règne comme auparavant parmi les partis politiques de la Pologne, et les membres du parti des Panpolonais ont pris, sans aucun changement, à leurs prédécesseurs la vieille tradition du royaume de Pologne.

Il ressort de ce qui précède que toute conciliation est impossible entre le système aristocratique de la domination polonaise et le système démocratique de la souveraineté nationale des Ukrainiens.

c) En Bukovine Ukrainienne.

La Bukovine a eu, au XIXe siècle, une renaissance nationale analogue à celle de la Galicie. Longtemps ces deux pays formèrent une seule province de l’Autriche ; et même après leur séparation, la Bukovine subit l’influence de la Galicie dont la culture était plus avancée. Mais les deux pays avaient eu, dans les siècles antérieurs, une histoire tout à fait différente.

Les prétentions des Roumains sur la Bukovine nous obligent à rappeler quelques faits intéressants de son histoire. Tout le passé de ce pays se rattache à l’histoire du peuple ukrainien.

Déjà au temps de la grande émigration des peuples germaniques et slaves, un rameau ukrainien des Tyverdes avait pris possession de la région située entre les Carpathes et le Dnièstr ; et cette région formait depuis la fin du IXe siècle une partie du grand duché ukrainien de Kiev. Après la séparation du grand duché de Kiev et du royaume de Halice, la partie septentrionale, puis la partie méridionale du territoire placé entre le Dnièstr et les Carpathes échurent à ce royaume que Jaroslav le Sage (deuxième partie du XIIe siècle), le plus grand prince des Ukrainiens de Halicz étendit jusqu’aux bouches du Danube. Au temps où vivait ce prince, les marchands de Halice fondèrent sur le bas Danube la ville de Petit-Halice (aujourd’hui Galatz). Plus tard, certains princes ukrainiens ont pénétré jusqu’à Berlad et Tekuça (villes situées au sud de Jassy). La grande invasion mongole de 1240-1242 a enlevé à la principauté de Halicz la région située à l’est des Carpathes qui fut morcelée en plusieurs parties plus ou moins autonomes, et placée sous le pouvoir immédiat des Tatares. Une partie était formée par le pays de Sypenitz qui renfermait le territoire du Dnièstr jusqu’à la région comprise entre le Sereth et le Prouth, avec les villes de Sypinci, Cecin, Chotin et Chmeletz (près de Waschkoutz).

Au milieu du XIVe siècle, les Roumains venant des Sept-Villes s’avancèrent à l’est des Carpathes ; et la principauté de Moldavie fut fondée.

Comme le signifiait son nom, le territoire de cette principauté se limitait à peu près exclusivement au sud de la Bukovine actuelle, c’est-à-dire au bassin de la petite rivière Moldave, affluent de la rive droite du Sereth. Ce n’est que vers la fin du XIVe siècle que la principauté de Moldavie commença à s’étendre vers le nord et vers le sud-est. À cette même époque, la terre de Sypenitz lui fut enlevée.

En entrant en Bukovine, les Roumains y trouvèrent une population ukrainienne (la tradition roumaine ne remonte qu’aux conquêtes du voïvode roumain Dragosch). Au début, les Ukrainiens furent refoulés des vallées fluviales dans les montagnes ; mais le flux subit de la colonisation roumaine vers le sud-est permit à ceux-ci de regagner une partie du terrain perdu.

L’étude de la nomenclature géographique de la Bukovine fournit de nombreuses pièces justificatives. Les Roumains immigrés tombèrent bientôt sous l’influence politique et civilisatrice de leurs voisins ukrainiens, laquelle demeurait puissante.

Jusqu’au commencement du XVIe siècle, l’église moldave fut soumise au métropolite ukrainien de Halicz. Elle employait la langue slave ecclésiastique, qui était en usage en Ukraine.

En janvier 1429, le voïvode Alexandre fit don au cloître de Moldavitza d’un Évangile écrit en langue slave ecclésiastique, qui se trouve actuellement à la bibliothèque de l’Université d’Oxford. Plus tard, nombreux furent les Ukrainiens, tels que Zachar Kopystensky, Anastasius Krymbowitsch, etc., qui enseignèrent en Moldavie.

La langue ukrainienne était parlée à la cour du voïvode de Moldavie ; elle servait aux relations de la haute société ; elle était la langue officielle de la chancellerie princière. La première école supérieure pour les fils de boyards moldaves fut instituée par le métropolite de Kiev : Georges Zamblick.

La Moldavie entretint toujours des relations politiques avec l’Ukraine, et en particulier avec les hetmans des Cosaques. L’hetman Demeter Wyschnewetzky (vers 1560) régna même quelque temps sur la Moldavie. Le fils de Bohdan Khmelnytzki épousa la fille du voïvode Lupul. Le voïvode Étienne le Grand soutint le mouvement national ukrainien dans la Galicie d’aujourd’hui contre les Polonais. Toutes ces circonstances empêchèrent la roumanisation des Ukrainiens installés en Moldavie, et contribuèrent à faire garder par ceux-ci leur nationalité et leur langue. Au temps de l’occupation de la Bukovine par les troupes autrichiennes, en 1775, le pourcentage proportionnel des deux peuples qui l’habitaient (Ukrainiens et Roumains) était à peu près ce qu’il est de nos jours.

La Bukovine, unie à la Galicie en 1776 jouit aussi des réformes opérées par Joseph II ; mais, jusqu’en 1848, cependant, elle demeura plus arriérée que la Galicie. La division des deux pays en 1849 ne pouvait pas avoir d’heureuses conséquences pour la Bukovine dont le vrai développement national ne commence que dans le dernier quart du XIXe siècle.

Actuellement, au point de vue de la culture nationale et de la vie politique, les progrès accomplis par la Bukovine sont très remarquables. L’instruction publique y est donnée en langue ukrainienne. Tous les villages y ont leur école primaire. Il y a des gymnases. L’Université de Czernovitz possède deux chaires ukrainiennes. De même qu’en Galicie, les sociétés littéraires, pédagogiques, économiques sont nombreuses. Les hommes politiques et les intellectuels ont su répandre universellement dans le peuple l’idée patriotique.

d) En Ukraine Hongroise.

L’Ukraine hongroise occupe une partie du versant occidental des Carpathes et sépare la Hongrie proprement dite, de la Galicie par une bande étroite. Là vivent plus de 500.000 Ukrainiens.

Pendant des siècles, les Ukrainiens ont vécu en bonne intelligence avec les Magyars. Ils ont pu conserver librement leur religion orthodoxe de même que leur caractère national. C’est seulement au XVIe siècle qu’a commencé à s’exercer la pression des Hongrois contre les Ruthènes ; et elle s’est manifestée d’abord par des persécutions religieuses.

Au milieu du XVIIe siècle, les Ukrainiens de Hongrie ont dû accepter l’union avec l’église catholique. Mais cette union n’a pas supprimé les persécutions religieuses qui, peu à peu, ont pris le caractère de véritables persécutions nationales. Les hautes classes ont commencé à se magyariser. Pour le peuple, la situation ne s’est améliorée que sous les règnes de Marie-Thérèse et de Joseph II. Un diocèse ruthène a été autorisé. Un séminaire et une faculté théologique ont été ouverts. Jouissant des mêmes droits que les prêtres catholiques, les ecclésiastiques ukrainiens purent conserver leur nationalité, ce qui avait une grande importance puisque, placés au milieu d’une population illettrée, ils constituaient la seule force intellectuelle du pays. Plusieurs d’entre eux se sont intéressés aux questions scientifiques et ont étendu leurs relations avec les autres peuples slaves. Dans les écoles ruthènes de Hongrie, des Galiciens venaient s’instruire tandis que des Ukrainiens de Hongrie allaient étudier dans les écoles de Lemberg. Quelques-uns même de ces derniers, gagnant la Russie, y ont joué un certain rôle. Mais, dès le premier quart du XIXe siècle, le nationalisme hongrois se développa très vite. La langue latine, qui était la langue officielle, fut peu à peu supplantée par la langue hongroise. En 1844, la Diète de Perthes décida que la langue des magyars devenait la seule langue de l’État. La révolte des Hongrois contre l’Autriche, en 1849, eut une grande influence sur le sort des Ruthènes. Momentanément, le gouvernement autrichien se montra favorable à ces derniers afin de diminuer la force magyare. Plusieurs nouvelles écoles ukrainiennes purent s’ouvrir ; et la conscience nationale des Ruthènes s’accrut. Mais le régime hongrois ne tarda pas à se manifester de nouveau. Il ne cacha pas ses prétentions de s’assimiler les Ukrainiens. Les écoles ruthènes furent une à une fermées. La langue ukrainienne était proscrite des tribunaux et de toute l’administration. Et ce régime rigoureux porta ses fruits : une partie de la population ruthène fut magyarisée ; le reste fut plongé dans une misère profonde et dans une ignorance presque absolue.

Toutefois le mouvement littéraire, quoique faible, ne cessa pas d’exister dans l’Ukraine hongroise. Mais il affectait un caractère ecclésiastique. Les relations avec la Galicie furent toujours entravées par les Magyars qui avaient peur du panslavisme. Cependant, sous l’influence du grand patriote Dragomanov, qui visita deux fois ce pauvre pays et qui incita les Galiciens à s’intéresser au sort de leurs frères hongrois, le rapprochement entre les deux pays commença à se réaliser. Les Galiciens ont parcouru la Ruthénie hongroise, y ont noué des relations, ont créé un fonds spécial pour la propagande et l’assistance dans ce pays. En 1896, une protestation des Galiciens fut publiée contre le régime des magyars.

Durant ces dernières années, le mouvement national a fait quelques progrès, surtout à la suite des événements dont l’Ukraine a été le théâtre en 1917 et 1918. Au moment de la chute de l’Autriche-Hongrie, les Ukrainiens de Hongrie ont manifesté leur volonté d’être unis à la Galicie et à toute l’Ukraine.


  1. Ces périodiques entretenaient des correspondants spéciaux en Ukraine, renseignaient d’ailleurs Bohdan Khmelnytzki sur les intentions du tzar de Moscou, démontrant à l’hetman que le tzar ne respecterait jamais les libertés du peuple ukrainien dont il ne comprendrait jamais les idées libérales.