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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/17

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CHAPITRE XVII.


Chambre de l’Arsenal contre les faussaires. — Maison de La Tour. — Mlle de Limeuil. — Vicomte de Turenne La Tour, dit le maréchal de Bouillon. — Sedan ; son état ; ses seigneurs. — Sedan acheté par Éverard III de La Mark. — Bouillon acquis par MM. de La Mark. — Folle déclaration de guerre du seigneur de Sedan, La Marck, à Charles-Quint. — Sedan mouvant de Mouzon. — Rang personnel de duc obtenu par le maréchal de Fleuranges La Marck, seigneur de Sedan et Bouillon. — Son fils se donne le premier le titre de prince de Sedan. — Bouillon ; son état ; point duché ; mouvant de Liège, auparavant de Reims. — M. de Bouillon, seigneur de Bouillon plus que très précaire. — Comte de Maulevrier, oncle paternel de l’héritière, précède, sa vie durant, le maréchal de Bouillon partout. — Comte de Braine. — Marquis de Mauny. — Seigneurs de Lumain. — Comte de La Marck. — Sommaire jusqu’à MM. de La Tour. — Maréchal de Bouillon La Tour ; titres qu’il prend, et ses deux infructueuses prétentions. — Duc de Bouillon et son échange. — M. de Turenne. — Change adroitement donné sur le titre de maréchal ou de vicomte de Turenne. — Vicomté de Turenne. — Époque du changement de style des secrétaires d’État et avec les secrétaires d’État. — Qualité de prince absolument refusée à MM. de Bouillon, au contrat de mariage de M. d’Elboeuf avec Mlle de Bouillon. — Qualité de prince au tombeau de M. de Turenne défendue par le roi ; pourquoi point d’épitaphe ni de nom. — Époque et raison du mort Auvergne ajouté au nom de La Tour. — Cartulaire de Brioude. — Histoire de la maison d’Auvergne, par Baluze. — Le cardinal de Bouillon fait faire le cartulaire et cette Histoire. — De Bar arrêté pour faussetés. — Bouillon sollicitent pour de Bar. — Aveu du duc de Bouillon au roi pour arrêter l’affaire, et de l’abbé d’Auvergne aux juges. — De Bar, convaincu, s’avoue en plein tribunal fabricateur du cartulaire, qui est déclaré faux, et lui faussaire. — Cause et singularité de la peine infligée à de Bar. — Histoire de la maison d’Auvergne, par Baluze, publiée aussitôt après


On a vu (t. III, p. 210, 211) qu’en 1702, Matignon avoit gagné un terrible procès au parlement de Rouen contre un va-nu-pieds qui en fut pendu, après lui avoir donné des années des plus cuisantes peines, qui se prétendoit son aîné, lui demandoit tout son bien sur des titres de tous les âges, qui avoient paru incontestables, et dont à la fin la fausseté fut reconnue, et par lui-même avouée à la potence. Il semble qu’il y ait dans de certains temps des modes de crimes comme d’habit. Du temps de la Voysin et de la Brinvilliers, ce n’étoient qu’empoisonneurs, contre lesquels on fit une chambre expresse qu’on appela ardente parce qu’elle les condamnoit au feu. En celui dont je parle, ce fut une veine de faussaires, qui devinrent si communs qu’il fut établi une chambre composée de conseillers d’État, de maîtres des requêtes et de conseillers au parlement, qui tint ses séances à l’Arsenal, uniquement pour juger ces sortes d’accusations et de procès. Cela suffira maintenant jusqu’à ce que j’aie expliqué ce qui en arriva à la maison de Bouillon, mais qu’il faut traiter de plus haut et l’expliquer avec l’étendue uniquement nécessaire pour l’entendre.

La maison de la Tour, originaire de la province d’Auvergne, bonne, ancienne, bien alliée, heureuse en grandes successions de traverses, et en quelques mariages dont l’événement lui a donné un éclat de hasard, n’avoit jamais eu ni prétendu aucune distinction particulière, et avoit toujours roulé d’égale avec les Montboissiers, les Montmorin, les Saillant, et les premières maisons de leur commune province. On a vu (t. Ier, p, 218), à propos du dauphiné d’Auvergne que le roi empêcha Monsieur de vendre au cardinal de Bouillon, ce que c’est que cette terre, et ce que c’est aussi que le comté d’Auvergne qui a été plus d’une fois dans la maison de La Tour, et y est encore : toutes deux terres toutes ordinaires et très-distinctes de la province d’Auvergne.

François III de La Tour, vicomte de Turenne, mort en 1557, ne prétendit pas plus que ses pères, quoique gendre du connétable Anne de Montmorency. Lui et Mlle de Limeuil étoient enfants des deux frères. Elle étoit fille d’honneur de la reine Catherine de Médicis, trop connue par le malheur qui lui arriva. Je la cite ici pour montrer par son emploi combien il étoit alors peu question chez MM. de La Tour des prétentions que les troubles de l’État, où ils ont toujours figuré contre les trois rois de la branche de Bourbon, leur ont fait prospérer, après avoir pris naissance dans la faveur et la protection d’Henri IV.

Henri de La Tour, vicomte de Turenne, fils de François III, et de la fille du connétable pince de Montmorency, si connue sous le nom de maréchal de Bouillon, est le premier qui ait eu des chimères. Henri IV, qu’il avoit bien servi, le fit premier gentilhomme de sa chambre, charge dont il fit depuis sa cour à Marie de Médicis dans sa régence, en la vendant au maréchal d’Ancre et en en tirant des avantages. Henri IV, content de ses services de plus en plus, voulut faire sa fortune, et s’assurer en même temps d’une frontière jalouse en la mettant entre les mains d’un de ses plus affidés serviteurs. Il ne réussit que trop pour ses intérêts à l’une, et fut cruellement trompé sur la suite qu’il en attendoit. Il fit le vicomte de Turenne maréchal de France, pour épouser l’héritière de Sedan, Bouillon, Raucourt et Jametz. Le mariage se fit en octobre 1591. Elle mourut à Sedan, 15 mai 1594, en couches d’un fils mort en naissant, et ne laissa aucun enfant. Le maréchal de Bouillon prétendit garder tout ce que possédoit sa femme, en vertu d’un testament fait par elle en sa faveur, pièce qu’il ne montra jamais parce qu’elle n’exista jamais. Henri IV, par les mêmes raisons qui lui avoient fait faire ce mariage, soutint l’usurpation, contre l’oncle paternel, de l’héritage, qui n’en put avoir justice. On voit dans tous les Mémoires et les histoires de ces temps combien Henri IV lui-même eut à s’en repentir, et sa postérité après lui, et que l’époque de la souveraineté du maréchal de Bouillon fut celle de son ingratitude et de ses perfidies, desquelles ses enfants héritèrent avec ces mêmes biens.

Il s’étoit fait huguenot de bonne heure. Il se remaria en 1595 à une fille du fameux Guillaume, prince d’Orange, qui, fondateur de la république des Provinces-Unies, fut touché d’avoir un gendre puissant dans les Ardennes et dans le parti huguenot en France. Dans cette posture, il se trouvoit beau-frère de Frédéric IV, électeur palatin, qui avoit épousé une autre fille du même prince d’Orange en 1593, dont il eut le malheureux roi de Bohême, l’électrice de Brandebourg, et nombre d’autres enfants. Tant de moyens et d’élévation étrangère, joints à tout l’esprit, la capacité, le courage et l’ambition nécessaires à les faire valoir, lui firent trouver trop étroites les bornes de sujet et de particulier, et le jetèrent dans tous les complots dont les histoires sont pleines. En même temps l’état de seigneur françois, quant au rang, ne lui déplut pas moins, et il forma làdessus des prétentions qui ne lui furent pas heureuses. Elles ne pouvoient porter sur sa naissance, qui n’avoit jamais eu, ni rang, ni distinction, ni préférence au-dessus des autres seigneurs sans dignités, ni imaginé d’en prétendre, non pas lui-même avant qu’il fût parvenu à cette fortune. Il ne les pouvoit tirer de la maison de La Marck dont il n’étoit pas, et dont l’héritière ne lui avoit point laissé d’enfants. Il essaya donc de les établir sur sa qualité de prince souverain de Sedan. Avant de voir combien peu elles lui réussirent, il est bon de voir quel fut l’état de ses prédécesseurs à Sedan.

Adolphe, comte de La Marck, épousa en 1332 Marguerite de Clèves, et devint par elle comte de Clèves. Il fit la branche aînée qui se divisa en deux : les aînés furent ducs de Clèves et de Juliers, etc. ; les cadets s’établirent en France, y furent ducs de Nevers et comtes d’Eu, et fondirent par deux sœurs héritières dans Gonzague, qui furent ducs de Nevers, et par la suite durent l’héritage de Mantoue à la fermeté et à la valeur personnelle de la protection de Louis XIII, et dans Guise qui eurent Eu.

Le frère cadet de cet Adolphe fut Éverard III de La Marck, qui épousa en 1410 Marie, fille de Guillaume de Braquemont, seigneur de Sedan et de Florenville, et de Marie de Campremy. Mme de Braquemont étoit veuve en premières noces de Louis d’Argies, seigneur de Béthencourt. Elle avoit un frère duquel Éverard III de La Marck, son mari, acheta en 1424 les seigneuries de Sedan et de Florenville, et fit commencer la forteresse de Sedan en 1446. Jean, son fils, fit achever la forteresse de Sedan dont il avoit la seigneurie avec plusieurs autres, et fut un des chambellans de Charles VII. Son frère, Louis de La Marck, seigneur de Florenville, fut conseiller de René d’Anjou, roi de Sicile. Jusqu’ici nul vestige de principauté ni de souveraineté dans la seigneurie de Sedan ni de Florenville, qualifiées simplement de seigneuries, ni dans les seigneurs de Braquemont, ni dans ceux de La Marck qui l’achetèrent. On n’a jamais vu vendre ni acheter une souveraineté entre des particuliers. Sedan relevoit constamment de Mouzon ; sa situation dans les Ardennes et sur un bord jaloux de frontière, avec la forteresse qui y fut bâtie, mirent ses seigneurs en état de nager entre la France et la maison d’Autriche par le fait et la commodité du lieu, non par aucun droit d’indépendance. Un souverain n’eût pas été un des chambellans de Charles VII, ni son frère un des conseillers d’un roi en peinture tel que fut le bon roi René, duc d’Anjou, un moment de Lorraine, et comte de Provence.

Ce Jean de La Marck eut trois fils qui eurent postérité Robert Ier, seigneur de Sedan, Fleuranges et Jametz ; Éverard qui fit la branche d’Aremberg, éteinte en son petit-fils, fondue dans la maison de Ligne ; et le fameux Guillaume, dit le Sanglier d’Ardenne, un des chambellans de Louis XI, qui fit soulever les Liégeois contre Charles, dernier duc de Bourgogne et contre Louis de Bourbon, évêque de Liège, qu’il tua en 1482. Toutes ces guerres, où il s’étoit rendu redoutable, finirent l’année suivante, 1483, par le traité de Tongres, fait avec Jean de Horn, évêque de Liège, et les états du pays, qui, pour les dépenses qu’il avoit faites à leur défense, lui donnèrent en payement le duché de Bouillon, fief mouvant de Liège. Guillaume s’en accommoda avec son frère aîné, Robert Ier de La Marck, seigneur de Sedan. Il tomba peu après entre les mains de Maximilien d’Autriche, depuis empereur et grand-père de Charles-Quint. Maximilien lui fit faire son procès à Maestricht, où il eut la tête coupée en juin 1485. Ce Sanglier d’Ardenne portoit le nom de seigneur de Lumain, qu’il laissa à sa branche. C’est l’unique qui subsiste aujourd’hui de toute cette grande, ancienne et illustre maison de La Marck. Le comte de La Marck d’aujourd’hui, connu par ses ambassades et chevalier de l’ordre, est son sixième descendant en droite ligne.

Après avoir vu l’acquisition de Sedan, le marché et la donation de Bouillon, revenons à Jean Ier de La Marck, seigneur de Sedan, qui eut le duché de Bouillon de Guillaume son frère. Charles VIII le prit sous sa protection, lui, son fils aîné et ses terres, contre Maximilien Ier, archiduc d’Autriche, etc., par des lettres de 1486, qui, tout honorables qu’elles lui sont, n’ont pas le moindre trait à souveraineté ni principauté. Robert II, son fils, duc de Bouillon, seigneur de Sedan, Fleuranges et Jametz, fut chevalier de Saint-Michel et compris dans les traités de paix entre Charles VIII et Maximilien Ier, roi des Romains, fait à Senlis en 1493, et de Cambrai en 1508, mais comme un seigneur de frontière, sans rien qui sente la souveraineté. Depuis, ce Robert, après avoir bien servi en France, se tourna pour la maison d’Autriche. Il en fut plus mal content qu’il n’avoit été de la France. Il s’y raccommoda, puis s’outrecuida jusqu’à dénoncer la guerre à l’empereur par un héraut, en pleine diète à Worms. Charles-Quint en rit, prit toutes ses places, le ruina, et Sedan ne fut sauvé que par la guerre qui s’alluma entre la France et l’empereur. Une pareille déclaration de guerre ne se prendra jamais pour un titre de souveraineté, quand il est seul, le premier et fondé sur aucun autre titre. Son fils et son petit-fils, tous deux du nom de Robert, tous deux ducs de Bouillon, seigneurs de Sedan, etc., furent tous deux maréchaux de France. Le dernier des deux acheta Raucourt, en 1549, de Charles de Luxembourg, vicomte de Martigues, et, l’année suivante, il alla ambassadeur de France à Rome, auprès de Jules II[1]. Ce n’étoit pas l’emploi d’un souverain ; aussi Bouillon était-il très constamment mouvant de Liège, et Sedan de Mouzon, comme on le voit encore par les lettres patentes de Charles VII en 1454, comme souverain de Mouzon, d’où Sedan relevoit, et par le jugement des jugeurs de Mouzon, rendu en 1455, en conformité de ces lettres.

Ce dernier maréchal étoit connu sous le nom de maréchal de Fleuranges plus que sous celui de maréchal de Bouillon. Il avoit épousé la fille aînée de la fameuse Diane de Poitiers et de son défunt mari Louis de Brézé, comte de Maulevrier, grand sénéchal de Normandie. Il fut marié quatorze ans sans avoir aucun rang en France, non plus que ses pères. Henri II, dans le fort de ses amours et du crédit de Diane de Poitiers, la fit duchesse de Valentinois, en 1548 ; et ce même crédit obtint quatre ans après le rang de duc, en France, au maréchal son gendre, duc de Bouillon, personnellement pour lui et pour sa femme par conséquent. Il mourut en 1556, Henri II en 1559 et la maréchale de Fleuranges, qui depuis ce rang ne s’appeloit plus que la duchesse de Bouillon, en 1574. Deux fils naquirent de ce mariage et plusieurs filles, dont l’aînée fut la première femme du dernier connétable de Montmorency, et mère des duchesses de Ventadour et d’Angoulême ; les deux fils furent le duc de Bouillon et le comte de Maulevrier, tous deux sans aucun rang ni prétention.

Ce duc de Bouillon est le premier des seigneurs de Sedan qui en ait changé le titre en celui de prince de son autorité particulière. Il fut capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, céda, avec protestation et promesse du roi de récompense, le château de Bouillon à l’évêque de Liège avec quelques dépendances, conformément au traité du Cateau-Cambrésis, 1559. Il épousa, en 1558, la fille aînée du premier duc de Montpensier, sœur de cette abbesse de Jouars, défroquée et huguenote, en 1572, qui épousa, en 1574, le fameux prince d’Orange Guillaume, tué à Delft, 1584, dont elle eut la seconde femme du maréchal de Bouillon La Tour, veuve de l’héritier de Sedan. Le duc de Bouillon mourut en 1574. La princesse de Bourbon-Montpensier, sa femme, en 1587, dont il laissa deux fils et une fille. Le cadet mourut sans alliance, en 1587, portant le nom de comte de La Marck. L’aîné, duc de Bouillon et prince de Sedan, etc., mort à Genève sans alliance, le 1er janvier 1588, à vingt-six ans, ayant par son testament institué sa sœur unique son héritière universelle, à laquelle il substitua le duc de Montpensier, frère de leur mère, et à celui-ci le prince de Dombes, son fils, leur cousin germain ; ainsi Charlotte de La Marck, eut Bouillon, Sedan, etc. C’est elle à qui on fit épouser Henri de La Tour, vicomte de Turenne et maréchal de France, si connu sous le nom de maréchal de Bouillon. Elle étoit née à Sedan, à la fin de 1574, mariée à la fin de 1591, et mourut en 1594, sans enfants, comme il a été dit, à Sedan, dont elle n’étoit jamais sortie.

De cette courte analyse il résulte, que des huit générations de La Marck qui ont possédé Sedan, dont les six dernières ont du Bouillon aussi, aucune n’a eu ni prétendu aucun rang ni distinction à ces titres, ni à ceux de leur naissance ; que le seul dernier maréchal, grand-père de l’héritière, a eu le rang personnel de duc par le crédit de sa belle-mère, et qu’ils ont eu des charges et des emplois, que des princes ou gens qui voudroient l’être n’auroient pas acceptés ; que Sedan est un fief mouvant du domaine de Mouzon, que c’est le père de l’héritière qui le premier a changé, sans titre aucun et de son autorité privée, le titre de seigneur de Sedan, que ses prédécesseurs avoient toujours pris, en celui de prince de Sedan, et que la folie qu’eut le père du premier maréchal de La Marck de déclarer la guerre à Charles-Quint ne leur donne aucun droit de souveraineté, non plus que la protection accordée par lettres de nos rois, ni la mention faite d’eux dans les traités de paix, comme de tous autres seigneurs particuliers des frontières qui touchent les dominations différentes ; que Sedan relevoit des archevêques de Reims comme seigneurs de Mouzon, sans aucune difficulté, avant que le roi se fût accommodé de ce domaine ; enfin que Sedan, possédé par la maison de Jausse en Brabant, ensuite par celle de Barbançon, seigneurs de Bossu, après par celle de Braquemont, fut enfin vendu à celle de La Mark, comme on a vu plus haut. Voilà pour Sedan. Raucourt, Jametz, etc., n’eurent jamais rien de particulier. Ce n’est pas la peine de s’y arrêter.

Bouillon est une ancienne seigneurie démembrée du comté d’Ardenne, que le célèbre Godefroy de Bouillon eut de sa mère Ide. Il étoit fils d’Eustache, comte de Boulogne, et fut investi du duché de la basse Lorraine. Comme il étoit duc, on l’appela le duc Godefroy de Bouillon, parce qu’on étoit accoutumé auparavant à le nommer Godefroy de Bouillon, selon la mode du temps pour les cadets de leur partage, et cette terre n’a pas eu d’autre titre de passer et d’être dite le duché de Bouillon. Godefroy, allant à la Terre sainte, où il devint si célèbre, vendit Bouillon à Albert, évêque de Liège ; et Alberon, depuis son successeur, acquit, en 1127, de Renaud, archevêque de Reims, tout le fief que l’église de Reims avoit à Bouillon. C’étoit apparemment la mouvance. Au moins ne prétendra-t-on pas qu’une terre sans titre et démembrée du comté d’Ardenne fût une souveraineté. On a vu ci-devant comment elle a passé des évêques de Liège de la maison de La Marck. Mais cette église ni les états de Liège n’ont jamais cédé, non seulement la mouvance, mais la propriété ; et à travers les guerres et les traités jusqu’à celui de Ryswick exclusivement, ils l’ont toujours revendiquée.

M. de Bouillon, fils du maréchal et frère aîné de M. de Turenne, et petit-fils maternel du grand Guillaume, prince d’Orange, se trouvant gouverneur de Maestricht pour les Hollandois, se fit craindre des Liégeois, avec qui il traita, en 1641, sans prendre la qualité de duc de Bouillon dans l’acte qu’il passa avec eux, et renonça à toutes prétentions sur Bouillon et ses dépendances pour cent cinquante mille florins, qu’il acheva de toucher, en 1658, sans avoir pourtant cessé de porter le même nom ; et au traité des Pyrénées, il ne se parla plus de Bouillon, possédé par les Liégeois. Ils prirent parti pour l’empereur, en 1676, contre le roi. Les François prirent Bouillon, que le roi donna, en 1678, au duc de Bouillon, fils de celui dont on vient de parler, qui, sans aucun titre de souveraineté possible, comme on vient de le voir, y établit une cour souveraine. Cette entreprise fit une grande difficulté à la paix de Nimègue, mais à la fin les Liégeois cédèrent et protestèrent ; et il fut dit que la possession demeureroit à M. de Bouillon, et que la question de la propriété seroit décidée par des arbitres. Oncques depuis il n’en a été parlé.

On voit donc combien Bouillon est éloigné de pouvoir être une souveraineté, et à quel étrange titre M. de Bouillon en jouit. Il n’est pas nécessaire de s’y étendre davantage. En aucun temps depuis, les évêques, le chapitre et les états de Liège auroient été mal reçus à disputer Bouillon, quoique payé tant de fois, et de plus de leur ancien, domaine, au fils de celui à qui ils l’avoient si bien payé la dernière, à qui Louis XIV l’avoit donné après l’avoir pris sur eux, et qui lui a toujours accordé sa protection pour le garder. La suite de ce qu’est devenu Bouillon, pour n’être pas interrompue, nous a conduits jusqu’à Louis XIV et à son grand chambellan. Avant de parler de la maison de celui-ci, il faut achever ce qui regarde celle de La Marck.

On a vu ci-devant que l’héritière de Sedan et Bouillon avoit un oncle unique, frère cadet de son père. Il portoit le nom de comte de Maulevrier, et prit le nom de duc de Bouillon après la mort de sa nièce, en 1594. Il n’eut jamais ni ne prétendit aucun rang, servit Charles IX et Henri III en leurs guerres, fut capitaine des Cent-Suisses de la garde, et chevalier de l’ordre, le dernier décembre 1578, qui est la première promotion qui ait été faite.

Les ducs de, Nevers-Gonzague, Mercœur, frère de la reine, femme d’Henri III, Uzès-Crussol, et Aumale-Lorraine étoient en ce rang de leurs duchés à la tête de la promotion. Le comte de Maulevrier y eut le vingt-quatrième rang, c’est-à-dire le vingtième parmi les gentilshommes, et n’en eut que trois après lui. Il marcha entre M. d’Estrées, père du premier maréchal et de la belle Gabrielle, et M. d’Entragues, père de la marquise de Verneuil, c’est-à-dire entre les deux pères des deux trop fameuses maîtresses d’Henri IV. Il lutta longtemps contre le maréchal de Bouillon pour l’héritage de sa nièce. On a encore les factums et les écrits qu’il publia sur l’usurpation qui lui étoit faite et sur les incroyables dénis de justice et les violences qu’il essuyoit par l’autorité d’Henri IV et les artifices du maréchal. De guerre lasse et désespérant de pouvoir obtenir de jugement en aucun tribunal, qui tous se trouvoient fermés pour lui par une suite continuelle de violences, il transigea avec le maréchal de Bouillon, 25 août 1601 ; et l’une des conditions de la transaction confirmée par le roi fut qu’il précéderoit en tous lieux le maréchal de Bouillon pendant sa vie, ce qui lui fut exactement tenu, et mieux que les articles pécuniaires avec lesquels il courut longtemps sans succès. Avec cette préséance sur le maréchal de Bouillon, et le nom de duc de Bouillon qu’il prit à la mort de sa nièce, il ne prétendit jamais aucun rang, comme on l’a dit, il demeura parmi les gentilshommes dans les cérémonies de l’ordre, comme il y avoit été reçu, et il mourut en septembre 1622, à quatre-vingt-quatre ans, ayant été ainsi quarante-quatre ans chevalier de l’ordre.

D’une Averton, sa première femme, il n’eut qu’une fille, mariée à Comblisy, fils du secrétaire d’État Pinart. Sa seconde femme [était] fille de Gilles de La Tour, seigneur de Limeuil, et de Marguerite de La Cropte, et sœur de Mlle de Limeuil, fille d’honneur de Catherine de Médicis, qui la chassa pour être accouchée du fait du prince de Condé dans la garde-robe de cette reine à Lyon, et de laquelle j’ai dit un mot plus haut. Le comte de Maulevrier eut Henri-Robert de La Marck, comte de Braine ; Louis de La Marck, marquis de Mauny ; Alexandre de La Marck, abbé de Braine et d’Igny, qui ne figura point, non plus qu’un quatrième, mort sans enfants d’une Rennequin.

Le comte de Braine prit, à la mort de son père, le nom de duc de Bouillon, et poursuivit ses droits sur la succession de sa cousine aussi peu heureusement que son père. Il fut aussi capitaine des Cent-Suisses de la garde. Il trouva dans les deux puissants et célèbres fils du maréchal de Bouillon, mort un an après son père, de quoi être tenu dans l’obscurité. Il mourut, depuis longtemps retiré en sa maison de Braine, quelques mois après l’autre duc de Bouillon La Tour, la même année 1652, à soixante-dix-sept ans. De Marguerite d’Autun, sa première femme, il ne laissa que des filles qui finirent cette branche. L’une épousa M. de Choisy-L’Hôpital, l’autre M. de La Boulaye-Eschallart, dont les enfants héritèrent des biens de cette branche éteinte, en prirent le nom et les armes, et ont fini en la duchesse de Duras, mère de la princesse de Lambesc et de la comtesse d’Egmont. Je ne parle point de la troisième femme du comte de Maulevrier, ni des deux dernières de ce comte de Braine, qui n’ont point eu d’enfants.

Le marquis de Mauny, frère puîné du comte de Braine, fut chevalier de l’ordre en 1619, le cinquante et unième de la promotion, c’est-à-dire le trente-neuvième parmi les gentilshommes. Huit autres le suivirent, dont le quatrième fut le marquis de Marigny, depuis comte de Rochefort, Alexandre de Rohan, frère cadet du duc de Montbazon, oncle paternel de la connétable de Luynes, depuis la célèbre duchesse de Chevreuse. Le marquis de Mauny fut premier écuyer de la reine Anne d’Autriche, et capitaine des gardes du corps de la dernière compagnie en 1621, après M. de La Force, jusqu’en 1627, que M. de Brézé-Maillé lui succéda, qui étoit beau-frère du cardinal de Richelieu et fut maréchal de France, à qui M. d’Aumont, aussi maréchal de France depuis, succéda en 1632. Le marquis de Mauny mourut capitaine des gardes, sans enfants d’Isabelle Jouvenel, fille du baron de Traynel, chevalier de l’ordre.

Toute cette branche éteinte, il ne resta plus de toute la maison de La Mark, que celle de Lumain plus haut expliquée, sortie du Sanglier d’Ardenne ; elle demeura aux Pays-Bas de Liège et de Westphalie, et s’allia dans ces provinces, excepté Guillaume de La Marck, second fils de ce fameux Sanglier, qui fut un des chambellans de Louis XII, et capitaine des Cent-Suisses de sa garde. Lui, son fils unique et ses deux filles se marièrent en France ; et son fils, qui n’eut point d’enfants, finit cette courte branche.

Ernest, cinquième descendant direct du Sanglier, fut premier comte de Lumain. Il eut un fils d’une Hohenzollern, mort longtemps après lui sans postérité, mais Ernest épousa en secondes noces Catherine-Richard d’Esche ; je ne sais même si ce put être de la main gauche[2], comme ils parlent en Allemagne, tant la naissance étoit disproportionnée. Il en laissa deux fils et deux filles, l’une religieuse à Liège, l’autre mariée en fille de mère de fort peu. Le cadet des deux fils mourut obscur sans alliance ; l’aîné redevint baron de Lumain par le triste mariage dont il étoit sorti. Mais l’empereur le réhabilita et le fit même comte de l’empire. Il mourut en 1680 et laissa trois fils de Catherine-Charlotte, fille du comte de Wallenrode, qui se remaria au comte de Fürstemberg, neveu du cardinal de Fürstemberg. C’est cette comtesse de Fürstemberg qui gouverna et pilla le cardinal de Fürstemberg tant qu’il vécut, qui en fit après sa mort une longue et sérieuse pénitence, et de laquelle j’ai parlé sur la coadjutorerie de Strasbourg. Elle n’eut point d’enfants de son second mari. Venue et fixée en France avec le cardinal de Fürstemberg qu’elle ne quitta jamais, elle amena deux de ses fils et laissa le dernier en Allemagne, où il est devenu lieutenant feld-maréchal des armées impériales. L’aîné mourut de bonne heure à Paris sans alliance, ayant un régiment qui fut donné au second, beau et bien fait, et qui ressembloit au cardinal de Fürstemberg comme deux gouttes d’eau. C’est le comte de La Marck qui a épousé une fille du duc de Rohan, de la mort de laquelle j’ai parlé, qui étoit debout à la cour sans nulle prétention, et qui a laissé un fils. Le comte de La Marck, fort employé aux négociations, étoit ambassadeur de France auprès du fameux roi de Suède ; et dans son camp lorsqu’il fut tué. Il est devenu lieutenant général et fut fait chevalier de l’ordre en 1624, le quarante-deuxième de la promotion, c’est-à-dire le vingt-quatrième parmi les gentilshommes, dont il eut huit autres après lui. Il alla longtemps depuis ambassadeur en Espagne, d’où il est revenu grand d’Espagne et chevalier de la Toison d’or, à l’occasion du mariage de Madame, fille aînée du roi, avec l’infant don Philippe, troisième fils du roi d’Espagne.

En voilà assez, ce semble, pour demeurer persuadé que Sedan ni Bouillon ne furent jamais principautés, duchés, encore moins souverainetés ; que l’un et l’autre sont demeurés à MM. de Bouillon La Tour, très précairement, pour ne pas dire fort étrangement ; qu’aucun seigneur de ces deux terres n’a été ni prétendu être souverain, jusqu’au père de l’héritière ; et que pas un d’eux, ni avant ni depuis, n’a eu de rang en France, ni pas un de leur maison, ni n’en ont prétendu, si on excepte le seul maréchal de Fleuranges qui, par le crédit de la duchesse de Valentinois, maîtresse d’Henri II, sa belle-mère, eut personnellement rang de duc. Tel a été l’état des choses à cet égard jusqu’au vicomte de Turenne, Henri de La Tour, devenu maréchal de Bouillon. Aux pays étrangers il n’en a pas été différent, en aucun desquels Sedan ni Bouillon n’ont jamais passé pour ni souveraineté ni pour principautés ; aucun de leurs seigneurs n’a été reconnu en aucune cour de l’Europe pour souverain ni même pour prince, et n’a prétendu aucun rang ni aucune distinction comme tels en pas une. Voyons maintenant ce qu’en a su faire le maréchal de Bouillon La Tour et sa postérité.

Les étranges moyens par lesquels ils sont parvenus au rang et aux biens dont ils jouissent, et aux grands établissements de toutes les sortes qu’ils ont su se procurer, remplissent nombre de volumes qui sont entre les mains de tout le monde. Je me renferme ici à ce qui est de mon sujet, faits qu’ils ont pris et prendront grand soin d’étouffer autant qu’il leur sera possible. Il n’y en a que deux du maréchal de Bouillon en France. Gendre du fondateur des Provinces-Unies, comme à la tête du parti huguenot en France, beau-frère de l’électeur palatin, oncle de ses enfants, par conséquent de l’infortuné roi de Bohême et de l’électrice de Brandebourg, tranchant par la voie de fait de souverain de Sedan et de Bouillon, par l’argent, la faveur et toute la protection d’Henri IV, bientôt après par ceux de ses ennemis contre ce monarque et contre son fils, parmi des entreprises et des abolitions continuelles, il voulut essayer de se procurer un rang qui répondît à tant de grandes choses. Il n’en eut jamais aucun en France. Il n’y eut que les distinctions communes à tous les maréchaux de France. Il se trouva à l’assemblée des notables à Rouen, où Henri IV étoit présent et en fit l’ouverture. Le maréchal de Bouillon s’avisa de s’aller mettre dans le banc des ducs, qui l’en firent sortir ; sa ressource fut de s’aller placer à la tête de celui des maréchaux de France, dont il se trouva l’ancien, mais il sentit toute la mortification d’une tentative si peu heureuse.

L’autre fait arriva au baptême de Louis XIII, que Henri IV fit faire très solennellement. Il nomma le maréchal de Bouillon, quoique huguenot, pour porter un des honneurs[3], car il n’y a point de difficulté avec les huguenots pour le baptême, lorsqu’il ne s’agit pas d’être parrain. Le maréchal qui se vit au rang de maréchal de France pour l’honneur qui lui étoit destiné à porter, se rabattit à supplier Henri IV de lui permettre de n’en porter aucun, ce qu’il obtint fort aisément. Il se contenta de ces deux tentatives, et n’osa pas se commettre à en entreprendre davantage, dans les intervalles qu’il passa à la cour. Il prit toujours dans ses titres la qualité de prince souverain de Sedan, de duc souverain de Bouillon, et ne signa jamais ni actes ni lettres que simplement Henri de La Tour. Pour sa femme, elle passa toute sa vie à Sedan, où il mourut en mars 1623, et elle en septembre 1643, aussi ambitieuse et guère moins habile que son mari.

Leurs enfants furent les deux célèbres frères, le duc de Bouillon et le vicomte de Turenne, la duchesse de la Trémoille, la comtesse de Roucy La Rochefoucauld, mère du comte de Roye, mort retiré en Angleterre, la marquise de Duras, mère des maréchaux de Duras et de Lorges, et du comte de Feversham, Mme de La Moussaye-Goyon, comme les Matignon, dont la branche s’est éteinte, et dont les filles furent Mmes de Montgomery et du Bordage, et Mlle de Bouillon, morte en 1662 sans alliance.

Les deux fils ne furent ni moins ambitieux, ni moins habiles, ni moins remuants que leur père. Leurs vies, dont les histoires de leur temps sont remplies, ne furent de même qu’un cercle d’entreprises et d’abolitions, et leur union, leur concert, leur mutuel appui, incomparables. Ce qui devoit coûter la tête à M. de Bouillon lui procura ce qu’il n’eût pas eu en récompense s’il eût sauvé l’État. Le cardinal Mazarin voulut s’attacher deux frères de ce mérite ; il eut peur de celui du cadet qu’il ne tenoit pas, et de ses alliances étrangères s’il livroit l’aîné au supplice. Il le changea aux plus grands honneurs et aux plus solides biens, et se les acquit par de si prodigieux bienfaits qu’il sacrifia à l’appui qu’il en espéroit contre les puissances ennemies qui, sous l’aveu de Gaston et de M. le Prince, le vouloient chasser pour toujours du royaume. Il fit donc faire un échange de Sedan et de Bouillon, dont M. de Bouillon se réserva l’utile, et ne céda que la souveraineté, qui n’exista jamais que de fait, et depuis si peu, et qu’il n’étoit plus en situation de soutenir, au lieu de laquelle il eut le comté d’Évreux avec les bois et les dépendances, qui valoient plus de trois cent mille livres de rentes, et les duchés d’Albret et de Château-Thierry, avec la dignité de duc et pair et le rang nouveau des princes étrangers en France. Il eut ainsi les apanages de deux fils de France, et celui qu’avoit Henri IV avant d’être roi de France. Quelque ordinaire que fût la terre qui porte le nom de comté d’Auvergne, et quelque distincte, et totalement, qu’elle fût de la province d’Auvergne dans laquelle elle est située, M. de Bouillon la voulut avoir, et le cardinal Mazarin eut la complaisance de la retirer des mains où elle étoit pour la comprendre dans l’échange.

Il fut fait en mars 1651, lors des plus grands troubles, et M. de Bouillon mourut à Pontoise à la suite de la cour, où il pouvoit tout sur la reine et sur le cardinal Mazarin, 9 août 1652, étant dans le conseil le plus intime, et sur le point d’être déclaré surintendant des finances. Il n’avoit pas encore cinquante ans ; son père en avoit vécu soixante-huit. Sa femme belle, vertueuse, courageuse, ambitieuse et fort habile, fille du comte de Berghes gouverneur de Frise, ne le survécut que de cinq ans. C’est ce duc de Bouillon qui a commencé à être prince en Italie avant que l’être devenu en France par son échange. Il y commanda les troupes du pape, dont il obtint à Rome le traitement de souverain, et eut un tabouret devant lui. Il sut bien faire valoir depuis cette grande distinction ailleurs où elle lui aplanit beaucoup de choses ; mais toutefois le parlement de Paris, épouvanté de l’immensité de l’échange, et qui d’ailleurs ne connoît de princes que ceux du sang, ne put se résoudre d’en faire l’enregistrement, qui n’est pas encore consommé aujourd’hui ; mais en attendant, MM. de Bouillon ont toujours joui depuis des biens et des honneurs.

M. de Turenne dont les actions, la réputation et les menées avoient tant contribué à porter sa maison jusqu’où elle étoit à la mort de son frère aîné, singulièrement modeste sur ses grandes qualités jusqu’à l’affectation, suprêmement glorieux, délicat et attentif sur sa prétendue qualité de prince, et la cachant toutefois sous une simplicité d’habits, de meubles et d’équipages, dont l’ombre faisoit sortir davantage le tableau, n’oublia rien dans la suite de sa vie pour confirmer de plus en plus cette nouvelle principauté, et augmenter les établissements de sa famille. Son frère avoit laissé cinq fils et quatre filles, c’étoit bien des princes et des princesses pour l’être si nouvellement. M. de Turenne, dont les services et la capacité militaire et politique avoient porté la considération et le crédit au comble, les sut bien pourvoir pour la plupart. Il acheva le mariage projeté dès le vivant du cardinal Mazarin d’une des Mancini ses nièces avec le duc de Bouillon son neveu, qu’il appuya ainsi du duc de Vendôme, de la comtesse de Soissons, de chez qui le roi ne bougeoit lors et qui étoit le centre de la cour, de l’alliance si proche du prince de Conti, et aux pays étrangers du duc de Modène et du connétable Colonne, avec de grands biens.

Le duc de Joyeuse, père du dernier duc de Guise, qui eut l’honneur d’épouser Mlle d’Alençon, étoit mort en 1654, ne laissant que ce fils âgé de quatre ans, et les charges de grand chambellan et de colonel général de la cavalerie vacantes. C’étoit alors le fort de l’autorité de M. de Turenne à la cour. Il la venoit de sauver à Bléneau des mains de M. le Prince, accouru secrètement de Guyenne, et qui enlevoit subitement le roi, la reine et le cardinal Mazarin, sans la diligence et la profonde science militaire de M. de Turenne. Il chassa d’autour de Paris enfin, et de Paris même, M. le Prince par le combat du faubourg Saint-Antoine, qui fut réduit à se retirer en Flandre, et dont le parti tomba tout à fait dans le royaume. La gloire de M. de Turenne s’accrut de nouveau en 1653 par la prise de Rethel et de Mouzon. Enfin en 1654, il força les lignes d’Arras, où M. le Prince étoit en personne, qui eut grand’peine à se retirer, et qui laissa toute l’artillerie, les munitions et les bagages qu’il avoit menés à ce siège. En ce point de gloire, et de nécessité qu’on se crut avoir de lui, il voulut la dépouille du duc de Joyeuse, et le cardinal Mazarin la lui donna. Il prit pour soi la charge de colonel général de la cavalerie, et pour le duc de Bouillon celle de grand chambellan, qui n’avoit alors que treize ans.

On peut juger si M. de Turenne sut faire en entier sa charge dans la cavalerie et s’y rendre le maître. Pour son neveu, outre la grandeur de l’appui de l’office de la couronne qu’il lui procura, qui, par la place qu’elle donne partout jusque dans les lits de justice auprès du roi, le tiroit d’embarras partout avec son idée de prince souverain, dont il prenoit toujours la qualité. Quoique cédée au roi par l’échange, une charge si intime et qui approche le roi de si près en tous lieux, et à toutes les heures les plus particulières, étoit d’un grand usage à un homme de l’âge de M. de Bouillon, et qui n’avoit que trois ans moins que le roi, et nous verrons bientôt qu’elle a sauvé MM. de Bouillon du naufrage.

M. de Turenne, si magnifiquement récompensé, continua ses exploits. Il prit le Quesnoy, Landrecies, Condé, Saint-Guillain en 1655 ; l’année 1656 parut encore plus savante, quoique avec moins de brillant. En 1657 le roi assiégeant Dunkerque, et M. le Prince, et don Juan d’Autriche ayant amené toutes leurs forces pour délivrer cette importante place, M. de Turenne les délit à la bataille des Dunes, dont la prise de Dunkerque, et d’autres suites encore, furent le prix. Il fallut une nouvelle récompense à de nouveaux services, et si importants. L’épée de connétable étoit bien le but du modeste héros, mais la timidité du cardinal Mazarin ne put se résoudre à la mettre entre des mains si puissantes et si habiles. Le souvenir de ce qu’avoient pu les derniers connétables de Montmorency et leurs prédécesseurs, le souvenir même de M. de Lesdiguières faisoient encore peur à la cour. Elle en sortit par renouveler en faveur de M. de Turenne la charge de maréchal général des camps et armées de France, imaginée et créée pour M. de Lesdiguières, lorsque le duc de Luynes, abusant de la jeunesse de Louis XIII qui n’avoit lors que dix-sept ans et n’avoit encore pu voir le jour par l’éducation qu’on lui avoit donnée que parle trou d’une bouteille, se fit connétable. Ce fut à Montpellier, le 7 avril 1660, que M. de Turenne reçut cette charge de la main du roi qui y étoit avec la reine sa mère, le cardinal et toute sa cour, allant à Bordeaux pour son mariage.

Alors M. de Turenne supérieur aux maréchaux de France qu’il commandoit tous, cessant de l’être lui-même, mais n’étant pas connétable, et ne pouvant en porter les marques, ne voulut plus de celles de maréchal de France, dont il quitta les bâtons à ses armes, et le titre de maréchal, qu’il avoit toujours porté depuis plus de dix-sept ans qu’il l’étoit, pour reprendre celui de vicomte de Turenne qu’il avoit porté avant d’être maréchal de France. Il signa tout court Turenne ou Henri de La Tour, dans tous les temps de sa vie ; ainsi il n’y changea rien. Dans les suites on prit le change, et MM. de Bouillon y ont donné cours tant qu’ils ont pu. On se persuada qu’il avoit toujours méprisé l’office de maréchal de France, qu’il n’en avoit point pris ni le nom ni les marques à ses armes, comme étant au-dessous du rang et de la qualité de prince. Il n’y avoit pourtant qu’à se souvenir du maréchal de Bouillon son père, souverain d’effet et de fait, sinon de droit, et les deux maréchaux de La Mark et de Fleuranges, père et fils, tous deux seigneurs de Sedan et de Bouillon. Mais le gros du monde ne va pas si loin, et pour peu qu’on ait lu quelques pages, on est étonné des idées qu’on voit prendre pied.

M. de Turenne obtint pour la vicomté de Turenne, qui avoit déjà de grands droits, de nouveaux privilèges qu’il fit augmenter par degrés. Sous prétexte de l’inimitié ouverte qui étoit entre lui et M. de Louvois déjà fort puissant par lui-même, outre l’appui du chancelier son père, il délivra cette vicomté de tout logement et de tout passage de gens de guerre, et par la connivence de M. Colbert, son ami, de tout le pouvoir des maltôtiers, même des intendants. En un mot, ces droits devinrent des droits régaliens[4] que sa mémoire a toujours maintenus, mais si à charge au dedans du royaume, et si voisins de la souveraineté, que le conseil de Louis XV, profitant du désordre des affaires de M. de Bouillon et de son mécontentement des principaux de sa vicomté, l’a achetée quatre millions de lui, et a cru avec raison qu’il faisoit une mauvaise affaire et le roi une fort bonne.

Parlant de M. de Louvois, voici une anecdote dont M. de Turenne sut profiter. Les secrétaires d’État avoient toujours écrit aux ducs monseigneur, et c’est aux soins et à l’autorité de ceux de cette époque qu’est due l’adresse de l’avoir fait réformer dans les lettres imprimées. Le pur hasard a laissé en existence trois lettres des 2 novembre 1663, 13 septembre 1665, 5 février 1666, de M. Colbert, alors ministre et contrôleur général des finances, qui avoit le même cérémonial que les secrétaires d’État, et qui le fut en 1669, à mon père à Blaye, qui lui écrit monseigneur dessus, dedans et au bas, en marquant son nom. M. de Louvois, monté au comble de crédit et d’orgueil, fit entendre au roi que ce style ne pouvoit convenir à ceux qui par leurs charges donnoient ses ordres et écrivoient en son nom. Il le changea donc, mais il n’osa toucher à la maison de Lorraine, toute brillante du grand mariage de M. de Guise, de la mémoire toute récente du comte d’Harcourt, de la faveur de M. le Grand son fils, ni s’exposer aux cris de Mlle de Guise si haute et si considérée, moins encore à ceux de Monsieur possédé par le chevalier de Lorraine. Ce fut un des fruits des quatorze érections de duchés-pairies de 1663, et des quatre autres de 1665, et du peu de concert et de force des ducs anciens et nouveaux.

M. de Turenne, averti à temps de cette entreprise, fut trouver le roi et cria si haut et avec tant d’autorité contre un complot fait par son ennemi pour l’humilier, et de l’exception de la maison de Lorraine à l’égalité du rang et des honneurs de laquelle il avoit été élevé, qu’il obtint que sa maison conserveroit le monseigneur des secrétaires d’État, ce que celle de Rohan n’eut pas, quoiqu’en pareil rang que MM. de Bouillon ; et quelque crédit qu’ait eu Mme de Soubise, jamais dans la suite elle ne l’a pu emporter.

Pour achever l’anecdote des secrétaires d’État, M. de Louvois n’en demeura pas en si beau chemin. Le même prétexte de flatterie, quelque grossière qu’elle fût, lui fit obtenir du roi que tout ce qui ne seroit ni duc, ni prince, ni officier de la couronne, lui écriroit monseigneur, ce qui de lui passa aux autres secrétaires d’État, et le rare fut qu’il ne le prétendit que des gens de qualité, et point du clergé ni de la robe. Beaucoup de gens distingués le refusèrent et furent perdus. M. de Louvois les poursuivit partout, et le roi y ajouta toutes les marques de disgrâce : ces exemples, qui n’en manquèrent aucun, soumirent enfin tout le monde, et il n’y eut plus personne qui ne portât ce joug, auxquels les secrétaires d’État ajoutèrent encore l’inégalité des souscriptions pour tout ce qui n’étoit pas titré. Cela a duré jusqu’à l’éclipse des secrétaires d’État à la mort de Louis XIV.

M. de Turenne maria le comte d’Auvergne, son neveu, à la fille unique et seule héritière du prince de Hohenzollern, marquis de Berg-op-Zoom par sa femme. Cette grande terre en Hollande avec beaucoup d’autres biens, avec une alliance étrangère, entée sur celle de la mère et la grand’mère, parut au vicomte un établissement pour son neveu cadet, qui pouvoit en son temps avoir de grands avantages. Il ne tarda pas à lui faire accorder ses survivances de la charge de colonel général de la cavalerie et de son gouvernement de Limousin. On a vu (t. II, p. 164) avec quelle adresse lui et son troisième neveu mirent le roi en situation de leur offrir pour lui sa nomination au cardinalat, et de s’en croire quitte à bon marché en la lui donnant, et la charge de grand aumônier deux ans après. C’est-à-dire qu’il fut cardinal à vingt-cinq ans, et grand aumônier à vingt-sept. Tels furent les établissements que M. de Turenne procura à sa maison, à ses trois neveux et à soi-même. Mais parmi tant de splendeur, il reçut quelques déplaisirs. Ses deux derniers neveux, enflés d’une situation si brillante, furent tous deux tués en duel ; et il eut la douleur que, mariant leur sœur à M. d’Elboeuf, jamais M. de Lorraine ne voulurent passer à la future ni aux siens les qualités de prince et de princesse. Le mariage en fut rompu, puis renoué, mais avec la même opiniâtreté de la part des Lorrains. À la fin, M. de Turenne céda, et conclut le mariage avec la douleur du bruit que cela fit dans le monde. Il trouva depuis le moyen de marier son autre nièce, sœur de celle-ci, à un frère de l’électeur de Bavière, l’un et l’autre morts sans enfants. Je ne sais si la maison de Bavière eut la même délicatesse que la maison de Lorraine, ni si celle-ci l’a soutenue au contrat de mariage de M. de Bouillon, père de celui-ci, avec sa troisième femme, fille du comte d’Harcourt, dit depuis le comte de Guise.

M. de Turenne acheva sa vie avec la même gloire et la même autorité auprès du roi, et la termina comme chacun sait. La majesté de ses obsèques et de sa sépulture n’eut aucun rapport à sa naissance ni à tout ce qu’il avoit acquis d’extérieur. Ce fut la récompense de ses vertus militaires et de la mort qui les couronna par un coup de canon à la tête de l’armée. Le roi défendit même très expressément que la qualité de prince fût employée nulle part à Saint-Denis ; et c’est ce qui a fait que ses neveux, qui lui ont fait faire dans cette église un superbe mausolée dans une chapelle magnifique, n’y ont fait mettre aucune épitaphe, en sorte qu’à voir ce tombeau, on ne peut conjecturer que c’est celui de M. de Turenne que par sa figure qui ressemble à tous ses portraits, et par ses armes qui n’ont d’autre ornement que la couronne de duc et des trophées. Il n’y a même aucun vers, aucune louange, parce qu’on n’a osé mettre cette précieuse qualité de prince, et qu’on n’a pas voulu montrer qu’on l’évitoit.

C’est du temps de ces deux fameux frères, que le nom d’Auvergne a peu à peu été joint à celui de La Tour. Il y a en Limousin, en Dauphiné et en d’autres provinces des maisons de La Tour, qui ne sont point de celle-ci, et qui toutes ont des armes différentes les unes des autres, et n’ont aucune parenté entre elles. Ce mot d’Auvergne s’ajouta d’abord, comme pour distinction et pour montrer de laquelle on parloit ; après, cela devint équivoque, l’attachement à ce mot pour s’en faire un nom découvrit le projet. Le cardinal de Bouillon se prétendit sorti par mâle des anciens comtes de la province d’Auvergne, cadets des ducs de Guyenne, et n’omit rien pour trouver à Cluni, qui est de la fondation de ces princes, de quoi appuyer cette chimère. Elle lui venoit sans doute de plus loin. On a vu l’affectation avec laquelle ils voulurent avoir par l’échange cette terre particulière, qui a été ailleurs plus d’une fois expliquée, et qu’on appelle le comté d’Auvergne. Le second fils du duc de Bouillon, qui fit l’échange, en porta le nom. Ils espérèrent la confusion dans l’esprit du gros du monde du titre d’une terre médiocre, ordinaire, et tout à fait sans distinction, et particulière, avec celui du titre de la province même, et persuader ainsi leur origine des anciens comtes de la province d’Auvergne, puisqu’ils en portoient le nom et le titre, comme la plupart des gens sont infatués que les Montmorency sont les premiers barons du royaume, parce qu’ils prennent le titre de premiers barons de France, c’est-à-dire de la France proprement dite comme province, qui est grande comme la main, autour de Montmorency et de l’abbaye de Saint-Denis, dont Montmorency relevoit, et que de sa situation on appelle Saint-Denis en France.

C’étoit donc non plus simplement déplaire, mais offenser le cardinal de Bouillon et les siens, que de parler de leur maison sous le seul nom de La Tour, comme leurs pères l’avoient toujours pris et signé uniquement partout ; il fallut dire La Tour d’Auvergne, jouant sur le mot, et se garder surtout de l’expression trop claire de La Tour en Auvergne, qui ne se pardonnoit point. Ils avoient enfin compris le peu de sûreté d’un rang qui se peut ôter comme il a pu être donné, avec la différence que le dernier est justice et raison ; d’un rang sans prétexte de naissance, puisque leurs pères n’y avoient jamais prétendu, et n’avoient jamais été distingués de tous les autres seigneurs qui n’avoient ni dignité ni office de la couronne : ils ne pouvoient se dissimuler à eux-mêmes que la possession, même légitime, de Sedan ni de Bouillon n’avoit jamais donné ni fait prétendre aucun rang ni distinction en France, et nulle part en Europe ; qu’ils ne sortoient pas même des possesseurs légitimes ; enfin de quelle façon leurs père et grand-père les avoient eues. Le grand parti de rang qu’ils en avoient su tirer leur paraissoit donc mal assuré dans un temps ou dans un autre ; et quoique ce rang, même pour les maisons vraiment souveraines, fût inconnu en France jusqu’aux Guise, à qui il fallut tant d’adresse, de puissance, et de degrés pour l’établir, par conséquent très susceptible d’y tomber, c’en étoit tout un autre danger pour des seigneurs particuliers distingués depuis si peu, et à si peu de titre, ou plutôt de prétexte, et qui bien loin de voir encore aujourd’hui l’aîné de leur maison un véritable souverain depuis tant de siècles comme est le duc de Lorraine, n’en pouvoient montrer la moindre apparence chez eux en aucun temps.

Dans cette angoisse une fortune inespérable les vint trouver. Un vieux cartulaire de l’église de Brioude, enterré dans l’obscurité de plusieurs siècles, fut présenté au cardinal de Bouillon. Ce titre avoit les plus grandes marques de vétusté, et contenoit une preuve triomphante de la descendance masculine de la maison de La Tour des anciens comtes d’Auvergne, cadets des ducs de Guyenne. Le cardinal de Bouillon fut moins surpris que ravi d’aise d’avoir entre ses mains une pièce de si bonne mine, car c’étoit là le point, plus que ce qu’elle témoignoit. De longue main, pour sa réputation d’abord, après pour sa chimère, il s’étoit attiré tout ce qu’il avoit pu de savants en antiquités. De tous temps les jésuites lui étoient dévoués, comme lui à eux sans mesure, et parmi tous les démêlés que son abbaye de Cluni lui avoit causés avec ses religieux, il avoit eu grand soin de ménager les savants des trois congrégations françaises de l’ordre de Saint-Benoît.

Baluze qui avoit formé la belle et immense bibliothèque de M. Colbert, qui protégea toujours les lettres et les sciences, s’étoit fait un grand nom en ce genre et beaucoup d’amis, pour avoir été souvent l’introducteur des savants auprès de ce ministre, et le canal des grâces. Il avoit soutenu sa réputation depuis la mort de son maître par plusieurs ouvrages qu’il avoit donnés au public. Le cardinal de Bouillon se l’étoit attaché par des pensions et par des bénéfices. Son fort étoit de démêler l’antiquité historique et généalogique, et ses découvertes et sa critique étoient estimées. Ce n’étoit pas qu’on le crût à toute épreuve ; sa complaisance pour cet autre maître le déshonora. Il fit une généalogie de la maison d’Auvergne, c’est-à-dire de La Tour, dont le nom peu à peu se supprimoit pour faire place au postiche, et il la fit descendre de mâle en mâle des anciens comtes d’Auvergne, cadets des ducs de Guyenne.

La fausseté veut être bien concertée, mais il est dangereux qu’elle la soit trop. Il faut attraper un milieu avec adresse pour tromper avec un dehors de simplicité qui surprenne et qui impose. Ce fut l’écueil contre lequel toute cette belle invention se brisa. Rien de plus semblable au cartulaire que cette nouvelle généalogie par ses découvertes, ignorées jusqu’alors, et quoique cette pièce la dût être entièrement pendant la composition de l’ouvrage, puisqu’elle ne devoit pas encore être trouvée, l’un et l’autre se montra prêt en même temps. Néanmoins, il fut jugé plus expédient de produire le cartulaire le premier, et d’en attendre le succès avant de publier l’Histoire de la maison d’Auvergne.

Pour le mieux assurer, le cardinal de Bouillon joua le modeste, et fit difficulté d’ajouter foi à une pièce si décisive. Il en parla en confiance à ce qu’il put de savants avec doute, en les priant de bien examiner, et de ne le laisser pas prendre pour dupe, et toutefois ajoutoit avec un air de désir et de complaisance, que cette descendance étoit de tout temps l’opinion et la tradition de sa maison, quoique (et voilà une belle contradiction) jusqu’au maréchal de Bouillon, elle ne fût pas tombée dans la pensée d’aucun d’eux, et que, si elle étoit née pour la première fois dans celle de son père et de son oncle, comme il y a lieu de le soupçonner par leur affectation d’avoir cette terre appelée le comté d’Auvergne, et la jonction du mot d’Auvergne au nom de La Tour, au moins n’avoient-ils osé s’en laisser entendre avec toute la splendeur, la gloire, le crédit, l’autorité dont ils avoient joui. D’autres sortes de savants subalternes et mercenaires, aussi consultés pour avoir lieu de les faire admettre à l’examen de la pièce par les premiers et avec eux, furent bien endoctrinés par Baluze à dire ce qu’il falloit à propos, et lui-même à découvert paya du poids de sa réputation et de toute l’adresse de son esprit dès longtemps préparée sur une matière si importante et si jalouse.

Soit que les véritables examinateurs y fussent trompés, soit qu’ils se fussent laissé séduire, soit, comme il y a plus d’apparence, qu’ils vissent bien ce qui en étoit, mais qu’ils ne voulussent pas se faire un cruel ennemi du cardinal et de toute sa maison pour chose qui, au sens de ces gens obscurs qui ne connoissent que leurs livres, ne blessoit personne et n’importoit à personne, ils prononcèrent en faveur du cartulaire, et le P. Mabillon, ce bénédictin si connu dans toute l’Europe par sa science et par sa candeur, laissa entraîner son opinion par les autres.

Avec de tels suffrages que ce dernier couronnoit, le cardinal de Bouillon ne feignit plus de parler à l’oreille de ses amis de sa précieuse découverte, et surtout de bien étaler tout ce qu’il avoit fait et toutes les précautions qu’il avoit prises pour n’y être pas trompé. Par ce récit, il comptoit d’en constater entièrement la vérité, et de ses amis la nouvelle en gagna d’autres, et bientôt la ville et la cour, comme il se l’étoit bien proposé. Chacun lui fit des compliments d’une si heureuse découverte, la plupart pour se divertir de la mine qu’il leur feroit. Ce fut un chaos plutôt qu’un mélange de la vanité la plus outrée et de la modestie la plus affectée, et d’une joie immodérée qui éclatoit malgré lui. Il falloit, pour la vraisemblance, garder quelque interstice entre la publication de cette découverte et celle de l’Histoire d’Auvergne, pour en rompre la cadence autant qu’il se pourroit aux yeux du public.

Le malheur voulut que de Bar, ce va-nu-pieds qui avoit, disoit-on, déterré ce cartulaire, et qui l’avoit présenté au cardinal de Bouillon, fut arrêté dans cet intervalle, et mis en prison pour faussetés, par ordre de la chambre de l’Arsenal. Cet événement fit quelque bruit qui intrigua les Bouillon, mais qui rendit leur cartulaire fort suspect et fit mettre force lunettes pour l’examiner. Des savants sans liaison avec les Bouillon le contestèrent, et tant fut procédé que de Bar, arrêté pour d’autres faussetés, fut poussé sur celle-ci. La Reynie, si redoutable aux vrais criminels par ses lumières et sa capacité, et par l’expérience des prisonniers de la Bastille et de Vincennes dans sa charge de lieutenant de police, si longtemps mais si intègrement exercée, et en magistrat des anciens temps, présidoit en chef à la chambre de l’Arsenal, et fit subir à de Bar divers interrogatoires sur le cartulaire de Brioude. Il se défendit le mieux qu’il put, mais il laissa échapper des choses délicates qui le firent resserrer et presser de nouveau.

Alors l’alarme se mit dans la maison de Bouillon, près de voir éclater la fourberie. Il n’est rien qu’ils ne fissent pour en parer le coup, d’abord sourdement par la honte de paroître, mais voyant que le tribunal ne relâchoit rien de la rigueur de l’examen, la douleur et le bruit des savants qu’ils avoient trompés, et le cri public, ils se mirent à solliciter ouvertement pour de Bar, et à y employer tout leur crédit. À la fin, l’inflexibilité de La Reynie et l’indignation qui échappoit aux autres magistrats de la chambre de l’Arsenal, les réduisit à un parti extrême. M. de Bouillon, que le roi aimoit, lui avoua qu’il ne voudroit pas répondre que son frère, le cardinal, n’eût été capable, à leur insu à tous, d’essayer à constater des faits incertains ; et, prenant le roi par ce qui le touchoit le plus, qui étoit la confiance, il ajouta que, se mettant ainsi entre ses mains sur une chose si délicate, il le supplioit d’arrêter cette affaire par bonté pour ceux qui n’y avoient point trempé, qui n’étoient coupables que d’une crédulité trop confiante pour un frère, et de leur faire au moins la grâce de les sauver de la flétrissure d’y être nommés en rien. Le roi avec plus d’amitié pour M. de Bouillon que de réflexion à ce qu’il devoit de réparation à l’injure publique, voulut bien prendre ce parti.

Cependant l’abbé d’Auvergne, longtemps depuis cardinal au scandale public le plus éclatant et le plus éclaté, sollicitant de toutes ses forces, n’eut pas honte de dire aux juges, pour les toucher, à peu près ce que M. de Bouillon dit au roi.

De Bar enfin, atteint et convaincu d’avoir fabriqué ce cartulaire de l’église de Brioude, ne fut point poussé par delà l’aveu qu’il en fit en plein tribunal, pour éviter, par ordre du roi à La Reynie, qu’il ne parlât du cardinal, et peut-être de quelques autres Bouillon. Le cartulaire fut déclaré faux et fabriqué par ce faussaire, et par la raison susdite, de Bar, par le même arrêt, ne fut point condamné à mort, mais à une prison perpétuelle, parce que les autres faussetés sur lesquelles il fut d’abord arrêté n’étoient rien en comparaison de celle-ci. On peut comprendre que cette aventure fit un grand éclat ; mais ce qui ne se comprend pas si aisément, c’est que MM. de Bouillon, qui en devoient être si embarrassés, osèrent, quinze mois après, demander à M. le chancelier l’impression de l’Histoire de la maison d’Auvergne, et que M. le chancelier l’accorda. Les réflexions seroient trop fortes et m’écarteroient de mon sujet. Il en est seulement de dire que le monde en fut étrangement scandalisé, et qu’un aussi gros ouvrage et si recherché, dont le fondement unique étoit ce cartulaire, qui parut aussi promptement après l’éclat, ne sembla à personne avoir été fait et achevé qu’avec le cartulaire même, et par conséquent aussi faux que lui. C’est le jugement qui en fut universellement porté, qui déshonora Baluze jusqu’à faire rompre avec lui beaucoup de savants et plusieurs de ses amis, et qui mit le comble à la confusion de cette affaire. On verra en son temps ce que ce beau livre devint.

Après avoir réparé ces deux oublis, l’un sur la maison de Rohan, l’autre sur celle de Bouillon, revenons d’où nous sommes partis.


  1. Il y a dans le manuscrit Jules II ; mais c’est évidemment une erreur pour Jules III, qui fut pape de 1550 à 1555.
  2. On appelle en Allemagne mariage de la main gauche ou mariage morganatique l’union légitime d’une personne de haute qualité avec une personne de condition inférieure.
  3. Dans certaines cérémonies, comme le sacre, le baptême des princes, leurs funérailles, etc., on appelle honneurs les principales pièces qui servent à la cérémonie, comme la couronne, le sceptre, l’épée, etc., pour le sacre ; le cierge, le chrémeau, l’aiguière, etc., pour les baptêmes.
  4. Les droits régaliens, ou droits qui étoient semblables à ceux des rois, étoient à l’époque féodale, le droit de faire la guerre, de rendre la justice, de battre monnaie, et de percevoir les impôts. La plupart des seigneurs jouissoient des droits régaliens.