Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/18

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CHAPITRE XVIII.


Année 1707. — Retranchement d’étrennes et de partie de la pension de Mme de Montespan. — Mort de Cauvisson ; sa dépouille. — Survivance de secrétaire d’État au fils de Chamillart. — Visites inusitées chez Chamillart. — Bassesse de du Bourg. — Mort du roi de Portugal. — Mort et famille du prince Louis de Bade. — Grandeurs de Marlborough. — Entrevues étranges. — Électeur de Cologne sacré, etc. — Naissance du second duc de Bretagne. — Mort de Saint-Hermine. — Mort de Mme de Montgon. — Mme de La Vallière dame du palais. — Mariage de Gondrin avec une fille du maréchal de Noailles. — Mort du comte de Grammont ; son caractère. — Mort de La Barre. — Mort de Mme de Frontenac ; sa famille, etc. — Mort de Mlle de Goello ; sa famille. — Mort du chevalier de Gacé. — Mines inutilement cherchées aux Pyrénées. — Retour et personnage de Mme de Caylus à la cour. — Union de l’Écosse avec l’Angleterre. — Marquis de Brancas et de Bay. — Port-Mahon repris pour Philippe V. — Envoi d’argent de Mexique par le duc d’Albuquerque. — Prise considérable en mer sur les Anglois.


La situation pressée des affaires qui avoit fort augmenté les dépenses de la guerre par tout ce qu’on avoit perdu de troupes et de terrain, avoit obligé le roi, depuis deux ou trois ans, à diminuer, puis, à retrancher les étrennes qu’il donnoit aux fils et aux filles de France, qui se montoient fort haut. Le trésor royal lui apportoit tous les premiers jours de l’an pour les siennes trente-cinq mille louis d’or de quelque valeur qu’ils fussent. Cette année, 1707, il s’en retrancha dix mille. La cascade en tomba sur Mme de Montespan. Depuis qu’elle eut quitté la cour pour toujours, le roi lui donnoit douze mille louis d’or tous les ans, sur quelque pied qu’ils fussent ; d’O étoit chargé de lui en porter trois mille tous les trois mois. Cette année, le roi lui manda par le même qu’il ne pouvoit plus lui en donner que huit mille. Mme de Montespan n’en témoigna pas la moindre peine ; elle répondit qu’elle n’en étoit fâchée que pour les pauvres, à qui, en effet, elle donnoit avec profusion.

D’Alègre en eut de meilleures ; ce fut une des trois lieutenances générales de Languedoc, vacante par la mort subite de Cauvisson ; sans enfants, sortant de dîner chez M. le Grand à Versailles. J’ai parlé de lui lorsque M. du Maine lui fit donner cette charge.

Chamillart en eut encore de plus considérables. Ce fut la survivance de sa charge de secrétaire d’État pour son fils unique de dix-huit ans. Le prétexte fut d’épargner au père trois ou quatre heures de signatures par jour, mais dans le fait, le roi étoit aussi libéral des survivances de ces importantes charges qu’avare de toutes les autres. Il ne vouloit être servi par de fort jeunes gens que dans ses principales affaires, et croyoit montrer qu’il n’avoit besoin que de soi-même pour les gouverner. Cette même raison lui fit faire d’étranges choix en ce genre, indépendamment des survivances dont les suites ont été cruelles pour l’État et pour lui. Cette grâce fut un surcroît de disgrâces pour le maréchal de Villeroy, qui, non seulement n’avoit pas voulu voir Chamillart à son retour, et avoit rompu hautement avec lui, mais avoit défendu au duc de Villeroy de le voir, dont Chamillart avoit été peiné, et le roi l’avoit trouvé très mauvais. Dans l’esprit de lui plaire, Monseigneur et M. le duc de Berry allèrent l’après-dînée voir Mme Chamillart et faire compliment à toute la famille ; et Mme la duchesse d’Orléans qui, fort mal à propos, comme je l’ai remarqué ailleurs, ne faisoit plus de visite, quitta cette morgue pour cette fois, et alla aussi voir Mme Chamillart.

Bientôt après, le fils de Chamillart alla visiter les places frontières de Flandre et d’Allemagne. Le comte du Bourg, longtemps depuis maréchal de France, n’eut pas honte de s’offrir et fut accepté pour lui servir de mentor en ce voyage. On ne lui en pouvoit choisir un meilleur ; la merveille fut que tous les honneurs pareils, ou plus grands que ceux qu’auroit reçus un prince du sang, ne tournèrent point cette jeune cervelle, qui conserva toute sa raison ; et cet écolier, pour le bien dire, revint doux, modeste, officieux et respectueux comme s’il n’eût pas été fils du ministre favori et secrétaire d’État lui-même. Il se fit aimer partout.

La mort du roi de Portugal fit un deuil de six semaines. Il n’avoit eu qu’une fille morte sans alliance devant lui, de sa première femme. L’histoire de leur mariage et de la catastrophe du roi son frère est si connue, que je n’en dirai rien ici. Il laissa plusieurs enfants de sa seconde femme, sœur de l’impératrice, et fille et sœur de l’électeur palatin, duc de Neubourg[1].

Un moindre prince, mais de plus grande réputation, mourut en même temps ; le prince Louis de Bade, à cinquante-deux ans. Il étoit fils de Ferdinand-Maximilien, marquis de Bade, qui ne fit jamais parler de lui et de la fille de la princesse de Carignan, dernière princesse du sang de la branche de Bourbon-Soissons. Maximilien-Ferdinand l’avoit épousée à Paris en 1653, et en eut deux ans après le prince Louis de Bade dont le roi fut le parrain. La princesse de Bade fut dame du palais de la reine plusieurs années, sans prétention ni distinction d’avec les duchesses et les princesses établies en France, et n’en eut jamais, faisant sa semaine et son service auprès de la reine comme les autres dames du palais titrées, et roulant avec elles. Elle fut à la fin chassée, avec la princesse de Carignan, sa mère, pour des intrigues trop anciennes pour avoir place ici. Le prince de Bade, médiocrement content de sa femme, se retira dans ses États an 1658, y emmena son fils, et y mourut l’année suivante d’un coup de fusil qui lui cassa le bras comme il s’appuyoit dessus. Le prince Herman de Bade, son frère cadet, s’étoit attaché à l’empereur. Il devint premier commissaire impérial à la diète de Ratisbonne, gouverneur de Javarin, maréchal de camp général, président du conseil de guerre, la meilleure tête et le plus autorisé du conseil intime de l’empereur. Ce fut l’émule du fameux duc de Lorraine, qu’il barra, abaissa et tint éloigné en Tyrol tant qu’il put. Il ne fut point marié et mourut en 1691. Ce fut lui qui, prit soin de son neveu et qui l’attacha à l’empereur. Il devint maréchal de camp général comme son oncle, et gagna sur les Turcs, en Hongrie, les importantes batailles de Jagodina, de Nissa, de Vidin et de Salankmen, où le grand vizir Cuprogli[2] et plus de vingt mille Turcs demeurèrent sur la place. Il commanda presque toujours depuis les armées impériales du Rhin, et passa justement pour un des plus grands capitaines de son siècle.

Il avoit épousé en 1690, une des deux filles du dernier des ducs de Saxe-Lauenbourg, sœur de la veuve du dernier des grands-ducs de Toscane-Médicis, qui, pour le dire en passant, étoit la première et la plus ancienne maison d’Allemagne. Il en laissa deux fils et une fille. L’aîné, accordé à notre reine, et le mariage près d’être célébré, la princesse de Bade apprit la mort du fils unique du prince de Schwartzenberg, qui, par un cas fort rare en Allemagne, laissoit sa sœur unique héritière de fort grands biens. Notre reine fut congédiée après avoir demeuré quelque temps auprès de la princesse de Bade pour la former à son gré comme sa future belle-fille ; son mariage rompu et celui de la fille de Schwartzenberg fait. Quelque temps après sa célébration, la princesse de Bade, qui étoit dévote, alla voir le prince de Schwartzenberg, et fit si bien auprès de lui, qu’elle lui fit reprendre sa femme avec qui il étoit fort mal depuis longtemps, et qui vivoit hors de chez lui. De ce raccommodement vint un fils qui réduisit la jeune princesse de Bade à l’état ordinaire, pour les biens, de toutes les filles des bonnes maisons d’Allemagne, dont sa belle-mère eut grand mal au cœur. Le cadet du jeune prince de Bade fut destiné à l’Église, et leur sœur épousa M. le duc d’Orléans, et est morte en couches de M. le duc de Chartres. Elle s’étoit extrêmement fait aimer, et fut fort regrettée. Sa vie en ce pays-ci, malgré sa douceur, son esprit et sa vertu, n’avoit pas été heureuse.

En ce même commencement d’année le duc de Marlborough, à qui l’empereur avoit donné une belle et riche terre en Allemagne, et qu’il avoit fait prince de l’empire, fut déclaré vicaire général de l’archiduc aux Pays-Bas. Cela surprit fort à cause de la différence de sa religion, et de la part de la maison d’Autriche, qui se pique si fort d’être catholique zélée, et qui couvre tant de desseins et d’exécutions de ce manteau. Mais Marlborough refusa et ne voulut pas donner cette prise sur lui en Angleterre pour un emploi si passager.

On eut lieu de l’être bien davantage de l’entrevue qu’eurent ensemble, près de Leipzig, les rois de Suède et de Pologne, que le premier venoit de forcer à abdiquer, et de reconnoître le roi Stanislas Lesczinski à sa place, et qui vivoit en souverain à ses yeux en Saxe dont il tiroit des trésors. Ce ne fut pas tout ; pour combler l’étonnement, il y eut incontinent après une autre entrevue entre ces deux rois de Pologne.

L’électeur de Cologne qui n’avoit aucuns ordres voulut enfin les recevoir. L’archevêque de Cambrai le vint trouver à Lille, et en cinq jours de suite lui donna les quatre moindres, le sous-diaconat, le diaconat, le fit prêtre et le sacra évêque. Il se plut fort après aux fonctions ecclésiastiques, surtout à dire la messe et à officier pontificalement.

Mme la duchesse de Bourgogne accoucha d’un duc de Bretagne fort heureusement et fort promptement le samedi, 8 janvier, un peu avant huit heures du matin. La joie fut grande, mais le roi, qui en avoit déjà perdu un, défendit toutes les dépenses qui avoient été faites à sa naissance, et qui avoient infiniment coûté. Il écrivit au duc de Savoie pour lui donner part de cet événement, malgré la guerre et l’excès des mécontentements, et il en reçut une réponse de conjouissance et de remerciement.

Saint-Hermine, frère de la comtesse de Mailly, dame d’atours de Mme la duchesse de Bourgogne, mourut à Versailles et fut regretté. Il étoit bon officier, maréchal de camp et inspecteur. Cela donna lieu à séparer la cavalerie des dragons pour les inspections, comme le maréchal de Tessé et le duc de Guiche l’avoient toujours souhaité, tandis qu’ils étoient colonels généraux des dragons. Coigny, en cela, fut plus heureux qu’eux.

Mme de Montgon, dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, mourut en Auvergne, où elle étoit allée faire un tour dans la famille et les biens de son mari. Elle étoit fille de Mme d’Heudicourt, desquelles j’ai assez parlé, lorsqu’on fit la maison de Mme la duchesse de Bourgogne, pour n’avoir rien à y ajouter, sinon qu’elle étoit flatteuse, insinuante, amusante, méchante et moqueuse, et qu’elle divertissoit fort le roi, Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qui en furent fâchées. Elle ne laissoit pas d’avoir des amis qui la regrettèrent. Sa place fut désirée de tout ce qui s’en crut à portée. Les Noailles enfin l’emportèrent pour leur fille, Mme de La Vallière, qui avoit seule plus d’esprit, de tête et d’intrigue que tous les Noailles ensemble ; aimable quand elle vouloit, mais pleine d’humeur, et naturellement brutale beaucoup plus que son père, qui ne l’étoit pas peu.

Ils firent, en ce même mois de janvier, un sixième mariage qui eut de grandes suites pour les deux familles, de leur sixième fille avec Gondrin, fils aîné de d’Antin, qui lui donna Bellegarde pour dix mille livres de rente, et Mme de Montespan cent mille francs en pierreries. Les Noailles donnèrent cent mille écus en diverses choses et dix ans de nourriture. La conduite de la duchesse de Noailles les embarrassoit fort. Ils la tenoient extrêmement recluse. Sa tête tenoit fort de celle de son père : sa place étoit une occasion continuelle de chagrins entre la laisser aller quelquefois et l’en empêcher beaucoup plus souvent. Mme de Maintenon en étoit importunée. Ils l’obligèrent donc de la céder à sa belle-soeur. Qui eût dit au roi que cette nouvelle dame épouseroit un jour M. le comte de Toulouse, et qu’elle feroit, sous son successeur, le personnage que nous voyons ?

Le comte de Grammont mourut à Paris, où il n’étoit presque jamais, à la fin de ce mois de janvier, à plus de quatre-vingt-six ans, ayant toujours eu, jusqu’à quatre-vingt-cinq uns, une santé parfaite et la tête entière, et encore depuis. Il étoit frère du père du maréchal de Grammont, duquel la mère étoit fille du maréchal de Roquelaure, et celle du comte de Grammont étoit sœur de Bouteville, décapité à Paris pour duels, père du maréchal-duc de Luxembourg. Il s’étoit attaché à M. le Prince qu’il suivit en Flandre, s’alla promener après en Angleterre et y épousa Mlle Hamilton dont il étoit amoureux avec quelque éclat, et que ses frères, qui en furent scandalisés, forcèrent d’en faire sa femme, malgré qu’il en eût. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, mais de ces esprits de plaisanterie, de reparties, de finesse et de justesse à trouver le mauvais, le ridicule, le foible de chacun, de le peindre en deux coups de langue irréparables et ineffaçables, d’une hardiesse à le faire en public, en présence et plutôt devant le roi qu’ailleurs, sans que mérite, grandeur, faveur et places en pussent garantir hommes ni femmes quelconques. À ce métier il amusoit et il instruisoit le roi de mille choses cruelles, avec lequel il s’étoit acquis la liberté de tout dire jusque de ses ministres. C’étoit un chien enragé à qui rien n’échappoit. Sa poltronnerie connue le mettoit au-dessous de toutes suites de ses morsures ; avec cela escroc avec impudence, et fripon au jeu à visage découvert, et joua gros toute sa vie. D’ailleurs, prenant à toutes mains et toujours gueux, sans que les bienfaits du roi, dont il tira toujours beaucoup d’argent, aient pu le mettre tant soit peu à son aise. Il en avoit eu pour rien le gouvernement de la Rochelle et pays d’Aunis à la mort de M. de Navailles, et l’avoit vendu depuis fort cher à Gacé, depuis maréchal de Matignon. Il avoit les premières entrées et ne bougeoit de la cour. Nulle bassesse ne lui coûtoit auprès des gens qu’il avoit le plus déchirés lorsqu’il avoit besoin d’eux, prêt à recommencer dès qu’il en auroit eu ce qu’il en vouloit. Ni parole, ni honneur, en quoi que ce fût, jusque-là qu’il faisoit mille contes plaisants de lui-même et qu’il tiroit gloire de sa turpitude, si bien qu’il l’a laissée à la postérité par des Mémoires de sa vie, qui sont entre les mains de tout le monde, et que ses plus grands ennemis n’auroient osé publier. Tout enfin lui étoit permis et il se permettoit tout. Il a vieilli sur ce pied-là.

J’ai parlé quelquefois de lui, et encore plus de sa femme, et j’ai raconté le compliment cruel dont il accabla le duc de Saint-Aignan, lorsque le duc de Beauvilliers, son fils, fut chef du conseil royal des finances. Il ne dit pas un mot moins assommant à l’archevêque de Reims qu’il rencontra sortant du cabinet du roi, la tête fort basse, de son audience sur l’affaire du moine d’Auvillé que j’ai expliquée (t. IV, p. 127). « Monsieur l’archevêque, lui dit-il tout haut avec un air d’insulte, verba volant, mais scripta manant. Je suis votre serviteur. » L’archevêque brossa et ne répondit pas un mot.

Une autre fois, le roi parlant d’un employé du nord qui étoit venu faire un compliment et quelque autre chose encore, dont il s’étoit fort mal acquitté, et qui venoit de s’en retourner, ajouta qu’il ne comprenoit pas comment on envoyoit des gens comme étoit celui-là. « Vous verrez, sire, dit le comte de Grammont, que c’est quelque parent de ministre. » Il n’y avoit guère de jour qu’il ne bombardât ainsi quelqu’un.

Étant fort mal à quatre-vingt-cinq ans, un an devant sa mort, sa femme lui parloit de Dieu. L’oubli entier dans lequel il en avoit été toute sa vie le jeta dans une étrange surprise des mystères. À la fin, se tournant vers elle : « Mais, comtesse, me dis-tu là bien vrai ? » Puis, lui entendant réciter le Pater : « Comtesse, lui dit-il, cette prière est belle, qui est-ce qui a fait cela ? » Il n’avoit pas la moindre teinture d’aucune religion. De ses dits et de ses faits on en feroit des volumes, mais qui seroient déplorables si on en retranchoit l’effronterie, les saillies et souvent la noirceur. Avec tous ces vices sans mélange d’aucun vestige de vertu, il avoit débellé la cour et la tenoit en respect et en crainte. Aussi se sentit-elle délivrée d’un fléau que le roi favorisa et distingua toute sa vie. Il étoit chevalier de l’ordre, de la promotion de 1688.

La Barre mourut en ce même temps, celui dont il a été tant parlé à propos de l’affaire qu’il eut avec Surville et qui perdit ce dernier.

Mourut aussi Mme de Frontenac, dans un bel appartement que le feu duc du Lude, qui étoit fort galant, lui avoit donné à l’Arsenal, étant grand maître de l’artillerie. Elle avoit été belle et ne l’avoit pas ignoré. Elle et Mlle d’Outrelaise qu’elle logeoit avec elle, donnoient le ton à la meilleure compagnie de la ville et de la cour, sans y aller jamais. On les appeloit les Divines. En effet, elles exigeoient l’encens comme déesses, et ce fut toute leur vie à qui leur en prodigueroit. Mlle d’Outrelaise étoit morte il y avoit longtemps. C’étoit une demoiselle de Poitou, de parents pauvres et peu connus, qui avoit été assez aimable, et qui perça par son esprit beaucoup plus doux que celui de son amie, qui étoit impérieux. Celle-ci étoit fille d’un maître des comptes qui s’appeloit Lagrange-Trianon. Son mari, qui, comme elle, avoit peu de bien, et, comme elle, aussi beaucoup d’esprit et de bonne compagnie, portoit avec peine le poids de son autorité. Pour l’en dépêtrer et lui donner de quoi vivre, ils lui procurèrent, en 1672, le gouvernement du Canada, où il fit si bien longues années, qu’il y fut renvoyé en 1689 ; et y mourut à Québec à la fin de 1698. Son grand-père étoit premier maître d’hôtel et gouverneur de Saint-Germain. Il fut chevalier de l’ordre en 1619. Il avoit marié son fils à une fille de Raymond Phélypeaux, secrétaire d’État après son père et son frère, ayant été auparavant trésorier de l’épargne. Cela fit Frontenac père du gouverneur de Canada, beau-frère de MM. d’Humières et d’Huxelles. Il falloit pourtant que ce ne fût pas grand’chose, car on trouve avec les mêmes nom et armes un Roger de Buode, huissier de l’ordre en 1641, seigneur de Cussy, après Paul Aubin. Ce Roger, seigneur de Cussy, mourut en 1655, et Jean Aubin, fils de son prédécesseur, rentra dans la charge. Mme de Frontenac étoit extrêmement vieille, et voyoit encore chez elle force bonne compagnie. Elle n’avoit point d’enfants et peu de bien que, par amitié, elle laissa à Beringhen, premier écuyer.

Mlle de Goello mourut peu de jours après, à plus de quatre-vingts ans, à l’hôtel de Soubise, où elle avoit logé toute sa vie. Elle étoit sœur de la mère de M. de Soubise, qui avoit une grande confiance en elle, et qui en eut trois cent mille livres. C’étoit une créature de tête et d’esprit. Elle étoit des bâtards de Bretagne, sœur du père du comte de Vertus d’aujourd’hui, derniers de ces bâtards. Sa sœur aînée, mère de M. de Soubise, étoit cette belle duchesse de Montbazon, qui figura tant dans les troubles de la minorité de Louis XIV, belle-mère de la fameuse duchesse de Chevreuse et du mari de cette belle et habile princesse de Guéméné, qui, à leur aide, accrocha le tabouret, comme je l’ai raconté (t. II, p. 153, 154) ; et toutes trois commencèrent le rang dont jouit la maison de Rohan, que la beauté de Mme de Soubise a si bien su achever.

La mère de M. de Soubise et Mlle de Goello, et plusieurs autres frères et sœurs eurent pour mère la fille du fameux La Varenne, marmiton, puis cuisinier, après portemanteau, ensuite le Mercure d’Henri IV, enfin employé par ce prince en affaires secrètes en Espagne et ailleurs, et parvenu à parier[3] avec ses ministres, à se faire compter par les plus grands seigneurs, et à faire rappeler les jésuites et partager la Flèche avec eux. Sa fille fut donc grand’mère de M. de Soubise, et c’est ce quartier qui eût empêché son fils d’être admis dans le chapitre de Strasbourg, conséquemment d’en devenir évêque, sans le change, qui fut donné dans les preuves que j’ai expliquées (t. II, p. 66), de supprimer le nom de Fouquet, qui étoit celui de cet heureux aventurier, pour ne produire que celui de La Varenne qu’il portoit, et de ce dernier nom en donner le change avec une ancienne maison de Poitou de ce nom de La Varenne, avec qui MM. de Rohan n’ont jamais eu d’alliance, et dès lors éteinte depuis fort longtemps.

Gacé, depuis maréchal de Matignon, avoit un second fils, qui fut tué à Lille vers ce temps-ci, chez une femme où il alloit souvent, dont le mari s’enfuit aussitôt après. Le père obtint le régiment de cavalerie qu’avoit ce cadet pour son troisième fils, qui étoit dans la marine. C’est aujourd’hui le marquis de Matignon, chevalier de l’ordre comme son frère, de la façon de M. le Duc, dont la femme a été dame du palais ; et la fille, à qui elle a donné sa place, a épousé le duc de Fitz-James. Cette fortune, qui n’a pas été loin d’être poussée plus haut, ne s’est pas faite sans beaucoup de manèges et, d’intrigues dans sa propre famille et dans le monde ; mais ces temps dépassent ceux que je me suis proposés.

La nécessité, qui fait chercher des ressources aux rois comme aux particuliers, avoit mis en besogne un chercheur de mines, nommé Rodes, qui crut ou qui fit accroire avoir trouvé beaucoup de veines d’or dans les Pyrénées. Il manda en ce temps-ci à Chamillart qu’elles étoient tellement abondantes que, moyennant dix-huit cents travailleurs qu’il lui demandoit, il fourniroit un million par semaine. Cinquante-deux millions par an étoit une belle augmentation de revenu. La flatterie des gens du pays confirma une si folle avance. On y prêta ses espérances, qui ne durèrent pas longtemps. On en fut pour de la dépense ; on s’y opiniâtra. Elle demeura enfin en pure perte, et on n’en parla plus.

J’ai parlé plus haut de l’exil à Paris de Mme de Caylus, et de la pension qu’elle eut pour quitter la direction du P. de La Tour. Tant qu’elle dura, ce fut un ange qui ne se lassoit point de prières, d’austérités, de toutes sortes de bonnes œuvres, d’une solitude qui lui faisoit pleurer amèrement le temps qu’elle croyoit perdu en des délassements avec des personnes de la plus grande piété, qui auroit pu passer pour un temps bien employé, et auquel elle se laissoit aller si rarement. Lorsqu’elle fut en d’autres mains, l’ennui succéda au goût de la prière, de la solitude et des bonnes œuvres. Elle se laissa aller à des rendez-vous en borine fortune avec Mme de Maintenon à Versailles ou à Saint-Cyr, mais sans découcher de Paris, qu’elle avoit jusqu’alors constamment refusés, puis à aller passer quelque temps à Saint-Germain avec le duc et la duchesse de Noailles. À la fin, Mme de Maintenon, contente de son obéissance, la fit revenir. Elle l’avoit toujours aimée ; elle fut ravie d’avoir lieu de finir son éloignement.

Elle eut un logement ; mais elle demeura enfermée chez Mme de Maintenon ou chez Mme d’Heudicourt. Peu à peu elle s’élargit chez les Noailles à des heures solitaires, puis de même chez M. d’Harcourt, dont la femme et feu Caylus étoient enfants des deux sœurs. Sa beauté, ses agréments, son enjouement revinrent. Harcourt, trouvant en elle un instrument très propre à l’aider auprès de Mme de Maintenon, la servit auprès d’elle pour la faire nager en plus grande eau. Elle fut des Marlys et des particuliers du roi. Ce fut une grande complaisance de la part du roi pour Mme de Maintenon. Jamais il n’avoit aimé Mme de Caylus : il avoit cru s’apercevoir qu’elle s’étoit moquée de lui. Quelque divertissante qu’elle fût, il n’étoit point à son aise avec elle ; et elle, qui avoit senti cet éloignement, étoit aussi en brassière en sa présence. Néanmoins elle fut admise à tout. La conduite de la duchesse de Noailles lui fut confiée, la compassion de sa captivité la lui fit adoucir, et peu à peu la remettre sur le pied des autres femmes de la cour. Bientôt la chambre de Mme de Caylus devint un rendez-vous important. Les gens considérables frappoient à cette porte et se trouvèrent heureux d’y entrer quelquefois. La dévotion enfin écoulée devint la matière des plaisanteries de Mme de Caylus. Elle revit Mme la Duchesse et ses anciennes connoissances avec qui elle déplora la tristesse avec laquelle sa jeunesse s’étoit passée, dont elle faisoit mille contes sur elle-même, en se moquant de toutes ses pratiques de dévotion.

Toujours attachée au duc de Villeroy et lui à elle, ils se voyoient sans que Mme de Maintenon le trouvât mauvais, tant elle l’avoit subjuguée, et à la fin elle se fit une cour les matins de généraux, de ministres, et de la plupart des importants de la cour, par ricochet vers Mme de Maintenon. Au fond, elle se moquoit d’eux tous, ne pouvoit rien, et si elle pouvoit quelquefois insinuer à sa tante certaines choses, elle se réservoit toute pour M. d’Harcourt et pour tous ses desseins, auxquels elle demeura livrée sans réserve, privativement à tout le reste, parce qu’après ce qui lui étoit arrivé, elle n’osa rien hasarder en faveur des Villeroy que plusieurs années après ce retour.

Ce fut en ce temps-ci que les Anglois parvinrent à consommer la grande affaire qu’ils se proposoient depuis tant d’années, à laquelle le prince d’Orange avoit échoué. Ce fut ce qu’ils appelèrent l’union de l’Écosse, et ce que plus exactement les Écossois appelèrent réduire l’Écosse en province. Son indépendance de l’Angleterre dura tant que durèrent ses parlements. À force de menées, d’argent et de persévérance, le parlement d’Écosse consentit en ce commencement d’année à être abrogé et à ne faire plus qu’un seul parlement pour les deux royaumes avec celui d’Angleterre, moyennant certains privilèges particuliers maintenus, et que l’Écosse seroit représentée aux parlements d’Angleterre par douze pairs d’Écosse, élus par les pairs de ce royaume, qui s’assembleroient pour cette élection seulement, à Édimbourg, sous la présidence d’un pair écossois nommé par le roi, alors par la reine Anne. Ce nombre, si inférieur à celui des pairs anglois et dans Londres, n’étoit pas en état de rien balancer de ce qui se proposeroit dans les parlements. On les leurra de l’influence qu’ils auroient, comme les pairs anglois, sur ce qui regarderoit l’Angleterre même ; et à la fin cela passa sous la condition que le parlement désormais ne s’appelleroit plus que le parlement de la Grande-Bretagne. Ainsi plus d’embarras du côté de l’Écosse pour le commerce ni pour aucune partie du gouvernement, dont les Anglois devinrent entièrement les maîtres, sans qu’on puisse comprendre comment une nation si fière, si ennemie de l’anglaise, si instruite par ce qu’elle en avoit éprouvé dans tous les temps, si jalouse de sa liberté et de son indépendance, put baisser la tête sous ce joug.

Le marquis de Brancas, qui servoit en Espagne, vint rendre compte au roi de l’état des troupes et des affaires militaires de ce pays-là, et recevoir ses ordres sur la campagne prochaine. Il étoit destiné à servir en Castille, dans le corps séparé que le marquis de Bay y devoit commander, lequel M. de Bay, pour le dire en passant, étoit un Franc-Comtois, fils d’un cabaretier : c’étoit un homme d’esprit et de valeur, qui avoit su profiter de la rareté des sujets militaires en Espagne, pour s’y pousser promptement par son application et par de petits succès, et il parvint jusqu’au grade de capitaine général, qui est le plus élevé de tous en Espagne dans les armées, et, ce qui est énorme, à l’ordre de la Toison d’or. D’ailleurs il devint capable, bon général, et servit fort utilement.

Tout à la fin de janvier, le frère du maréchal de Villars entra au port Mahon avec trois vaisseaux de guerre et neuf cents soldats, mit pied à terre sous un gros feu de canon qu’il essuya, prit cinq cents hommes qui étoient dans la place, et avec ces quatorze cents hommes en alla attaquer cinq mille, presque toutes milices du pays, força plusieurs retranchements qu’ils avoient devant eux, et leur tua cinq cents hommes. Le reste s’enfuit dans leurs villages, d’où presque tous envoyèrent leurs armes. Il y avoit plusieurs moines parmi eux qui se distinguèrent par leur opiniâtreté. Ceux qu’on prit, on les fit tous passer par les armes, personne n’ayant voulu servir de bourreau pour les pendre. Ainsi toute l’île de Minorque rentra sous la domination du roi d’Espagne. Cent cinquante Castillans de la place firent merveilles contre les rebelles. Trois mois après, on y découvrit une conspiration du major de la place qui la vouloit livrer aux partisans de l’archiduc. Le gouverneur espagnol, qui s’y conduisit fort bien, aidé de deux bataillons françois qui étoient dans l’île, marcha aux rebelles, les dissipa, fit pendre le major et plusieurs de ses complices, et prit plusieurs moines qui étoient du complot, dont il fit passer quelques-uns en France.

Peu de jours après la réduction de l’île de Minorque, il arriva à Brest un vaisseau du Mexique dépêché par le duc d’Albuquerque, vice-roi de ce pays, chargé de beaucoup d’argent pour le roi d’Espagne et pour les Espagnols. Il fit partir ce secours ayant appris la nouvelle que le roi d’Espagne étoit errant hors de Madrid. Pontchartrain, qui en eut l’avis, dit un million d’écus pour le roi d’Espagne et trois millions d’écus pour les particuliers. En même temps, le comte de Toulouse eut avis de deux vaisseaux espagnols, au lieu d’un, chargé de trente et un millions en argent, dont un peu plus de trois pour le roi d’Espagne, et quelque argent et force marchandises précieuses sur deux petits vaisseaux françois qui les convoyoient. On ne démêla point entre ces deux avis lequel étoit le vrai ; j’avoue aussi que je ne suivis pas fort curieusement cette nouvelle. Six semaines après, Duquesne-Mosnier, sorti de Brest avec son escadre, rencontra quinze bâtiments anglois escortés de deux vaisseaux de guerre qui s’enfuirent dès qu’ils l’aperçurent. Duquesne coula un de ces bâtiments bas, et envoya les quatorze autres à Brest. Ils étoient chargés de poudre, de fusils, de selles, de brides, en un mot, de tous les besoins des troupes anglaises qui étoient en Espagne, qui manquoient de tout et ne pouvoient rien tirer de ces choses du Portugal, ni des pays qu’ils avoient conquis ou qui s’étoient donnés à l’archiduc en Espagne.




  1. La phrase de Saint-Simon peut paroître étrange dans sa forme elliptique, et c’est probablement ce qui a engagé les précédents éditeurs à la modifier. Cette phrase s’explique, cependant, facilement par la généalogie de la reine de Portugal : Marie-Sophie-Élisabeth, seconde femme de Pierre II, roi de Portugal, étoit fille de Philippe-Guillaume, électeur palatin, et sœur de Jean Guillaume qui, en 1690, succéda à son père dans la dignité d’électeur palatin.
  2. Il s’agit ici de Mustapha Cuprogli. Nous avons suivi, pour le nom de cette famille célèbre, l’orthographe de Saint-Simon. On écrit quelquefois Koprogli, Kiuperli et Kioprili.
  3. Ce mot signifie ici aller de pair.