Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/15

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CHAPITRE XV.


1699. M. le duc de Berry chevalier de l’ordre. — Mort du duc de Brissac. — Difficultés à succéder à la dignité de duc et pair de Brissac. — Entreprises lorraines. — Étrange hardiesse de la princesse d’Harcourt, le jour de la première audience de milord Jersey chez Mme la duchesse de Bourgogne. — Noir artifice des Lorrains que je mis au net avec le roi le soir même. — Plainte du duc de Rohan au roi qui ordonne à la princesse d’Harcourt de demander pardon à la duchesse de Rohan, et qui l’exécute en public chez Mme de Pontchartrain. — Places des princesses du sang au cercle et lieux arrangés.


M. le duc de Berry fut nommé chevalier de l’ordre le premier jour de cette année, et fut reçu à la Chandeleur.

Le duc de Brissac mourut à Brissac le premier ou le second jour de cette année. Il étoit frère unique de la maréchale de Villeroy, et mon beau-frère, sans enfants de ma sœur avec qui il avoit très-mal vécu, comme je l’ai dit au commencement de ces Mémoires. Il n’en eut point non plus de la sœur de Vertamont, premier président du grand conseil, qu’il épousa pour son grand bien, qu’il mangea si parfaitement que, n’ayant pas même de douaire ni de reprises pour elle, elle continua à vivre comme elle faisoit depuis longtemps chez son frère, qui lui donnoit jusqu’à des souliers et des chemises. Elle était bossue avec un visage assez agréable, et beaucoup d’esprit et fort orné qui l’étoit encore plus, et beaucoup de douceur et de vertu. M. de Brissac savoit beaucoup, et avoit infiniment d’esprit et du plus agréable, avec une figure de plat apothicaire, grosset, basset, et fort enluminé. C’étoit de ces hommes nés pour faire mépriser l’esprit, et pour être le fléau de leur maison. Une vie obscure, honteuse, de la dernière et de la plus vilaine débauche, à quoi il se ruina radicalement à n’avoir pas de pain longtemps avant de mourir, sans table, sans équipage, sans rien jamais qui eût paru, sans cour, sans guerre, et sans avoir jamais vu homme ni femme qu’on pût nommer. Cossé étoit fils du frère cadet de son père, mort chevalier de l’ordre. Il avoit épousé depuis plusieurs années une fille de Bechameil, qui étoit surintendant de Monsieur, sœur de la femme de Desmarets, neveu de M. Colbert, chassé et longtemps exilé à sa mort, et de Nointel que Monsieur fit faire intendant en Bretagne, puis conseiller d’État.

J’appris cette mort à Versailles, où j’étois presque toujours. Je compris aussitôt que Cossé trouveroit des difficultés à être duc de Brissac par le fond de la chose même, et par la sottise de bien des ducs. Je sentis en même temps combien il importoit à la durée des duchés qu’il le fût, et je me hâtai dès le lendemain matin d’en parler à M. de La Trémoille, à M. de La Rochefoucauld, et à quelques autres, que je persuadai si bien qu’ils me promirent d’appuyer Cossé tant qu’ils pourroient, et de prendre même fait et cause pour lui si cela devenoit nécessaire. Je ne m’étois pas trompé à ne pas perdre de temps. Le soir même, comme on attendoit le coucher du roi, le duc de Rohan parut dans le salon, devenu depuis la chambre du roi, il vint à moi, et me dit que plusieurs ducs l’avoient vu à Paris, sur la prétention de Cossé, dont on ne doutoit pas ; qu’ils étoient fort résolus à s’y opposer, et l’avoient prié de m’en parler de leur part. Le duc de Grammont s’étoit aussi chargé de m’en parler, et à plusieurs autres. Il s’étendit sur l’avantage de gagner un rang d’ancienneté, et de diminuer le nombre des ducs. Je lui répondis que j’étois surpris que lui, qui étoit plus instruit que ceux dont il me parloit, eût pu se laisser prendre à leurs raisons ; qu’il étoit à la vérité fort à désirer que les rangs d’ancienneté parmi les ducs ne fussent pas troublés par des chimères et des prétentions qui n’avoient que du crédit, comme celle de M. de Luxembourg et plusieurs autres ; et qu’il plût au roi de ne plus prodiguer si facilement cette dignité ; mais que de chercher à l’éteindre sur un issu de mâle en mâle d’un duc, c’étoit l’éteindre un jour sur nous-mêmes, puisqu’il n’y avoit aucun de nous à qui cela ne pût arriver dans sa maison en plusieurs façons ; que je croyois, au contraire, qu’il étoit d’un intérêt très-principal de conserver le plus longuement qu’il étoit possible les duchés dans les maisons où elles étoient, et pour l’honneur de la dignité et pour l’intérêt des maisons, quand c’étoit une succession de mâle en mâle, et non pas des extensions chimériques, par des femelles ou par des parentés masculines qui ne sortoient point de celui en faveur duquel le duché étoit érigé ; que le cas de Cossé étoit simple, que son père étoit fils puîné et frère puîné des ducs de Brissac, et lui cousin germain de celui qui venoit de mourir, par conséquent en tout droit et raison de l’être, et nous en tout intérêt de l’y aider ; qu’à l’égard du rang, je ne pouvois m’empêcher de lui dire que c’étoit une raison misérable, et que, autant qu’il étoit insupportable de céder à des chimères, ou à des entreprises, ou à des nouveautés, autant était-il agréable de suivre une règle honorable entre nous de précéder ses cadets, et de n’avoir aucune peine à avoir des anciens et à leur céder partout. M. de Rohan n’étoit pas à un mot, ni aisé à persuader. Après avoir écouté ses répliques, et qu’il eut vu que je ne nie rendois point, il me dit d’un ton plus haut que lui et ces messieurs auroient beaucoup de déplaisir si je ne voulois pas être des leurs ; mais que leur résolution étoit prise d’intervenir contre Cossé, et de demander que le duché-pairie de Brissac fût déclaré éteint. À ce mot je le pris par le bras, et lui répondis que, si lui et ces messieurs tenoient bon, nous verrions donc un schisme, parce que j’avois parole de MM. de La Trémoille, de Chevreuse, de La Rochefoucauld, de Beauvilliers et de plusieurs autres, de prendre, si le cas y échéoit, fait et cause pour Cossé ; et qu’on verroit alors qui auroit plus de raison et meilleure grâce, de ceux qui soutiendroient la conservation de la dignité au descendant si proche et de mâle en mâle de celui pour qui elle avoit été érigée, ou de ceux qui en voudroient porter l’éteignoir sur lui, et en donner l’exemple pour leur postérité à eux-mêmes. M. de Rohan fut bien étonné à ce propos ; j’en profitai, et lui proposai d’en parler à ceux que je lui venois de nommer, qui étoffent à Versailles, et qu’il trouveroit si aisément sous sa main. Le roi vint se déshabiller et finit notre conversation. Elle fut efficace.

Je la rendis le lendemain à ceux que j’avois gagnés, qui me promirent de nouveau de prendre fait et cause. Ils s’en expliquèrent à d’autres fortement, tellement que les ducs de Rohan, de Grammont, et les autres qui avoient pris la résolution de s’opposer à Cossé, n’osèrent pousser leur pointe, ni même en parler davantage. Je pouvois, quoique fort jeune, avoir quelque poids dans cette affaire, après ce qui s’étoit passé en celle de M. de Luxembourg. Le duc de Brissac est plus ancien que moi, et je n’avois aucune habitude avec Cossé, qui étoit un bavard fort borné et fort peu compté, qui avaloit du vin avec force mauvaise compagnie, et n’en voyoit pas fort ordinairement de bonne.

Son cousin avoit trop étrangement vécu avec ma sœur et avec mon père, pour que je pusse m’intéresser à sa maison par rapport à elle, et j’étois depuis plusieurs années en procès avec M. de Brissac et ses créanciers pour la restitution de la dot de ma sœur. C’étoient là des raisons de meilleur aloi que celles que le duc de Rohan m’avoit alléguées, et qui ne pouvoient être contre-balancées par la maréchale de Villeroy, dont je fus depuis ami intime, mais avec qui alors je n’étois guère encore qu’en connoissance, et en aucune avec son mari. Mais l’intérêt général me détermina et me toucha assez pour hasarder ma dette. Cossé, qui sut l’obligation qu’il m’avoit, accourut me remercier et m’offrir de me mettre hors d’intérêt sur ce procès, que j’avois déjà gagné une fois, et qu’on avoit renouvelé par des chicanes. Il m’en pressa même, mais je ne le voulus pas, parce que tous les créanciers de son cousin lui auroient pu faire la même loi sur cet exemple, comme beaucoup même firent sans cela ; il n’auroit pu y suffire, ni atteindre à la propriété de Brissac essentielle pour en recueillir la dignité. Je sentois bien ce que je hasardois avec une succession ruinée, ventilée, en proie aux frais et aux chicanes, et à Cossé lui-même à qui il resteroit peu ou point de bien, après s’être épuisé pour une acquisition si essentielle, où chaque intéressé le rançonneroit ; mais la même considération générale de la conservation des duchés dans les maisons me fit aussi courir volontairement le hasard de ce qui pourroit arriver de ce procès.

Cossé avoit bien des difficultés à surmonter : il falloit être propriétaire du duché de Brissac par succession, non par acquisition, et pour cela avoir la renonciation de la maréchale de Villeroy et de ses enfants, qu’ils donnèrent aussitôt ; et ce qui fut le plus long et le plus difficile, s’accommoder avec un monde de créanciers du feu duc de Brissac, et à leur perte, parce que les biens ne suffisoient pas. Outre ces embarras domestiques, la chose en soi en portoit avec elle. Il n’étoit point le vrai héritier, et il ne le devenoit que par la renonciation de la maréchale de Villeroy et de ses enfants. Il étoit donc par cette raison très-équivoque que le duché ne fût pas éteint, parce que la règle des grands fiefs est que la mort saisit le vif sans intervalles, et ce vif n’étoit point lui, mais la maréchale de Villeroy et ses enfants après elle, incapable comme femelle de recueillir ni transmettre une dignité purement masculine, ce qui en opéroit l’extinction ; par conséquent la renonciation de cette femelle pouvoit très-bien n’avoir pas plus d’effet en faveur de Cossé, que la succession qu’elle abandonnoit en avoit sur elle : c’est-à-dire la tradition de la terre sans la dignité, puisqu’elle ne pouvoit pas donner ou abandonner autre chose que ce qu’en acceptant la succession elle recevroit, qui étoit la terre, non la dignité, dont son sexe la rendoit incapable et conséquemment l’éteignoit en sa personne, la succession passant nécessairement par elle, soit qu’elle l’acceptât ou qu’elle y renonçât. À ces raisons on pouvoit encore ajouter que ces successions de dignité en collatéral étoient de droit étroit, et qu’il ne pouvoit dépendre d’une volonté de particulière de faire un homme duc ou de l’empêcher de l’être, ce qui arrivoit pourtant en ce cas par l’acceptation ou par la renonciation de la maréchale de Villeroy. On ne peut nier la force de ces arguments ; mais la réponse se trouvoit écrite dans les lettres d’érection de Brissac, qui étoient pour le maréchal de Brissac et pour tous ses hoirs sortis de son corps, et de degré en degré, en légitime mariage et successeurs mâles. Ainsi, son second fils, père de Cossé, et sa postérité masculine, étoient appelés au défaut de la postérité masculine aînée. Le cas arrivoit, et il étoit clair que l’intention du roi concesseur étoit : que tout mâle sorti par mâle du maréchal de Brissac recueillit à son rang d’aînesse la dignité de duc et pair. Il est vrai que par successeur la nécessité étoit imposée d’avoir la terre ; mais puisqu’on ne pouvoit nier la volonté du roi concesseur être telle qu’elle vient d’être expliquée, la conséquence suit évidemment en faveur de la renonciation. Mais ce n’étoit pas là tout : l’érection appeloit bien les collatéraux, mais l’enregistrement du parlement les avoit exclus, et c’étoit au parlement à qui l’on avoit affaire, non pas contentieusement avec des parties, mais pour recevoir Cossé en qualité de duc de Brissac et de pair de France, après que les affaires liquidées avec les créanciers l’auroient mis en état de s’y présenter.

Je n’avois eu garde de laisser sentir au duc de Rohan aucune de ces difficultés. Celle des créanciers, qui étoit publique, l’avoit occupé lui et les ducs qui s’étoient voulu opposer, et ils n’avoient envisagé qu’en gros, et à travers un brouillard, celle de la nécessité de la renonciation de la maréchale de Villeroy. Je fus le conseil de Cossé, non sur les discussions des créanciers, mais sur ce qui regardoit intrinsèquement la succession à la dignité. Il venoit presque tous les jours chez moi, ou y envoyoit tant que l’affaire dura, qui ne fut pas sans épines fréquentes et fortes, et qui passa la révolution de cette année.

À la suite de ce récit de pairie, j’en ferai un autre, à peu près de la même matière, sur ce qui arriva le 6 janvier chez Mme la duchesse de Bourgogne, à l’audience de M. le comte de Jersey, ambassadeur d’Angleterre. Je serois trop long, et sortirois du dessein de ces Mémoires, si j’entreprenois d’expliquer l’origine, les entreprises et les progrès du rang et des prétentions de la maison de Lorraine en France, et à son exemple de celui des princes étrangers. Pour me rabattre au fait dont il s’agit, il suffira de savoir qu’aux cérémonies de la cour, entrées, mariages des rois, baptêmes, obsèques, il y a eu souvent des disputes entre les duchesses et les princesses étrangères pour la préséance, que les rois ont cru de leur intérêt de laisser subsister sans les décider, pour entretenir une division qu’ils se sont crue utile, à quoi ce n’est pas ici le lieu de répondre.

Dans l’ordinaire de la vie, comme cercles, audiences, comédies, en un mot, tous les lieux journaliers et de cour, et de commerce du monde, jamais il n’y en avoit, et entre elles, elles se plaçoient indifféremment comme elles se rencontroient. La reine avoit des dames du palais, duchesses et princesses : Mmes de Chevreuse, de Beauvilliers, de Noailles, et plusieurs autres duchesses ; la princesse de Bade, sœur du comte de Soissons, tante paternelle de l’autre et du prince Eugène devenu depuis si fameux, fille de Mme de Carignan, princesse du sang, vivant et à Paris et à la cour, mère du prince Louis de Bade qui s’est illustré à la tête des armées de l’empereur et de l’empire, et dont la fille a épousé M. le duc d’Orléans petit-fils de Monsieur, longues années depuis ; Mme d’Armagnac, la même dont il va être ici question, Mlle d’Elbœuf et d’autres encore. Jamais de dispute, et jamais entre elles elles n’ont pris garde à rien, et cela avoit toujours duré ainsi jusque vers la fin de la vie de Mme la Dauphine-Bavière, que la princesse d’Harcourt commença la première à devenir hargneuse, et Mme d’Armagnac aussi. La première avoit peu à peu gagné toute la protection de Mme de Maintenon, avec qui Brancas son père avoit été longtemps plus que bien, et il falloit à Mme de Maintenon une raison aussi forte pour pouvoir prendre en faveur une personne qui en étoit aussi peu digne. Comme toutes celles de peu qui ne savent rien que ce que le hasard leur a appris, et qui ont longtemps langui dans l’obscurité avant que d’être parvenues, Mme de Maintenon étoit éblouie de la principauté, même fausse, et ne croyoit pas que rien le pût disputer à la véritable.

La maison de Lorraine n’ignoroit pas cette disposition. M. le Grand balançoit qui que ce fût dans l’esprit du roi ; et le chevalier de Lorraine qui avoit infiniment d’esprit, et tout celui des Guise, avoit Monsieur en croupe, à qui le roi, qui ignoroit beaucoup de choses, se rapportoit fort ordinairement sur tout ce qui fait partie du cérémonial. Ce fut donc par l’avis du chevalier de Lorraine, que sa belle-sœur et la princesse d’Harcourt commencèrent à entreprendre. Il compta avec raison avoir affaire aux personnes du monde les moins unies, les moins concertées, les moins attentives, qui ne s’apercevroient de rien qu’après coup, qui ne sauroient par ces défauts comment se défendre, sur quoi le passé lui répondoit de l’avenir ; car c’est de la sorte que de conjonctures, d’entreprises, et pièce à pièce, que leur rang s’est formé et maintenu, et qu’il prétendoit l’étendre et l’agrandir. Il comptoit encore, ou que de guerre lasse on les laisseroit faire, ou qu’à force de disputes, avec les appuis que je viens d’expliquer et la prédilection constante de la reine mère pour les princes, dont il étoit resté quelque chose au roi, ils tireroient toujours avantage de ces disputes en partie, et peut-être en tout par l’importunité. Ils avoient la princesse de Conti auprès de Monseigneur à leur disposition, par Mme de Lislebonne et ses filles, et par les mêmes immédiatement qui eurent enfin toute sa confiance. Avec tout cela, ils ne firent, pour ainsi dire, que ballotter dans ces commencements. L’état de Mme la Dauphine, toujours mourante, retranchoit beaucoup d’occasions, et il y en eut encore beaucoup moins depuis sa mort, jusqu’à ce que Mme la duchesse de Bourgogne commençât à tenir une cour. Ils ne vouloient pas se hasarder sous les yeux du roi, qu’ils n’eussent essayé ailleurs, et qu’ils ne l’eussent accoutumé à leurs entreprises, mais elles se produisirent hautement dès le lendemain de son mariage, au premier cercle qu’elle tint. Les princesses ne se mirent plus au-dessous des duchesses : après, elles prétendirent la droite, et l’eurent souvent par leur concert et leur diligence. Ils avoient affaire à une dame d’honneur qui craignoit tout, qui vouloit être l’amie de tout le monde, qui n’ignoroit pas la prédilection de Mine de Maintenon, qui trembloit devant elle, et qui, basse et de fort peu d’esprit, se trouvoit toujours embarrassée, et n’y savoit d’issue qu’en souffrant tout et laissant tout entreprendre, et l’âge de Mine la duchesse de Bourgogne ne lui permettoit ni de savoir ce qui devoit être, ni d’imposer.

Tel étoit l’état des choses à cet égard, quand les Lorrains, lassés de leurs faibles avantages de diligence et de ruse où ils se trouvoient quelquefois prévenus, résolurent d’en usurper de plus réels et se crurent en état de les emporter. Soit hasard ou dessein prémédité, le leur éclata à la première audience que milord Jersey eut de Mme la duchesse de Bourgogne, le mardi 6 janvier de cette année. De part et d’autre, les dames arrivèrent avant qu’on pût entrer. Les duchesses, qui s’étoient trouvées les plus diligentes, se trouvèrent les premières à la porte et entrèrent les premières. La princesse d’Harcourt et d’autres Lorraines suivirent. La duchesse de Rohan se mit la première à droite. Un moment après, avant qu’on fût assis, et comme les dernières arrivoient encore, titrées et non titrées (et il y avoit grand nombre de dames), la princesse d’Harcourt se glisse derrière la duchesse de Rohan, et lui dit de passer à gauche. La duchesse de Rohan répond qu’elle se trouvoit bien là, avec grande surprise de la proposition, sur quoi la princesse d’Harcourt n’en fait pas à deux fois, et grande et puissante comme elle étoit, avec ses deux bras lui fait faire la pirouette, et se met en sa place. Mme de Rohan ne sait ce qui lui arrive, si c’est un songe ou vérité, et, voyant qu’il s’agissoit de faire tout de bon le coup de poing, fait la révérence à Mme la duchesse de Bourgogne et passe de l’autre côté, ne sachant pas trop encore ce qu’elle faisoit ni ce qui lui arrivoit, dont toutes les dames furent étrangement étonnées et scandalisées. La duchesse du Lude n’osa dire mot ; et Mme la duchesse de Bourgogne à son âge encore moins, mais sentit l’insolence et le manque de respect. Mme d’Armagnac, et ses fille et belle-fille, qui vouloit aussi la droite à l’audience de l’ambassadeur, qui se donnoit dans la pièce qui précédoit celle du lit où on étoit, contente de l’expédition qu’elle venoit de voir, se tint vers la porte de ces deux pièces, qui étoit le côté gauche de celle du lit, y fit asseoir ses fille et belle-fille, quoique après les duchesses, dit qu’il y avoit trop de monde et s’en alla dans la pièce de l’audience garder la droite, et se mit dans le cercle qui étoit arrangé tout prêt vers le bas bout de la droite. La toilette finie, on passa dans la pièce de l’audience. Mme de Saint-Simon étoit grosse de six semaines ou deux mois.

Elle étoit venue tard et des dernières du côté gauche, tellement que lorsqu’on se leva elle n’eut qu’un pas à faire pour gagner la pièce de l’audience. Ce brouhaha d’y passer étoit toujours assez long ; elle se trouvoit mal et ne pouvoit se tenir debout. Elle alla donc s’asseoir, en attendant qu’on vint, sur le premier tabouret qu’elle y trouva du cercle même tout arrangé ; et comme le côté droit de ce cercle étoit le plus près de la porte des deux pièces, elle se trouva à deux sièges au-dessus de Mme d’Armagnac, mais celle-ci tournée en cercle et en dedans, et Mme de Saint-Simon en dehors tournée le visage à la muraille, de manière qu’elles étoient toutes deux comme adossées. Mme d’Armagnac, qui vit qu’elle se trouvoit un peu mal, lui offrit de l’eau de la reine de Hongrie. Comme on se mit à passer un peu après, elle lui dit qu’étant la première arrivée, elle ne croyoit pas qu’elle voulût se mettre audessus d’elle. Mme de Saint-Simon, qui ne s étoit mise là qu’en attendant, ne répondit point, et dans le même moment s’alla mettre de l’autre côté, où elle s’assit même avant qu’on fût rangé ; et fit mettre une duchesse devant elle pour la cacher jusqu’à ce qu’on fût placé.

J’appris ce qui s’étoit passé à la toilette, et je sus par des dames du palais que Mme la duchesse de Bourgogne étoit fort bien disposée, et qu’elle comptoit d’en parler au roi et à Mme de Maintenon. Je crus qu’il était important de ne pas souffrir un affront, et à propos d’en tirer parti. Nous conférâmes quelques-uns ensemble. Le maréchal de Boufflers alla parler à M. de Noailles, et moi à M. de La Rochefoucauld, au retour du roi, qui étoit allé tirer. L’avis fut que M. de Rohan devoit le lendemain matin demander justice au roi, sans être accompagné, parce que le roi craignoit et haïssait tout ce qui sentoit un corps. J’allai aussi voir M. de La Trémoille qui alloit souper chez le duc de Rohan, à la ville, qui n’avoit point de logement ; M. de La Trémoille me promit de le disposer à ce que nous désirions.

Comme j’étois au souper du roi, Mme de Saint-Simon m’envoya dire de venir sur-le-champ lui parler dans la grande cour, où elle m’attendoit dans son carrosse ; j’y allai. Elle me dit qu’elle venoit d’être avertie par Mme de Noailles, sortant de chez la duchesse du Lude, qui l’avoit trouvée sortant de chez M. de Duras, qui étoit l’appartement joignant, que les trois frères lorrains avoient été au tirer du roi ; qu’ils s’y étoient toujours tenus tous trois tout seuls, séparés de tout ce qui y étoit, et peu de gens avoient la liberté de suivre le roi et aucun de l’approcher, excepté le capitaine des gardes en quartier, qui étoit le duc de Noailles, qu’ils avoient paru disputer entre eux ; et M. de Marsan le plus agité ; qu’enfin après un long débat, M. le Grand les avoit quittés, s’étoit avancé au roi, lui avoit parlé assez longtemps ; que M. de Noailles avoit entendu que c’étoit une plainte qu’il faisoit de ce qu’à l’audience du matin Mme de Saint-Simon avoit pris la place de Mme d’Armagnac, et s’étoit mise au-dessus d’elle, à quoi le roi n’avoit pas distinctement répondu, et fort en un mot ; après quoi M. le Grand étoit allé rejoindre ses frères, et étoit toujours demeuré en particulier avec eux. Mme de Saint-Simon, bien étonnée de l’étrange usage qu’ils faisoient de la chose du monde la plus simple et la plus innocente, et du mensonge qu’ils y ajoutoient, conta ce qui lui étoit arrivé à Mme de Noailles, qui fut d’avis que j’en fisse parler au roi le soir même. Ces messieurs, fort embarrassés de soutenir ce que la princesse d’Harcourt avoit fait à la duchesse de Rohan, en quelque disgrâce qu’eussent toujours vécu le duc de Rohan et elle, et qui craignoient des plaintes au roi, saisirent ce qui étoit arrivé à Mme de Saint-Simon pour se plaindre les premiers et tâcher de compenser l’un par l’autre. Voilà un échantillon de l’artifice de ces messieurs, et d’un mensonge public et dont toute l’audience étoit témoin. Cet artifice, tout mal inventé qu’il fût, me mit en colère. J’allai trouver M. de La Rochefoucauld, qui voulut absolument que je parlasse au roi à son coucher. « Je le connois bien, me dit-il, parlez-lui hardiment, mais respectueusement ; ne touchez que votre affaire ; n’entamez point celle des ducs, et laissez faire M. de Rohan demain, c’est la sienne. Croyez-moi, ajouta-t-il, des gens comme vous doivent parler eux-mêmes ; votre liberté et votre modestie plairont au roi, il l’aimera cent fois mieux. » J’insistai ; lui aussi. Je voulus voir si le conseil partoit du cœur ou de l’esprit, et je lui proposai de monter vite chez M. le maréchal de Lorges, et que je l’engagerois à parler. « Non, encore un coup, non, reprit le duc, cela ne vaut rien, parlez vous-même. Si au petit coucher j’en puis trouver le moyen, je parlerai à mon tour. » Cela me détermina.

Je remonte chez le roi, et voulus m’avancer au duc de Noailles, qui sortoit de prendre l’ordre. Il ne jugea pas devoir paroître avec moi, et me dit en passant de parler au coucher. Boufflers, à qui Noailles avoit conté l’affaire, m’en dit autant, et qu’il ne s’avanceroit point pour prendre l’ordre que je n’eusse parlé. Je m’approchai de la cheminée du salon, et quand le roi vint, je me contentai de le voir aller se déshabiller. Comme il eut donné le bonsoir, et qu’à son ordinaire il se fut retiré le dos au coin de la cheminée pour donner l’ordre, tandis que tout ce qui n’avoit pas les entrées sortoit, je m’avançai à lui, et lui aussitôt se baissa pour m’écouter en me regardant fixement. Je lui dis que je venois d’apprendre tout à l’heure la plainte que M. le Grand lui avoit faite de Mme de Saint-Simon, que rien au monde ne me touchoit tant que l’honneur de son estime et de son approbation, et que je le suppliois de me permettre de lui conter le fait, et tout de suite j’enfile ma narration telle que je l’ai faite ci-dessus, et sans en oublier une seule circonstance. Je m’en tins là, suivant le conseil de M. de La Rochefoucauld. Je n’ajoutai aucune plainte ni des Lorrains ni de M. le Grand, et je me contentai de lui avoir donné, par le simple et véritable exposé du fait, un parfoit démenti. Le roi ne m’interrompit jamais d’un seul mot depuis que j’eus ouvert la bouche. Quand j’eus fini, il me répondit : « Cela est bien, monsieur, d’un air très-gracieux et content, il n’y a rien à cela, » en souriant avec un signe de tête comme je me retirois. Après quelques pas faits, je me rapprochai du roi avec vivacité, je l’assurai de nouveau que tout ce que je lui avois avancé étoit vrai de point en point, et je reçus la même réponse.

L’heure de parler au roi étoit tellement indue, les spectateurs avoient trouvé le discours si long et si actif de ma part, et si bien reçu à l’air du roi, que leur curiosité étoit extrême de savoir ce qui m’avoit pu engager à une démarche si peu usitée, quoique la plupart se doutassent bien en gros qu’il s’agissoit de l’affaire du matin. Beaucoup de courtisans attendoient dans les antichambres.

Le maréchal de Boufflers prit l’ordre, et me trouva avec le duc d’Humières. Je leur rendis ma conversation, je fis ensuite quelques tours par rapport à Mme la duchesse de Bourgogne, et je m’en allai après chez le duc de Rohan, comme je l’avois promis. Ma conversation avec le roi avoit déjà couru partout, à cause de l’heure indue où je Pavais eue. Ils ne m’attendoient plus, et avoient envoyé chez moi le fils du duc de Rohan pour tâcher d’en apprendre quelque chose. Ils me pressèrent là-dessus. La présence du duc d’Albret me retint, et celle encore de la comtesse d’Egmont. Enfin, après bien des assurances et des instances, il fallut les satisfaire, et je m’y portai pour donner courage au duc de Rohan. Ce qu’il fallut essuyer de disparates de sa part rie se peut imaginer, avec une déraison surnageante à désoler. À la fin pourtant il promit de parler au roi le lendemain, comme nous le voulions, et je les quittai là-dessus à trois heures après minuit.

Le lendemain de bonne heure je retournai voir le maréchal de Boufflers pour qu’il instruisît M. de Noailles, et je fus rendre compte de ma soirée à M. le maréchal de Lorges qui n’en savoit pas un mot, et à qui jusque-là je n’avois pas eu le temps d’en parler. Il alla aussi dire au roi ce dont je venois de le prier, et cependant je me montrai fort chez le roi, où je vis le maréchal de Villeroy très-animé, tout ami intime qu’il fût des trois frères et beau-frère de l’aîné. J’envoyai cependant messager sur messager au duc de Rohan pour l’avertir des moments et le presser de venir. Enfin il arriva, comme le roi alloit sortir de la messe. Il se mit à la porte du cabinet et quelques ducs avec lui. Comme le roi approcha, il s’avança. Le roi le fit entrer et le mena à la fenêtre de son cabinet, et la porte se ferma aussitôt, en sorte qu’il demeura seul avec le roi. Les maréchaux de Villeroy, Noailles, Boufflers et quelques autres ducs se tinrent à la porte. Je crus en avoir assez fait, et je regardois de la cheminée du salon toute cette pièce entre eux et moi, mais dans la même. Cela dura près d’un petit quart d’heure. Le duc de Rohan sortit fort animé, le duc de Noailles ne fit qu’entrer et sortir pour prendre l’ordre, et tous vinrent à moi à la cheminée, puis nous sortîmes dans la chambre du roi où nous nous mîmes en tas à la cheminée. Là le duc de Rohan nous rendit sa conversation, où rien ne fut oublié. Il demanda justice sur sa femme de la princesse d’Harcourt, s’étendit sur les entreprises des Lorrains et l’impossibilité d’éviter des querelles continuelles ; il fit valoir le respect violé à Mme la duchesse de Bourgogne par la princesse d’Harcourt, et gardé par la duchesse de Rohan, expliqua bien le fait de Mme de Saint-Simon et de Mme d’Armagnac, et le noir et audacieux artifice des Lorrains pour se tirer d’affaire par ce faux change ; en un mot, parla avec beaucoup de force, d’esprit et de dignité. Le roi lui répondit qu’il l’avoit laissé dire pour en être encore mieux informé par lui ; qu’il l’étoit dès la veille par Mme la duchesse de Bourgogne, par la duchesse du Lude qui lui avoient dit les mêmes choses ; qu’il l’avoit été le soir par moi, et ce matin encore par M. le maréchal de Lorges, et qu’il nous en avoit parfaitement crus l’un et l’autre ; qu’il louoit fort le respect et la modération de Mme de Rohan, et trouvoit la princesse d’Harcourt fort impertinente. Il s’expliqua en termes durs sur les Lorrains, et par deux fois l’assura qu’il y mettroit ordre et qu’il seroit content. Je sus ensuite par mes amies du palais que Mme de Saint-Simon avoit été servie à souhait par Mme la duchesse de Bourgogne, et qu’il y avoit eu une dispute assez forte entre le roi et Mme de Maintenon, qui obtint à toute peine que la princesse d’Harcourt qui alloit toujours à Marly n’en fût pas exclue le lendemain. Mme d’Armagnac et ses fille et belle-fille qui s’étoient présentées, pas une n’y fut.

Toute cette journée se passa encore en mesures. Le lendemain, le roi alla à Marly. Mme la duchesse de Bourgogne n’y couchoit pas encore, mais elle y alloit tous les jours. Nous demeurâmes tard à Versailles pour la bien instruire par ce qui l’environnoit. Elle fit merveilles le lendemain. La princesse d’Harcourt essuya du roi une rude sortie ; et Mme de Maintenon lui lava fort la tête, en sorte que tout le voyage ce fut autre nature, la douceur et la politesse même, mais avec la douleur et l’embarras peints sur toute sa personne. Ce ne fut pas tout. Elle eut ordre de demander pardon en propres termes à la duchesse de Rohan, et ce fut encore à Mme de Maintenon à qui elle dut que ce ne fût pas chez la duchesse, et qui fit régler que, n’ayant point de logement, la chose se passeroit en plénière compagnie chez Mme de Pontchartrain. En même temps la duchesse du Lude eut ordre du roi de déclarer à la maison de Lorraine : que le mariage de M. de Lorraine ne leur donnoit rien de plus et ne leur faisoit pas d’un fétu, ce fut l’expression. Elle s’en acquitta, et deux jours après le retour de Marly, la duchesse de Rohan se rendit à heure prise chez Mme la chancelière, où il y avoit beaucoup de dames et de gens de la cour à dîner. La princesse d’Harcourt y vint qui lui fit des excuses, l’assura qu’elle l’avoit toujours particulièrement honorée, et qu’en un mot elle lui demandoit pardon de ce qui s’étoit passé. Mme de Rohan reçut tout cela fort gravement, et répondit fort froidement. La princesse d’Harcourt redoubla de compliments, lui dit qu’elle savoit bien que ce devroit être chez elle qu’elle auroit dû lui témoigner son déplaisir, qu’elle comptoit bien aussi d’y aller s’acquitter de ce devoir, et lui demander l’honneur de son amitié, à quoi si elle pouvoit réussir elle s’estimeroit la plus heureuse du monde. C’étoit là tomber d’une grande audace à bien de la bassesse. Dire poliment ce que le roi avoit prescrit auroit suffi. Mais elle était si battue de l’oiseau qu’elle crut n’en pouvoir trop dire pour en faire sa cour, et voilà comme sont les personnes qui en sont enivrées ! elles se croient tout permis, et quand cela bâte mal, elles se croient perdues, et se roulent dans les dernières soumissions pour plaire et pour se raccrocher. Telle fut la fin de cette étrange histoire qui nous donna enfin repos.

Pendant le voyage de Marly, j’appris que M. le Grand, outré de ce que leur entreprise leur étoit retombée à sus en plein, se plaignoit de ce que, parlant au roi et au monde, je lui avois donné un démenti. Dès le même jour que le roi retourna à Versailles, j’y allai ; j’affectai de me montrer partout, et de me donner licence parfaite en propos sur le grand écuyer et sur sa famille. Je m’attendis à quelque sortie brusque de sa part ou de la leur, en me rencontrant ; ma réponse aussi étoit toute prête, et ma résolution prise de leur parler si haut que ce fût à eux à courir ; mais tout brutal et tout furieux qu’il étoit, et toute piquée qu’étoit sa famille, aucun d’eux ne s’y commit ; je fus même surpris que, l’ayant tôt après rencontré, il me salua le premier, mais de cette époque nous sûmes de part et d’autre à quoi nous en tenir.

Sept ou huit jours après, la comtesse de Jersey eut sa première audience de Mme la duchesse de Bourgogne. Les duchesses y eurent la droite, et les Lorraines la gauche, et mêlées entre elles. Elles s’étoient avisées depuis quelque temps de se déplacer par aînesse, comme font les princesses du sang ; le roi le leur avoit défendu, elles y étoient encore revenues, et le roi l’avoit trouvé très-mauvais. Il vint à cette audience pour saluer l’ambassadrice, comme cela se fait toujours à pareilles audiences. Après l’avoir saluée, il demeura au milieu du cercle, auprès d’elle, regarda et considéra le cercle de tous les côtés, puis il dit tout haut que ce cercle était fort bien arrangé comme cela. Ce fut une nouvelle mortification aux Lorrains.

En ce même cercle, Mme la Princesse étoit à la tête des duchesses, en retour comme elles, et coude à coude de la première. Mme la Duchesse étoit de même, à gauche, à la tête des Lorrains. Les princesses du sang avoient essayé de se mettre en face du cercle à lieux arrangés, à distance de Mme la duchesse de Bourgogne, mais sur la même ligne qu’elle ; le roi l’avoit trouvé fort mauvais et défendu. Il n’y a que les fils et filles de France qui se placent de la sorte, même le roi et la reine y étant, et les petits-fils et les petites-filles de France, dans les deux coins, à demi tournés, ni en face de tout, ni entièrement de côté, et le roi voulut que cela fût de même pour Mme la duchesse de Bourgogne, et cela avoit toujours été ainsi avec Mme la Dauphine-Bavière.