Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/6

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CHAPITRE VI.


Départ subit du roi pour Versailles, et de Monseigneur avec le maréchal de Boufflers pour le Rhin. — Monsieur sur les côtes. — Tilly défait. — Huy rendu au maréchal de Villeroy. — Bataille de Neerwinden.


Après avoir rendu les derniers devoirs à mon père, je m’en allai à Mons joindre le Royal-Roussillon cavalerie, où j’étois capitaine. Montfort, gentilhomme du pays du Maine, en étoit mestre de camp, qui étoit un officier de distinction, et brigadier, et qui fut mis à la tête de tous les carabiniers de l’armée, dont on faisoit toujours une brigade à part avant qu’on en eût fait un corps pour M. du Maine. Puyrobert, gentilhomme d’Angoumois, voisin de Ruffec, en étoit lieutenant-colonel, et d’Achy, du nom de Courvoisin fort connu en Picardie, y étoit capitaine avec commandement de mestre de camp, après en avoir été lieutenant-colonel. On ne sauroit trois plus honnêtes gens ni plus différents qu’ils l’étoient. Le premier étoit le meilleur homme du monde, le troisième très-vif et très-pétulant ; le second d’excellente compagnie ; le premier et le dernier surtout avec de l’esprit. Le major étoit frère de Montfort, et d’ailleurs le régiment bien composé ; ils étoient lors, tant les royaux que plusieurs gris à douze compagnies de cinquante cavaliers, faisant quatre escadrons. On ne peut être mieux avec eux tous que j’y fus, et c’étoit à qui me préviendroit de plus d’honnêtetés et de déférence, à quoi je répondis de manière à me les faire continuer, de manière que d’Achy, qui commanda le régiment par l’absence de Montfort et qui étoit aux couteaux tirés avec Puyrobert et ne se vouloit trouver nulle part avec lui, s’y laissa apprivoiser chez moi, mais sans se parler l’un à l’autre. Notre brigade joignoit l’infanterie à la gauche de la première ligne, et fut composée de notre régiment, de celui du duc de La Feuillade et de celui de Quoadt qui, parce que Montfort étoit aux carabiniers, en fut le brigadier. L’armée se forma et j’allai faire ma cour aux généraux et aux princes.

Le roi partit le 18 mai avec les dames, fit avec elles huit ou dix jours de séjour au Quesnoy, les envoya ensuite à Namur, et s’alla mettre à la tête de l’armée de M. de Boufflers, le 2 juin, avec laquelle il prit, le 7 du même mois, le camp de Gembloux ; en sorte qu’il n’y avoit pas demi lieue de sa gauche à la droite de M. de Luxembourg, et qu’on alloit et venoit en sûreté de l’une à l’autre. Le prince d’Orange étoit campé à l’abbaye de Parc, de manière qu’il n’y pouvoit recevoir de subsistances, et qu’il n’en pouvoit sortir sans avoir les deux armées du roi sur les bras. Il s’y retrancha à la hâte et se repentit bien de s’y être laissé acculer si promptement. On a su depuis qu’il écrivit plusieurs fois au prince de Vaudemont, son ami intime, qu’il étoit perdu et qu’il n’y avoit que par un miracle qu’il en pût échapper. Son armée étoit inférieure à la moindre des deux du roi, qui l’une et l’autre étoient abondamment pourvues d’équipages, de vivres et d’artillerie, et qui, comme on peut croire, étoient maîtresses de la campagne.

Dans une position si parfaitement à souhait pour exécuter de grandes choses et pour avoir quatre grands mois à en pleinement profiter, le roi déclara le 8 juin à M. de Luxembourg qu’il s’en retournoit à Versailles, qu’il envoyoit Monseigneur en Allemagne avec un gros détachement et le maréchal de Boufflers. La surprise du maréchal de Luxembourg fut sans pareille. Il représenta au roi la facilité de forcer les retranchements du prince d’Orange, et de le battre entièrement avec une de ses deux armées, et de poursuivre la victoire avec l’autre avec tout l’avantage de la saison et de n’avoir plus d’armée vis-à-vis de soi. Il combattit par un avantage présent, si certain et si grand, l’avantage éloigné de forcer dans Heilbronn le prince Louis de Bade ; et combien l’Allemagne seroit aisément en proie au maréchal de Lorges, si les Impériaux envoyoient de gros détachements en Flandre, qui n’y seroient pas même suffisants, et qui, n’y venant pas, laisseroient tous les Pays-Bas à la discrétion de ces deux armées. Mais la résolution étoit prise. Luxembourg, au désespoir de se voir échapper une si glorieuse et si facile campagne, se mit à deux genoux devant le roi et ne put rien obtenir. Mme de Maintenon avoit inutilement tâché d’empêcher le voyage du roi : elle en craignoit les absences ; une si heureuse ouverture de campagne y auroit retenu le roi longtemps pour en cueillir par lui-même les lauriers ; ses larmes à leur séparation, ses lettres après le départ furent plus puissantes et l’emportèrent sur les plus pressantes raisons d’État, de guerre et de gloire.

Le soir de cette funeste journée, M. de Luxembourg, outré de douleur, de retour chez lui, en fit confidence au maréchal de Villeroy, à M. le Duc et à M. le prince de Conti et à son fils, qui tous ne le pouvoient croire et s’exhalèrent en désespoir. Le lendemain 9 juin, qui que ce soit ne s’en doutoit encore. Le hasard fit que j’allai seul à l’ordre chez M. de Luxembourg, comme je faisois très-souvent, pour voir ce qui se passoit et ce qui se feroit le lendemain. Je fus très-surpris de n’y trouver pas une âme, et que tout étoit à l’armée du roi. Pensif et arrêté sur mon cheval, je ruminois sur un fait si singulier, et je délibérois entre m’en retourner ou pousser jusqu’à l’armée du roi, lorsque je vis venir de notre camp M. le prince de Conti seul aussi, suivi d’un seul page et d’un palefrenier avec un cheval de main. « Qu’est-ce que vous faites là ? » me dit-il, en me joignant, et riant de ma surprise ; il me dit qu’il s’en alloit prendre congé du roi et que je ferois bien d’aller avec lui en faire autant. « Que veut dire prendre congé ? » lui répondis-je. Lui tout de suite dit à son page et à son palefrenier de le suivre un peu de loin, et m’invita d’en dire autant au mien et à un laquais qui me suivoit. Alors il me conta la retraite du roi, mourant de rire, et malgré ma jeunesse la chamarra bien, parce qu’il ne se défioit pas de moi. J’écoutois de toutes mes oreilles, et mon étonnement inexprimable ne me laissoit de liberté que pour faire quelques questions. Devisant de la sorte, nous rencontrâmes toute la généralité qui revenoit. Nous les joignîmes, et tout aussitôt les deux maréchaux, M. le Duc, M. le prince de Conti, le prince de Tingry, Albergotti, Puységur s’écartèrent, mirent pied à terre et y furent une bonne demi-heure à causer, on peut ajouter à pester ; après quoi ils remontèrent à cheval et chacun poursuivit son chemin.

M. le duc de Chartres revint plus tard, et nous ne nous y amusâmes pas pour arriver encore à temps, moi toujours seul avec M. le prince de Conti, et ne cessant de nous entretenir d’un événement si étrange et si peu attendu. Arrivés chez le roi, nous trouvâmes la surprise peinte sur tous les visages, et l’indignation sur plusieurs. On servit presque aussitôt après. M. le prince de Conti monta pour prendre congé, et comme le roi descendoit le degré qui tomboit dans la salle du souper, le duc de La Trémoille me dit de monter au-devant du roi pour prendre congé aussi. Je le fis au milieu du degré. Le roi s’arrêta à moi et me fit l’honneur de me souhaiter une heureuse campagne. Le roi à table, je rejoignis M. le prince de Conti et nous remontâmes à cheval. Il étoit extrêmement poli et avec discernement. Il me dit qu’il avoit une permission à me demander, qui ne seroit pas trop honnête : c’étoit de descendre chez M. le Prince à qui il vouloit dire adieu, et franchement un peu causer avec lui, et cependant de vouloir bien l’attendre. Il fut environ trois quarts d’heure avec lui. En revenant au camp, nous ne fîmes que parler de cette nouvelle qui n’avoit éclaté que ce jour-là même, et le roi et Monseigneur partirent le lendemain pour Namur, d’où Monseigneur s’en alla en Allemagne, et le roi, accompagné des dames, retourna à Versailles pour ne revenir plus sur la frontière.

L’effet de cette retraite fut incroyable jusque parmi les soldats et même parmi les peuples. Les officiers généraux ne s’en pouvoient taire entre eux, et les officiers particuliers en parloient tout haut avec une licence qui ne put être contenue. Les ennemis n’en purent ni n’en voulurent contenir leur surprise et leur joie. Tout ce qui revenoit des ennemis n’étoit guère plus scandaleux que ce qui se disoit dans les armées, dans les villes, à la cour même par des courtisans, ordinairement si aises de se retrouver à Versailles, mais qui se faisoient honneur d’en être honteux, et on sut que le prince d’Orange avoit mandé à Vaudemont qu’une main qui ne l’avoit jamais trompé lui mandoit la retraite du roi ; mais que cela étoit si fort qu’il ne la pouvoit espérer ; puis, par un second billet, que sa délivrance étoit certaine, que c’étoit un miracle qui ne se pouvoit imaginer, et qui étoit le salut de son armée et des Pays-Bas, et l’unique par qui il pût arriver. Parmi tous ces bruits le roi arriva avec les dames, le 25 juin, à Versailles.

M. de Luxembourg, allant, le 14 juillet, reconnoître un fourrage de l’abbaye d’Heylesem où il étoit campé, fut averti de la marche de Tilly avec un corps de cavalerie de six mille hommes pour se poster en lieu d’incommoder ses convois. Là-dessus notre général fit monter à cheval dans la nuit quarante-quatre escadrons de sa droite, qui en étoit la plus à portée, avec des dragons, et marcha à eux avec les princes. On ne put arriver sur eux que le matin, parce que, avertis par un moine d’Heylesem, ils avoient monté à cheval : on les trouva sur une hauteur avec des ravines devant eux. Marsin, le chevalier du Rosel, et Sanguinet, exempt des gardes du corps, les attaquèrent par trois endroits avec chacun un détachement ; et Sanguinet, pour s’être trop pressé, fut culbuté et tué, et le duc de Montfort, qui étoit avec lui et le détachement des chevau-légers, fut très-dangereusement blessé de six coups de sabre, dont il fut et demeura balafré. Thianges, qui étoit accouru volontaire, y fut dangereusement blessé par les nôtres, qui, par son habit toujours bizarre, le prirent pour être des ennemis. Ils furent enfoncés et mis tellement en fuite, qu’on ne put presque faire de prisonniers.

Le maréchal de Villeroy alla ensuite prendre Huy avec un gros détachement de l’armée, que le reste couvrit avec M. de Luxembourg. Tout fut pris en trois jours ; on n’y perdit qu’un sous-ingénieur et quelques soldats. J’en vis sortir une assez mauvaise garnison de diverses troupes ; elle passa devant le maréchal de Villeroy, et fut fort inquiétée par nos officiers qui eurent, par la capitulation, la liberté de rechercher leurs déserteurs. Je visitai la place où on mit un commandant aux ordres de Guiscard, gouverneur de Namur. L’armée réunie fit ensuite quelques camps de passage, et prit enfin celui de Lexhy, à trois lieues de Liège. En arrivant, on commanda à l’ordre quantité de fascines par bataillon ; ce qui fit croire qu’on alloit marcher aux lignes de Liège. Cette opinion dura tout le lendemain ; mais le jour suivant, 28 juillet, il y eut, dans la fin de la nuit, ordre de les brûler et de se tenir prêts à marcher. L’armée, en effet, se mit en mouvement de grand matin pour grande chaleur, et vint passer le défilé de Warem, au débouché duquel elle fit halte.

Pendant ce temps-là je gagnai une grange voisine avec force officiers du Royal-Roussillon et quelques autres de la brigade, pour manger un morceau à l’abri du soleil. Comme nous finissions ce repas, arriva Boissieux, cornette de ma compagnie, qui revenoit de dehors avec Lefèvre, capitaine dans notre régiment, qui de gardeur de cochons étoit parvenu là à force de mérite et de grades, et qui ne savoit encore lire ni écrire, quoique vieux. C’étoit un des meilleurs partisans des troupes du roi, et qui ne sortoit jamais sans voir les ennemis, ou en rapporter des nouvelles sûres. Nous l’aimions, l’estimions et le considérions tous, et il l’étoit des généraux. Boissieux me dit tout joyeux que nous allions voir les ennemis ; qu’ils avoient reconnu leur camp au deçà de la Gette, et qu’il se passeroit sûrement une grande action. Nous le laissâmes aux prises avec ce qu’il y avoit encore à manger, et sur ces nouvelles nous montâmes à cheval. Un moment après je rencontrai Marsin, maréchal de camp, qui nous les confirma. Je m’en allai au moulin de Warem, dans lequel nos principaux généraux étoient montés avec M. le Duc et le maréchal de Joyeuse, tandis que M. de Luxembourg s’étoit avancé avec M. de Chartres et M. le prince de Conti. J’y montai aussi, et après m’être informé des nouvelles, je m’en allai rejoindre le Royal-Roussillon.

Voici la relation que je fis le lendemain de cette bataille, que j’envoyai à ma mère et à quelques amis :

Lundi 27 juillet, le maréchal de Joyeuse fut détaché du camp de Lexhy, à trois lieues de Liège, avec Montchevreuil, lieutenant général, et Pracomtal, maréchal de camp, deux brigades d’infanterie et quelques régiments de cavalerie, pour aller à nos lignes joindre quelques troupes qu’y commandoit La Valette, et s’opposer aux ennemis qui avoient exigé des contributions du côté d’Arras et de Lille. Le mardi 28, l’armée décampa, marcha sur Warem, dont elle traversa la petite ville, et le détachement du maréchal de Joyeuse séparément d’elle, mais les deux maréchaux ensemble. La tête de l’armée arrivant à une demi-lieue au delà, il vint plusieurs avis que le prince d’Orange étoit campé avec son armée au deçà de la Gette, qui est une petite rivière guéable en fort peu d’endroits, et dont les bords sont fort hauts et escarpés, et que cette armée n’étoit qu’à demi-lieue de Lave ou Lo, petite ville qui a une forteresse peu considérable dans des marais au delà de la Gette, et fort différente de Loo, maison de plaisance du prince d’Orange, qui en est bien loin en Hollande.

Sur ces nouvelles, M. de Luxembourg s’avança avec le maréchal de Villeroy, M. le duc de Chartres, M. le prince de Conti et fort peu d’autres, et quelques troupes pour tâcher de se bien assurer de la vérité de ces rapports. Une heure et demie après il manda au maréchal de Joyeuse, qui étoit resté à la tête de l’armée avec M. le Duc, et qui, pour voir de plus loin, étoit monté dans le moulin à vent de Warem, de marcher à lui avec l’armée, et d’y faire rentrer le détachement destiné à nos lignes. M. le prince de Conti revint qui confirma les nouvelles qu’on avoit eues de la position des ennemis, et se chargea de l’infanterie dont quelques brigades achevoient encore de passer le défilé de Warem. L’armée marcha fort vite, faisant néanmoins de temps en temps quelques haltes pour attendre l’infanterie, et sur les huit heures du soir arriva à trois lieues au delà de Warem, dans une plaine où les troupes furent mises en bataille. Peu de temps après elle se remit en colonne, s’avança un quart de lieue plus près de l’ennemi, et passa ainsi le reste de la nuit en colonne, tandis que l’infanterie et l’artillerie achevèrent d’arriver : c’étoit une chose charmante que la joie des troupes après plus de huit lieues de marche, et leur ardeur d’aller aux ennemis, dans le camp desquels on entendit beaucoup de bruit et de mouvement toute la nuit, ce qui fit craindre qu’ils se retiroient.

Sur les quatre heures du matin leur canon commença à se faire entendre ; nos batteries, disposées un peu trop loin à loin, ne purent être prêtes qu’une heure après, qu’on commença à se canonner vigoureusement ; et alors on reconnut que l’affaire seroit difficile. Les ennemis occupoient toutes les hauteurs, un village à droite et un autre village à gauche, dans lesquels ils s’étoient bien retranchés. Ils avoient fait aussi un long retranchement avec beaucoup de petites redoutes sur la hauteur, d’un village à l’autre jusqu’auprès d’un grand ravin à la droite, de manière qu’il falloit aller à eux par entre les deux villages, d’où il les falloit chasser, et qui étoient trop proches pour laisser de quoi s’étendre, ce qui obligeoit nos troupes d’être sur plusieurs lignes et leur causoit le désavantage d’être débordées surtout sur notre gauche ; et cependant les batteries qu’ils avoient disposées fort près à près sur le haut de leur retranchement, entre les deux villages, et beaucoup mieux disposées que les nôtres, fouettoient étrangement notre cavalerie, repliée très-confusément vis-à-vis, par la raison que je viens de dire.

M. le prince de Conti, le maréchal de Villeroy et beaucoup d’infanterie attaqua le village de notre droite, nommé Bas-Landen. Feuquières, lieutenant général, qui ne manquoit ni de capacité ni de courage, fut accusé de n’avoir voulu faire aucun mouvement. En même temps Montchevreuil, sous le maréchal de Joyeuse, qui tout à cheval arracha le premier cheval de frise, attaqua le village de notre gauche appelé Neerwinden, qui donna le nom à la bataille. Montchevreuil y fut tué, et fut remplacé par Rubentel, autre lieutenant général, et par le duc de Berwick, qui y fut pris. Ces deux attaques à la droite et à la gauche furent vivement repoussées, et sans le prince de Conti le désordre auroit été fort grand à celle de la droite. M. de Luxembourg, voyant l’infanterie presque rebutée, fit avancer toute la cavalerie au petit trot, comme pour forcer les retranchements du front ou d’entre les deux villages. L’infanterie ennemie qui les bordoit laissa approcher la cavalerie plus près que la portée du pistolet, et fit dessus une décharge si à propos, que les chevaux tournèrent bride et retournèrent plus vite qu’ils n’étoient venus. Ralliée à peine par ses officiers et les officiers généraux, elle fut ramenée avec la même furie, mais avec le même malheureux succès deux fois de suite. Ce n’étoit pas que M. de Luxembourg comptât de faire entrer la cavalerie dans ces retranchements qu’on pouvoit à peine escalader à pied ; mais il espéroit, par un mouvement général et audacieux de cette cavalerie, faire abandonner ces retranchements.

Voyant donc à ce coup sa cavalerie inutile et son infanterie repoussée deux fois : celle-ci des deux villages, et la cavalerie par trois fois des retranchements du front, et qui, durant plus de quatre heures, avoit essuyé un feu de canon terrible sans branler que pour resserrer les rangs à mesure que des files étoient emportées, il la porta un peu plus loin dans une espèce de petit fond, où le canon ne pouvoit les incommoder de volée, mais seulement de bonds, où elle demeura plus d’une grosse demi-heure. Alors les trois maréchaux, les trois princes, Albergotti et le duc de Montmorency, fils aîné de M. de Luxembourg, qu’on appeloit auparavant le prince de Tingry, se mirent ensemble dans ce même petit fond, peu éloigné de la cavalerie, presqu’à la tête du Royal-Roussillon. Le colloque fut vif à les voir et assez long, puis ils se séparèrent.

Alors on fit marcher les régiments des gardes françaises et suisses par derrière la cavalerie, M. le prince de Conti à leur tête, droit au village de Neerwinden, à notre gauche, qu’ils attaquèrent d’abordée avec furie. Dès qu’on vit qu’ils commençoient à emporter des jardinages et quelques maisons retranchées, on fit avancer la maison du roi, les carabiniers et toute la cavalerie. Chaque escadron défila par où il put, à travers les fossés relevés, les haies, les jardins, les houblonnières, les granges, les maisons dont on abattit ce que l’on put de murailles pour se faire des passages ; tandis que plus avant dans le village, l’infanterie, de part et d’autre, attaquoit et défendoit avec une vigueur extraordinaire. Cependant Harcourt, qui avoit un petit corps séparé que Guiscard avoit joint, étoit parti de six lieues de là, soit au bruit du canon, soit sur un ordre que M. de Luxembourg lui avoit envoyé, et commençoit à paroître dans la plaine tout à la gauche, à notre égard, de Neerwinden, mais encore dans l’éloignement. En même temps notre cavalerie commença à déboucher de ce village dans la plaine et à se remettre à mesure du désordre d’un si étrange défilé.

Tout cela ensemble ébranla les ennemis qui commencèrent à se retirer dans le retranchement du fond et à abandonner le village, le curé duquel eut tout ce grand et long spectacle du haut de son clocher où il s’étoit grimpé. Leur cavalerie, qui n’avoit point encore paru, sortit de derrière le retranchement du front et du village, s’avança en bon ordre dans la plaine où la nôtre débouchoit, et y fit d’abord plier des troupes d’élite, jusqu’alors invincibles, mais qui n’avoient pas eu le loisir de se former et de se bien mettre en bataille en sortant de ces fâcheux passages du village par où il avoit fallu défiler dans la plaine. Les gardes du prince d’Orange, ceux de M. de Vaudemont et deux régiments anglois en eurent l’honneur ; mais ils ne purent entamer ni faire perdre un pouce de terrain aux chevau-légers de la garde, peut-être plus heureusement débouchés dans la plaine et mieux placés et formés que les autres troupes. Leur ralliement fait en moins de rien, elles firent bientôt merveille, tandis que le reste de la cavalerie débouchoit et se formoit à mesure qu’ils sortoient du village.

M. le duc de Chartres chargea plusieurs fois à la tête de ses braves escadrons de la maison du roi avec une présence d’esprit et une valeur dignes de sa naissance, et il y fut une fois mêlé et y pensa demeurer prisonnier. Le marquis d’Arcy, qui avoit été son gouverneur, fut toujours auprès de lui en cette action, avec le sang-froid d’un vieux capitaine et tout le courage de la jeunesse, comme il avoit fait à Steinkerque. M. le Duc, à qui principalement fut imputé le parti de cette dernière tentative des régiments des gardes françaises et suisses pour emporter le village de Neerwinden, fut toujours entre le feu des ennemis et le nôtre. Cependant toute notre cavalerie, passée et formée dans la plaine, alla jusqu’à cinq différentes fois à la charge ; et à la fin, après une vigoureuse résistance de la cavalerie ennemie, la poussa jusqu’à la Gette, dans laquelle elle se précipita, et où un nombre infini fut noyé.

M. le prince de Conti, maître enfin de tout le village de Neerwinden, où il avoit reçu une contusion au côté et un coup de sabre sur la tête que le fer de son chapeau para, se mit à la tête de quelque cavalerie, la plus proche de la tête de ce village, avec laquelle il prit à revers en flanc le retranchement du front, aidé par l’infanterie qui avoit emporté enfin le village de Neerwinden, et acheva de faire prendre la fuite à ce qui étoit derrière ce long retranchement. Mais cette infanterie n’ayant pu les charger aussi vite, ni la cavalerie de notre gauche qui en étoit la plus éloignée, cette retraite des ennemis, quoique précipitée, ne laissa pas d’être belle. Un peu après quatre heures ou vers cinq heures après midi, tout fut achevé après douze heures d’action par un des plus ardents soleils de tout l’été.

J’interromprai ici pour un moment cette relation, pour dire un mot de moi-même. J’étois du troisième escadron du Royal-Roussillon, commandé par le premier capitaine du régiment, très-brave gentilhomme de Picardie, que nous aimions tous, qui s’appeloit Grandvilliers. Du Puy, autre capitaine, qui étoit à la droite de notre escadron, me pressa de prendre sa place par honneur, ce que je ne voulus pas faire. Il fut tué à une de nos cinq charges. J’avois deux gentilshommes : l’un avoit été mon gouverneur et étoit homme de mérite, l’autre écuyer de ma mère, cinq palefreniers avec des chevaux de main et un valet de chambre. Je fis trois charges sur un excellent courtaud bai brun, que je n’avois pas descendu depuis quatre heures du matin. Le sentant mollir, je me tournai pour en demander un autre. Alors je m’aperçus que ces gentilshommes n’y étoient plus. On cria à mes gens qui se trouvèrent assez près de l’escadron, et ce valet de chambre qui s’appeloit Bretonneau, que j’avois presque de mon enfance, me demanda brusquement s’il ne me donneroit pas un cheval aussi bien que ces deux messieurs qui avoient disparu il y avoit longtemps. Je montai un très-joli cheval gris, sur lequel je fis encore deux charges : j’en fus quitte en tout pour la croupière du courtaud coupée et un agrément d’or de mon habit bleu déchiré.

Mon ancien gouverneur m’avoit suivi, mais dès la première charge son cheval prit le mors aux dents, et l’ayant enfin rompu le portoit deux fois dans les ennemis si d’Achy ne l’eût arrêté l’une et un lieutenant l’autre. Le cheval fut blessé, et l’homme en prit un de cavalier. Il ne fut guère plus heureux après cette aventure. Il perdit sa perruque et son chapeau ; quelqu’un lui en donna un grand d’Espagnol qui avoit un chardon, auquel il ne pensa pas, et qui le fit passer par les armes des nôtres. Enfin il gagna les équipages où il attendit le succès de la bataille et ce que je serois devenu. Pour l’autre qui avoit disparu tout d’abord et n’avoit point essuyé d’aventure, il se trouva lorsque, tout étant plus que fini, j’allois manger un morceau avec force officiers du régiment et de la brigade, et s’approchant de moi, se félicita hardiment de m’avoir changé de cheval bien à propos. Cette effronterie me surprit et m’indigna tellement que je ne lui répondis pas un mot et ne lui en parlai jamais depuis ; mais voyant de quel bois ce brave se chauffoit, je m’en défis dès que je fus de retour de l’armée.

Mes gens, à la halte de la veille, avoient sagement sauvé un gigot de mouton et une bouteille de vin, sur la nouvelle d’une action prochaine. Je l’avois expédié le matin avec nos officiers qui, comme moi, n’avoient point eu à souper, et nous avions tous les dents bien longues lorsque nous aperçûmes, de loin, deux chevaux de bât couverts de jaune, qui rôdoient dans la plaine, avec deux ou trois hommes à cheval. Quelqu’un de nous se détacha après et vit mon maître d’hôtel qu’il ramena avec son convoi, qui nous fit à tous un plaisir extrême. Ce fut la première fois que d’Achy et Puyrobert s’embrassèrent de bon cœur et burent de même ensemble. Le dernier avoit montré une grande et judicieuse valeur. D’Achy en fut charmé, fit toutes les avances, et ils furent depuis toujours amis. Ils étoient les miens l’un et l’autre, et cette réconciliation sincère me fit un grand plaisir et à tous les officiers du régiment. Je venois d’écrire trois mots à ma mère, avec une écritoire et un morceau de papier que ce même valet de chambre avoit eu soin de mettre dans sa poche, et j’envoyai un laquais à ma mère tout à l’instant ; mais mille embarras le retardèrent et laissèrent passer à la tendresse de ma mère vingt-quatre heures de fort mauvais temps.

Quand nous eûmes mangé, je pris quelques anciens officiers avec moi pour aller visiter tout le champ de bataille et surtout les retranchements des ennemis. Il est incroyable qu’en si peu d’heures qu’ils eurent à les faire, dont la nuit couvrit la plupart, ils aient pu leur donner l’étendue qu’ils avoient entre les deux villages (ce que nous appelions ceux du front), la hauteur de quatre pieds, des fossés larges et profonds, la régularité partout par les flancs qu’ils y pratiquèrent et les petites redoutes qu’ils y semèrent, avec des portes et des ouvertures couvertes de demi-lunes de même. Les deux villages, naturellement environnés de fortes haies et de fossés, suivant l’usage du pays, étoient encore mieux fortifiés que tout le reste. La quantité prodigieuse de corps dont les rues, surtout de celui de Neerwinden, étoient plutôt comblées que jonchées, montroit bien quelle résistance on y avoit rencontrée ; aussi, la victoire si disputée coûta cher.

On y perdit Montchevreuil, lieutenant général, gouverneur d’Arras et lieutenant général d’Artois. Il étoit frère du chevalier de l’ordre, par conséquent fort bien avec le roi, dont il avoit le régiment d’infanterie. C’étoit un fort honnête homme et un bon officier général ; Lignery, maréchal de camp et lieutenant des gardes du corps, qui les commandoit ; milord Lucan, capitaine des gardes du corps du roi d’Angleterre ; le duc d’Uzès, qui eut les deux jambes emportées, et le prince Paul de Lorraine, dernier fils de M. de Lislebonne, colonels ; le premier d’infanterie, l’autre de cavalerie ; cinq brigadiers de cavalerie : Saint-Simon, mon parent éloigné, de la branche de Monbleru ; Montfort, notre mestre de camp, à la tête des carabiniers ; Quoadt, notre brigadier. Je le vis tuer d’un coup de canon devant nous dès le grand matin (le duc de La Feuillade devint par là commandant de notre brigade et s’en acquitta avec distinction ; il disparut un moment après et nous fûmes plus d’une demi-heure sans le revoir : c’est qu’il étoit allé faire sa toilette ; il revint poudré et paré d’un beau surtout rouge, fort brodé d’argent, et tout son ajustement et celui de son cheval étoient magnifiques) ; le comte de Montrevel, neveu du lieutenant général, et Boolen, qui avoit le Royal-Allemand ; Gournay, un des deux maréchaux de camp mis aux carabiniers ; Rebé, qui avoit Piémont, et brigadier ; Gassion, enseigne des gardes du corps et brigadier, et un grand nombre d’officiers particuliers. J’y perdis le marquis de Chanvalon, mon cousin germain, enseigne des gens d’armes de la garde, fils unique de la sœur de ma mère, qui ne s’en est jamais consolée.

Les blessés furent : M. le prince de Conti, très-légèrement ; le maréchal de Joyeuse et le duc de Montmorency de même ; le comte de Luxe, son frère, dangereusement ; le duc de La Rocheguyon, un pied fracassé ; le chevalier de Sillery, une jambe cassée, qui n’étoit là qu’à la suite de M. le prince de Conti, dont il étoit écuyer ; Fonville et Saillant, capitaines aux gardes, dont deux autres furent tués ; M. de Bournonville, dans les gens d’armes de la garde, fort blessé ; M. de Villequier, fort légèrement.

Artagnan, major des gardes françoises et major général de l’armée, fort bien avec M. de Luxembourg et encore mieux avec le roi, lui porta la nouvelle et en eut le gouvernement d’Arras et la lieutenance générale d’Artois. Le comte de Nassau-Saarbrück eut le Royal-Allemand, qui vaut beaucoup ; et le marquis d’Acier, devenu duc d’Uzès par la mort de son frère, eut ses gouvernements de Saintonge et d’Angoumois, d’Angoulême et de Saintes, et son régiment. Albergotti, favori de M. de Luxembourg, neveu de Magalotti, lieutenant général et gouverneur de Valenciennes, porta quelques jours après le détail. Il s’évanouit chez Mme de Maintenon, et tout à la mode qu’il fût se fit moquer de lui.

Les ennemis perdirent le prince de Barbançon, qui avoit défendu Namur ; les comtes de Solars et d’Athlone, généraux d’infanterie, et plusieurs autres officiers généraux. Le duc d’Ormond, le fils du comte d’Athlone furent pris ; Ruvigny l’a été et relâché dans l’instant ; on n’a pas fait semblant de le savoir ; et grand nombre d’officiers particuliers. On estime leur perte à plus de vingt mille hommes. On ne se trompera guère si on estime notre perte à près de la moitié. Nous avons pris tout leur canon, huit mortiers, beaucoup de charrettes d’artillerie et de caissons, et quantité d’étendards et de drapeaux et quelques paires de timbales. La victoire se peut dire complète.

Le prince d’Orange, étonné que le feu continuel et si bien servi de son canon n’ébranlât point notre cavalerie, qui l’essuya six heures durant sans branler et tout entière sur plusieurs lignes, vint aux batteries en colère, accusant le peu de justesse de ses pointeurs. Quand il eut vu l’effet, il tourna bride et s’écria : « Oh ! l’insolente nation ! » Il combattit presque jusqu’à la fin, et l’électeur de Bavière et lui se retirèrent par des ponts qu’ils avoient sur la Gette, quand ils virent qu’ils ne pouvoient plus raisonnablement rien espérer. L’armée du roi demeura longtemps comme elle se trouva, sur le terrain même où elle avoit combattu ; et vers la nuit marcha au camp marqué tout proche, le quartier général au village de Landen ou Land fermé. Plusieurs brigades prises de la nuit couchèrent en colonne comme elles se trouvèrent, marchant au camp, où elles entrèrent au jour, et la nôtre fut de ce nombre.