Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/Mogol

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Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 9-50).

L’EMPIRE MOGOL


DIVISION DE L’EMPIRE

La division de l’empire mogol que j’ai entendu le plus communément faire par les gens du pays, est en sept parties, mais j’avoue que je ne la comprends pas plus que ceux à qui je me suis addressé, qui n’ont jamais pu m’en donner une explication satisfaisante ; elle pouvoit être très bonne du tems des premiers mogols, mais aujourdhui je ne la crois pas recevable ; j’aime mieux prendre ma division des diverses puissances qui partagent cet empire, les unes sujettes du Mogol, les autres seulement tributaires ; cette division me donnera :

DEHLY OU DJEHNABAD
capitale de l’Empire Mogol et ses dépendances immédiates.

Quoiqu’en disent certains géographes, Dehly est reconnu dans l’Inde pour la capitale de tout l’Empire, son titre Dar oul Khilafat (demeure des rois) le désigne assez. D’ailleurs, c’est là où doit se faire l’installation, cérémonie que le prince ainsi que le peuple regarde comme essentielle ; le Chazada avec lequel j’étois, fut reconnu dans toute l’armée pour empereur, aussitôt après la mort de son père Alemguir.

La nouvelle et les ordres en conséquence furent portés dans toutes les parties de l’empire ; mais ce n’étoit pas assez ; le prince me dit plusieurs fois qu’il ne se croiroit bien établi que lorsqu’il se verroit assis sur le trône dans Dehly même.

Les dépendances immédiates de Dehly s’étendent dans le nord jusqu’à Serhind, à l’est jusqu’au Gange, et à peu près à la même distance dans l’ouest ; il n’y a aujourdhui presque rien au sud, la terre ayant été donnée, soit à des Patanes, soit aux Marates, soit aux Djates. Ces dépendances forment ce qu’on appelle la bouche du prince ; ce soin regarde le vizir à qui appartiennent aussi de droit plusieurs djaguirs dans les divers soubahs de l’empire ; il a encore directement, ou doit avoir dans sa dépendance, comme premier ministre, toutes les grandes forteresses du royaume, il y nomme le keledar ou commandant de place, et le soubahdar ou viceroi de la province où la forteresse est située, y place un fodjedar (commandant de troupes) ; le keledar en sa qualité ne rend compte qu’au vizir, et ne connoit que ses ordres.

Soubah de Lahore.

Ce soubah, autrefois très étendu, est aujourd’hui démembré, la plus grande partie ayant été cédée à Abdaly, prince des Patanes, autrement dit Afghans ; il est au nord de Dehly.

Soubah de Guzerate.

Amoudabad (Ahmedabad) est la capitale, il y réside un gouverneur de la part de l’empereur ; mais ce pays étant presque en entier en la possession des Marates et de quelques rajas, le gouverneur se voit presque sans autorité.

Soubah du Dekan.

Aurengabad est la capitale ; ce soubah a toujours passé pour le premier depuis les conquêtes d’Aurengzeib ; il contient plusieurs provinces ; on en compte, je crois, sept grandes, dont quelques-unes sont plus étendues que quelques soubahs, et dont les richesses ont mis le soubahdar en état de braver l’empereur même. On se souviendra longtems du fameux Nizam oui moulouk et des troubles dont il fut cause en facilitant l’invasion de Nadercha (Nadir-Shah). C’est du Dekan qu’est venue la décadence de l’empire mogol, comme l’avoit prédit Chadjehan (Shah Jehan) père d’Aurengzeib, à ce que dit un auteur persan. Ce père infortuné n’ayant qu’un souffle de vie, parut oublier l’ingratitude de son fils et vouloir lui procurer un règne paisible, en lui laissant quelques avis que son expérience lui dictoit ; le tout se réduisoit à trois points ; le premier de ne pas penser à la conquête du Dekan où Aurengzeib, après avoir épuisé ses trésors, n’aboutiroit qu’à se donner des maitres ; le second étoit de faire une paix sincère avec ses frères ; le troisième, de ne se point mêler de disputes de religion, et de laisser à chacun la liberté de conscience.

On ne doit pas regarder toute la presqu’isle comme sujette ou tributaire du Mogol, quoiqu’à Dehly on comprenne souvent le tout sous le mot Dekan ; Aurengzeib ne put pénétrer aussi loin qu’il auroit voulu. La côte malabare et presque toute la pointe de la presqu’île sont indépendantes.

Soubah de Bérar.

Il paroit selon la carte de Mr Danville que nous ne connoissons pas toutes les parties de ce soubah ; on sait qu’il doit être dans la dépendance du soubahdar du Dekan, puisqu’il en prend le titre, mais les Marates en possèdent la meilleure partie.

Soubah de Laknaor.

Ce soubah s’étend à l’est du Gange depuis environ les 26 dégrés de latitude jusqu’au 28 1/2, et en longitude depuis le 98e jusqu’au 101e ; la ville de Laknaor qui en est la capitale est par les 27 dégrés de latitude.

Soubah d’Eléabad (Allahabad).

Ce soubah s’étend à présent à 15 ou 18 lieues autour d’Eleabad tant à l’est qu’à l’ouest du Gange, c’est peu de chose. Autrefois il avoit dans son district l’espace qu’on trouve à l’ouest du Gange, depuis le 26e degré de latitude jusqu’au 27e, et en longitude depuis le 97e jusqu’au 100e.

Soubah d’Oud.

Oud capitale est environ par les 27e degrés de latitude, et à l’est de Dehly à peu près cinq dégrés. Benarès est comprise dans ce soubah, ses dépendances prennent l’espace qui est vis à vis de Bénarès entre le Gange et la rivière Carumnassa, en y comprenant une partie des montagnes. Dans le nord il va jusqu’au 27e degré 1/2 et en longitude depuis le 99e 1/2 jusqu’au 101e, mais très irrégulièrement.

Soubah de Béhar.

La ville de Béhar devroit être la capitale, mais Patna, autrement dit Azimabad, l’a toujours emporté. Ce soubah s’étend depuis le Gange jusqu’au 25e degré en prenant depuis la rivière Carumnassa qui est par le 101e degré de longitude jusqu’à Teriagaly sur le bord du Gange, qui est par les 105°. Dans le nord, il s’étend au delà de 27.

Soubah de Bengale.

Morshoudabad est la capitale. Ce soubah s’étend depuis Teriagaly jusqu’à la mer, en prenant depuis le 104e degré jusqu’au 109e. Au nord il va jusqu’au 26e degré ; c’est dans cet espace depuis Teriagaly jusques par le 26e degré qu’est la province de Pournia.

Soubah d’Orissa.

Katek est censé la capitale. Ce soubah étoit autrefois beaucoup plus grand et comprenoit toute la côte depuis Yanaon jusqu’à Piply, prenant trente cinq à quarante lieues dans la terre. Aujourd’hui on ne donne à ce soubah que depuis les environs de Ganjam jusqu’à Piply ; le restant de la côte d’Orissa où sont plusieurs rajas tributaires, dépend du soubah du Dékan.

Voilà ce qu’on peut dire proprement terres sujettes du Mogol ; tout ce qui n’est pas compris dans les soubahs ci dessus appartient aux Marates ou Rajepoutes ou aux Djates, et à quantité de petits rajas répandus de côtes et d’autres, tributaires du Mogol.

Le pays des Rajepoutes commence à quelque distance d’Agra dans l’ouest. Azmeer (Ajmir) est la capitale, il s’étend jusqu’au golphe du Syndy. Ces peuples sont grands, robustes, et tous guerriers ; on est porté à croire que cette tribu est formée de ces gentils ou indiens (Hindus), dont les rajas conservoient une supériorité sur les autres et portaient le nom de Raja des Rajas, avant que les premiers Mahométans eussent fait la conquête de l’Inde. La mémoire d’un Porus qu’ils nomment Phore se conserve encore chez les Rajepoutes, ainsi que celui de Scander ou Sikander (Alexandre).

Les Djates sont aussi presque tous guerriers et vont de pair avec les Rajepoutes ; leur pays est presque tout dans le sud de Dehly à droite et à gauche du Gemna, depuis Saidabad jusqu’à 26 ou 27 cosses dans le sud d’Agra, ils ont aussi des terres au nord-est de Dehly.

Dans le quarré compris sur la carte de Mr Danville entre les 28 et 29e dégrés de latitude, 92 et 93e de longitude, on lit : Ce canton a été habité par des Getes. J’ai idée que ce sont des Djates qu’on a pris pour des Getes, mais je ne crois pas qu’ils s’étendent si loin de ce côté là. Au reste, il se peut très bien faire que les Djates ou Getes soient le même peuple qu’on nomme quelquefois Indoscithes.

Le pays proprement dit Marate tient un grand espace dans ce que nous nommons le Dékan. Satara, la plus ancienne ville marate où réside le roi, est la capitale, mais comme ce prince est tout à fait dans la dépendance de son premier ministre, on ne parle aujourdhui que de la ville de Pouna, ou ce ministre tout puissant fait son séjour ; Baladjirao étoit son nom[1].

D’un autre côté Djanoudjy, fils de Ragoudjy, autre prince marate allié à ce qu’on prétend à la famille royale qui est enfermée a Satara, possède encore des terres d’une grande étendue ; elles sont situées entre le tropique et la mer depuis le 98e degré de longitude jusqu’au 106e mais d’une manière interrompue, parce qu’il y a aussi de petits rajas dans cet espace. La capitale est Naguepour où le prince fait sa résidence, située à peu près par les 21e dégrés de latitude, et 100e de longitude. On peut voir de là qu’une petite partie du soubah d’Orissa est comprise dans ces terres des Marates quoique dépendant du nabab du Bengale. C’est qu’en effet en 1750 Alaverdikan, alors nabab, voulant délivrer ses états des incursions marates, jugea à propos de leur céder les revenus de Katek et d’une partie de la province, s’en réservant toujours néanmoins la propriété territoriale ; de sorte que depuis, il y a toujours eu dans cet endroit deux gouverneurs, une de la part des Marates et un autre de la part du nabab du Bengale. Les Marates possèdent quantité de places dans ce goût là c’est à dire en nantissement, ils sont devenus les plus grands terriens de l’Inde par les concessions qu’ils ont obtenues.

Il est étonnant comment ce peuple qui avant Aurengzeib étoit peu de chose auprès de ce qu’il est aujourdhui, a pu s’élever à une puissance assez formidable pour être une des principales causes de la décadence de l’empire mogol. Il y a des gens qui prétendent que les Marates étoient autrefois maîtres de tout le Dekan, ils doivent par conséquant confondre sous ce nom tous les princes gentils qui y étoient avant la conquête des princes Patanes ou Mogols. Il est vrai qu’il y avoit des Marates, et que leur prince étoit allié avec les familles de divers rajas ; mais ce peuple avoit toujours été regardé comme un amas de brigands et ne possédoit en propre qu’une petite étendue du pays. Je sais que les Marates d’aujourdhui font remonter leurs droits à des tems bien plus reculés que celui d’Aurengzeib ; ils se disent même descendre d’un nommé Mahratt, fils de Dekan et petit fils de Hind ; que leur tribu devint la plus nombreuse, et que sur la fin de la dommination des princes gentils dans l’Inde, ils étoient déjà en possession d’un pays immense ; mais où sont les preuves ? Ce que je vais dire est, à ce qu’on m’a assuré, porté dans les archives de la cour de Dehly.

La puissance des Marates tire son origine d’un seul privilège accordé par Aurengzeib à une seule famille ; on sait qu’Aurengzeib après bien des peines vint à bout de réduire une partie des rajas qui partageoient le Dekan[2] ; il y avoit déjà six mois, dit l’histoire, que son armée étoit devant la forteresse de Doltabad (Daulatabad) sans pouvoir s’en rendre maître, lorsqu’un jeune homme de la plus belle figure qui étoit prisonnier dans le camp de Aurengzeib, vint lui parler, et lui promit que sous peu de jours, il le rendroit maître de la place. Son nom étoit Sivadjy fils d’un raja du côté de Gingygin, qui, après avoir perdu son pays, s’étoit réfugié chez le raja de Satara dont il avoit épousé la fille. Ce jeune seigneur avoit déjà acquis l’estime de son vainqueur par les actions de valeur qu’il lui avoit vu faire. Aurengzeib le mit aussitôt en liberté, et lui permit d’aller dans la forteresse. Sivadji fit si bien par ses intrigues, qu’au bout de huit jours il engagea le commandant de la place à se rendre. Aurengzeib qui étoit sur le point de lever le siège, crut devoir récompenser un service aussi grand. Il reconnut Sivadji pour raja de Satara, dont il devoit hériter par sa mère, et lui donna le droit du quart (ce qu’on nomme chote) sur les revenus d’une partie des terres de l’empire dans le Dekan, mais sous condition qu’il se reconnoitroit toujours vassal. Il est probable même que ce droit ne s’étendoit que sur les dépendances de Doltabad, dont il avoit facilité la conquête. Quoiqu’il en soit un pareil droit mit Sivad[j]y, devenu roi de Satara, en état d’entretenir beaucoup plus de troupes que ses prédécesseurs. Il fit alliance avec presque tous les rajas de la presqu’isle qui le regardèrent comme chef, d’où est venu le titre de Saho[3] Raja (cent Rajas) qu’on donne au roi des Marates. [Sivadjy], et après lui Sommadjy rao (Sombadji) son fils, employèrent leurs forces si à propos, soit contre Aurengzeib, soit contre ses généraux, que cet empereur, pour posséder tranquilement le province du Dekan, fut obligé d’accorder aux Marates l’indépendance d’une grande étendue de pays vers le golfe de Cambaye, excepté le port de Surate, et de plus l’extension du chote sur tout ce qui appartenoit à l’empire dans le Dekan, mais toujours à condition que les Marates seroient censés vassaux de l’empire. Vers la suite, les successeurs de Sivadjy devenus plus puissants en incorporant dans leurs troupes, toujours sous le nom de Marates, tous ceux qui se présentoient, Maures, Patanes, Mogols ou Gentils de toute espèce, qui souvent n’avoient d’autre paye que le pillage qu’ils faisoient, profitèrent des troubles qu’occasionnoit dans l’Inde la désunion des seigneurs mahométans, et sont venus à bout d’établir leur prétendu droit sur toutes les parties de l’empire, de sorte qu’ils ont fait connoitre, on peut dire au Grand Mogol même, qu’il est leur tributaire, quoique par bienséance, ils se disent ses très humbles et fidèles vassaux.

Tout le pays compris entre le Gemna, la chaine de montagnes qui prolonge le Gange et les frontières du Berar est partagé entre plusieurs rajas, dont nous aurons occasion par la suite de parler ; ils se regardent comme vassaux de l’empereur et payent le chote aux Marates. Ayant parcouru une partie de ce pays qui est tout à fait vuide sur la carte de Danville, j’ai marqué ce que j’en ai pu voir et apprendre dans le cahier de route qui accompagne la carte que j’ai tracée ; on verra la position de plusieurs endroits dont nous n’avions aucune connoissance.

Telle est la division que je me suis imaginé la plus intelligible de ce qu’on appelle l’Empire Mogol. Je compte bien que pour la suite on en trouvera une plus satisfaisante, et j’en serai charmé. Je passe à présent à l’idée que j’ai du gouvernement, elle sera sans doute aussi sujette à réforme.

*

IDÉE GÉNÉRALE DU GOUVERNEMENT

L’un compare le gouvernement actuel des Mogols à celui des Turcs ; l’autre y trouve de la ressemblance avec l’Empire d’Allemagne, ou bien à ce qu’étoit la France dans le tems du gouvernement féodal ; un troisième aime mieux qu’il se raporte au vaste empire d’Alexandre immédiatement après sa mort. Le vrai est qu’aujourdhui il n’est pas ce qu’il devroit être.

Le gouvernement mogol est despotique et tout à fait militaire par sa constitution qui est presque la même dans tout les pays orientaux : un empereur dont la volonté ou le caprice fait seul la loi, ayant à ses ordres une armée toujours en état d’agir, un vizir[4] ou premier ministre et le premier de ses esclaves, un Mirbockshis ou généralissime de ses armées, un Mirateche ou grand maître d’artillerie, des princes du sang ayant de grandes provinces ou viceroyautés en appanage, et sous eux des gouverneurs, des commandants de places et des ministres humblement soumis aux ordres émanés de la cour par le canal du vizir. Tels sont les ressorts du gouvernement mogol et tel est l’esprit de sa constitution.

Ces ressorts ont joué ensemble quelquefois sans trouble et sans oppositions, par les précautions qu’on prenoit et qu’on croyait suffisantes pour assurer l’obéissance dans toutes les parties d’un empire aussi vaste. Nous n’y voyons pour le présent, il est vrai, que trouble et confusion, mais c’est que nous n’en connoissons que les révolutions et même très imparfaitement.

Toutes les forteresses, dans quelque province qu’elles fussent situées, ne dépendoient que de l’empereur qui y plaçoit un keledar avec des troupes indépendamment de celles qui étoient au fodjedar. Ce keledar, dont la famille résidoit presque toujours, soit à Dehly, Agra, ou autres lieux voisins de la cour, n’avoit aucun ordre à recevoir du soubahdar ou viceroi de la province, et veilloit uniquement a la sûreté de la place.

Le Mir bockshis ou généralissime étoit chargé de se faire rendre compte de la quantité de troupes entretenues ou levées extraordinairement dans chaque soubah.

Le Mir Ateche avoit à sa disposition l’artillerie de toutes les places fortes, et droit d’inspection sur toutes celles dont les soubahdars pouvoient se servir.

De plus, dans chaque soubah, la seconde place qui est celle de Divan Patecha, — ce qui reviendroit à ce que nous nommons commissaire pour le roi, mais dans un sens bien plus étendu, — n’étoit pas à la nomination du soubahdar, mais de la cour qui entretenoit aussi des chefs d’arcaras ou espions chargés de donner avis de tout ce qui se passoit journellement, et de tout ce qu’ils pouvoient découvrir qui eut raport au gouvernement ; les revenus et les dépenses du soubah étoient soumis à l’examen du Divan Patecha qui étoit chargé de recueillir tout ce qui devoit revenir au domaine, droits, successions, djaguirs. Les ordres au soubahdar passoient par les mains du Divan Patecha. Le Moullah avoit l’inspection de ce qui avoit raport à la religion, le Cady avoit les causes civiles, le Cotoual, les affaires criminelles et tous trois ressortissoient du Daroga d’Adalat ou surintendant de la justice, qui résidoit, à la vérité auprès du soubahdar, mais sur qui le viceroi n’avoit pas l’autorité nécessaire pour lui faire remplir ses devoirs. L’empereur avoit lui-même le soin d’examiner la conduite des Darogas d’Adalat, ou s’en faisoit rendre compte par des commissaires ad hoc qu’il faisoit passer de tems en tems dans chaque soubah.

On peut voir de là que chaque soubahdar étoit assujetti au contrôle de plusieurs officiers, sur lesquels ils n’avoient que peu ou point d’autorité. D’ailleurs très souvent les soubahdars étoient sommés de comparoitre à la cour, on les faisoit passer d’un gouvernement à un autre ; on les changeoit même si souvent qu’un jour un soubahdar fut remarqué dans sa marche ayant le visage tourné vers la queue de son éléphant ; on lui en demande la raison ; c’est, dit il, que je veux voir si je n’appercevrois pas mon successeur[5].

Ces précautions étoient bonnes et pouvoient bien avoir l’effet désiré, tant qu’un prince actif, vigilant les faisoit valoir. En effet, on ne voit pas de gouvernement plus respecté que ceux de Baber, Akbar et Aurengzeib et de quelques autres, du moins tant qu’appliqués aux affaires de l’empire, ils eurent soin de prévenir les mauvais desseins des vicerois en parcourant eux-mêmes les provinces, dès qu’ils s’apercevoient que leur présence pouvoit être de quelque utilité, et surtout en ménageant bien leur trésor d’épargne, auquel ils ne dévoient toucher que dans le cas le plus pressant.

On peut dire, il est vrai, que le gouvernement mogol n’étoit jamais sans quelque émotion ; il n’étoit guère possible que cela fut autrement par sa constitution et son étendue. On sent bien que des vicerois, maîtres de lever, et autorisés même à entretenir une armée de 25 a 30 mille hommes, quelquefois bien plus, à cause des guerres qu’ils avoient à soutenir contre les rajas, dévoient être souvent tentés de se rendre indépendants, surtout si l’on fait attention à la manière dont les troupes servent dans l’Inde : l’éloignement, les occupations du prince dévoient les y inviter ; mais c’étoit à lui et à son vizir à remédier au mal dans le principe, ce qui pouvoit être assez aisé avec une armée aussi bien disciplinée que la coutume du pays le pouvoit permettre, bien payée et toujours en état de se transporter avec rapidité d’un bout de l’empire à l’autre. Telle étoit, à ce qu’on prétend, l’armée d’Aurengzeib ; c’est le règne le plus heureux qu’il y ait eu ; après quelques années de troubles excités par lui même pour sa propre élévation, après bien des cruautés qu’il croyoit nécessaire pour sa sûreté, il étoit parvenu à se rendre si formidable, qu’on s’imaginoit toujours le voir, quelque éloigné qu’il fût.

On ne voyoit pas de son tems la pluralité des soubahs dans une seule personne : chaque soubah ou viceroyauté, suivant sa grandeur, contient plus ou moins de provinces qui sont distribuées, tant à des Maures sous le titre de fodjedars ou hamaldars qu’à des Gentils sous celui de rajas. Parmi les rajas, il y en a même beaucoup à qui la province appartient comme héritage, sous condition de payer tous les ans une certaine somme au viceroi ; mais il y a toujours de la mauvaise volonté à remplir la condition ; il faut donc que le viceroi se mette en campagne, sans quoi point de revenus ; le viceroi, de son côté, ne fera point parvenir ces revenus à la cour s’il n’est persuadé que le prince est en état de le punir du moindre retardement. C’est cette persuasion qu’Aurengzeib avoit pris soin de bien établir dans le commencement de son règne, de sorte que pendant une longue suite d’années, l’ordre du prince suffisoit ; un seul officier qu’il faisoit partir avec deux ou trois cent cavaliers pour l’escorte de la zamas, étoit reçu partout avec le plus grand respect, et passoit, sans rien craindre, par les terres de plusieurs vicerois ; le peuple étoit heureux, il n’y avoit que les comptables qui fussent inquiétés ; le paysan de la partie la plus reculée pouvoit facilement, sans sortir de son village, faire parvenir sa plainte au pied du trône par le canal des arcaras ou espions que la cour entretenoit, et avoit prompte justice par une police observée rigoureusement. Le voyageur étoit en sûreté ; dans quelque endroit que se commit un vol, que le coupable fût trouvé ou non, le commandant du lieu étoit obligé de le restituer et de répondre de tous les crimes qui interessoient le public.

On a de la peine à concevoir comment un peuple peut être heureux dans un gouvernement où la volonté du prince est au dessus de tous ; ce bonheur en effet n’est que passager et n’empêche pas que le citoyen ne soit toujours inquiet par la crainte du changement qui ne peut manquer d’arriver ; si ce n’est dans la conduite même du prince, ce sera à coup sûr, dans celle de son successeur. D’ailleurs, comment concilier ce bonheur prétendu du peuple avec sa pauvreté ? c’est ce qui donne lieu de penser que le gouvernement mogol est un composé de tirans qui reconnoissent tous un même empereur plongé comme eux dans la débauche et qui dévorent la substance du peuple, qu’il n’y a dans ce pays aucune cour de justice dépositaire des loix qui puissent protéger le foîble. Cela demande explication.

Le tableau qu’on se fait est assez vrai quant à l’état présent de l’empire ; mais avant la révolution de Nadereha, il y a eu des règnes pendant lesquels les vicerois ont gouverné avec douceur, ont été soumis aux ordres de la cour, exacts à payer les revenus, et très attentifs à faire rendre la justice dans tous les tribunaux de leurs départemens ; ils ont des loix écrites, subordonnées, sans doute, à la volonté du prince, puisque le gouvernement est despotique, mais fondées sur l’Alkoran d’où ils ont tiré toutes leurs maximes et institutions, soit religieuses, civiles ou criminelles ; ils ont des usages, des coutumes mises par écrit de tems immémorial, que des gens préposés expliquent au peuple ; ils ont dans chaque soubah un Daroga Dadalat ou surintendant de justice qui a sous lui, tant dans la capitale que dans les moindres villages, divers tribunaux ; la régularité de ces tribunaux dépend de l’intégrité et de la vigilance du Daroga Dadalat dont le choix ordinairement dépend du soubahdar. Si le soubahdar est un honnête homme, le premier à remplir ce qu’il doit à son prince, comme il s’en est trouvé quelquefois, on doit présumer qu’il obligera les autres à faire ce qu’il fait lui-même ; s’il est négligent à cet égard, les commissaires envoyés par le prince y tiendront la main. Mais d’ailleurs en supposant un temps d’anarchie, un soubahdar infidèle à son prince peut fort bien n’être pas d’humeur à laisser ceux qui dépendent de lui s’écarter de leur devoir envers lui-même.

Pour ce qui regarde les pays tout à fait gentils, j’ai bien vu chez les Djates un livre écrit en leur langue particulière qui contenoit, à ce qu’on m’a dit, des maximes pour l’administration de la justice. Il y en a, je m’imagine, chez les Marates, chez les Rajpoutes et les autres peuples gentils, mais on ne peut pas dire que cela ait force de loi ; les juges préposés par le gouvernement, tant pour le civil que pour le criminel, se règlent sur la coutume transmise par tradition, qu’ils corrigent selon les circonstances et leurs propres lumières. Dans les affaires purement d’intérêt, les Gentils ont recours le plus souvent à des arbitres que les parties nomment entre elles. Quant à la pauvreté du peuple, elle n’est pas générale. Je puis certifier d’ailleurs, qu’on voit dans bien des royaumes en Europe autant de pauvres que dans l’Inde : on ne prétend pas sans doute, m’obliger à comprendre dans cette classe cette prodigieuse quantité de fakirs qui demandent l’aumône, ou bien il faudra y admettre cette quantité que nous avons d’ordres mendiants.

On dit le peuple de l’Inde esclave forcé, pour sa propre subsistance, à un travail du profit duquel il se voit presque toujours frustré par la cupidité de ceux qui gouvernent et par conséquent réduit à mourir de faim ; on se trompe.

Des soubahs ou viceroyautés sont, comme j’ai déjà dit, divisés en provinces qu’on nomme quelque fois cerkars, à l’exception de celles qui par des conditions particulières, appartiennent à des rajas, comme celui des Marates, celui des Rajepoutes, celui des Djates et quantité d’autres d’un rang inférieur ; tout le reste est en propre à l’empereur, et leur gouvernement est à sa disposition ou du moins à celle des soubahdars. On ne donnoit autrefois les gouvernemens qu’à des mahometans ; aujourd’hui on voit beaucoup de ces postes remplis par des gentils qu’on décore du titre de rajas, parce qu’on a sans doute éprouvé qu’on étoit sur de leur fidélité, et parce qu’en effet le gentil moins distrait par ses plaisirs que le mahométan[6], s’adonne plus volontiers au travail, et devient plus capable d’un grand détail. Presque tous les divans ou ministres des vicerois sont gentils, et en général de tous ceux qui ont quelque emploi, c’est de ces premiers divans, gens consommés dans les affaires par une longue expérience, qu’on tire souvent des rajas de nouvelle fabrique pour le gouvernement des provinces. Les soubahdars les préfèrent même à leurs parents, dont la conduite n’est jamais à couvert du soupçon. Les provinces sont divisées en parganas plus ou moins grands, parmi lesquels il y en a plusieurs donnés par le prince à titre de fiefs, pour l’entretien de certains officiers, mais réversibles au domaine à la mort des sujets à qui ils ont été donnés, à moins que le prince ne juge à propos de les continuer dans les familles ; c’est ce que l’on nomme djaguirs ; les autres parganas sont distribués à des zemindars qui en ont plus ou moins dans leurs districts, suivant le crédit où ils sont. Ce sont comme des intendants chargés de répondre au gouvernement de la perception des droits qui s’élèvent suivant les tarrifs de la chancellerie, soit sur leurs terres et les maisons qui sont taxées, soit sur les marchandises qui entrent ou qui sortent, ou sur les denrées qui se vendent dans les marchés publics.

Il y a aussi des izardars ou fermiers à qui certains parganas sont souvent donnés à l’enchère, soit par les zemindars, soit directement par le fodjedar ou le gouverneur de la province. Un zémindar est donc un homme qui doit entrer dans les plus petits détails. Il y a des gens par lesquels il est instruit de tout ce qui regarde son département. Il sait le nom de tous les habitans, leur nombre, l’étendue, la richesse de chaque famille, les maisons, les terres que chacune possède, les gains, les pertes qu’elles peuvent faire, les arpens que chaque pargana peut contenir, leurs productions ; sur quoi il se règle, et qu’on ne s’imagine pas qu’il soit en droit de disposer à sa fantaisie des terres, des maisons ou des productions ; il ne peut faire de changements sans de bonnes raisons et sans être autorisé. L’habitant maltraité peut porter sa plainte au gouverneur, et souvent on lui rend justice contre son zémindar. L’habitant dans l’Inde, j’entends parler de ce qu’on nomme le peuple, est plus tranquille qu’on ne pense, et autant que dans bien des parties de l’Europe, à moins que ce ne soit dans le cas de trouble et de révolution. Il est même de l’intérêt d’un zemindar de le ménager pour attirer de nouveaux habitans et empêcher la désertion, car, dans toute l’Inde, on est maître de quitter sa place quand on ne s’y plaît pas. Le pauvre habitant ou laboureur en payant exactement ce qu’il doit au gouvernement, peut vendre et disposer de son bien comme il lui plaît. Il est plus sûr de laisser en mourant sa maison et son champ à sa famille qu’un fodjedar ou gouverneur n’est sûr de laisser la valeur d’un écu. Tout l’héritage de ceux qui meurent feudataires de l’empire est confisqué par le gouvernement qui laisse ordinairement une petite portion à la famille ; les biens de ceux qui ne sont pas feudataires vont de droit aux héritiers ; mais s’ils sont considérables on cherche tant de chicannes que l’héritier n’en a qu’une partie. En général, on en veut plus au grand qu’au petit, et la plus grande attention du gouvernement paroit avoir été moins de rendre le peuple esclave que d’empêcher les familles de devenir riches et puissantes. Si le soubahdar d’une province est un tyran qui, pour s’enrichir, s’embarrasse peu d’opprimer le peuple, pour lors, il est vrai, il faut bien que ce peuple souffre. Les zémindars poussés à bout, deviendront naturellement des sangsues par le moyen desquels le soubahdar tirera toute la subsistance de la nation. C’est assez le cas où l’on se trouve aujourd’hui par la confusion dans laquelle l’empire est tombé. Mais on a vu des tems plus heureux ; d’ailleurs le cas n’est pas général chez tous les rajas qui se regardent comme propriétaires des terres qui sont entre leurs mains ; le peuple est heureux ; il l’est aussi dans quelques endroits où le Mogol a l’autorité.

Pour m’en tenir au gouvernement tel qu’il est aujourdhui, je conviens qu’il est parfaitement semblable à celui d’un état, dont toutes les parties veulent se détacher. Chaque soubahdar reconnoit bien un empereur dont il se dit esclave, mais ce n’est que sur sa chape[7], ou dans les lettres qu’il a occasion d’écrire. Du reste, il agit comme s’il étoit tout à fait indépendant, ne paye point de revenus ; on diroit qu’il n’attend que l’occasion de secouer le joug et de se faire couronner ; c’est une anarchie dans laquelle l’empire est tombé depuis l’invasion de Nadercha, et dont le principe est bien antérieur ; il est fondé, comme dit je crois, M. de Voltaire, dans le despotisme même qui détruit tout, et devient enfin son propre destructeur.

Dans quelque état que ce soit, il n’est guère possible de voir une suite de princes également appliqués au bonheur de leurs sujets, mais dans un état qui a ses loix fondamentales à l’abri desquelles le sujet voit sa fortune assurée, la négligence du prince ne peut occasionner un aussi grand désordre, comme dans un état despotique : dans celui-ci le prince ne peut abandonner le timon des affaires, sans donner lieu à quelque révolution, parce qu’on est accoutumé à regarder sa volonté seule comme loi ; elle seule est respectée et doit l’être. Si, pour se livrer à ses plaisirs, il laisse à un vizir tout le soin du gouvernement, ce ne sera plus sa volonté qui sera censée agir, mais celle du ministre qui ne consultera souvent que sa passion et son caprice ; des lors, le prince tombe dans le mépris, les ordres de la cour n’ont plus la même force ; chaque gouverneur de province qui obéiroit aveuglement à un ordre qu’il saurait être dicté par le prince même, sera peu disposé à en passer par les caprices d’un homme qu’il regarde comme son égal. Le vizir pourra, à la vérité, venir à bout de se faire obéir, tant qu’il aura à sa disposition une armée formidable ; pour cela il faut que le trésor soit toujours plein, mais c’est précisément à la destruction de ce trésor qu’on doit supposer que les soubahdars mécontents travailleront a lin que le vizir soit dans leur dépendance pour l’entretien de l’armée royale. Si, par eux-mêmes ils ne peuvent en venir à bout, ils auront recours à quelque puissance étrangère. C’est ce qui est arrivé pendant le règne de Mahametcha. Ce prince, infatué des richesses immenses qu’il possédoit, et dont il ne croyoit jamais voir la fin, enivré des flatteries de ses courtisans, laissoit le soin de toutes les affaires à ses ministres. Nizam oul Moulouk, soubahdar du Dékan, piqué d’un affront qu’il prétendoit avoir reçu, appela les Persans à la tête desquels Nadercha, s’empara de Delhy et enleva tout le trésor. Mahametcha fut rétabli, comme l’on sait, mais l’empereur n’existoit plus que de nom. Dès le moment que le trésor manque dans un état despotique, dès que pour subvenir aux besoins les plus pressants d’une armée, on est obligé d’avoir recours aux gouverneurs des provinces qui sont intéressés à ne rien donner, le pouvoir du prince ou de son ministre tombe, et l’anarchie doit nécessairement commencer. En effet, depuis cette funeste époque, on ne voit dans l’histoire de l’empire mogol que révoltes, assassinats, empoisonnemens ; tout moyen est bon pour parvenir au commandement.

D’ailleurs il faut convenir que dans le gouvernement militaire de l’Inde, la seule disposition des esprits invite à la révolte ; la crainte et l’intérêt personnels sont les seuls mobiles ; on n’y connoit point ce motif si puissant chez les Européens, l’amour du prince et de la patrie. On n’a jamais su dans l’Inde ce que c’est que ces corps de troupes dont les chefs n’ont aucun intérêt particulier, et uniquement entretenus ou employés pour le service de la nation ; c’est un point de réunion que nous avons pour les esprits, et dont les Indiens n’ont pas la moindre idée. J’ai voulu quelquefois leur faire comprendre, sans pouvoir y parvenir, certaines règles établies parmi nous qui font la baze de toute la conduite, tant du général que des officiers ; leur dire que les officiers et soldats de mon détachement n’étoient pas à moi, que je ne pouvois disposer de leurs services à ma fantaisie, que je n’étois pas le maître de hausser ou baisser la paye, encore moins de sauver la vie à un soldat prouvé déserteur, enfin que tout ce que je pouvois acquérir par concessions, contributions ou autrement, ne m’appartenoit pas ; c’étoit leur dire qu’un et un ne font pas deux.

Le prince dans l’Inde n’a qu’une armée, c’est celle où il se trouve en personne ; encore, à dire vrai, n’en a-t-il qu’une partie, elle se réduit à sa garde particulière. Toutes les autres armées dans l’empire, y en aurait-il mille, ne le connoissent pour ainsi dire point ; le soubahdar le connoit sans doute, il en reçoit des ordres auxquels il doit se conformer, mais ses vues particulières ont toujours la préférence ; à l’égard des généraux, des officiers et soldats qui sont sous le soubahdar, aucun ne s’embarasse du motif qui le fait agir, on supose toujours qu’il se règle sur ses propres intérêts, on ne conçoit pas que cela puisse être autrement ; et tout soubahdar qui n’auroit en vue que l’intérêt du prince passeroit sûrement pour une bête. C’est le soubahdar en effet qui prend les généraux comme il lui plait, ils n’ont aucune commission du prince ; le général ou chef choisit ses officiers qui n’ont rien à démêler avec le soubahdar, et l’officier engage le soldat qui ne répond qu’à l’officier. Par exemple, dans le Bengale qui fait un des plus grands soubahs de l’empire, il y aura, peut être, cinquante chefs dont quelques uns auront trois mille hommes, les autres mille, ou cinq cent, plus ou moins selon l’état de leurs bourses ; de ces cinquante chefs il y en aura plus de la moitié qui, en tems de paix, seront sans service ; ils se soutiennent comme ils peuvent par les revenus de leurs djaguirs. S’ils apprennent des troubles dans quelque autre partie de l’empire, ils quittent la province et vont chercher fortune ailleurs. Si le soubahdar est dans le cas de faire des levées, pour lors, il prend à son service tel nombre de ces chefs qu’il juge à propos ; il fait marché avec chacun d’eux pour tel nombre de cavaliers, tel nombre de fusiliers ; enfin ils s’accommodent, et chaque chef, pour completter sa troupe, prendra à son service des officiers subalternes qui auront avec eux quelques cavaliers et fusiliers, dix, douze, quinze, plus ou moins. Si le soubahdar ne trouve pas dans ses dépendances des chefs qui lui conviennent, il en fera venir des autres provinces, même des plus reculées, si la réputation du chef mérite qu’il en fasse la dépense.

Voilà donc l’armée du soubahdar sur pied. Tous ces nouveaux chefs ont autant de pouvoir que les anciens ; ils sont tous indépendants les uns des autres, avec cette différence, que plus un chef a de troupes à lui plus le soubahdar est disposé à lui donner les commandemens particuliers. S’il s’agit d’envoyer un fort détachement, on fera partir plusieurs chefs ; mais celui qui aura le plus de troupes à lui, est presque toujours sûr d’avoir le commandement. Si l’expédition mérite la peine, le soubahdar se met à la tête de son armée, et donne le commandement général à son Bockshis, qui, étant sous les yeux du maître, est ordinairement exact à exécuter ses ordres, mais lorsque le soubahdar est absent, le Bockshis peut faire tout ce qu’il veut ; il pourra même se faire déclarer soubahdar, à moins qu’il n’y ait d’autres obstacles que ceux qu’il trouveroit dans l’armée qu’il commande ; les difficultés de ce côté là seroient bientôt levées avec de l’argent, le tout est de faire en sorte qu’on en ait une bonne provision.

Ils ont dans l’Inde une maxime générale qui est de se battre pour celui qui les nourrit ; et c’est de là, je m’imagine, que l’on a donné le nom de Bockshis au général. Ce mot désigne proprement celui qui paye mais dans un sens oriental, car Bockshis est un verbe qui veut dire donner par grâce ou faveur. Ce n’est donc qu’à la personne dont on mange le sel, comme disent les Indiens, que le soldat s’attache, il ne s’avise pas de remonter jusqu’au prince, ni même jusqu’au soubahdar ; il ne pense pas que l’argent qu’il reçoit fait partie des revenus de la province qui dépend du soubahdar et appartient à l’empereur ; il dit simplement, c’est un tel qui me paye, c’est lui que je dois servir ; de là, ce qui est désertion parmi nous, n’est rien dans l’Inde ; un soldat peut se battre contre son prince, son soubahdar, on n’y fera pas attention ; s’il est pris, il en est quitte pour dire qu’il ne pouvoit pas gagner sa vie autrement. Le général, les chefs qui sont directement commissionnés et payés par le prince et le viceroi sont sans doute dans l’obligation de se sacrifier pour eux ; mais si dans une action le prince ou le viceroi vient à être tué, ils se croyent dispensés de se battre, ils se retirent de côté ou prennent la fuite ; il en est de même dans les rangs inférieurs, le soldat ne connoit que le chef ou l’officier qui l’a engagé, et dont il reçoit la paye, il se battra tant qu’il le verra devant lui, mais s’il déserte, il le suivra sans réflexion ; s’il est tué, il prendra la fuite quand ce seroit sous les yeux du prince même ou du soubahdar ; et la raison est assez bonne ; cet officier mort, le soldat n’est plus rien, il n’a plus un sol à prétendre, il faut qu’il fasse un nouvel engagement.

Les commandants dans l’Inde, de quelque rang qu’ils soyent, ont encore la coutume de ne donner que des acomptes fort minces à leurs troupes, par l’espérance, sans doute, qu’elles serviront fidèlement dans la crainte de perdre ce qui leur est dû d’arrérages ; ce n’est pas en cela qu’est le mal, car dans un pays où tout est personnel, ou l’honneur, l’attachement, la reconnoissance ne sont comptés pour rien, la régularité de la paye n’empêcheroit pas un chef de trahir son maître, et de passer au service de quiconque lui feroit entrevoir un avantage. Il faut donc un lien, et la retenue de la paye en est un fort bon pour contenir des gens aussi attachés à la matière ; mais pour qu’il n’en résulte aucun mal, il faudroit, du moins qu’on fût exact à payer ces arrérages, lorsqu’on congédie les troupes, et c’est précisément ce qu’on ne fait pas. Il y a toujours quelques chefs de confiance qu’on satisfait autant qu’il est possible ; mais tous les autres, par conséquent les officiers et les soldats qui en dépendent, ne reçoivent jamais au delà de deux tiers de leur paye ; souvent même, ils n’en touchent que le quart. On peut juger de là quel tapage il doit y avoir lorsqu’il s’agit de licencier toute une armée ; aussi quelquefois une révolution s’ensuit, dont le général ou le nabab même devient la victime. Pour éviter les inconvénients, on ne congédie que petit à petit, aujourdhui un chef, quelques jours après un autre, et le soubahdar a grand soin de commencer cette opération avant que d’annoncer la fin de la campagne, de sorte qu’en suposant des projets qu’il est fort éloigné de vouloir exécuter, il lui est fort aisé d’en imposer à la meilleure partie de ses chefs. Si ceux qu’il congédie font les mutins, il les chasse du pays et quelquefois les fait massacrer sur la route. Or, dès l’entrée de la campagne, la certitude où sont presque tous les chefs de recevoir un aussi mauvais traitement, fait qu’ils sont de la plus grande négligence dans le service, et qu’ils sont plus portés à la trahison. À mesure que l’ennemi approche, le mécontentement éclate ; il devient bientôt général. On n’entend partout que des menaces ; et la veille d’une action le soubahdar ou le général est toujours assiégé dans sa tente. Je doute fort qu’il se soit jamais donné de combats de Maures à Maures, sans que le général de l’une ou de l’autre armée, fut-ce le soubahdar même, n’ait couru risque d’être assassiné la veille par ses propres gens. Il faut, pour lors, que le commandant entre en composition, il paye ceux dont il a le plus à craindre ou qui sont le plus en état de le servir ; il donne des à-comptes ou de belles paroles aux autres ; et lorsqu’après beaucoup de peines, il croit avoir satisfait la plus grande partie de ses chefs, il est content ; c’est ainsi qu’il passe en dispute le tems le plus précieux qu’il ne devroit donner qu’à de sérieuses réflexions sur les moyens de vaincre son ennemi. Cependant arrive le jour du combat ; chacun se prépare, s’arme de pied en cape, comme s’il étoit résolu de se jeter à corps perdu sur l’ennemi. Un soupçon de point d’honneur, la crainte de passer pour lâche fait qu’on ne parle que de se bien battre ; on s’exerce, on galope de côtés et d’autres, la lance ou le sabre à la main, on court jusques sur l’ennemi comme pour le braver ; il n’y a point de cavalier qui par ses gestes ne promette d’abbattre au moins dix têtes, mais au moment de l’action les physionnomies s’allongent, c’est à qui s’exposera le moins. Ceux qui sont bien payés ou qui sont attachés par quelque intérêt au commandement se battent, les autres se tiennent hors la portée des coups, s’engagent avec l’ennemi, ou prennent la fuite plutôt que d’être exposés à en venir aux mains.

On peut voir de ce que je viens de dire, combien un nabab ou tout autre puissamment riche devoit trouver de facilités à se révolter ; le parti le plus riche l’emporte toujours, la loyauté, le patriotisme sont des vertus inconnues dans l’Inde. Si quelqu’un fait son devoir, c’est toujours par crainte, seul frein capable d’arrêter les projets ambitieux. Il n’est donc pas surprenant qu’après une révolution telle que celle de Nadercha, chaque soubahdar soit devenu indépendant. Le prince et son vizir étoient hors d’état d’entretenir une armée, comment pouvoient-ils se faire craindre dans un empire aussi étendu ?

Il n’y a jamais ordre dans la succession des empereurs mogols. Le droit de succéder, s’il en existoit aucun, étoit fondé sur la volonté du prédécesseur, qui, sans égard pour le droit d’aînesse ou de légitimité, nommoit pour le remplir tel de ses enfans qu’il jugeoit à propos, soit qu’il lui appartînt par mariage, soit par des conventions particulières que les Mahometans appellent Nika. Au reste, l’histoire nous prouve que le droit du plus fort a toujours été le meilleur.

On pourroit dire, cependant, que depuis quelque tems, c’est moins le droit du plus fort qui a décidé de l’empire, que le caprice des vizirs. Ces premiers ministres devenus tout puissants par l’imbécilité des Mogols, regardent l’empereur comme un enfant qu’ils font mouvoir comme il leur plaît ; on le tient presque toujours enfermé, de crainte que quelqu’un ne l’enlève ; on le montre au public pour certaines cérémonies. S’avise-t-il de témoigner quelque mécontentement, le vizir le dépose, lui fait crever les yeux, ou le fait assassiner pour faire place à un autre qui n’est pas plus heureux.

On peut datter la chute des empereurs mogols du règne de Farukcheir qui fut élevé au trône par la révolte de deux puissants seigneurs de la cour, dont l’un fut vizir, déposé et assassiné par les mêmes personnes en 1718. Depuis ce tems, ce ne sont plus les empereurs qui ont gouverné, mais les vizirs ou les Omrahs Roffioulderdjat ; son successeur ne régna que deux ou trois mois, fut assassiné par ceux que j’ai déjà nommés, et remplacé par Roflioutdaoulat qui, peu de jours après, fut assassiné par les mêmes. Mahmetcha parut ensuite ; son règne fut assez long, et plus que n’auroit voulu Nizam oul Moulouk, soubahdar du Dékan ; mais il étoit destiné au sort de ses prédécesseurs ; il fut étranglé[8] par vingt deux omrahs qui avoient attiré Abdaly dans le pays. Son fils Hametcha lui succéda, il prit pour vizir un nommé Mansour Ali kan. Ce vizir n’eut pas l’esprit ou plutôt le bonheur de conserver son poste. Sa place fut donnée a Gazioudin Kan, qui fit assassiner son maître et bienfaicteur Hametcha en 1574. Quelques uns disent qu’il se contenta de lui faire crever les yeux, et le remplaça par Alemguir second qu’il fit assassiner en 1760. C’est le prince qui régnoit dans le tems que j’étois à Dehly.

De là, on peut voir que depuis quelque tems, il étoit moins question de savoir qui regneroit que de décider qui seroit vizir ; en effet, le prince n’étoit qu’un phantôme ; toute l’autorité étoit dans le premier ministre qui, une fois reconnu, pouvoit faire un nouveau roi tous les mois.

Une demande assez naturelle à faire est pourquoi depuis le tems que le pouvoir réside absolument dans la personne du vizir, aucun d’eux n’a été tenté de s’asseoir sur le trône ; ce n’est pas, je m’imagine la volonté qui leur aura manqué, ni même le pouvoir, mais à quoi cette démarche leur auroit-elle servi ? À les rendre plus malheureux. Aucun des soubahdars n’auroit voulu reconnoitre un vizir pour empereur ; tous auroient secoué le joug et se seroient fait proclamer souverains dans leurs viceroyautés. Par conséquent plus d’appui, plus de ressources pour la cour de Delhy qui, n’étant pas en état de se soutenir elle même, seroit bientôt devenue la proye de quelque prince gentil. Delhy et ce qui en dépend immédiatement ne vaut pas d’ailleurs la peine qu’un vizir prendroit de s’en faire souverain. La qualité de vizir, son pouvoir revêtu du nom d’un descendant de Tamerlan, est bien plus étendu ; malgré l’anarchie qui règne, ce nom est encore respecté dans bien des endroits ; il en tire des ressources qu’il ne pourroit pas avoir, s’il agissoit en son propre nom.

À l’égard du gouvernement des soubahs et autres provinces, il est constant qu’il n’y en a jamais eu d’héréditaires de droit, si ce n’est les pays de certains rajas. Si aujourd’hui quelques uns des soubahs paroissent héréditaires, cela n’est du qu’à la foiblesse du prince et de son ministre. On a dit, il est vrai, que Nadercha, vainqueur du Mogol et maître de disposer de ses états, avoit été assez généreux pour les lui rendre, et qu’en conséquence des services qu’il avoit reçus de Nizam oul Moulouk, il avoit décidé que par la suite, le soubah du Dekan, quoique faisant toujours partie de l’empire mogol, seroit censé l’héritage de sa famille[9] ; mais ce droit, s’il existe, est-il bien fondé ? Si un sujet, en se révoltant contre son prince, est en droit de posséder comme héritage ce qu’il gagne par sa trahison, le prince n’a-t-il pas le droit bien mieux fondé de punir ce sujet, lorsqu’il en trouve l’occasion, et de réunir à son domaine ce que la trahison en avoit détaché ? Aussi, je n’ai jamais entendu dire que la cour de Delhy, depuis le départ de Nadercha, ait regardé sérieusement le Dékan comme l’héritage de la famille de Nizam. Si jusqu’à présent elle en a hérité, c’est à l’impuissance ou est le gouvernement de le lui ôter qu’elle en a toute l’obligation, et je suis persuadé que le premier venu des seigneurs de la cour qui se croiroit en état de s’emparer du Dékan et qui auroit une dixaine de laks à donner tout d’un coup au Mogol, en obtiendroit facilement les patentes. On les donneroit à vingt personnes même l’une après l’autre, dans l’espace d’un mois, non seulement pour le Dekan, mais pour tel autre soubah, ne fut-ce que pour avoir de l’argent, parce qu’en effet la cour de Delhy ne tirant presque rien de ses viceroyautés lorsque les Soubahdars en sont tranquiles possesseurs, il est de sa politique de se dédommager comme elle peut en y suscitant des troubles, et en faisant toujours paroître quelque nouveau prétendant. Du vivant de Nazerdjingue qui avoit ses patentes en bonne forme, Mouzaferdjingue n’eut-il pas la commission de le chasser du Dekan ? Lorsque Mouzaferdjingue fut installé, Salabetdjingue et quelques autres encore reçurent la même commission. Salabetdjingue ne fut pas plutôt soubahdar par l’effet d’une révolution assez singulière, que l’on fît partir de Dehly le vieux Gazioudin Kan avec les patentes de soubahdar.

Comme tous ces gouverneurs que je viens de nommer sont de la famille de Nizam, on pourroit se croire en droit de conclure qu’en effet la viceroyauté du Dekan est regardée comme l’héritage de cette famille, mais il ne faut pas en juger sur les apparences ; cette longue succession, dans la même famille peut faire un effet sur l’esprit des peuples du Dekan ; c’est un droit de prescription à leur égard, mais non à l’égard de la cour de Dehly qui n’a nommé ceux dont j’ai parlé qu’au défaut d’étrangers[10] aussi en état qu’eux de remplir les vues qu’elle pouvoit avoir ; il en est du Dekan comme du Bengale et des autres soubahs qui demeurent au plus fort ; le succès le plus criminel est toujours suivi de l’approbation du prince ou plutôt du vizir pourvu qu’on ait le soin de lui faire tenir de l’argent.

De toutes les parties de l’empire mogol, il n’y en a point qui représente les troubles qui y regnent plus que le Bengale et ses dépendances ; ce beau pays, le premier de l’univers par la quantité, la variété et la bonté de ses productions, ce pays si riche qui avant la mort du nabab Alaverdikhan étoit comme le trésor de l’Inde[11] entière est tombé depuis 1756 dans l’état le plus déplorable ; ce n’est plus que confusion ; le père est contre son fils, les frères s’entredétruisent, ce n’a été pendant plus de trois ans qu’une scène de trahisons et de massacres qui font frémir. Le soubahdar, tout indépendant qu’il est de son légitime souverain, est devenu le premier esclave d’une puissance étrangère, qui, après s’être approprié, plus encore par la supériorité de sa politique, que par la force de ses armes, les plus belles provinces de cette viceroyauté, n’attend que l’occasion favorable de s’en emparer entièrement ; à l’exception des provinces qui lui appartiennent où la douceur du gouvernement européen se fait sentir, autant du moins que le peuvent permettre des tems si voisins de la révolution le reste, on peut dire, est l’image parfaite du désordre.

Le nabab d’aujourd’hui ne doit son élévation qu’à une idée de convenance qu’y trouvent les Anglois ; il sent bien que cette idée peut changer d’un jour à l’autre, et ne pense qu’à amasser de l’argent, seul moyen de se soutenir ou du moins de se consoler, s’il faut céder la place ; toutes les voyes lui sont bonnes. Les commandants des départemens, les zémindars surchargés se rejettent sur le peuple qui est accablé ; l’administration de la justice est suspendue ; chaque petit gouverneur évoque les affaires à son tribunal particulier et les juge sur ses propres intérêts ; celui qui donne le plus a toujours raison ; les plaintes sont inutiles. En effet à qui se plaindroit-on ? à moins que ce ne fût aux Anglois. Ils sont bien en état, il est vrai, de remédier aux abus et de forcer le nabab à une conduite moins tyrannique, mais la politique angloise ne s’y oppose-t-elle pas ? Naturellement les Anglois doivent voir avec plaisir le trouble et le mécontentement régner dans des provinces qu’ils trouvent à leur bienséance. La comparaison que l’habitant fait de sa misère avec le bonheur et la tranquilité de ceux qui sont sous le gouvernement anglois ne peut tourner qu’à l’avantage de ces derniers, et disposer les esprits à un changement que les Anglois ne perdent point de vue. En attendant, il font semblant de ne se mêler de rien qui soit étranger à leurs affaires, et n’exercent leurs pouvoirs qu’autant que leurs intérêts le demandent. Par là, la tyrannie a le champ libre autant qu’elle peut le désirer ; chacun tire de son côté, le peuple souffre, il déserte, les terres demeurent incultes, les manufactures dépérissent, le mal, enfin, paroit sans remède ; mais l’anglois en profite, bien sûr de le réparer en peu de tems, lorsque le pays ne dépendra que de lui.


Voyons comment cette nation a pu parvenir à ce degré de puissance dans un pays où l’on auroit juré, il n’y a pas quinze ans, que jamais les Européens n’auroient osé faire la moindre expédition ; pour cela il faut remonter à l’année 1756.


  1. Baladjirao est mort : voyez à ce mot le cahier d’explication.
  2. C’étoit du tems de Chadjehan, avant qu’Aurengzeib se fût emparé du trône ; Sevadji est un héros gentil dont on s’est plu à orner l’histoire de quantité d’anecdotes dont il est très permis de douter.
  3. Il y en a qui regardent ce mot Saho comme un nom de famille.
  4. Dans des tems de crise, le Grand Mogol élève son vizir, ou tout autre, à la qualité de Anhilmollak (yeux de l’Empire).
  5. Ce fait que j’ai entendu citer très souvent est raporté dans un ouvrage anglois… Histoire des transactions militaires de la nation angloise dans l’Indoustan (par Orme) ; on n’a encore publié que le premier volume à la tête duquel est une dissertation que j’aurois souhaitté plus étendue. L’auteur que j’ai l’honneur de connoitre est en effet très capable de satisfaire la curiosité du public sur les particularités des Indes, mais en parcourant le 3e livre qui traite des affaires de Trichinapaly en 1752, j’ai cru voir que dans les faits qui ont raport uniquement à la nation françoise, dont l’auteur sans doute n’a pu avoir des preuves bien autentiques, il a adopté pour vérités constantes une bonne partie de ce que l’avocat de M. Dupleix a inséré dans son mémoire. (Manquent quelques mots.) L’auteur a du y être d’autant plus porté qu’il ne voyait aucune réponse à ce mémoire ; il en a paru deux depuis l’impression de son ouvrage celle de la Compagnie des Indes et celle de mon frère. L’auteur anglois, Mr Orme n’est pas le seul qui ait été trompé par le mémoire de l’avocat de Mr Dupleix. M. l’abbé Prévôt l’avoit pris pour guide dans son histoire de voyages où l’on voit quelques notes diffamantes contre mon frère. Mais sur les reproches qui lui en furent faits, et sur les informations par lui prises, M. l’abbé Prévôt s’est rétracté, témoin sa lettre originale que j’ai eue entre mes mains après la mort de mon frère, et que j’ai déposée au greffe du Conseil supérieur de Pondichery, qui m’en a remis deux ou trois copies autentiques. (Cette lettre est, comme on a pu voir, reproduite dans l’introduction.)
  6. Le Mahométan se regarde comme guerrier ; en cette qualité il dédaigne d’entrer dans le détail de toutes les affaires qui n’y ont point un rapport direct ; elles sont abandonnées aux Gentils.
  7. Cachet sur lequel est gravé le nom du soubahdar et ses titres ; il y en a de diverses grandeurs ; le cachet privé est ordinairement sur une bague que le seigneur porte à son doigt. Il y a parmi les Gentils des cachets ou chapes, qui, au lieu d’écriture portent l’empreinte de quelque figure d’animaux, souvent imaginaire, mais le cachet ordinaire est en écriture.
  8. Ce qui regarde ces vingt-deux omrahs est très incertain ; plusieurs prétendent que Mahametcha qui, depuis longtems étoit incommodé, mourut presque subitement sur la nouvelle qu’il reçut de la mort de son vizir, Kameroudin Kan dans une affaire contre Abdaly.
  9. Cela est d’autant moins vraisemblable que Nadercha, pendant son séjour à Delhy, parut toujours avoir le plus souverain mépris pour Nizam oul Moulouk, jusqu’à lui cracher au nez, le qualifiant de traître à son prince et à sa patrie.
  10. On pourroit m’objecter que les princes gentils sont des étrangers très disposés à donner des sommes bien au-dessus de dix laks pour avoir la patente du Dekan ; cela est vrai, mais il est de la dernière importance pour les Mogols de ne pas encourager la gentilité ; ces princes gentils, ainsi que les soubahdars, sont déjà trop puissants, pour qu’il n’y ait pas beaucoup de risques à étendre leur autorité.
  11. Le Bengale étoit un gouffre où tout l’argent de l’Inde venoit s’engloutir ; excepté le peu que le soubahdar faisoit passer à Dehly, rien ne sortoit de Bengale, que le Bengale même ne l’eût produit. Les Anglois sont les premiers qui ayent trouvé le secret de lui faire rendre ce qu’il avoit reçu.