Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/7

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CHAPITRE VII.


Monseigneur, mal conseillé, n’attaque point les retranchements d’Heilbronn, dont le maréchal de Lorges est outré. — Monseigneur de retour du Rhin et Monsieur des côtes. — Succès à la mer. — Siège et prise de Charleroy par le maréchal de Villeroy. — Prise de Roses par le maréchal de Noailles. — Bataille de la Marsaille en Piémont. — J’arrive à Paris et j’achète un régiment de cavalerie. — Daquin, premier médecin du roi, chassé, et Fagon en sa place. — Fortune et mort de La Vauguyon. — Survivance de Pontchartrain. — Saint-Malo bombardé sans dommage. — Mariage du maréchal de Boufflers. — Dangeau, maître de l’ordre de Saint-Lazare. — Ordre de Saint-Louis.


J’allai de bonne heure au quartier général que je trouvai sortant du village. Je fis mon compliment à M. de Luxembourg : il étoit avec les princes, le maréchal de Villeroy et peu d’officiers généraux. Je les suivis à la visite d’une partie du champ de bataille, et même ils se promenèrent au delà de la Gette, où il se trouva quelques pontons. Je leur prêtai une lunette d’approche avec laquelle nous vîmes six ou sept escadrons des ennemis qui se retiroient fort vite encore, et passoient sous le canon de Lave ou Lo. Je causai fort avec M. le prince de Conti qui me montra sa contusion au côté, et qui ne me parut pas insensible à la gloire qu’il avoit acquise. Je fus ravi de celle de M. le duc de Chartres ; j’avois été comme élevé auprès de lui, et si l’inégalité permet ce terme, l’amitié s’étoit formée et liée entre lui et moi : c’étoit aussi celui que je voyois le plus souvent à l’armée. L’infection du champ de bataille l’en éloigna bientôt.

Les ennemis s’étoient retirés sous Bruxelles. M. de Luxembourg fut quelque temps à ne songer qu’au repos et à la subsistance de ses troupes. Ce beau laurier qu’il venoit de cueillir ne le mit pas à couvert du blâme. Il en essaya plus d’un : celui de la bataille même, et celui de n’en avoir pas profité. Pour la bataille, on lui reprochoit de l’avoir hasardée contre une armée si bien postée et si fortement retranchée, et avec la sienne quoique un peu supérieure, mais fatiguée et pour ainsi dire encore essoufflée de la longueur de la marche de la veille ; on l’accusoit, et non sans raison, d’avoir été plus d’une fois au moment de la perdre, et de ne l’avoir gagnée qu’à force d’opiniâtreté, de sang et de valeur française. Sur le fruit de la victoire, on ne se contraignit pas de dire qu’il n’avoit pas voulu l’achever de peur de terminer trop tôt une guerre qui le rendoit grand et nécessaire. La première se détruisoit aisément : il avoit des ordres réitérés de donner bataille, et il ne pouvoit imaginer que les ennemis eussent pu en une nuit si courte fortifier leur poste déjà trop bon par une telle étendue de retranchements si forts et si réguliers, qu’il n’aperçut que lorsque le jour parut auquel la bataille fut livrée. Sur l’autre accusation, je n’en sais pas assez pour en parler. Il est vrai qu’entre quatre et cinq tout fut fini, et les ennemis partie en retraite, partie en fuite. La Gette par là étoit en notre disposition. Nous avions des pontons tout prêts. Au delà, le pays est ouvert, et il y avoit assez de jour en juillet pour les suivre de près ; mais il est vrai que les troupes n’en pouvoient plus de la marche de la veille et de douze heures de combat, que les chevaux étoient à bout, ceux de trait surtout pour le canon et les vivres, et qu’on prétendit qu’on manquoit absolument de ce dernier côté pour aller en avant, et les charrettes composées étoient épuisées de munitions.

Cossé, prisonnier, fut renvoyé incontinent sur sa parole, et les ducs de Berwick et d’Ormond presque aussitôt échangés. On eut grand soin de nos blessés et le même des prisonniers qui l’étoient ; et de bien traiter ceux qui ne l’étoient pas et surtout de faire enlever du champ de bataille tout ce qui n’étoit pas mort et qu’on put emporter.

Le maréchal de Lorges passa le Rhin et prit la ville et le château d’Heidelberg, puis passa le Necker et prit Zuingenberg, où Vaubecourt eut un pied cassé et le prince d’Épinay a été dangereusement blessé. La jonction faite de Monseigneur, le maréchal de Lorges voulut attaquer Heilbronn : Monseigneur y trouva de la difficulté. Le maréchal s’y est opiniâtré, les a toutes levées et les troupes ne demandoient qu’à donner, lorsqu’un petit conseil particulier de Saint-Pouange et de M. le Premier [1] a tout arrêté. Le maréchal s’est mis en furie, mais Chaulny ayant été entraîné par les deux autres, et Monseigneur penchant fort de ce côté, il n’y a pas eu moyen de le résoudre, au grand regret des principaux généraux et de toutes les troupes. Le reste de la campagne se passa en subsistances abondantes, et Monseigneur revint de bonne heure avec ses trois conseillers pacifiques. Monsieur avec le maréchal d’Humières étoit revenu longtemps avant lui de Pontorson, où il s’étoit le plus fixé. Il avoit fait un tour en Bretagne, où le duc de Chaulnes l’avoit reçu et traité avec une magnificence royale. Monsieur eut des relois du roi à Dreux, et trouva Madame qui venoit d’avoir la petite vérole.

Tourville prit ou défit et dissipa presque toute la flotte marchande de Smyrne dont il battit le convoi, et fit encore plusieurs moindres expéditions, cette même campagne, qui coûtèrent fort cher aux Anglois et aux Hollandois. Rocke qui commandoit cette flotte eut près de cinquante vaisseaux brûlés ou coulés à fond, et vingt-sept pris, tous marchands et richement chargés : sur un seul de ceux qu’on prit la charge fut estimée cinq cent mille écus, et on croit la perte des ennemis de plus de trente millions. On prit aussi deux gros vaisseaux de guerre et on en coula bas deux autres. Coetlogon brûla les vaisseaux Anglois qui s’étoient retirés à Gibraltar.

Cependant les régiments vacants de Neerwinden furent donnés. Tous les capitaines du Royal-Roussillon avec Puyrobert, lieutenant-colonel à leur tête, m’étoient venus offrir d’écrire pour me demander, et le major, frère de notre maréchal de camp, s’y joignit ; ils me citèrent deux exemples où cela avoit réussi. Ils me pressèrent, et quoique je me sentisse fort flatté et à la sortie d’une grande action, je persévérai à leur en témoigner ma reconnoissance sans accepter leur offre. Je regardai ce régiment comme la fortune du chevalier de Montfort dont le frère l’avoit acheté. J’en écrivis à M. de Beauvilliers, et je pressai infiniment M. le duc de Chartres, qui commandoit la cavalerie, de le demander pour lui, qui me le fit espérer sans s’y engager tout à fait, pour se débarrasser de pareilles prières pour les autres régiments. Morstein, qui étoit bien avec lui, me dit devant lui qu’il se doutoit bien qui auroit ce régiment, et fut honteux de ce que M. de Chartres lui répondit. Praslin le demanda et l’obtint par Barbezieux qui étoit son ami. J’avois su qu’il le demandoit, je le lui avois dit et en même temps mes désirs pour notre major. Le jour que M. de Chartres le vint faire recevoir, Praslin vint m’éveiller, dîna chez moi, s’y tint toute la journée, et y soupa. Lui et le chevalier de Montfort se firent merveilles. M. le comte de Toulouse eut son régiment. D’Achy qui n’en eut point en fut outré et ne voulut ni voir Praslin ni en entendre parler. Je fis l’impossible pour le ramener de cette folie ; il la poussa jusqu’à ne vouloir manger ni chez moi ni à ma halte, qu’il ne fût bien assuré que ce dernier n’y seroit pas, quoiqu’il n’oubliât rien pour l’apprivoiser. Non seulement j’eus tout lieu de me louer de ce nouveau mestre de camp, mais l’amitié et la confiance se mirent entre nous et n’ont fini qu’avec lui.

Après divers camps de repos, de subsistances, d’observations, l’armée s’approcha de Charleroi ; le maréchal de Villeroy avec une partie de l’armée en fit le siège et ouvrit la tranchée du 15 au 16 septembre. M. de Luxembourg le couvrit avec l’autre partie de l’armée, de laquelle nous étions, mais assez près pour s’aller promener souvent au siège, et pour que les deux armées se communiquassent sans aucun besoin d’escorte. Le prince d’Orange ne songea pas à donner la moindre inquiétude. Le marquis d’Harcourt avec son corps un peu renforcé fut envoyé aux lignes que gardoit La Valette, vers où l’électeur de Bavière avoit marché avec un assez gros corps. Fort peu après, le prince d’Orange quitta l’armée, et s’en alla à Breda, puis chasser à Loo et de là à la Haye. Charleroi battit la chamade le dimanche matin 11 octobre. On y perdit fort peu de monde, et personne de distinction que le fils aîné de Broglio, qui étoit allé voir le marquis de Créqui à la tranchée. Castille, qui commandoit à Charleroi, s’est fort plaint de n’avoir point été secouru, contre la parole que le prince d’Orange et l’électeur de Bavière lui en avoient donnée. Il a obtenu la permission de passer par la France pour aller en Espagne, et ne veut plus servir sous eux. Boisselot, qui défendit si bravement Limerick en Irlande, eut le gouvernement de Charleroi sur-le-champ.

M. de Noailles prit Roses. Un gros détachement de son armée alla joindre le maréchal Catinat, et la gendarmerie y fut aussi de l’armée du Rhin. M. de Savoie faisoit mine d’assiéger Pignerol, et se contenta de le bombarder, Tessé dedans, de prendre et de faire sauter le fort de Sainte-Brigitte, après quoi il perdit une grande bataille le dimanche 4 octobre, près de l’abbaye de la Marsaglia. Clérembault en apporta la nouvelle. Le combat dura depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures après midi. On prétend qu’ils y ont perdu dix-sept mille hommes, trente-six pièces de canon, leurs bagages, cinquante étendards ou drapeaux. Les deux armées se cherchoient mutuellement. Au moment que le combat commença, M. Catinat s’aperçut que le dessein de M. de Savoie étoit tout sur sa gauche. Il y porta la gendarmerie et encore d’autres troupes qui n’y étoient pas attendues, et qui non seulement soutinrent tout l’effort que les ennemis espéroient imprévu, mais qui les renversèrent. Mais ce désordre se rétablit, et cette droite ennemie fit bien mieux que leur gauche, qui fut enfoncée : à la fin la victoire fut si complète, que la retraite des ennemis devint une fuite, et que M. de Savoie fut poursuivi jusqu’à la vue de Turin. M. Catinat avoit soixante-quinze escadrons et quarante-huit bataillons, et M. de Savoie quatre-vingts escadrons et quarante-cinq bataillons. Ceux des religionnaires françois ont combattu en désespérés et s’y sont presque tous fait tuer.

Caprara et Louvigny ne vouloient point que M. de Savoie donnât la bataille ; mais il s’y est opiniâtré, en fureur d’avoir vu brûler sa belle maison de la Verrerie par Buchevilliers deux jours auparavant. Le roi l’avoit très expressément ordonné, en représailles des feux que M. de Savoie avoit faits en Dauphiné et tout nouvellement dans la vallée de Pragelus, sans même pardonner aux églises. Nous y avons perdu La Hoguette, lieutenant général et très-bon, force officiers de gendarmerie, entre autres le chevalier de Druy, major fort au goût du roi, et quelques brigadiers et colonels. Les ennemis conviennent de la perte de douze mille hommes, dont deux mille prisonniers. Ce qui est resté de troupes espagnoles se retira dans le duché de Milan.

Le roi envoya Chamlay concerter avec le maréchal Catinat : c’étoit son homme de confiance de tout temps pour toutes les affaires de la guerre, et celui de M. de Louvois ; il le méritoit par sa capacité et son secret ; bon citoyen, la modestie et la simplicité même, avec beaucoup d’honneur et de probité ; d’ailleurs homme de fort peu et qui ne s’en cachoit pas. En partant, le roi le fit grand-croix de Saint-Louis à la place de Montchevreuil, tué à Neerwinden. Le duc de Schomberg mourut de ses blessures ; nous avons eu Varennes et Médavy, maréchaux de camp, fort blessés, et Ségur, capitaine de gendarmerie, une jambe emportée, plusieurs autres blessés. Nous eûmes huit ou neuf cents blessés et moins de deux mille morts. Nos Irlandois s’y distinguèrent. Le roi écrivit à MM. de Vendôme tous deux, et ne fit pas le même honneur à M. le Duc ni à M. le prince de Conti. Il est pourtant difficile que les uns aient mieux mérité à la Marsaille que les autres firent à Neerwinden. Cette différence ne les rapprocha pas et scandalisa fort tout le monde.

Charleroi rendu, après une fort belle défense, par une honorable capitulation, les trois princes s’en allèrent, et l’armée se mit dans les quartiers de fourrages en attendant ceux d’hiver. Dès qu’ils furent venus je ne songeai plus qu’à m’en aller, après avoir visité Tournay et sa belle citadelle. Je trouvai les chemins et les postes en grand désarroi, et entre autres aventures, je fus mené par un postillon sourd et muet qui m’embourba de nuit auprès du Quesnoy. Je passai à Noyon chez l’évêque, qui étoit un Clermont-Tonnerre, parent et ami de mon père, célèbre par sa vanité et les faits et dits qui en ont été les fruits. Toute sa maison étoit remplie de ses armes jusqu’aux plafonds et aux planchers ; des manteaux de comte et pair dans tous les lambris, sans chapeau d’évêque ; des clefs partout, qui sont ses armes, jusque sur le tabernacle de sa chapelle ; ses armes sur sa cheminée, en tableau avec tout ce qui se peut imaginer d’ornements, tiare, armures, chapeaux, etc., et toutes les marques des offices de la couronne ; dans sa galerie une carte que j’aurois prise pour un concile, sans deux religieuses aux deux bouts : c’étoient les premiers et les successeurs de sa maison ; et deux autres grandes cartes généalogiques avec ce titre de Descente de la très-auguste maison de Clermont-Tonnerre, des empereurs d’Orient, et à l’autre, des empereurs d’Occident. Il me montra ces merveilles, que j’admirai à la hâte dans un autre sens que lui ; et je gagnai Paris à grand-peine. Je pensai même demeurer à Pont-Sainte-Maxence, où tous les chevaux étoient retenus pour M. de Luxembourg. Je dis au maître de la poste que j’en étois gouverneur, comme il étoit vrai, et que je l’allois faire mettre au cachot s’il ne me donnoit des chevaux. J’aurois été bien empêché comment m’y prendre, mais il fut assez simple pour en avoir peur et me donner des chevaux.

J’avois fait amitié à l’armée avec le chevalier du Rosel, mestre de camp, grand partisan, et très-bon officier et fort estimé. C’étoit d’ailleurs un gentilhomme fort homme d’honneur. Il avoit eu le régiment du prince Paul, tué à Neerwinden. Peu de jours avant de nous séparer, il me confia que le roi mettoit en un seul corps les cent compagnies de carabiniers qui étoient les grenadiers de la cavalerie, que ce corps se séparoit en cinq brigades avec chacune son mestre de camp et son état-major, et que le tout étoit donné à M. du Maine, qui avoit fait l’impossible, et le roi aussi, pour que le comte d’Auvergne lui vendît sa charge de colonel général de la cavalerie, à quoi rien ne l’avoit pu résoudre. Du Rosel ajouta qu’il savoit qu’il avoit une de ces brigades, dont notre d’Achy eut aussi une, et qu’il auroit son régiment à vendre, que je tâchasse de l’avoir, et que pour le droit d’avis il me demandoit vingt-six mille livres, au lieu du prix fixé de vingt-deux mille cinq cents livres. Je trouvai l’avis salutaire et j’en remerciai fort du Rosel. En arrivant à Paris, je trouvai la chose publique. J’écrivis à M. de Beauvilliers, et j’eus un régiment dans les premières vingt-quatre heures que je fus arrivé, dont je remerciai le roi en lui faisant ma révérence d’arrivée. Je tins parole à du Rosel et lui payai vingt-six mille livres sans que personne le sût, et nous avons été amis toute sa vie. C’étoit un des galants hommes que j’aie connus ; il avoit un frère plus avancé que lui, qui valoit beaucoup aussi, quoique le cadet lui fût supérieur et reconnu pour tel.

Je trouvai un changement à la cour qui la surprit fort. Daquin, premier médecin du roi, créature de Mme de Montespan, n’avoit rien perdu de son crédit par l’éloignement final de la maîtresse, mais il n’avoit jamais pu prendre avec Mme de Maintenon, à qui tout ce qui sentoit cet autre côté fut toujours plus que suspect. Daquin étoit grand courtisan, mais reître, avare, avide, et qui vouloit établir sa famille en toute façon. Son frère, médecin ordinaire, étoit moins que rien : et le fils du premier médecin, qu’il poussoit par le conseil et les intendances, valoit encore moins. Le roi peu à peu se lassoit de ses demandes et de ses importunités. Lorsque M. de Saint-Georges passa de Tours à Lyon, par la mort du frère du premier maréchal de Villeroy, commandant et lieutenant de roi de cette province et proprement le dernier seigneur de nos jours, Daquin avoit un fils abbé, de très-bonnes mœurs, de beaucoup d’esprit et de savoir, pour lequel il osa demander Tours de plein saut, et en presser le roi avec la dernière véhémence. Ce fut l’écueil où il se brisa ; Mme de Maintenon profita du dégoût où elle vit le roi d’un homme qui demandoit sans cesse, et qui avoit l’effronterie de vouloir faire son fils tout d’un coup archevêque al despetto de tous les abbés de la première qualité, et de tous les évêques du royaume ; et Tours en effet fut donné à l’abbé d’Hervault, qui avoit été longtemps auditeur de rote avec réputation, et qui y avoit bien fait. C’étoit un homme de condition, bien allié, et qui dans cet archevêché a grandement soutenu tout le bien qu’il y promettoit.

Mme de Maintenon, qui vouloit tenir le roi par toutes les avenues, et qui considéroit celle d’un premier médecin habile et homme d’esprit comme une des plus importantes, à mesure que le roi viendroit à vieillir et sa santé à s’affaiblir, sapoit depuis longtemps Daquin, et saisit ce moment de la prise si forte qu’il donna sur lui et de la colère du roi ; elle le résolut à le chasser, et en même temps à prendre Fagon en sa place. Ce fut un mardi, jour de la Toussaint, qui étoit le jour du travail chez elle de Pontchartrain, qui outre la marine avoit Paris, la cour et la maison du roi en son département. Il eut donc ordre d’aller le lendemain avant sept heures du matin chez Daquin lui dire de se retirer sur-le-champ à Paris ; que le roi lui donnoit six mille livres de pension, et à son frère médecin ordinaire, trois mille livres pour se retirer aussi, et défense au premier médecin de voir le roi et de lui écrire. Jamais le roi n’avoit tant parlé à Daquin que la veille à son souper et à son coucher, et n’avoit paru le mieux traiter. Ce fut donc pour lui un coup de foudre qui l’écrasa sans ressource. La cour fut fort étonnée et ne tarda pas à s’apercevoir d’où cette foudre partoit, quand on vit, le jour des Morts, Fagon déclaré premier médecin par le roi même qui le lui dit à son lever, et qui apprit par là la chute de Daquin à tout le monde qui l’ignoroit encore, et qu’il n’y avoit pas deux heures que Daquin lui-même l’avoit apprise. Il n’étoit point malfaisant, et ne laissa pas à cause de cela d’être plaint et d’être même visité dans le court intervalle qu’il mit à s’en aller à Paris.

Fagon étoit un des beaux et des bons esprits de l’Europe, curieux de tout ce qui avoit trait à son métier, grand botaniste, bon chimiste, habile connoisseur en chirurgie, excellent médecin et grand praticien. Il savoit d’ailleurs beaucoup ; point de meilleur physicien que lui ; il entendoit même bien les différentes parties des mathématiques. Très désintéressé, ami ardent, mais ennemi qui ne pardonnoit point, il aimoit la vertu, l’honneur, la valeur, la science, l’application, le mérite, et chercha toujours à l’appuyer sans autre cause ni liaison, et à tomber aussi rudement sur tout ce qui s’y opposoit, que si on lui eût été personnellement contraire. Dangereux aussi parce qu’il se prévenoit très-aisément en toutes choses, quoique fort éclairé, et qu’une fois prévenu, il ne revenoit presque jamais ; mais s’il lui arrivoit de revenir, c’étoit de la meilleure foi du monde et faisoit tout pour réparer le mal que sa prévention avoit causé. Il étoit l’ennemi le plus implacable de ce qu’il appeloit charlatans, c’est-à-dire des gens qui prétendoient avoir des secrets et donner des remèdes, et sa prévention l’emporta beaucoup trop loin de ce côté-là. Il aimoit sa Faculté de Montpellier, et en tout la médecine, jusqu’au culte. À son avis il n’étoit permis de guérir que par la voie commune des médecins reçus dans les Facultés dont les lois et l’ordre lui étoient sacrés ; avec cela délié courtisan, et connoissant parfaitement le roi, Mme de Maintenon, la cour et le monde. Il avoit été le médecin des enfants du roi, depuis que Mme de Maintenon en avoit été gouvernante ; c’est là que leur liaison s’étoit formée. De cet emploi il passa aux enfants de France, et ce fut d’où il fut tiré pour être premier médecin. Sa faveur et sa considération, qui devinrent extrêmes, ne le sortirent jamais de son état ni de ses mœurs, toujours respectueux et toujours à sa place.

Un autre événement surprit moins qu’il ne fit admirer les fortunes. Le dimanche 29 novembre, le roi sortant du salut apprit, par le baron de Beauvois, que La Vauguyon s’étoit tué le matin de deux coups de pistolet dans son lit, qu’il se donna dans la gorge, après s’être défait de ses gens sous prétexte de les envoyer à la messe. Il faut dire un mot de ces deux hommes : La Vauguyon étoit un des plus petits et des plus pauvres gentilshommes de France. Son nom étoit Bétoulat, et il porta le nom de Fromenteau. C’étoit un homme parfaitement bien fait, mais plus que brun et d’une figure espagnole. Il avoit de la grâce, une voix charmante, qu’il savoit très-bien accompagner du luth et de la guitare, avec cela le langage des femmes, de l’esprit et insinuant.

Avec ces talents et d’autres plus cachés mais utiles à la galanterie, il se fourra chez Mme de Beauvois, première femme de chambre de la reine mère et dans sa plus intime confidence, et à qui tout le monde faisoit d’autant plus la cour qu’elle ne s’étoit pas mise moins bien avec le roi, dont elle passoit pour avoir eu le pucelage. Je l’ai encore vue vieille, chassieuse et borgnesse, à la toilette de Mme la dauphine de Bavière où toute la cour lui faisoit merveilles, parce que de temps en temps elle venoit à Versailles, où elle causoit toujours avec le roi en particulier, qui avoit conservé beaucoup de considération pour elle. Son fils, qui s’étoit fait appeler le baron de Beauvois, avoit la capitainerie des plaines d’autour de Paris. Il avoit été élevé, au subalterne près, avec le roi ; il avoit été de ses ballets et de ses parties, et galant, hardi, bien fait, soutenu par sa mère et par un goût personnel du roi, il avoit tenu son coin, mêlé avec l’élite de la cour, et depuis traité du roi toute sa vie avec une distinction qui le faisoit craindre et rechercher. Il étoit fin courtisan et gâté, mais ami à rompre des glaces auprès du roi avec succès, et ennemi de même ; d’ailleurs honnête homme et toutefois respectueux avec les seigneurs. Je l’ai vu encore donner les modes.

Fromenteau se fit entretenir par la Beauvois, et elle le présentoit à tout ce qui venoit chez elle, qui là et ailleurs, pour lui plaire, faisoit accueil au godelureau. Peu à peu elle le fit entrer chez la reine mère, puis chez le roi, et il devint courtisan par cette protection. De là il s’insinua chez les ministres. Il montra de la valeur volontaire à la guerre, et enfin il fut employé auprès de quelques princes d’Allemagne. Peu à peu il s’éleva jusqu’au caractère d’ambassadeur en Danemark, et il alla après ambassadeur en Espagne. Partout on en fut content, et le roi lui donna une des trois places de conseiller d’État d’épée, et, au scandale de sa cour, le fit chevalier de l’ordre en 1688. Vingt ans auparavant il avoit épousé la fille de Saint-Mégrin dont j’ai parlé ci-devant à propos du voyage qu’il fit à Blaye de la part de la cour, pendant les guerres de Bordeaux, auprès de mon père ; ainsi je n’ai pas besoin de répéter qui elle étoit, sinon qu’elle étoit veuve avec un fils de M. du Broutay, du nom de Quelen, et que cette femme étoit la laideur même. Par ce mariage, Fromenteau s’étoit seigneurifié et avoit pris le nom de comte de La Vauguyon. Tant que les ambassades durèrent et que le fils de sa femme fut jeune, il eut de quoi vivre ; mais quand la mère se vit obligée de compter avec son fils, ils se trouvèrent réduits fort à l’étroit. La Vauguyon, comblé d’honneurs bien au delà de ses espérances, représenta souvent au roi le misérable état de ses affaires, et n’en tiroit que de rares et très-médiocres gratifications.

La pauvreté peu à peu lui tourna la tête, mais on fut très-longtemps sans s’en apercevoir. Une des premières marques qu’il en donna fut chez Mme Pellot, veuve du premier président du parlement de Rouen, qui avoit tous les soirs un souper et un jeu uniquement pour ses amis en petit nombre. Elle ne voyoit que fort bonne compagnie, et La Vauguyon y étoit presque tous les soirs. Jouant au brelan, elle lui fit un renvi[2] qu’il ne tint pas. Elle l’en plaisanta, et lui dit qu’elle étoit bien aise de voir qu’il étoit un poltron. La Vauguyon ne répondit mot, mais, le jeu fini, il laissa sortir la compagnie et quand il se vit seul avec Mme Pellot, il ferma la porte au verrou, enfonça son chapeau dans sa tête, l’accula contre sa cheminée, et lui mettant la tête entre ses deux poings, lui dit qu’il ne savoit ce qui le tenoit qu’il ne la lui mit en compote, pour lui apprendre à l’appeler poltron. Voilà une femme bien effrayée, qui, entre ses deux poings, lui faisoit des révérences perpendiculaires et des compliments tant qu’elle pouvoit, et l’autre toujours en furie et en menaces. À la fin il la laissa plus morte que vive et s’en alla. C’étoit une très-bonne et très-honnête femme, qui défendit bien à ses gens de la laisser seule avec La Vauguyon, mais qui eut la générosité de lui en garder le secret jusqu’après sa mort, et de le recevoir chez elle à l’ordinaire, où il retourna comme si de rien n’eût été.

Longtemps après, rencontrant sur les deux heures après midi M. de Courtenay, dans ce passage obscur à Fontainebleau, qui, du salon d’en haut devant la tribune, conduit à une terrasse le long de la chapelle, lui fit mettre l’épée à la main, quoi que l’autre lui pût dire sur le lieu où ils étoient et sans avoir jamais eu occasion ni apparence de démêlé. Au bruit des estocades, les passants dans ce grand salon accoururent et les séparèrent, et appelèrent des Suisses de la salle des gardes de l’ancien appartement de la reine mère, où il y en avoit toujours quelques-uns et qui donnoit dans le salon. La Vauguyon, dès lors chevalier de l’ordre, se débarrassa d’eux et courut chez le roi, tourne la clef du cabinet, force l’huissier, entre, et se jette aux pieds du roi, en lui disant qu’il venoit lui apporter sa tête. Le roi, qui sortoit de table, chez qui personne n’entroit jamais que mandé, et qui n’aimoit pas les surprises, lui demanda avec émotion à qui il en avoit. La Vauguyon, toujours à genoux, lui dit qu’il a tiré l’épée dans sa maison, insulté par M. de Courtenay, et que son honneur a été plus fort que son devoir. Le roi eut grand-peine à s’en débarrasser, et dit qu’il verroit à éclaircir cette affaire, et un moment après les envoya arrêter tous deux par des exempts du grand prévôt, et mener dans leurs chambres. Cependant on amena deux carrosses, qu’on appeloit de la pompe, qui servoient à Bontems et à divers usages pour le roi, qui étoient à lui, mais sans armes et avoient leurs attelages. Les exempts qui les avoient arrêtés les mirent chacun dans un de ces carrosses et l’un d’eux avec chacun, et les conduisirent à Paris à la Bastille, où ils demeurèrent sept ou huit mois, avec permission au bout du premier mois d’y voir leurs amis, mais traités tous deux en tout avec une égalité entière. On peut croire le fracas d’une telle aventure : personne n’y comprenoit rien. Le prince de Courtenay étoit un fort honnête homme, brave, mais doux, et qui n’avoit de la vie eu querelle avec personne. Il protestoit qu’il n’en avoit aucune avec La Vauguyon, et qu’il l’avoit attaqué et forcé de mettre l’épée à la main, pour n’en être pas insulté ; d’autre part on ne se doutoit point encore de l’égarement de La Vauguyon, il protestoit de même que c’étoit l’autre qui l’avoit attaqué et insulté : on ne savoit donc qui croire, ni que penser. Chacun avoit ses amis, mais personne ne put goûter l’égalité si fort affectée en tous les traitements faits à l’un et à l’autre. Enfin, faute de meilleur éclaircissement et la faute suffisamment expiée, ils sortirent de prison, et peu après reparurent à la cour.

Quelque temps après, une nouvelle escapade mit les choses plus au net. Allant à Versailles, La Vauguyon rencontre un palefrenier de la livrée de M. le Prince, menant un cheval de main tout sellé, allant vers Sèvres et vers Paris. Il arrête, appelle, met pied à terre et demande à qui est le cheval. Le palefrenier répond qu’il est à M. le Prince. La Vauguyon lui dit que M. le Prince ne trouvera pas mauvais qu’il le monte, et saute au même temps dessus. Le palefrenier bien étourdi ne sait que faire à un homme à qui il voit un cordon bleu par-dessus son habit et sortant de son équipage, et le suit. La Vauguyon prend le petit galop jusqu’à la porte de la Conférence, gagne le rempart et va mettre pied à terre à la Bastille, donne pour boire au palefrenier et le congédie. Il monte chez le gouverneur à qui il dit qu’il a eu le malheur de déplaire au roi et qu’il le prie de lui donner une chambre. Le gouverneur bien surpris lui demande à son tour à voir l’ordre du roi, et sur ce qu’il n’en a point, plus étonné encore, résiste à toutes ses prières, et par capitulation le garde chez lui en attendant réponse de Pontchartrain, à qui il écrit par un exprès. Pontchartrain en rend compte au roi, qui ne sait ce que cela veut dire, et l’ordre vient au gouverneur de ne point recevoir La Vauguyon, duquel, malgré cela, il eut encore toutes les peines du monde à se défaire. Ce trait et cette aventure du cheval de M. le Prince firent grand bruit et éclaircirent fort celle de M. de Courtenay. Cependant, le roi fit dire à La Vauguyon qu’il pouvoit reparaître à la cour, et il continua d’y aller comme il faisoit auparavant, mais chacun l’évitoit et on avoit grand-peur de lui, quoique le roi par bonté affectât de le traiter bien.

On peut juger que ces dérangements publics n’étoient pas sans d’autres domestiques qui demeuroient cachés le plus qu’il étoit possible. Mais ils devinrent si fâcheux à sa pauvre femme, bien plus vieille que lui et fort retirée, qu’elle prit le parti de quitter Paris et de s’en aller dans ses terres. Elle n’y fut pas bien longtemps, et y mourut tout à la fin d’octobre, à la fin de cette année. Ce fut le dernier coup qui acheva de faire tourner la tête à son mari : avec sa femme il perdoit toute sa subsistance ; nul bien de soi et très peu du roi. Il ne la survécut que d’un mois. Il avoit soixante-quatre ans, près de vingt ans moins qu’elle, et n’eut jamais d’enfants. On sut que les deux dernières années de sa vie il portoit des pistolets dans sa voiture et en menaçoit souvent le cocher ou le postillon, en joue, allant et venant de Versailles. Ce qui est certain c’est que, sans le baron de Beauvois qui l’assistoit de sa bourse et prenoit fort soin de lui, il se seroit souvent trouvé aux dernières extrémités, surtout depuis le départ de sa femme. Beauvois en parloit souvent au roi, et il est inconcevable qu’ayant élevé cet homme au point qu’il avoit fait et lui ayant toujours témoigné une bonté particulière, il l’ait persévéramment laissé mourir de faim et devenir fou de misère.

L’année finit par la survivance de la charge de secrétaire d’État de M. de Pontchartrain, à M. de Maurepas, son fils, qui étoit conseiller aux requêtes du palais, et n’avoit pas vingt ans, borgne de la petite vérole. Il est seul, et a perdu un aîné dont le père et la mère ne se consolent point.

À propos de cette charge, les ennemis bombardèrent Saint-Malo presque en même temps, sans presque autres dommages que toutes les vitres de la ville cassées par le bruit terrible d’une espèce de machine infernale qui s’ouvrit et sauta avant d’être à portée. M. de Chaulnes et le duc de Coislin qui étoit allé présider aux états, y étoient accourus avec force officiers de marine et beaucoup de noblesse. Le maréchal de Boufflers épousa la fille du duc de Grammont, à Paris, et le roi donna à Dangeau la grande maîtrise de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel et de celui de Saint-Lazare unis, comme l’avoit Nerestang lorsqu’il la remit entre les mains du roi, qui en fit M. de Louvois son grand vicaire. L’hiver précédent le roi avoit institué l’ordre de Saint-Louis, et c’est ce qui donna lieu à donner à un particulier la grande maîtrise de Saint-Lazare. Ces deux ordres sont si connus que je ne m’arrêterai pas à les expliquer ; je remarquerai seulement que le roi, qui, faute d’assez de récompenses effectives, étoit fort attentif à en faire de tout ce qui pouvoit amuser l’émulation, se montra fort jaloux de faire valoir ce nouvel ordre de Saint-Louis en toutes les manières qui lui furent possibles. Il déclara aussi chevalier du Saint-Esprit le marquis d’Arquien, aux instances les plus vives du roi et de la reine de Pologne, sa fille, auprès de laquelle il vivoit, et qui n’avoit jamais pu réussir à le faire faire duc.

L’année finit par l’arrivée de MM. de Vendôme de l’armée du maréchal Catinat. On remarqua d’autant mieux combien ils furent bien reçus, qu’on avoit été plus surpris de ce que M. le Duc, quoique gendre du roi, l’avoit été médiocrement, M. le prince de Conti très-froidement, et M. de Luxembourg, comme s’il n’avoit point fait parler de lui de toute la campagne dont le roi ne l’entretint, et encore peu, que plus de quinze jours après son arrivée.


  1. On appeloit M. le Premier le premier écuyer de la petite écurie du roi. C’étoit à cette époque Jacques-Louis de Beringhen.
  2. Terme de jeu. On appelle renvi ce que l’on ajoutoit à la somme engagée.