Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/Lettre

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Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 1-7).

LETTRE À M. BERTIN


La demande que vous me faites, Monsieur, est très naturelle ; vous voulez satisfaire votre curiosité ; je vais tâcher de vous en procurer les moyens, d’autant plus volontiers que l’intérêt que vous avez bien voulu prendre à ce qui me regarde mérite de ma part quelque reconnaissance[1].

J’étois commandant à Cassembazar, petit établissement de la Compagnie des Indes, lorsque les troubles du Bengale commencèrent ; cet endroit est à une lieue de Morshoudabad, capitale de la province, où je me transportois quelques fois pour faire ma cour au nabab, et ménager auprès de lui les intérêts dont j’étois chargé. J’avois d’ailleurs très souvent la visite des principaux seigneurs ; ainsi j’étois à même d’étudier le caractère de ceux qui composoient le dorbar, d’appercevoir les ressorts qui les faisoient agir, le vrai et le faux de bien des choses qu’un absent ne peut savoir qu’imparfaitement. Comptez sur ma fidélité dans tout ce que j’ai à vous dire, au sujet des affaires du Bengale, ainsi qu’à l’égard des pays que j’ai parcourus. Je vous exposerai naturellement ce que j’ai vu, ce que j’ai fait, non peut-être avec tous les détails que j’aurois désiré. Je me trouve aujourd’hui malheureusement privé d’une partie de mes papiers sur lesquels j’avois couché bien des observations : il faudra que ma mémoire y suplée. Si vous n’étiez pas accoutumé à recevoir de mes lettres, je vous demanderois grâce pour mon style : peut-être vous ennuyera-t-il ; à cela je ne vois qu’un remède, c’est de me lire en vous couchant, le sommeil y viendra plutôt.

Vous n’ignorez pas, Monsieur, que les courses que j’ai faites ont paru (à quelques personnes) si singulières et si destituées de raison, qu’elles m’ont mérité de leur part les nobles titres d’aventurier, de Dom Quichotte. « Chandernagore pris, qu’était-il nécessaire de remonter le pays avec une centaine d’Européens, sans argent, sans sûreté d’en avoir, de s’exposer à périr de misère, à être égorgé par des nations à qui le nom d’Européen est inconnu, quel avantage en pouvait-il résulter pour la nation ? Les ennemis une fois chassés de la Côte Coromandel, et nos forces rendues dans le Bengale, qu’avoit-on besoin de ce détachement du côté de Patna, vaines idées qui n’ont servi qu’à augmenter les dépenses de la Compagnie ? » Voilà, Monsieur, ce que vous avez entendu ; mais devois-je croire qu’on s’entêteroit aux opérations de la côte ? N’étoit-il pas plus naturel de penser qu’on commenceroit par attaquer l’ennemi dans le Bengale où il n’étoit encore que faiblement établi, où l’on devoit s’attendre à trouver un parti parmi les gens du pays que les suites de la révolution avoient généralement indisposés, où nos vaisseaux pouvoient avoir une retraite assurée et toutes les commodités nécessaires pour les réparer ?

On veut croire que notre détachement auroit été inutile du côté de Patna, c’est-à-dire donc qu’une diversion, qui, comme vous verrez par la suite, auroit attiré cinq ou six cent Européens et trois mille sipayes anglois, avec une partie des troupes du nabab du côté de Patna, qui auroit retenu le raja commandant de cette place, et toutes ses forces, n’auroit pas facilité nos opérations dans le Bengale. Le raisonnement sent un peu trop le mépris que l’on a de son ennemi.

On dit encore qu’étant membre du Conseil Supérieur chargé du commerce de la Compagnie, chargé du commerce, c’étoit sortir de ma sphère que de m’ériger en guerrier, qu’il étoit plus raisonnable de me rendre prisonnier, ou du moins de chercher à gagner Pondichery, que ma présence pouvoit y être nécessaire, que le salut de la place pouvoit en dépendre.

J’ignore, à dire vrai, sur quoi sont appuyés tous ces propos ; on ne fait pas attention qu’avec le commerce de la compagnie, j’étois encore chargé des affaires d’administration en général vis-à-vis les gens du pays. Si je m’étois trouvé à Pondichery en 1757 ou 1758, voici très certainement ce qu’on m’auroit dit ; je m’en raporte à tous ceux qui y étoient :

« Quelle sottise, quel manque de prévoyance ! abandonner ainsi un pays où vous deviez penser qu’on vous soutiendroit ! votre position aux environs de Patna vous mettoit dans le cas de nous conserver des amis et de faciliter notre rétablissement dans le Bengale ; à présent que faire ? nous avons des vaisseaux, mais que feront-ils ? on doit s’attendre à voir les forces angloises réunies à Calcutta ou dans le bas du Gange ; quelle apparence de réussite ? Sans être le sauveur de Pondichery, je serois la cause de la perte du Bengale. »

Au surplus, comme les titres qu’on a bien voulu me donner, et le raisonnement au soutien, viennent des personnes de qui probablement je n’ai pas l’honneur d’être connu, qui, peut-être, ne sont pas fort au fait de l’Inde, j’aurois tort de m’en formaliser. Il est en effet assez singulier qu’une poignée d’Européens, comme nous étions, ait pu se soutenir pendant quatre ans dans les pays que nous avons parcourus ; cela sent un peu l’aventure ; mais il est nécessaire que je réponde à ce qu’on pense que j’aurois du faire.

Me rendre prisonnier et ne pas exposer la vie de tant d’hommes. Je crois de bonne foi que mon intérêt particulier ne s’en seroit pas mal trouvé ; j’avois des facilités, j’avois des amis dans le Bengale, je me serois en peu de temps dédommagé de pertes que j’avois faittes ; mais le public auroit-il été satisfait ? Il voit clair quelquefois, il se plait à éplucher la conduite des uns et des autres. Suposons, ce qu’il étoit naturel de croire, qu’un général françois fut venu dans le Bengale quelques mois après la prise de Chandernagore, il auroit appris que le commandant de Cassembazard ayant à sa disposition une centaine d’Européens et quelques sipayes avoit mieux aimé à se rendre prisonnier que de profiter des occasions qu’il pouvoit avoir, ou de soutenir son parti ou de se retirer. Les officiers, les soldats n’auroient pas manqué de déposer contre lui, et je crois avec raison. Je demande si ma qualité de conseiller auroit imposé silence. Ceux qui prescrivent aujourd’hui ce que je devois faire auroient-ils pris ma défense dans la procédure criminelle qu’on m’auroit faite subir ?

Il falloit donc, ajoute-t-on, chercher à vous rendre à Pondichery. Mais quelle preuve a-t-on que mon intention n’ait pas été d’y aller ? Je ne voulois pas, il est vrai, y aller seul, abandonner ma petite troupe ; si j’avois pris ce parti, la suite prouvera qu’il ne seroit pas venu dix hommes à Pondichery des cent qui étoient avec moi.

On peut voir par ce que j’ai écrit dans le tems, et cela est connu de tous les officiers, que le nabab Souradjotdola vouloit d’abord m’obliger à me rendre aux Anglois, que sur mes vives représentations il m’accorda la liberté d’aller où je voudrois. Je n’avois que deux chemins pour me rendre à Pondichery ; l’un qui prenoit dans le sud par Mednipour, mais par là je tombois entre les mains des Anglois qui, assurément, m’auroient attendu au passage ; l’autre conduisoit à Patna, d’où je pouvois gagner Agra, et de là, en suivant le grand chemin, tomber dans l’armée de M. de Bussy qui étoit dans le Dekan, c’est celui que je pris ; on peut même voir par mes lettres, qu’étant à Agra en mai 1758, mon dessein étoit d’aller joindre M. de Bussy, ce que j’aurois fait très certainement sans les lettres de M. de Leyrit, gouverneur général, qui portoient que je devois rester à Eléabad, où il me croyoit encore ; ma position ne pouvoit être, disoit-il, plus avantageuse, vu l’arrivée prochaine de M. de Lally, et d’une escadre qui ne devoit pas tarder à paroître dans le Bengale.

J’avouerai, cependant, qu’en allant du côté de Patna, mon idée n’étoit pas uniquement de me rendre à Pondichery ; ce ne devoit être que mon pis aller. J’étois hors d’état de rien faire pour moi-même ; j’étois trop foible, mais je connoissois un peu le pays, et j’avois assez entendu parler des intérêts des diverses puissances qui le partagent pour me flatter d’être de quelque utilité à ma nation, en faisant naître une diversion qui, selon moi, auroit facilité l’expédition du Bengale ; il ne s’agit plus que de voir si je me suis trompé.

Pour donner plus de clarté à ce qui suit, il est à propos que je mette sous vos yeux la situation où se trouvoit l’Empire Mogol, ainsi que le caractère et les intérêts de quelques principaux acteurs qui paroissoient et qui paroissent encore sur ce théâtre.

Vous trouverez dans ce mémoire bien des mots dont vous voudrez l’explication. La table qui est à la fin pourra vous satisfaire ; j’ai joint aussi une petite carte des provinces ou j’ai été avec un cahier de routes. À l’égard des noms que vous n’y trouverez point, je ne peux mieux faire que de vous renvoyer à la carte de M. Danville pour en avoir la position.


  1. Partie de ces mémoires a été écrite à Paris en 1763, et partie en mer en 1764 pendant mon second voyage aux Indes ; mais plusieurs des notes ont été ajoutées depuis.