Mémoires (Cellini)/t1-l1-4

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CHAPITRE IV.
(1523. — 1524.)

Arrivée à Rome. — Lucagnolo de Jesi. — Le Fattore. — Donna Porzia Chigi. — Le lis de diamants. — Rivalité. — Les deux cornets. — Les bo……rie et les coglionerie. — L’aiguière de l’évêque de Salamanque. — Paolino. — Faustina. — Le concert. — Le songe. — Querelle de Cellini avec l’évêque de Salamanque. — Commandes. — La médaille de Léda.

À Sienne j’attendis l’estafette de Rome, et je partis avec elle. Lorsque nous eûmes passé la Paglia, nous rencontrâmes le courrier qui portait la nouvelle de l’élection du nouveau pape Clément VII.

À mon arrivée à Rome, j’entrai dans la boutique de maestro Santi, qui, depuis la mort de cet orfèvre, était tenue par un de ses fils. Celui-ci ne travaillait pas lui-même, mais il avait confié la direction de toutes les affaires à Lucagnolo de Jesi, jeune campagnard qui, dès son enfance, avait travaillé avec maestro Santi. Lucagnolo était de petite taille, mais bien proportionné. Jamais jusqu’alors je n’avais rencontré un meilleur ouvrier : il avait une extrême facilité et dessinait très-bien. Il ne faisait que de la grosserie, c’est-à-dire des vases, des bassins et autres pièces du même genre. Lorsque je fus établi dans cette boutique, j’entrepris, pour un Espagnol, l’évêque de Salamanque, des chandeliers qui furent exécutés aussi richement que le permettait un ouvrage de cette nature.

Gianfrancesco, surnommé le Fattore[1], vaillant peintre, élève de Raphaël d’Urbin[2], était intimement lié avec l’évêque de Salamanque. Il me poussa si avant dans les bonnes grâces de ce seigneur, que j’en reçus de nombreuses commandes qui me valurent de gros profits.

À cette époque, j’allais dessiner tantôt dans la chapelle[3] de Michel-Ange, tantôt chez le Siennois Agostino Chigi, où se trouvaient une foule de magnifiques peintures de l’illustre Raphaël. Le palais d’Agostino[4] étant habité par son frère messer Gismondo Chigi, je ne pouvais y entrer que les jours de fête. Les Chigi étaient très-fiers quand ils voyaient de jeunes artistes comme moi venir chercher dans leur palais des sujets d’études. La femme de messer Gismondo, qui était gracieuse au possible et belle au delà de toute expression, m’ayant souvent aperçu chez elle, m’aborda un jour, regarda mes dessins et me demanda si j’étais peintre ou sculpteur. Je lui appris que j’étais orfèvre. Elle me dit que je dessinais trop bien pour un orfèvre ; puis, s’étant fait apporter par une de ses caméristes un lis composé de magnifiques diamants montés en or, elle me le montra, en me priant de l’estimer. Je l’évaluai à huit cents écus. Elle me dit que je ne m’étais point trompé, et me demanda ensuite si je me sentais capable de faire une belle monture à ses diamants. Je lui répondis affirmativement, et aussitôt je traçai en sa présence un petit dessin ; je l’exécutai d’autant mieux que je prenais plaisir à m’entretenir avec cette belle et charmante femme. Au moment où j’achevais ce dessin survint une belle et noble Romaine qui était descendue de l’étage supérieur où elle demeurait. Elle demanda à madonna Porzia ce qu’elle faisait là ; celle-ci lui répliqua en riant : — « Je m’amuse à regarder dessiner ce jeune homme, en qui la bonté est alliée à la beauté. » — À ces paroles je devins rouge, et, avec une certaine hardiesse que tempérait une légère modestie, je ripostai : — « Quel que je sois, madonna, je serai toujours prêt à vous servir en tout. » — « Tu sais bien que je veux que tu me serves, » — me dit-elle en rougissant aussi ; puis, elle me remit le lis pour l’emporter, et, de plus, me donna vingt écus d’or, qu’elle tira de sa bourse, en ajoutant : — « Monte-moi ces diamants sans t’écarter du dessin que tu viens de me faire, et conserve-moi l’or de l’ancienne monture. » — « Si j’étais ce jeune homme, dit alors la noble dame romaine, je m’enfuirais volontiers avec ce trésor. » — Madonna Porzia lui répondit que le talent est rarement accouplé avec le vice, et que, si j’agissais ainsi, je démentirais fortement l’honnêteté que respirait ma figure. — Là-dessus, elle prit par la main sa compagne, et me dit avec un ravissant sourire : — « Addio, Benvenuto ! » — Je restai encore quelque temps dans le palais à travailler à un dessin que j’avais commencé d’après un Jupiter de Raphaël d’Urbin. Lorsque je l’eus achevé, je partis. J’exécutai sans retard un petit modèle en cire pour montrer ce que serait mon lis une fois terminé. Je le portai à madonna Porzia, que je rencontrai avec la dame romaine dont j’ai déjà parlé. Elles furent toutes deux grandement satisfaites de mon travail : leurs éloges m’enhardirent au point que je leur promis que l’ouvrage serait moitié mieux que le modèle. Je me mis donc à la besogne. Douze jours me suffirent pour mener à fin ce petit joyau, qui, comme je l’ai dit, était en forme de lis. Je l’ornai de petits masques, de figures d’animaux et d’enfants, et, de plus, je l’émaillai précieusement, de sorte que les diamants qui le composaient en étaient améliorés de plus de la moitié.

Lucagnolo, ce vaillant homme dont j’ai parlé plus haut, se montra fort mécontent lorsqu’il me vit occupé de ce lis. Maintes fois il me répéta que j’aurais plus d’honneur et de profit à l’aider à faire de grands vases d’argent, comme j’avais commencé. Je lui répondis que les commandes de grands vases d’argent ne me manqueraient jamais, tandis que je ne trouverais pas tous les jours des ouvrages semblables à celui que j’avais entre les mains : j’ajoutai qu’il me vaudrait non moins d’honneur que de grands vases d’argent, et qu’en outre il serait beaucoup plus lucratif. À ces mots, Lucagnolo se moqua de moi, et me dit : — « Tu verras ce qu’il en est, Benvenuto. Nous nous sommes mis à l’œuvre en même temps, j’arriverai à fin aussitôt que toi ; tu connaîtras alors, par expérience, le bénéfice que me procurera mon vase, et le gain que tu retireras de ton joyau. » — Je lui dis que j’acceptais avec plaisir la lutte avec un homme de si grand talent, et que l’on verrait qui de nous se trompait. Là-dessus, nous baissâmes tous deux la tête avec un fier dédain, et nous déployâmes tant d’ardeur au travail, qu’au bout de dix jours environ chacun de nous avait terminé sa tâche.

L’ouvrage de Lucagnolo était un énorme vase d’argent destiné à être placé près de la table du pape et à recevoir, pendant le repas, les petits os et les épluchures de fruits. C’était un meuble de luxe plutôt que d’utilité. Il était orné de deux belles anses, d’une foule de masques petits et grands, et de feuillages aussi élégants et aussi gracieux qu’on puisse l’imaginer. Je dis à Lucagnolo que jamais je n’avais vu un plus beau vase. Croyant qu’il m’avait amené à reconnaître qu’il avait raison, il me répondit : — « Ton joyau ne me semble pas moins beau, mais bientôt nous verrons la différence qu’il y a entre eux. » — Sur ce, il prit son vase et le porta à Clément VII. Le pape en fut satisfait, et ordonna qu’on lui payât de suite le prix que l’on donne ordinairement pour les ouvrages de cette sorte.

Pendant ce temps, je portai mon lis à madonna Porzia. Elle me dit, tout émerveillée, que j’avais dépassé de beaucoup mes promesses ; que j’étais libre d’exiger tout ce que bon je jugerais ; qu’un château lui semblait un prix à peine digne de mon mérite, et que dans l’impossibilité où elle était de me le donner, ajouta-t-elle en riant, elle me priait de lui demander quelque chose qui fût en son pouvoir. Je lui répondis que si sa seigneurie était satisfaite, j’avais obtenu le plus haut prix de mon travail que j’eusse ambitionné. Je lui fis une révérence, et lui affirmai en riant que je ne voulais point d’autre récompense. Madonna Porzia, se tournant alors vers son amie, lui dit : — « Voyez-vous qu’à son talent s’allient non les vices, mais les vertus que nous lui avions avec raison supposées ? »

« Benvenuto mio, ajouta-t-elle, n’as-tu jamais entendu dire que le diable rit quand le pauvre donne au riche ? » — « Le diable, répliquai-je, a tant de chagrin, que je veux le voir rire une fois. » — Je me retirai, pendant qu’elle se hâtait de me dire qu’elle se refusait à lui octroyer cette grâce.

Lorsque j’arrivai à la boutique, Lucagnolo tenait un cornet renfermant l’argent qui lui avait été remis pour prix de son vase. — « Compare un peu, me dit-il, ce que tu as reçu pour ton joyau avec ce que j’ai eu pour mon vase. » — Je le priai de conserver son cornet intact jusqu’au lendemain, et j’ajoutai que si, comme je l’espérais, mon ouvrage dans son genre ne le cédait point au sien, je me flattais de lui en faire voir la récompense.

Le jour suivant, madonna Porzia envoya à la boutique son majordome. Il m’appela dehors, et me remit un cornet plein d’écus, de la part de sa maîtresse, en me disant, avec force paroles courtoises dignes de la signora, qu’elle ne voulait pas que le diable pût rire, et que l’argent qu’elle m’envoyait n’était pas l’entier payement de ce que méritait mon travail.

Lucagnolo brûlait du désir de comparer son cornet au mien. Dès que je fus rentré dans la boutique, où se trouvaient douze ouvriers et plusieurs voisins qui étaient curieux de connaître le résultat du défi, Lucagnolo prit son cornet, rit d’un air moqueur, poussa trois ou quatre ouf ! ouf ! triomphants, et versa avec grand fracas sur le comptoir vingt-cinq écus en jules. Il pensait que j’avais tout au plus quatre ou cinq écus en monnaie.

Étourdi par les cris, par les regards et par les rires des assistants, je jetai un timide coup d’œil dans mon cornet ; je n’y aperçus que de l’or. Alors, les yeux baissés et sans souffler mot, j’élevai à deux mains mon cornet au-dessus de ma tête, et je laissai tomber mon argent sur le comptoir, comme d’une trémie de moulin. J’avais une somme moitié plus forte que celle de Lucagnolo : aussi tous les spectateurs, qui jusqu’alors tenaient leurs regards braqués sur moi avec dédain, se tournèrent-ils vers mon adversaire, en lui disant : — « Lucagnolo, les écus de Benvenuto font mieux à l’œil que les tiens, car ils sont d’or et moitié plus nombreux. »

Je crus que, de rage et de honte, Lucagnolo allait tomber mort sur le coup. Il avait droit au tiers de mon argent (en vertu de l’usage qui attribue les deux tiers du prix de la main-d’œuvre à l’ouvrier, et l’autre tiers au maître de la boutique) ; mais l’envie l’emporta chez lui sur l’avarice, bien que l’on dût s’attendre à tout le contraire, car il était fils d’un paysan de Jesi. Il maudit son art et ceux qui le lui avaient enseigné, et jura que dorénavant il renoncerait aux grands ouvrages, et ne s’occuperait plus que de petites bo……rie, puisqu’on les payait si bien. Non moins indigné à mon tour, je lui dis que chaque oiseau avait son ramage, qu’il parlait comme on parle dans les tanières d’où il était sorti ; puis, je lui protestai que je me tirerais très-bien des coglionerie qu’il faisait, mais que lui ne réussirait jamais à faire mes bo……rie. Enfin, je le quittai furieux, en lui annonçant que bientôt je lui prouverais que je disais vrai. Les assistants lui donnèrent tort à haute voix, le tenant pour un vilain qu’il était, et moi, pour un galant homme, ainsi que je l’avais montré.

Le lendemain, j’allai remercier madonna Porzia ; et je lui dis que sa seigneurie, au lieu de faire rire le diable, lui avait fait renier Dieu de nouveau. Nous en rîmes tous les deux de bon cœur, et elle me confia plusieurs travaux aussi beaux que lucratifs.

Pendant ce temps, je cherchai, par l’entremise d’un élève de Raphaël d’Urbin, à obtenir que l’évêque de Salamanque me chargeât d’exécuter une de ces grandes aiguières dont on se sert pour l’ornement des crédences. Comme ce prélat désirait en avoir deux d’égale dimension, il en commanda une à Lucagnolo, et l’autre à moi. Le dessin de ces aiguières nous fut fourni par le peintre Giovanfrancesco.

J’abordai ce travail avec une ardeur merveilleuse. Un Milanais, que l’on appelait maestro Giovanpiero della Tacca, m’avait cédé un petit coin dans sa boutique. Je fis alors le compte de l’argent dont je pouvais avoir besoin pour mes affaires, et j’envoyai tout le reste à mon pauvre père. Au moment où on le lui remit à Florence, il se trouva par hasard avec un de ces enragés qui faisaient partie des Huit, à l’époque où je commis ce petit désordre que j’ai relaté plus haut. Cet homme était précisément celui qui avait juré de m’envoyer en exil avec une escorte de hallebardiers. Comme les enfants de cet enragé étaient de fort mauvais sujets, mon père lui dit à ce propos : — « Il peut arriver des malheurs à tout le monde, surtout aux gens qui se laissent aller à la colère quand ils sont injuriés, ainsi que cela est arrivé à mon fils ; mais par le reste de sa vie vous pourrez juger si j’ai su lui donner une vertueuse éducation. Plaise au ciel que vos enfants n’agissent avec vous ni pis ni mieux que le mien ne se conduit envers moi ! C’est à Dieu que je dois d’avoir su l’élever, et, lorsque la force m’a manqué, il est intervenu lui-même pour l’arracher de vos mains irritées, bien que vous vous refusiez à le croire. »

En m’écrivant cette affaire, mon père me pria, pour l’amour de Dieu, de jouer quelquefois de la flûte, afin que je ne perdisse point ce beau talent qui lui avait coûté tant de peines à m’inculquer. Sa lettre était remplie de choses si tendres, si paternelles, qu’elles m’arrachèrent de douces larmes. Je me promis sincèrement de le contenter avant qu’il mourût, et Dieu nous accorde toutes les grâces que nous lui demandons avec un cœur fidèle.

Pendant que je travaillais au beau vase de l’évêque de Salamanque, j’avais pour tout aide un jeune apprenti que je n’avais pris que grâce à de vives sollicitations d’amis, et presque contre mon gré. Il avait quatorze ans environ, se nommait Paulino, et était fils d’un citoyen romain qui vivait de ses rentes. Ce Paulino était l’enfant le mieux élevé, le plus honnête et le plus beau que j’eusse jamais vu. Ses manières polies et prévenantes, son extrême beauté et son dévouement m’inspirèrent pour lui la plus forte affection que puisse renfermer la poitrine d’un homme. Cette excessive amitié fut cause que pour voir plus souvent briller un rayon de gaieté sur son merveilleux visage, qui d’ordinaire respirait la mélancolie, je me mettais quelquefois à donner du cornet. Tous ses traits s’épanouissaient alors d’un rire si pur et si gracieux, que je ne m’étonne plus aucunement des folies des dieux du ciel, que nous trouvons consignées dans les livres des Grecs. Si Paulino eût vécu de leur temps, il leur en aurait peut-être fait faire de plus grandes encore. Paulino avait une sœur nommée Faustina, dont la beauté était telle, que je doute qu’elle ait jamais été égalée par celle de la Faustina si vantée par les historiens de l’antiquité. Le père de Paulino me menait quelquefois à sa Vigna, et, autant que je pouvais en juger, ce brave homme désirait que je devinsse son gendre. Cela était cause que je m’occupais de musique plus que je ne l’avais fait jusqu’alors.

À cette époque, Gianiacomo, de Cesena, excellent fifre de la maison du pape, envoya le trombone Lorenzo, de Lucques, qui est aujourd’hui au service de notre duc, me demander si je voulais me joindre à eux, le 1er août, pour exécuter sur mon cornet la partie de soprano dans quelques beaux motets de leur choix. La musique est si admirable en soi, et j’étais si heureux de pouvoir faire plaisir à mon vieux père, que j’acceptai cette proposition, malgré le vif désir que j’avais d’achever le vase de l’évêque de Salamanque. Pendant une semaine entière, nous eûmes chaque jour une répétition de deux heures. Le 1er août, nous nous rendîmes au Belvédère, et tandis que sa Sainteté dînait, nous jouâmes les motets que nous avions étudiés. Clément VII déclara qu’il n’avait jamais entendu une musique plus suave et plus harmonieuse. Il appela Gianiacomo, s’enquit d’où et de quelle façon il s’était procuré un si bon cornet pour soprano, puis lui demanda des renseignements précis sur moi. Gianiacomo m’ayant nommé, le pape lui dit : — « C’est donc le fils de maestro Giovanni ? » — Lorsqu’on lui eut répondu affirmativement, il ajouta qu’il voulait que je fisse partie de ses musiciens. — « Très-saint Père, lui dit Gianiaoomo, je ne puis me flatter de l’attacher à votre service, parce que sa véritable profession est l’orfèvrerie. Il excelle dans cet art, et il en tire plus de profit que ne lui en donnerait la musique. » — « Je désire d’autant plus l’avoir, répondit le pape, qu’il possède un talent que je ne lui soupçonnais pas. Veille à ce qu’il ait le même traitement que vous autres, et dis-lui de ma part qu’il entre à mon service et que je ne le laisserai pas manquer de travail dans son autre profession. » — Le pape remit ensuite à Gianiacomo cent écus d’or renfermés dans un mouchoir, et lui dit : — « Distribue-les de façon qu’il en ait sa part. » — Gianiacomo prit congé du pape, vint vers nous et nous répéta ponctuellement toutes les paroles de sa Sainteté ; puis il divisa l’argent entre huit que nous étions, et me dit en me donnant ma part : — « Je vais te faire inscrire au nombre de nos camarades. » — « Laissez passer aujourd’hui, lui repartis-je, demain vous aurez ma réponse. » — Sur ce, je les quittai, en examinant s’il fallait accepter cette offre qui menaçait de m’être si préjudiciable, en me détournant des études de mon art. La nuit suivante, mon père m’apparut en songe. Les larmes aux yeux, il me priait, pour l’amour de Dieu et de lui, de prendre la place que l’on me proposait. Il me semblait que je ne lui répondais que par le refus le plus absolu. Alors, je crus le voir revêtir une figure qui me frappa de terreur, et il me cria : — « Si tu n’acceptes pas, tu auras la malédiction paternelle ; si tu acceptes, je te bénirai éternellement. » — M’étant éveillé, je courus de suite, dans mon épouvante, me faire inscrire. J’en informai mon vieux père, à qui l’excès de la joie causa une maladie qui faillit être mortelle. Dès qu’il fut guéri, il m’écrivit que lui aussi avait eu un songe presque semblable au mien.

Il me sembla qu’après avoir ainsi obéi aux désirs de mon père, tout devait tourner pour moi à bonne et glorieuse fin. Ce fut donc avec la plus grande ardeur que je travaillai à l’achèvement du vase de l’évêque de Salamanque. Ce prélat était un homme magnifique et fort riche, mais difficile à contenter. Chaque jour il envoyait voir ce que je faisais, et quand par hasard son messager ne me trouvait pas chez moi, il entrait dans une fureur sans bornes et jurait qu’il m’ôterait mon ouvrage pour le donner à un autre. Cette maudite musique était la cause de tout cela. Cependant je travaillai, nuit et jour, avec tant d’assiduité à mon vase, que, l’ayant amené à un état présentable, je le montrai à mon évêque ; mais il en conçut un si vif désir de le voir terminé, que j’eus lieu de me repentir de ma complaisance. Enfin, au bout de trois mois, j’achevai ce vase, qui était orné de petits animaux, de feuillages et de masques aussi beaux qu’on puisse les imaginer. Je chargeai aussitôt mon apprenti Paulino d’aller le montrer à Lucagnolo, ce vaillant homme dont j’ai parlé plus haut. Mon beau Paulino, avec sa grâce infinie, lui dit : — « Messer Lucagnolo, pour tenir sa promesse, Benvenuto vous envoie une de vos coglionerie, en attendant que vous lui montriez une de ses bo……rie. » — Lucagnolo prit le vase, et, après l’avoir attentivement examiné, dit à Paulino : — « Mon bel enfant, dis à ton maître qu’il est un habile homme, que je le prie de me tenir pour son ami et de ne plus songer au passé. » — L’honnête et charmant Paulino s’acquitta joyeusement de ce message. Le vase fut ensuite porté à l’évêque de Salamanque, qui voulut qu’on le fît estimer. Lucagnolo prit part à cette expertise. Il vanta beaucoup mon travail, et le poussa à un prix que j’étais loin d’espérer. Mon évêque, s’étant emparé de mon vase, s’écria en véritable Espagnol : — « Je jure Dieu qu’autant il me l’a fait attendre, autant il en attendra le payement ! » — Ces paroles me mécontentèrent vivement, et je me mis à maudire l’Espagne et tous ceux qui lui voulaient du bien. Ce vase avait, entre autres beaux ornements, une anse d’une seule pièce, d’un travail extrêmement délicat, laquelle, au moyen d’un ressort, se maintenait droite au-dessus de l’orifice. Un jour, le monsignore ayant montré mon vase, par vanité, à quelques-uns de ses gentilshommes espagnols, il arriva que l’un d’eux, après le départ de l’évêque, saisit l’anse avec si peu de ménagement, que le ressort ne put résister à sa force brutale et se brisa entre ses doigts. Honteux de sa maladresse, il pria l’argentier de le porter sur-le-champ à l’orfèvre qui l’avait fait, en lui promettant tout ce qu’il exigerait pour qu’il le réparât sans retard. Le vase se retrouva donc entre mes mains. Je m’engageai à le raccommoder avec célérité, et je tins ma promesse. On me l’avait remis avant mon dîner. À la vingt-deuxième heure, celui qui me l’avait laissé arriva, tout en sueur, tant il avait couru, parce que le monsignore lui avait de nouveau demandé le vase, pour le montrer à d’autres gentilshommes. — « Vite, vite, apporte le vase ! » — me répétait incessamment l’argentier, sans me permettre de proférer un mot. Moi, qui n’entendais ni me dépêcher, ni le lui rendre, je lui dis que je ne voulais point aller vite. Il entra alors dans une telle fureur, qu’il fit mine de tirer son épée d’une main, et de l’autre de forcer ma boutique. Mais je l’arrêtai, l’arme au poing, et lui dis hardiment : — « Je ne veux pas te le donner ! va dire à monseigneur, ton maître, que j’exige le prix de mon travail avant qu’il sorte de ma boutique. » — Ayant vu que ses bravades n’avaient rien obtenu, il se mit à me prier, comme on prie la croix du Rédempteur, en me certifiant que, si je le lui donnais, il s’emploierait si bien pour moi, que je serais payé. Ces paroles n’ébranlèrent aucunement ma résolution, et je continuai à lui répéter la même chose.

À la fin, désespérant du succès, il partit à toutes jambes, après avoir juré de revenir avec une bande d’Espagnols, pour me couper en morceaux. Pendant ce temps, moi, qui ajoutais quelque peu foi à leurs assassinats, je me promis de me défendre valeureusement, et je préparai mon excellente escopette de chasse, en me disant à moi-même : — « Puis-je encore céder ma vie à celui qui s’empare de mon bien et du fruit de mon travail ? » — Je ruminais ainsi, lorsque apparut une troupe d’Espagnols avec le majordome, qui, avec cette insolence qu’on ne rencontre qu’en Espagne, leur ordonna d’entrer chez moi, de prendre le vase et de m’appliquer la bastonnade. À ces mots je leur montrai la gueule de mon escopette et sa mèche allumée, en leur criant à haute voix : — « Bandits ! traîtres ! est-ce ainsi qu’on pille les maisons et les boutiques des citoyens de Rome ? Pas un de vous, voleurs, n’approchera de cette porte, sans que je le tue avec cette escopette ! » — Puis, dirigeant le canon de mon arme vers le majordome, prêt à faire feu, je lui dis : — « Et toi, brigand, qui les excites, je veux que tu meures le premier ! » — Aussitôt, il donna de l’éperon à un genet qu’il montait, et s’enfuit ventre à terre. Tous les voisins accoururent à ce tapage, et quelques gentilshommes romains qui passaient me crièrent : — « Tue-les, ces chiens, tue-les, nous t’aiderons ! » — Ces paroles furent d’un tel effet, que le reste de la troupe, en proie à une terrible panique, suivit l’exemple du majordome. On fut forcé de raconter à monseigneur ce qui c’était passé ; cet homme hautain réprimanda vertement ses gens, tant pour s’être laissés aller à de tels actes de violence, que pour n’avoir point été jusqu’au bout après avoir commencé. Dans ces entrefaites, survint le peintre qui avait pris part au commencement de l’affaire. Monseigneur le chargea de me dire, de sa part, que, si je ne lui portais pas le vase à l’instant, mes oreilles seraient le plus grand morceau qui resterait de moi, et que, si je le lui portais, il me le payerait de suite. Ces menaces ne me causèrent pas la moindre frayeur, et je donnai à entendre que j’irais en parler au pape. Cependant la colère de l’évêque se calma, et toutes mes craintes disparurent. Quelques gentilshommes romains m’ayant garanti que je ne recevrais aucune injure et que je serais payé de mon travail, je pris un long poignard, ma bonne cotte de mailles, et, suivi de mon Paulino, qui portait le vase d’argent, je me rendis au palais de monseigneur, où je trouvai tous ses gens rangés en haie. Il s’agissait, ni plus ni moins, de passer au milieu du Zodiaque : l’un avait la mine du lion ; l’autre, du scorpion ; celui-là, du cancer. Enfin, nous arrivâmes à ce maudit évêque, qui nous défila le chapelet d’injures le plus digne d’un prêtre et d’un Espagnol que l’on puisse imaginer. Je ne daignai ni lever les yeux sur lui, ni lui répondre un mot. Il n’en devint que plus furieux. Alors, il demanda de quoi écrire et m’ordonna de signer de ma main que j’avais été contenté et payé par lui. Je le regardai en face, et lui répondis que je le ferais très-volontiers, lorsque j’aurais reçu mon argent. Il s’échauffa de plus belle, et les bravades et les disputes roulèrent grand train. À la fin, j’eus mon argent, je donnai mon reçu, et je me retirai joyeux et satisfait. Le pape Clément, à qui un autre que moi avait montré mon vase, apprit cette aventure. Il s’en divertit beaucoup, m’accabla d’éloges, et dit en public qu’il me voulait le plus grand bien : aussi monseigneur de Salamanque eut-il un vif regret de ses bravades. Pour se rapatrier avec moi, il chargea le peintre dont j’ai déjà parlé de me dire qu’il désirait me confier plusieurs travaux importants ; je répondis que je les exécuterais volontiers, mais que je voulais en être payé avant de les commencer. Ces paroles parvinrent aux oreilles du pape, et il en rit de bon cœur en présence du cardinal Cibo, auquel il conta au long ma querelle avec l’évêque de Salamanque. Il se tourna ensuite vers un de ses officiers, et il lui enjoignit d’avoir soin que j’eusse toujours de l’ouvrage pour le palais.

Le cardinal Cibo m’envoya chercher, et, après de nombreux compliments, il me donna à faire un vase plus grand que celui de l’évêque de Salamanque. Je fus également employé par le cardinal Cornaro et d’autres cardinaux, surtout par Ridolfi et Salviati. De toutes parts les commandes m’arrivaient : de sorte que je gagnai beaucoup d’argent.

Madonna Porzia me conseilla d’ouvrir une boutique à mon compte. Je suivis cet avis, et cette gracieuse et excellente femme ne cessa de me confier quelque travail fort lucratif. Si j’ai montré que je n’étais point un homme dépourvu de talent, c’est presque à elle seule que j’en suis redevable.

Je me liai intimement avec le signor Gabriello Ceserino, gonfalonier de Rome. Je fis pour lui maints ouvrages, entre autres, un qui est remarquable. C’était une de ces grandes médailles d’or que l’on portait sur le chapeau ; elle représentait Léda avec son cygne. Le signor Gabriello, enchanté de mon travail, me dit qu’il voulait le faire estimer pour me le payer le juste prix. Comme ma médaille était exécutée avec un soin extraordinaire, les connaisseurs l’évaluèrent bien au delà de ce qu’il imaginait. Toutefois elle restait entre ses mains, et je ne recevais rien pour prix de mon travail. Bref, il en fut pour cette médaille comme pour le vase de l’évêque de Salamanque. Mais, afin que des choses de ce genre ne m’empêchent pas de raconter des faits plus importants, je ne m’y arrêterai point davantage.

  1. Giovan-Francesco Penni, surnommé le Fattore, naquit à Florence, et mourut, à l’âge de quarante ans environ, en 1528. « L’aménité de son caractère, dit Vasari, ses dispositions pour la peinture et ses autres qualités furent cause que Raphaël le prit dans sa maison et lui prodigua tous ses soins, de même qu’à Jules Romain. Raphaël considéra toujours ces deux artistes comme ses enfants, et, à sa mort, il le prouva en les instituant ses héritiers. » Le Fattore fut l’un des collaborateurs les plus dévoués et les plus intelligents de son illustre maître, et l’un des derniers soutiens de l’école romaine. Il contribua à l’avancement de l’école napolitaine, en lui léguant son excellent élève, le Pistoia. — Voy. Vasari, Vie du Fattore, t. VI, p. 96. L. L.
  2. Comme Michel-Ange, Raphaël est une de ces figures colossales dont on ne saurait, sans insolence, tenter l’esquisse en quelques lignes. — Nous renvoyons donc encore le lecteur à Vasari, Vie de Raphaël, t. IV, p. 207. L. L.
  3. La chapelle Sixtine, où se trouve le Jugement dernier de Michel-Ange. L. L.
  4. Connu aujourd’hui sous le nom de la Farnesina. L. L.