Mémoires (Cellini)/t1-l1-3

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CHAPITRE III.
(1518. — 1523.)

Pietro Torrigiano. — Les cartons de Michel-Ange et de Léonard de Vinci. — Études. — Le fermoir de ceinture. — Gian-Battista Tasso. — Voyage à Rome. — Le Firenzuola. — La salière. — Pagolo Arsago. — Dispute. — Retour à Florence. — Le chiavacuore. — Rixe. — Le conseil des Huit. — Le soufflet et le coup de poing. — Grande bataille. — Fuite

Dans ce temps vint à Florence un sculpteur nommé Pietro Torrigiano[1]. Il arrivait d’Angleterre, où il avait demeuré plusieurs années ; comme il était intime ami de mon maître, il ne passait pas un jour sans aller chez lui. Ayant vu mes dessins et mes travaux, il me dit : — « Je suis venu à Florence pour emmener le plus de jeunes gens que je pourrai, mon roi m’a confié une vaste entreprise, et je voudrais être aidé par des Florentins. Ta manière de travailler et tes dessins sont moins d’un orfèvre que d’un sculpteur ; or, j’ai à exécuter de grands ouvrages en bronze, si tu consens à me suivre, je te ferai à la fois riche et habile. »

Ce Torrigiano était un fort bel homme, et d’une audace extrême ; à ses gestes étonnants, à sa voix sonore et à un certain froncement de sourcils capable d’épouvanter les plus braves, on l’aurait pris plutôt pour un farouche soldat que pour un sculpteur. Il parlait sans cesse de ses hauts faits avec ces animaux d’Anglais.

Un jour, il vint à parler de Michel-Ange Buonarroti, à propos d’un dessin que j’avais fait d’après un carton de ce divin maître[2].

Ce carton fut le premier chef-d’œuvre où Michel-Ange déploya son merveilleux génie. Il le fit en concurrence de celui de Léonard de Vinci, qui, comme le sien, était destiné à la salle du conseil du palais de la Seigneurie. Chacun de ces cartons représentait un épisode de la guerre de Pise[3]. L’admirable Léonard de Vinci avait choisi pour sujet un groupe de cavaliers se disputant un drapeau. Il s’acquitta de sa tâche aussi divinement qu’on puisse l’imaginer[4]. Michel-Ange Buonarroti représenta des soldats florentins se baignant dans l’Arno, lorsque tout à coup, la trompette ayant sonné le rappel, tous s’empressent de courir aux armes. Les gestes, les attitudes, les mouvements de ces personnages nus sont tels, que ni les anciens ni les modernes n’ont jamais rien produit d’aussi parfait. Je répéterai cependant que l’œuvre de Léonard était aussi d’une beauté extraordinaire. Ces deux cartons restèrent, l’un dans le palais Médicis, l’autre dans la salle du pape. Tant qu’ils existèrent, ils servirent de modèle au monde entier des artistes. Bien que le divin Michel-Ange ait fait ensuite la chapelle du pape Jules, jamais il n’arriva à la moitié de cette hauteur, jamais son talent ne retrouva la vigueur qui distingue ces premières études.

Maintenant retournons à Pietro Torrigiano, qui, mon dessin à la main, me dit : — « Dans notre enfance, ce Buonarroti et moi nous allions travailler dans la chapelle de Masaccio[5], à l’église del Carmine. Il avait coutume de se moquer de tous ceux qui dessinaient. Un jour qu’il m’ennuyait de ses plaisanteries, je devins furieux, et je lui appliquai un si terrible coup de poing sur le nez, que je sentis l’os et les cartilages se briser sous ma main comme une oublie, de sorte que toute sa vie il en portera la marque. » — Ces paroles soulevèrent tant de haine chez moi, qui chaque jour admirais les chefs-d’œuvre du divin Michel-Ange, que, loin d’avoir le désir de suivre Torrigiano en Angleterre, je ne pouvais plus souffrir sa présence.

Je m’appliquai continuellement à Florence à étudier le style sublime de Michel-Ange, et jamais je ne m’en suis écarté. À cette époque, je me liai étroitement avec un jeune homme de mon âge, qui, lui aussi, travaillait à l’orfèvrerie. Il se nommait Francesco et il était fils de Filippo Lippi et petit-fils de l’excellent peintre Fra Filippo[6]. Nous conçûmes l’un pour l’autre une si vive affection, que nous ne nous quittions ni la nuit ni le jour. Sa maison était pleine de livres renfermant les précieuses études que son vaillant père avait dessinées d’après les antiquités de Rome. J’en fus vraiment enthousiaste pendant les deux années environ que je vécus avec Francesco.

Vers ce temps-là, je fis un bas-relief en argent de la grandeur de la main d’un enfant. C’était un fermoir de ceinture d’homme que l’on portait alors de cette dimension. J’y avais ciselé des feuillages à l’antique entremêlés d’enfants et de grotesques. J’exécutai cet ouvrage dans la boutique de Francesco Salimbene. Tous les orfèvres qui le virent me vantèrent comme le plus habile des jeunes ouvriers du métier.

Sur ces entrefaites, un sculpteur en bois, exactement de mon âge, nommé Gian-Battista Tasso, me dit, en sortant de dîner avec moi, que, si je voulais aller à Rome, il m’accompagnerait volontiers. Comme j’étais encore en querelle avec mon père à cause de la flûte, je poussai le Tasso, en lui disant : — « Tu es plus propre à parler qu’à agir. » — « Moi aussi, me répondit-il, je suis brouillé avec ma mère ; si j’avais assez d’argent pour aller à Rome, je ne me donnerais pas même la peine de retourner fermer ma propre boutique. » — À ces mots, je ripostai que, s’il n’avait pas d’autre motif pour rester, je me trouvais à la tête d’une somme suffisante pour nous mener tous deux jusqu’à Rome. Tout en causant ainsi, nous arrivâmes, sans nous en douter, à la porte San-Piero-Gattolini. Je dis alors à mon camarade : — « Tasso mio, c’est Dieu lui-même qui nous a conduits à cette porte, sans que toi ni moi nous en soyons aperçus. Maintenant que je suis ici, il me semble que j’ai fait la moitié du chemin. » — Pendant que nous continuions de cheminer, d’un commun accord nous nous écriâmes : — « Que diront ce soir nos vieux parents ? » — Mais nous convînmes aussitôt de ne plus y songer, avant d’être à Rome, et, attachant nos tabliers derrière notre dos, nous marchâmes, presque sans souffler mot, jusqu’à Sienne. Dès que nous fûmes arrivés dans cette ville, Tasso me dit qu’il s’était blessé au pied, et refusa d’aller plus loin. Il me pria de lui prêter de l’argent pour s’en retourner. Je lui répondis : « Il ne m’en resterait plus assez pour continuer. Tu aurais dû faire tes réflexions avant de quitter Florence, et si ce sont tes pieds qui t’arrêtent, nous trouverons un cheval de retour pour Rome, et alors tu n’auras plus d’excuse. » — Je pris en effet un cheval, et voyant que Tasso restait muet, je m’acheminai vers la porte de Rome. S’étant aperçu que ma résolution était inébranlable, il se mit en grommelant à me suivre de loin clopin-clopant. Quand je fus près de la porte, j’eus pitié de mon pauvre compagnon, je l’attendis et le pris en croupe, en lui disant : — « Que diable nos amis diraient-ils de nous si, après être partis pour Rome, nous n’osions pas aller au delà de Sienne ? » — Le bon Tasso avoua que j’avais raison, et comme il était d’un caractère enjoué, il commença à rire et à chanter, et ce fut ainsi, en chantant et en riant, que nous fîmes notre entrée à Rome. — J’avais alors justement dix-neuf ans, car j’étais né avec le siècle, et nous nous trouvions en 1519.

À peine débarqué, je me mis en boutique chez un maître que l’on appelait le Firenzuola, quoique son véritable nom fût Giovanni. Il était de Firenzuola en Lombardie, et il excellait dans les gros ouvrages d’orfèvrerie. Je lui montrai le modèle de ce fermoir de ceinture que j’avais fait à Florence, chez Salimbene. Il en fut émerveillé, et se tournant vers un Florentin nommé Giannotto Giannotti, que depuis plusieurs années il avait pour ouvrier, il lui dit : — « À la bonne heure ! voilà un de ces Florentins qui savent quelque chose ; mais toi, tu es de ceux qui ne savent rien. »

Je voulus alors parler à Giannotto que je reconnus, car, avant son départ pour Rome, nous allions souvent dessiner ensemble, et nous avions même été camarades intimes. Mais les paroles de son maître l’avaient piqué tellement au vif, qu’il prétendit ne point me connaître et ignorer qui j’étais. Indigné, je lui dis : — « Oh ! Giannotto, jadis mon intime ami, avec qui en tel et tel endroit j’ai dessiné, mangé, bu et dormi ; je me soucie fort peu que tu te portes caution de moi vis-à-vis de cet honnête homme, car j’espère que je saurai, avec mes mains et sans ton aide, montrer qui je suis. » — Lorsque j’eus achevé de parler, le Firenzuola, qui était homme de cœur, se tourna vers Giannotto, et lui dit : — « N’as-tu pas honte, vil coquin, de te conduire ainsi avec un ancien camarade ? » — puis, encore tout ému, il ajouta en s’adressant à moi : — « Entre dans ma boutique et tâche, comme tu l’as dit, que tes mains montrent qui tu es. »

Aussitôt il me chargea d’exécuter une magnifique pièce d’argenterie, destinée à un cardinal. — C’était un petit coffre, copié d’après celui de porphyre qui est devant la porte de la Rotonda. Je l’enrichis de si beaux petits masques de mon invention, que mon maître allait le montrer à tous ses confrères, en se vantant de ce qu’un si admirable morceau était sorti de sa boutique. Ce coffret avait une demi-brasse de dimension environ, et il était disposé de façon à pouvoir servir de salière. De lui me vint le premier argent que je gagnai à Rome ; j’en envoyai une partie à mon bon père, et je gardai l’autre pour subvenir à mes besoins. J’en profitai pour étudier les antiques. J’attendis que ma bourse fût vide pour retourner travailler à la boutique.

Mon ami Gian-Battista Tasso, après un court séjour à Rome, retourna à Florence. — Quant à moi, j’entrepris un nouvel ouvrage ; dès qu’il fut achevé, cédant aux suggestions d’un Milanais, nommé maestro Pagolo Arsago, j’eus la fantaisie de changer de maître. Firenzuola, mon premier patron, eut alors une violente querelle avec cet Arsago. Il lui adressa en ma présence quelques paroles injurieuses. Je pris aussitôt la défense de mon nouveau maître, et je dis à Firenzuola que j’étais né libre et que libre je voulais vivre ; qu’il ne pouvait se plaindre d’Arsago, et encore moins de moi, puisqu’il me devait encore quelques écus ; enfin, que, comme ouvrier libre, j’entendais aller où bon me semblait, du moment que je ne faisais de tort à personne. Mon nouveau maître dit qu’il ne m’avait point appelé, et que je l’obligerais en retournant chez Firenzuola. À cela je répliquai que, sachant ne lui causer aucun tort, et qu’ayant fini les ouvrages commencés, je prétendais dépendre de moi-même et non des autres, et que quiconque voulait m’employer devait s’adresser à moi. Là-dessus Firenzuola s’écria : — « Quant à moi, je ne veux pas te prier, et, en outre, aie soin de ne plus te présenter devant moi sous aucun prétexte. » — Je lui rappelai l’argent qu’il me devait, mais il tourna ma réclamation en dérision. Je lui dis alors que, si je savais me servir de mes outils, dans mon métier, comme il l’avait vu, je saurais non moins bien tirer parti de mon épée pour recouvrer le prix de mon travail. À ces mots s’arrêta un vieillard, que l’on appelait maestro Antonio de San-Marino. C’était le premier orfèvre de Rome. Il avait été autrefois le maître de Firenzuola. Ayant entendu mes raisons, que je disais de façon qu’on pouvait parfaitement les entendre, il me prit sous sa protection et engagea Firenzuola à me payer. La dispute fut vive, car ce Firenzuola était bien plus adroit ferrailleur qu’habile orfèvre. Cependant la justice et la raison devaient l’emporter, et je les appuyai avec tant de valeur, que je fus payé. Plus tard, Firenzuola et moi devînmes amis, et je tins, à sa prière, un de ses enfants sur les fonts baptismaux.

Je travaillai donc chez maestro Pagolo Arsago. Je gagnai avec lui beaucoup d’argent, dont j’envoyai toujours la plus grande partie à mon bon père. Au bout de deux ans, ses sollicitations me déterminèrent à retourner à Florence. Je rentrai chez Francesco Salimbene, auprès duquel je réalisai de gros bénéfices. Je n’épargnais ni peines ni fatigues pour me perfectionner dans mon art. Je renouai amitié avec Francesco Lippi, et, bien que je me fusse lancé dans les plaisirs pour me distraire des ennuis que me causait ma maudite flûte, je ne laissais pas de consacrer quelques heures du jour ou de la nuit à de sérieuses études[7].

À cette époque je ciselai en argent un chiavacuore : c’était une ceinture large de trois doigts, en demi-relief et ornée de figurines en ronde bosse, dont les nouvelles mariées avaient alors coutume de se parer. Je fis cet ouvrage pour Raffaello Lapaccini. Il me fut très-mal payé, mais l’honneur qu’il me valut fut bien plus grand que le prix que j’en pouvais justement espérer.

Parmi les différents orfèvres avec qui j’avais travaillé à Florence, je trouvai quelques hommes de bien comme mon premier maître Marcone, mais j’en rencontrai d’autres qui, malgré leur réputation d’honnêtes gens, me volèrent effrontément, et tant qu’ils purent : dès que je m’en aperçus, je me débarrassai d’eux en les tenant pour de misérables coquins. Toutefois un orfèvre nommé Giovanbattista Sogliani me céda gracieusement une partie de sa boutique qui était située au coin du Mercato-Nuovo, près de la banque des Landi. J’y fis quantité de beaux petits joyaux, et je gagnai beaucoup d’argent, de sorte qu’il me fut facile d’aider largement ma famille.

Mon succès éveilla l’envie de deux mauvais maîtres que j’avais eus. Ils se nommaient Salvadore et Michele Guasconti, avaient trois grandes boutiques d’orfèvrerie et faisaient de nombreuses affaires. Voyant qu’ils cherchaient à me nuire, je m’en plaignis à un brave homme, à qui je dis qu’il devrait bien leur suffire de m’avoir friponné à l’aide de leur masque trompeur d’honnêteté. Ces paroles étant parvenues à leurs oreilles, ils se vantèrent de m’en faire cruellement repentir ; comme je ne sais de quelle couleur est la peur, je m’inquiétai peu de leurs menaces. Un jour, il advint qu’un de ces drôles, contre la boutique duquel j’étais appuyé, m’appela et osa m’adresser d’insolents reproches. Je lui répondis que, si lui et les siens s’étaient bien conduits avec moi, j’aurais parlé d’eux comme l’on parle de gens respectables, et que, grâce à la manière dont ils avaient agi, ils ne devaient se plaindre que d’eux-mêmes et non de moi. Pendant que je parlais, un de leurs cousins, nommé Gherardo Guasconti, à leur instigation peut-être, saisit le moment où passait près de nous un âne chargé de briques, et il le poussa sur moi avec tant de force, qu’il me fit beaucoup de mal. Je me retournai à l’instant, et voyant qu’il riait, je lui lançai un si rude coup de poing sur la tempe, qu’il perdit connaissance et tomba comme mort. — « Voilà, criai-je à ses cousins, comment se traitent les lâches gredins de votre espèce ! » — Puis, comme ils faisaient mine de vouloir se jeter sur moi, car ils étaient nombreux, la colère m’emporta, je tirai un petit couteau, et je leur dis : — « Si l’un de vous sort de la boutique, qu’un autre coure chercher un confesseur, car un médecin n’aura que faire ici. » — Ces paroles leur causèrent une telle épouvante, qu’aucun d’eux n’osa bouger pour secourir le cousin.

Je ne fus pas plutôt parti que pères et fils coururent au tribunal des Huit, et m’accusèrent de les avoir assaillis, à main armée, dans leur boutique, crime sans exemple à Florence. Les Huit me citèrent devant eux ; je comparus. — Ils m’accueillirent avec une verte réprimande, soit parce que j’étais en cape[8], tandis que mes adversaires étaient en manteaux et en chaperons, soit parce que ceux-ci avaient eu soin d’aller d’abord chez nos juges leur parler en particulier, ce que j’avais négligé de faire, ignorant l’usage et me reposant sur la bonté de ma cause.

Je dis au tribunal que, violemment irrité par la grave insulte de Gherardo, je ne lui avais cependant donné qu’un soufflet, qu’ainsi je ne croyais pas avoir mérité leur sévère réprimande. À peine eus-je lâché le mot soufflet, que Prinzivalle della Stufa, l’un des Huit, dit : — « C’est un coup de poing et non un soufflet que tu lui as donné. » — Aussitôt la sonnette retentit, et on nous fit tous sortir. Prinzivalle, pour me disculper, dit alors à ses collègues : — « Admirez, signori, la simplicité de ce pauvre jeune homme, qui s’accuse d’avoir donné un soufflet qu’il considère comme moins grave qu’un coup de poing. (Dans le Mercato-Nuovo, un soufflet est puni d’une amende de vingt-cinq écus, tandis que pour un coup de poing la peine est presque nulle.) C’est un garçon de talent qui, par son travail, soutient sa pauvre famille. Plût à Dieu qu’il y eût beaucoup de jeunes gens comme lui dans notre ville où ses pareils sont malheureusement trop rares ! » — Parmi mes juges il y avait de vieilles têtes encapuchonnées de la faction de Savonarola, qui, gagnées par les obsessions et les mensonges de mes adversaires, auraient voulu m’envoyer en prison et me frapper de la plus forte peine ; mais le bon Prinzivalle remédia à tout. On ne m’infligea qu’une petite amende de quatre boisseaux de farine, au profit du monastère delle Murate. Les Huit, nous ayant rappelés, m’ordonnèrent d’obéir à leur sentence et de ne pas prononcer un mot, sous peine d’encourir leur disgrâce. Enfin, après une rude mercuriale, ils m’envoyèrent chez le greffier. Je me retirai en murmurant toujours : — « Mais, c’est un soufflet et non pas un coup de poing, » — de sorte que les Huit ne purent s’empêcher d’éclater de rire. Le greffier nous ordonna, de la part du tribunal, de donner caution. Quand je vis que moi seul j’étais condamné à l’amende de quatre mesures de farine, je me crus assassiné. Cependant, j’envoyai chercher, pour me cautionner, un de mes cousins, le chirurgien maestro Annibal, père de messer Librodoro Librodori. Il refusa de venir. Indigné, frémissant de rage, je devins comme un aspic, et j’adoptai un parti désespéré. Ici, on va voir combien nous sommes non-seulement influencés, mais encore violentés par notre étoile. Je suis un peu irascible de ma nature ; aussi le souvenir des grandes obligations que cet Annibal avait à ma famille accrut-il ma colère au point que je fus tout à fait poussé au mal.

J’attendis que les Huit fussent allés dîner : alors, étant resté seul et voyant qu’aucun sbire ne m’observait, je sortis du palais et courus à ma boutique, où je m’armai d’un poignard ; puis je volai jusqu’à la maison de mes adversaires. Je les trouvai à table. Le jeune Gherardo, première cause de la querelle, se précipita aussitôt sur moi. Je lui portai à la poitrine un coup de poignard qui traversa de part en part son pourpoint, son collet et la chemise, mais sans lui effleurer la peau et sans lui causer le moindre mal. À la facilité avec laquelle mon arme pénétra et au craquement des habits déchirés par le fer, je crus avoir blessé grièvement mon ennemi, qui de terreur tomba à terre. — « Traîtres, m’écriai-je, voici le jour où je vais tous vous tuer. » — Le père, la mère et les sœurs, pensant que l’heure du jugement dernier avait sonné, se jetèrent à genoux, en implorant à grands cris miséricorde. Voyant qu’ils n’osaient se défendre et que Gherardo gisait sur le sol comme un cadavre, je jugeai honteux de les toucher, mais toujours furieux, je sautai au bas de l’escalier. Dans la rue je trouvai le reste de la famille, qui se composait d’une douzaine d’individus au moins. L’un avait une pelle de fer, l’autre un gros tuyau de même métal, ceux-ci des marteaux ou des enclumes, ceux-là des bâtons. Je me lançai au milieu d’eux comme un taureau furieux, et du choc j’en culbutai quatre ou cinq ; je les suivis dans leur chute, en continuant de jouer du poignard à droite et à gauche. Ceux qui étaient restés debout se ruèrent sur moi, en manœuvrant, à deux mains, marteaux, bâtons et enclumes ; mais Dieu, dont l’intervention secourable se manifeste parfois, voulut que je ne fisse ni ne reçusse le moindre mal. Je ne laissai sur le champ de bataille que ma barrette. Mes adversaires, qui d’abord s’étaient enfuis, s’en étant emparés, la frappèrent à qui mieux mieux, de leurs armes. Enfin, lorsqu’ils se mirent à compter leurs morts et leurs blessés, ils se trouvèrent tous en parfaite santé.

Quant à moi, je pris ma course vers Santa-Maria-Novella, où je rencontrai Frate Alesso Strozzi. Bien que je ne connusse point ce digne religieux, je lui avouai que j’avais commis une grande faute, et je le suppliai, au nom de Dieu, de me sauver la vie. Le bon frate me dit de ne rien craindre, que j’étais en toute sûreté dans sa cellule, lors même que je me serais rendu coupable des plus énormes crimes du monde.

Une heure après, les Huit, s’étant réunis extraordinairement, firent publier contre moi un des plus terribles bans dont on ait jamais entendu parler. Les peines les plus graves étaient promises à toute personne qui me donnerait asile ou ne me dénoncerait pas, sans égard pour le lieu de refuge et la qualité des gens qui m’auraient caché.

Mon pauvre père, en entrant dans la salle des Huit, se jeta à genoux et implora miséricorde pour son jeune et malheureux fils. Alors un de ces enragés, secouant la crête de son chaperon, se dressa sur ses pieds, et dit à mon père avec force injures : — « Lève-toi et sors de suite. Demain nous l’enverrons en exil, escorté de nos hallebardiers. » — Mon père leur répondit avec assurance : — « Vous ferez ce que Dieu aura ordonné, et rien de plus. » — « Dieu en a, certes, ordonné ainsi, » répliqua l’autre. — « J’aime à croire que vous n’en savez rien, » — lui riposta mon père ; puis il sortit et vint me trouver avec le fils de Giovanni Landi, jeune homme de mon âge, dont le nom était Piero. Nous nous aimions tous deux plus que si nous eussions été frères. Piero avait sous son manteau une admirable épée et une magnifique cotte de mailles. Après m’avoir raconté où en était l’affaire et ce que lui avaient dit les Huit, mon père m’embrassa sur le front et sur les deux yeux, et me bénit du fond du cœur en me disant : — « Que Dieu te soit en aide ! » — Il me présenta ensuite l’épée et la cotte de mailles, m’aida de sa propre main à les revêtir et ajouta : — Oh ! mon bon fils, c’est avec ces armes que tu dois vivre ou mourir ! » — Piero Landi, qui était présent, ne cessait de pleurer. Il me donna dix écus d’or. Je le priai de m’arracher quelques petits poils de la barbe, mon premier duvet. Frate Alesso me déguisa en religieux, et chargea un frère convers de m’accompagner.

Je sortis du couvent par la porte al Prato, et j’allai jusqu’à la place San-Gallo, en marchant le long des murs, Je gravis ensuite la côte de Montici, où je trouvai dans une des premières maisons le Grassuccio, frère de messer Benedetto de Monte-Varchi. Dès que je fus défroqué et redevenu homme, nous montâmes sur deux chevaux qui étaient préparés pour nous, et nous atteignîmes Sienne pendant la nuit.

Le Grassuccio retourna à Florence, alla saluer mon père et lui annonça que j’étais arrivé à bon port. Mon père en fut au comble de la joie. Les minutes lui semblèrent des siècles, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé celui des Huit qui l’avait injurié. Enfin, l’ayant rencontré, il lui dit : — « Voyez-vous, Antonio, que Dieu seul savait ce qui devait advenir à mon fils ! » — « Eh bien, répliqua l’autre, dis-lui qu’il nous retombe entre les mains. » — « Je remercierai Dieu qui l’en a tiré, » répondit mon père.

  1. Pietro Torrigiano naquit en 1470 et mourut en 1522. Malgré sa vie aventureuse, cet artiste a produit des œuvres dignes de la fameuse école de Bertoldo, où il fit son apprentissage. Après avoir acquis une grande réputation en Angleterre, il passa en Espagne, où il laissa, entre autres choses, une statue de saint Jérôme que Francisco Goya mettait au-dessus des sculptures de Michel-Ange lui-même, Le duc d’Arcos, raconte Vasari, lui commanda une statue de la sainte Vierge, et pour l’obtenir fit tant de promesses, que Torrigiano crut sa fortune faite. Quand le travail fut terminé, le duc d’Arcos ne voulut le payer que trente ducats. Torrigiano, outré de colère, brisa sa statue à coups de marteau. L’Espagnol irrité accusa d’hérésie le pauvre artiste. Jeté en prison, interrogé chaque jour et ballotté d’un inquisiteur à un autre, Torrigiano tomba dans le désespoir et se laissa mourir de faim. — Voy. Vasari, Vie de Torrigiano, t. IV, p. 169-175. L. L.
  2. Nous n’aurons pas la témérité d’essayer de donner en quelques lignes une notice sur Michel-Ange. Nous renvoyons à la biographie que Vasari, son ami et son élève, a tracée avant tant de fidélité. — Voy. Vie de Michel-Ange, t. V, p. 106-311, L. L.
  3. Cellini se trompe. Le carton du Vinci représentait le combat d’Anghiari où Niccolo Piccinino fut vaincu par les Florentins. — Voy. Vasari, t. IV, p. 17-18. L. L.
  4. Léonard naquit à Vinci, dans le Valdarno, en 1452, et mourut en 1519. Peintre, sculpteur, architecte, ingénieur, poète, musicien, philosophe, physicien, anatomiste, mécanicien, mathématicien, il fut l’encyclopédiste par excellence de son époque. Il savait tout, excellait dans tout, et son grand œuvre fut de communiquer sa science à tous. L. L.
  5. Masaccio on Tommaso Guidi naquit a San-Giovanni, dans le Florentin, en 1401 ou 1402, et mourut en 1443. Après avoir étudié à Florence, il passa à Pise et de là à Rome, où il laissa une foule de chefs-d’œuvre qui ouvrirent à la peinture une voie nouvelle. Lorsque Cimabue, Giotto, Stefano, Orcagna, Paolo Uccello et Masolino da Panicale, décidés à rompre avec les types traditionnels, eurent scruté la nature et arraché à la science tous ses secrets, Masaccio s’empara de leurs acquisitions, les rassembla en faisceau, les embellit, les augmenta et les remit à ses successeurs, qui devaient s’en servir pour porter l’art à son apogée. C’est ce que confirment Vasari et Cellini quand ils racontent que les Vinci, les Raphaël, les Michel-Ange, allèrent étudier les fresques de la chapelle del Carmine. On peut dire que Masaccio d’une main lie le présent à l’avenir et de l’autre se rattache au passé. — Voy. Vasari, Vie de Masaccio, t. II, p. 129. L. L.
  6. Fra Filippo Lippi naquit a Florence vers l’an 1400, et mourut en 1469. Sa sortie du cloître, son esclavage en Barbarie, où il fut vendu par des corsaires, la manière étrange dont il recouvra la liberté, ses amours avec Lucrezia Buti, la belle novice du couvent de Santa-Margherita, et enfin sa mort, occasionnée par le poison, sont connus de tout le monde. — On admire dans ses productions une franchise et une fermeté, un tact, un goût et une adresse qui dénotent tout à la fois une âme de poète et de philosophe, une main d’une extrême habileté à manier l’outil, et un œil exercé à vivifier l’ensemble le plus grandiose aussi bien que les détails les plus minutieux. Son fils Filippo fut élève du Botticelli. Vasari lui attribue l’honneur d’avoir introduit les grotesques dans peinture moderne. Mais ce mérite appartient au Padouan Squarcione, qui vivait plus de soixante ans avant lui et qui était allé jusqu’en Grèce pour étudier les chefs-d’œuvre de l’antiquité. — Voy. Vasari, Vie de Fra Filippo, t. III, p. 28-49, et Vie de Filippo Lippi, p. 296-310. Francesco Lippi n’est mentionné que par Cellini. L. L.
  7. Dans le manuscrit original, Cellini a rayé le passage suivant, que l’on peut cependant encore déchiffrer : « Je me trouvais à Florence avec Girolamino, frère de Pierino, Giovannino, frère de Daniello, et Giovan Francesco Porri. Nous formions le meilleur quatuor de cornets que l’on eût entendu jusqu’alors. Je faisais cela par amour de la bonne musique, et aussi pour complaire à mon pauvre vieux père, à qui je prolongeai ainsi la vie de plusieurs années. Heureux qui pouvait nous avoir ou nous entendre ! Un soir, entre autres, après avoir donné une sérénade à Filippo Strozzi, nous allâmes tous les quatre dans la Via-Larga, et là nous avions recommencé à sonner, lorsque nous fûmes accostés par un certain personnage ennuyeux de la famille des Benci, qui, avec un huissier de la Seigneurie et une autre espèce de sbire…
  8. Varchi, contemporain de Benvenuto, dit qu’à Florence on réputait homme de mauvaise vie et coupe-jarret celui qui, sans être soldat, ne portait que la cape pendant le jour. — Voy. Varchi, lib. IX, p. 120.