Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/5

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CHAPITRE V.


Obsèques pontificales à Rome pour le Dauphin. — Époque et date de leur cessation à Rome et à Paris pour les papes et pour nos rois. — Étrange pensée de l’archevêque de Reims sur le duc de Noailles. — Pourquoi [il était] mal avec les Noailles. — Embarras du P. La Rue qui surprend étrangement le roi du changement de confesseur. — Appareil funèbre chez la Dauphine. — Prétentions des évêques refusées. — Règles de ces choses. — Carreau et goupillon, à qui donnés et par qui présentés. — Annonce à haute voix ; pour qui. — Garde par les dames, et quelle. — Première garde ; comment réglée par le roi entre les duchesses et la maison de Lorraine. — Eau bénite de peu du sang royal et du comte de Toulouse, et point d’autres. — Le corps du Dauphin porté sans cérémonie près de celui de la Dauphine. — Transport en cérémonie des deux cœurs au Val-de-Grâce. — Mgr le duc de Bretagne Dauphin. — Madame entre les soirs dans le cabinet du roi après le souper. — M. le duc d’Orléans, seul de tous les princes, donne en cérémonie l’eau bénite au Dauphin. — Convoi des deux corps à Saint-Denis en cérémonie. — Retour du roi à Versailles, où il voit en passant la foule des mantes et des manteaux, qui vont après chez tout le sang royal sans ordre et pour la première fois. — Privance de la duchesse du Lude. — Le roi voit à la fois tous les ministres étrangers en manteaux ; reçoit les harangues des autres. — Extrémité des deux jeunes fils de France, qui sont nommés sans cérémonie. — Mort du petit Dauphin. — Le roi d’aujourd’hui comment sauvé. — Le corps et le cœur du petit Dauphin portés sans cérémonie près de ceux de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine. — M. le duc d’Anjou, aujourd’hui roi, succède au titre et au rang de Dauphin. — Douleur de M. le duc de Berry, et en Espagne. — Singularité des obsèques jusqu’à Saint-Denis. — Deuil aussi singulier que ces obsèques. — État du duc de Beauvilliers et le mien. — Cassette du Dauphin qui me met en grand péril, dont l’adresse du duc de Beauvilliers me sauve.


La consternation fut vraie et générale. Elle pénétra les terres et les cours étrangères. Tandis que les peuples pleuroient celui qui ne pensoit qu’à leur soulagement, et toute la France un prince qui ne vouloit régner que pour la rendre heureuse et florissante, les souverains de l’Europe pleurèrent publiquement celui qu’ils regardoient déjà comme leur exemple, et que ses vertus alloient rendre leur arbitre, et le modérateur paisible et révéré des nations. Le pape en fut si touché qu’il résolut de lui-même, et sans aucune sorte d’office, de passer par-dessus toutes les règles et les formalités de sa cour, et il en fut unanimement applaudi. Il tint exprès un consistoire, il y déplora la perte infinie que faisoit l’Église et toute la chrétienté ; il fit un éloge complet du prince qui causoit leurs justes regrets et ceux de toute l’Europe. Il y déclara enfin que, passant, en faveur de ses extraordinaires vertus et de la douleur publique ; par-dessus toute coutume, il en feroit lui-même dans sa chapelle les obsèques publiques et solennelles. Il en indiqua tout de suite le jour ; le sacré collége et toute la cour romaine y assista, et tous applaudirent à un honneur si insolite. Il avoit toujours été rendu réciproquement aux papes en France et à nos rois à Rome, mais non à leurs enfants, jusqu’à la mort d’Henri III.

Sixte V, qui avoit ouvert les yeux au célèbre duc de Nevers qui l’étoit allé consulter sur la Ligue, et qui lui-même ne l’avoit favorisée que le moins qu’il avoit pu, qui loua publiquement Henri III de s’être défait du duc de Guise, devint furieux deux jours après, lorsqu’il apprit que le cardinal de Guise avoit eu le même sort. Il excommunia Henri III, et quoi que ce prince pût faire dans le peu de temps que les Guise le laissèrent vivre depuis, il demeura excommunié même après sa mort, quoique, dans le court espace qu’il vécut après avoir été frappé, il eût fait tout ce qui lui fut possible pour mourir en bon chrétien, qu’il eût été réconcilié à l’Église, et qu’il eût reçu tous les sacrements. Tout ce que la reine sa veuve fit de démarches à Rome par le célèbre d’Ossat depuis cardinal, toute l’adresse, l’éloquence, la force des raisons et des offices qu’il y employa, toute la considération personnelle que ce grand’homme s’y étoit acquise, furent inutiles pour obtenir les obsèques accoutumées pour nos rois. En revanche, on cessa en France de les faire pour les papes, et réciproquement il n’y en a pas eu depuis. C’est ce qui ajouta beaucoup à celles que Clément XI, et de lui-même, voulut faire pour ce sublime Dauphin, et auxquelles tout Rome applaudit contre ses plus opiniâtres maximes, qui la rendent si politiquement invariable pour tout ce qui est du cérémonial. De douloureuses choses me ramènent sur mes pas. La Dauphine mourut comme je l’ai dit, à Versailles, le vendredi 12 février, entre huit et neuf heures du soir. J’étois retiré dans ma chambre, pénétré de cette perte ; l’archevêque de Reims, qui entroit chez moi à toute heure, y arriva et me trouva seul. Il étoit affligé, comme il n’étoit personne qui pût s’en défendre, il l’étoit de plus de la perte de la charge de dame d’atours qu’avoit la comtesse de Mailly, sa belle-sœur, avec laquelle il étoit intimement de tout temps. Il savoit par elle l’aventure de la tabatière. Le roi ne faisoit presque que de partir, et il s’étoit trouvé dans la chambre de la pauvre princesse, tout pendant que le roi y avoit demeuré, et il y étoit longtemps auparavant. Il me conta d’entrée que le duc de Noailles, qui étoit en quartier de capitaine des gardes, y étoit venu avant le roi, qu’il lui avoit vu un air embarrassé, le regard curieux, une décision fort nette et trop sereine que cela ne pouvoit aller loin, un examen attentif et quelque chose de fort composé dans toute sa personne ; qu’il étoit demeuré assez longtemps, et s’en étoit allé pour y revenir fort peu après avec le roi, où, à travers son embarras qui subsistoit, le contentement perçoit ; enfin il m’en parla comme lui en attribuant tout le malheur, et me le dit nettement.

Il faut remarquer que tous ces Mailly ne pouvoient souffrir les Noailles ; la jalousie les rongeoit de la préférence qu’ils avoient sur eux chez Mme de Maintenon, et leur manie étoit de trouver fort mauvais que la comtesse de Mailly, fille de son cousin germain, n’en eût pas été traitée en parfaite égalité de fortune, comme la fille unique de son propre frère. À cette émulation qui formoit leur haine, l’archevêque en joignoit une particulière. Avant son épiscopat, il avoit été député du second ordre à une assemblée du clergé. Il vouloit parvenir, et il s’étoit livré aux jésuites. Il arriva une affaire où il s’opposa fièrement au cardinal de Noailles, qui présidoit à l’assemblée, et qui étoit alors dans sa grande faveur. Surpris de se voir résister en face par un abbé, il voulut s’expliquer, et lui faire honnêtement entendre raison. L’abbé n’en poussa que plus vertement sa pointe, et même avec peu de mesure. Alors le cardinal piqué le malmena de façon que l’autre ne le lui pardonna jamais. Lui-même autrefois m’avoit conté la querelle, et souvent depuis témoigné qu’il ne l’oublieroit jamais. Je l’en fis souvenir alors pour le rendre suspect à lui-même ; mais, voyant qu’il s’animoit de plus en plus à me vouloir persuader, je lui dis que personne ne le pouvoit jamais être que le duc de Noailles pût être capable d’une horreur aussi abominable ; aussi peu qu’il eût aucun intérêt en la mort de la Dauphine, lui qui toute sa vie en avoit été si bien traité ; qui avoit trois sœurs, dames du palais, ses favorites ; qui avoit tant d’intérêt en la vie de Mme de Maintenon qui, à son âge, soutiendroit difficilement cette perte ; enfin, outre ces raisons démonstratives, toutes celles dont je pus m’aviser. Je n’y gagnai rien ; la cause du rappel du duc de Noailles commençoit à percer. Il me soutint qu’il vouloit gouverner le Dauphin sans partage, à qui il ne pouvoit proposer une maîtresse, comme si en [ce] genre d’affaires, et de confiance les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse n’eussent pas été des obstacles plus fâcheux que la Dauphine. J’eus beau dire, l’archevêque demeura ferme sur la tabatière, dont l’événement est en effet demeuré inintelligible. Je l’exhortai du moins à condamner au plus profond silence, et le plus sans réserve, une si horrible pensée ; et en effet il l’y contint. Mais il est mort plusieurs années depuis dans sa persuasion, qui ne put me faire aucune impression. Ceux qui surent à la fin l’histoire de la boîte, en assez grand nombre, ne furent pas plus susceptibles que moi de ce soupçon, et personne ne s’avisa de jeter rien sur le duc de Noailles. Pour moi, je le crus si peu que notre liaison demeura la même. Quelque intime qu’elle ait été jusqu’à la mort du roi, je ne sais comment il est arrivé que nous ne nous sommes jamais parlé de cette fatale tabatière.

Dans le moment que le P. La Rue sortit de chez la Dauphine, instruit de son intention, il fut au cabinet du roi, à qui il fit dire qu’il avoit à lui parler au moment même. Le roi le fit entrer. Il vainquit son embarras comme il put, et apprit au roi ce qui l’amenoit. On ne peut jamais être plus frappé que le roi le fut. Mille idées fâcheuses lui entrèrent dans la tête. J’ignore si les scrupules y trouvèrent leur place ; ils devoient être grands. L’extrémité retint l’indignation, mais laissa cours au dépit. La Rue se servit avantageusement de ce qu’il n’y avoit pas un moment à perdre pour abréger une si fâcheuse conversation.

Le samedi 13, le corps de la Dauphine fut laissé dans son lit à visage découvert, ouvert le même jour, à onze heures du soir, toute la Faculté présente, la dame d’honneur et la dame d’atours ; et le dimanche 14, mis dans le cercueil sur une estrade de trois marches, porté le lendemain, lundi 15, dans son grand cabinet de même, où il y avoit des autels où les matins on disoit continuellement des messes. Quatre évêques assis, en rochet et camail, à la ruelle droite, se relevoient comme les dames, avertis par les agents du clergé. Ils prétendirent des chaises à dos, le carreau et le goupillon. Ils furent refusés des deux premiers, ils n’eurent que des siéges ployants et point de carreaux. Ils mirent tant qu’ils attrapèrent le goupillon.

Pour entendre ce cérémonial que je n’ai pas eu lieu encore d’expliquer, on ne doit avoir en présence du corps de ces princes que ce qu’on auroit devant eux vivants. On y est assis à l’église sur des ployants, et cela décide pour s’asseoir et pour l’espèce du siége ; de carreaux, personne n’en a devant eux à l’église que le sang royal, les bâtards, les ducs et duchesses, et ceux et celles qui ont le rang de prince étranger ou le tabouret de grâce. Aussi n’y a-t-il que ces personnes-là qui venant jeter de l’eau bénite en cérémonie, ou chacun à part, sous manteau, les hérauts, qui sont avec leurs cottes d’armes et leurs caducées au coin du pied du cercueil, présentent un carreau qu’ils tiennent relevé auprès d’eux pour faire leur courte prière, après avoir donné l’eau bénite, et quand on se lève les hérauts ôtent le carreau. Le goupillon est présenté par les hérauts aux mêmes personnes, à qui ils donnent le carreau, qui le leur rendent après avoir donné l’eau bénite ; ils présentent aussi le goupillon aux officiers de la couronne et à leurs femmes, et pour les charges uniquement aux premiers gentilshommes de la chambre du roi qui ne seroient pas ducs, et à leurs femmes, à la dame d’honneur si elle n’étoit pas duchesse, à la dame d’atours et au chevalier d’honneur et à sa femme qui tous se mettent à genoux sans carreau pour faire leur courte prière. Toutes autres personnes, hommes et femmes, quelles qu’elles soient, même en mante et en manteau, prennent elles-mêmes le goupillon dans le bénitier et l’y remettent après avoir jeté de l’eau bénite, sans que les hérauts fassent le moindre mouvement. Ils sont avertis de tous ceux et celles qui doivent avoir un carreau par la proclamation de leurs noms que l’huissier fait de la porte à fort haute voix, à mesure qu’il en voit entrer, et n’en annonce aucun autre. Au sang royal, c’est l’aumônier de garde en rochet qui présente le goupillon et le reprend. Six dames en mante [sont] assises vis-à-vis des évêques, qui se relèvent toutes ensemble par six autres tout le jour, averties chacune de sa garde et de son heure, de la part du roi, par un billet du grand maître des cérémonies ; de ces six dames, à chaque garde deux duchesses ou princesses, alternativement, qui trouvent deux carreaux devant leurs sièges aux deux premières places (les autres dames n’en ont point) ; deux dames du palais non duchesses qui s’accordent entre elles ; et deux dames aux deux autres places qui soient de qualité à avoir mangé avec la princesse, c’est-à-dire avec la reine, et à avoir entrée dans son carrosse. Les femmes des maréchaux de France qui ne sont point ducs roulent avec celles-ci, et ont la première des deux places. S’il y avoit d’autres officiers de la couronne non ducs, il en seroit de même de leurs femmes.

Le roi nomma lui-même les deux titrées de la première garde. Il s’étoit fait un point de politique d’entretenir les disputes entre les ducs et les princes étrangers, c’est-à-dire lorrains ; car, encore qu’il ait donné le même rang à MM. de Bouillon et de Rohan, il n’a jamais souffert que ceux-là soient entrés en aucune compétence avec les ducs, ni avec la maison de Lorraine. Il crut donc faire merveille de prendre les deux plus anciennes duchesses qui se trouvassent à la cour, et sous ce prétexte, la duchesse d’Elbœuf, veuve du second duc et pair et de l’aîné de la maison de Lorraine en France, et la duchesse de Sully, et de tenir ainsi sa balance égale, donnant aux ducs Mme d’Elbœuf pour duchesse, et si bien pour telle qu’il la doubloit d’une autre duchesse ; aux Lorrains, que l’aînée de leur maison avoit gardé la première, en conséquence [1]. Pourtant elles furent relevées par deux princesses, Mme de Lambesc et sa tante Mlle d’Armagnac, qui ne le trouvèrent pas trop bon, parce que cela marquoit que les duchesses avoient eu la première garde. Je continuerai les cérémonies de suite jusqu’au départ pour Saint-Denis, tant pour n’y plus revenir que pour d’autres raisons qui se verront dans la suite.

Le mercredi 17, Madame, accompagnée de M. le duc d’Orléans, de Mme la princesse de Conti et de ses deux filles, et de M. le comte de Toulouse, tous en mantes et en grands manteaux, ainsi que leur suite, alla donner de l’eau bénite. Elle fut reçue par le chevalier d’honneur à la tête de la maison de Mme la Dauphine, au bout de la dernière pièce tendue de noir, et [qui] l’y conduisit. La dame d’honneur ne traversa point dans la même pièce en la recevant et la conduisant, et s’arrêta à la porte intérieure. Il n’y eut d’eau bénite en cérémonie que du sang royal, contre tout usage jusqu’alors.

Le vendredi matin 19, le corps de Mgr le Dauphin fut ouvert, un peu plus de vingt-quatre heures après sa mort, en présence de toute la Faculté, de quelques menins et du duc d’Aumont, nommé comme duc par le roi. Son cœur fut porté tout de suite à Versailles auprès de celui de Mme la Dauphine. Ce même jour, entre cinq et six [heures], les deux cœurs furent portés au Val-de-Grâce à Paris. Chamillart, évêque de Senlis, premier aumônier de Mme la Dauphine, ayant un pouvoir du cardinal de Janson, grand aumônier, étoit dans le premier carrosse à la droite au fond, portant les deux cœurs ; Mme la Princesse au fond à sa gauche ; Mme de Vendôme, sa fille, et Mlle de Conti au devant ; la duchesse du Lude à une portière, le duc du Maine à l’autre. Le duc d’Aumont, comme premier gentilhomme de la chambre, suivoit à la première place du fond d’un carrosse de Mgr le Dauphin, accompagné de quelques menins. Suivoit le carrosse du corps de Mme la Dauphine, rempli de ses dames du palais, dont deux étoient restées à la garde du corps. Ce cortége arriva après minuit au Val-de-Grâce, tout y fut fini avant deux heures ; [il] revint après sans cérémonie, et demeura à Paris qui voulut. Dès que ce convoi fut parti de Versailles, le corps de Mgr le Dauphin, porté de Marly sans cérémonie, fut placé à la droite de celui de Mme la Dauphine sur la même estrade, qui fut élargie. Le samedi 20, le roi manda à la duchesse de Ventadour qu’il vouloit que désormais Mgr le duc de Bretagne prît le nom et le rang de Dauphin ; et ce même soir il fit entrer Madame dans son cabinet, après son souper, avec les princes et princesses qui avoient coutume d’y entrer, jusqu’au coucher du roi, et elle y est depuis entrée tous les soirs. Le lundi 22 février, M. le duc d’Orléans alla donner l’eau bénite au corps de Mgr le Dauphin. Il y fut reçu et conduit, comme l’avoit été Madame, par le duc d’Aumont, comme premier gentilhomme de la chambre, à la tête des menins, qui tour à tour gardoient le corps de Mgr le Dauphin.

Le mardi 23 février, les deux corps furent portés de Versailles à Saint-Denis sur un même chariot. Le roi nomma M. le duc d’Orléans pour accompagner le corps de Mgr le Dauphin, et quatre princesses pour celui de Mme la Dauphine, qui furent Mme la Duchesse, Mme de Vendôme, et Mlles de Conti et de La Roche-sur-Yon. À la descente des corps, le duc d’Aumont, comme premier gentilhomme de la chambre, portoit la couronne de Mgr le Dauphin ; Dangeau, chevalier d’honneur, celle de Mme la Dauphine ; Souvré, maître de la garde-robe du roi, le collier de l’ordre du Saint-Esprit. Dans la marche, qui commença sur les six heures du soir, des aumôniers en rochet et à cheval soutenoient les coins des poêles ; deux du roi, deux de Mme la Dauphine ; de son côté étoient à cheval le chevalier d’honneur et le premier écuyer ; trois carrosses précédoient. Dans le second étoit au fond M. le duc d’Orléans avec le duc d’Aumont ; d’Antin sur le devant avec Souvré, comme maître de la garde-robe ; Matignon à une portière, comme menin ; le capitaine des gardes de M. le duc d’Orléans à l’autre ; dans le troisième et le plus proche du chariot, quatre évêques en rochet et camail, un aumônier du roi en quartier en rochet, et le curé de Versailles en étole. Trois carrosses derrière : les quatre princesses dans le premier, avec la duchesse du Lude, qui étoit un carrosse du roi ; un de Mme la Dauphine, rempli de ses dames ; et celui de Mme la Duchesse après, où étoient les dames d’honneur des princesses. Le convoi commença à entrer à Paris par la porte Saint-Honoré à deux heures après minuit, sortit de la porte Saint-Denis à quatre heures du matin, et arriva entre sept et huit heures du matin à Saint-Denis. Il y eut un grand ordre dans Paris, et aucun embarras. Le samedi 27 février, le roi revint de Marly à Versailles. Il avoit mangé, tout ce voyage, seul dans sa chambre, matin et soir, à son très-petit couvert. Il ne voulut point de resperts en forme de sa cour, comme il s’étoit pratiqué à la mort de Monseigneur. Il fit dire qu’il verroit tout le monde à la fois tout en arrivant. Les princes et princesses du sang et bâtards l’attendirent dans ses cabinets ; la duchesse du Lude et les dames de Mme la Dauphine, le chevalier d’honneur et les autres grands officiers à la porte de son cabinet, ensemble ; les dames dans sa chambre, les hommes dans son antichambre et dans les pièces suivantes, jusqu’à la porte de l’appartement de Mme de Maintenon. Tout étoit en mantes et en manteaux longs. Le roi arriva à quatre heures, et monta droit dans ses cabinets par son petit degré, puis traversa lentement jusque chez Mme de Maintenon pour remarquer tout le monde. Il embrassa uniquement la duchesse du Lude, et lui dit qu’il n’étoit pas en état de lui parler, mais qu’il la verroit. Une demi-heure après, Mme de Maintenon lui manda de venir chez elle avec les dames de Mme la Dauphine. Elles y virent le roi sans mante. Il parla obligeamment à toutes, et retint après la duchesse du Lude, qu’il fit asseoir, et qui fut longtemps en tiers avec lui et Mme de Maintenon. Il l’a vue beaucoup de fois depuis de la sorte, et comme plus du tout en public qu’à Marly, quand sa santé lui permettoit d’y aller ou d’être des voyages. Tout ce qui étoit là en mantes et en manteaux alla comme en procession chez tous les princes et princesses, commençant par M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, et finissant par le comte de Toulouse. Personne n’avoit été chez les princes et princesses du sang à la mort de Monseigneur. On a vu par quel manége M. du Maine obtint qu’on allât chez les bâtards. En cette occasion, on fut sans ordre, et comme moutons, chez les princes et princesses du sang. Il n’y eut que ce seul jour pour les manteaux et les mantes.

Le mardi, 1 mars, le roi vit dans son cabinet tous les ministres étrangers avant sa messe, qui étoient tous en manteau long. Le samedi 5 mars, il reçut les harangues du parlement, de la chambre des comptes, de la cour des aides et de celle des monnaies, la parole portée par chaque premier président ; celui de la cour des aides étoit malade ; Graville, second président, parla. Après chaque cour, les gens du roi de celle qui venoit de haranguer s’avancèrent et parlèrent par le premier avocat général, usage que M. Talon, mort président à mortier, établit du temps qu’il étoit avocat général du parlement. La ville harangua la dernière, et le discours du prévôt des marchands l’emporta sur tous. C’étoit le matin après la messe.

Le lendemain dimanche, à pareille heure, le grand conseil vint haranguer, parce qu’il ne veut point céder au parlement, ni le parlement encore moins à lui ; et tout de suite l’Académie française.

Ce même jour, les deux enfants, fils de France, malades depuis quelques jours, furent très-mal, avec les marques de rougeole qui avoient paru en M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine. Ils avoient été ondoyés en naissant. Le roi manda à la duchesse de Ventadour de leur faire suppléer les cérémonies du baptême, de les faire tenir par qui elle voudroit, et de les faire nommer Louis l’un et l’autre. Elle prit ce qui se trouva de plus distingué sous sa main. Elle tint le petit Dauphin avec le comte de La Mothe ; et le marquis de Prie avec la duchesse de La Ferté, M. le duc d’Anjou, aujourd’hui roi. Le lendemain mardi, 8 mars, les médecins de la cour en appelèrent cinq de Paris. Le roi ne laissa pas de tenir conseil de finances, d’aller tirer après son dîner, et de travailler le soir avec Voysin chez Mme de Maintenon. Les saignées et les autres remèdes qu’on employa ne purent sauver le petit Dauphin. Il mourut ce même jour, un peu avant minuit. Il avoit cinq ans et quelques mois, et étoit bien fait, fort et grand pour son âge. Il donnoit de grandes espérances par l’esprit et la justesse qu’il montroit en tout ; il inquiétoit aussi par une décision opiniâtre et par une hauteur extrême.

M. le duc d’Anjou tétoit encore. La duchesse de Ventadour, aidée des femmes de la chambre, s’en empara, ne le laissèrent point saigner ni prendre aucun remède. La comtesse de Verue, empoisonnée à Turin, et prête à mourir, avoit été sauvée par un contre-poison qu’avoit le duc de Savoie. Elle en avoit apporté en revenant. La duchesse de Ventadour lui en envoya demander, et en donna à M. le duc d’Anjou seulement, parce qu’il n’avoit pas été saigné, et que ce remède ne peut aller avec la saignée. Il fut bien mal, mais il en réchappa et est roi aujourd’hui. Il l’a su depuis et a toujours marqué une vraie distinction à Mme de Verue, et pour tout ce qui l’a regardée. Trois Dauphins moururent donc en moins d’un an, dont un seul enfant, et, en vingt-quatre jours, le père, la mère et le fils aîné. Le mercredi 9 mars, le corps du petit Dauphin fut ouvert. Dans la nuit, et sans aucune cérémonie, son cœur fut porté au Val-de-Grâce à Paris, et son corps à Saint-Denis, et placé sur la même estrade avec ceux de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, ses père et mère. M. le duc d’Anjou, désormais unique, succéda au titre et au rang de Dauphin.

J’ai omis ce qui se passa au réveil du roi à la mort de Mgr le Dauphin, parce que ce ne fut que la répétition parfaite de ce qui s’y passa à la mort de Mme la Dauphine, qui a été raconté. Le roi embrassa tendrement M. le duc de Berry à plusieurs reprises, lui disant : « Je n’ai donc plus que vous. » Ce prince étoit fondu en larmes ; on ne peut être plus amèrement ni plus longtemps affligé qu’il le fut. Mme la duchesse de Berry n’osa s’échapper. Elle tint assez honnête contenance. Au fond sa joie étoit extrême de se voir elle et son époux les premiers. L’affliction et l’horreur de ces coups redoublés furent inconcevables en Espagne.

À la mort de la reine, de la dauphine de Bavière, de Monsieur, en un mot à toutes ces grandes obsèques, excepté à la mort de Monseigneur, à cause de la petite vérole qui l’avoit emporté, tous les fils de France suivis de tous les princes du sang et de tous les ducs avoient été en cérémonie, tous ensemble, donner l’eau bénite ; et pareillement ensemble les filles et petites-filles de France, suivies des princesses du sang et des duchesses. Les cœurs et les corps avoient été accompagnés de princes du sang et de ducs, et pour les princesses de beaucoup de princesses, de duchesses et de princesses étrangères, et de dames de qualité en plusieurs carrosses ; et les corps avoient été gardés longtemps avant d’être portés à Saint-Denis. En celles-ci, quoique doubles, et par conséquent plus nombreuses et plus solennelles, puisqu’on devoit faire autant pour chaque corps que s’il n’y en avoit eu qu’un, et que cela doubloit tous les accompagnements, on ne fit qu’une légère image de ce qui s’étoit toujours pratiqué pour un seul, tant pour la durée de la garde avant le transport, que pour l’eau bénite des deux corps à part, et pour les convois des deux cœurs ensemble, et après des deux corps ensemble. Le genre de ces étranges morts en fut en gros la vraie cause, et la hâte de débarrasser le roi à Versailles, et qu’il eut lui-même de n’avoir plus à ouïr parler de choses si douloureuses, et de n’entretenir pas l’excitation des propos, fit abréger tout et diminuer tout, et pour les cérémonies et pour le nombre des personnes qui y devoient assister. Il n’y parut ni fils de France ni prince du sang, mais le roi ne laissa pas d’avoir soin, malgré toute sa douleur et ses poignantes inquiétudes, d’y en faire jouer le personnage à ses deux fils naturels : l’un au convoi des corps, l’autre à l’eau bénite de la Dauphine, à la suite de Madame et de M. le duc d’Orléans et de trois princesses du sang seulement.

C’est la première fois que les hommes et les femmes aient été ensemble donner l’eau bénite en cérémonie. M. le duc d’Orléans unique en retourna donner en cérémonie au Dauphin ; l’autre avoit été pour la Dauphine seule avant que le corps du Dauphin fût mis auprès du sien. C’étoit séparément à M. le duc et à Mme la duchesse de Berry à conduire les eaux bénites ; ils devoient être séparément suivis de Madame et de M. le duc d’Orléans, de Mme la duchesse d’Orléans, de tout le sang royal, des ducs et duchesses, et depuis un temps de la maison de Lorraine. Jusqu’alors cela s’étoit passé ainsi à la reine, à la dauphine de Bavière, à Monsieur ; je ne doute pas aussi à sa première épouse. Il est vrai qu’à Monsieur, sous prétexte de cette compétence des ducs avec la maison de Lorraine que le roi aimoit tant, il ne voulut pas qu’aucun d’eux y allât en cérémonie ; mais leurs femmes y furent avec les princesses du sang, à la suite de Mme la duchesse de Bourgogne, où il se passa ce que j’ai raconté alors. Le cortége des deux cœurs fut mêlé, et tout aussi court et singulier : trois princesses du sang pour l’un, ce devoit être une fille de France avec elles, et des duchesses avec pour l’autre, au lieu d’un fils de France, de deux princes du sang et de quelques ducs, M. du Maine unique ; au convoi des corps, M. le duc d’Orléans seul de tout le sang royal, avec un mélange de charges pour tout accompagnement dans le carrosse où il étoit, et deux ducs, dont l’un étoit encore premier gentilhomme de la chambre et en avoit servi en ces cérémonies, l’autre pouvoit être regardé comme menin. Pour la Dauphine, quatre princesses du sang, sans fille ni petite-fille de France, et sans duchesses ni Lorraines ni dames de qualité, et un seul carrosse après le leur, pour les dames du palais. Rien ne fut jamais si court, ni si baroque, jusque-là que la maison même de la Dauphine ni les menins ne donnèrent point d’eau bénite en cérémonie, c’est-à-dire un premier gentilhomme de la chambre à la tête des menins, la dame d’honneur à la tête, des dames de Mme la Dauphine, et le chevalier d’honneur à la tête des officiers premiers et principaux de la maison. À l’égard de Monseigneur, pour lequel il ne s’observa pas la moindre cérémonie, la petite vérole dont il mourut en fut la juste raison.

Pour comble de singularité, le roi qui avoit voulu, à la mort de Monseigneur, que les personnes qui drapent lorsqu’il drape, drapassent quoiqu’il ne portât point ce deuil, ne voulut point que personne drapât pour M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine, excepté M. le duc et Mme la duchesse de Berry. Comme leur maison drapoit à cause d’eux, cela fit une question sur Mme de Saint-Simon, qui prétendoit ne point draper, et eux désiroient qu’elle drapât, et s’appuyoient sur l’exemple des duchesses de Ventadour et de Brancas, chez Madame. On y répondoit que celles-là étant séparées de corps et de biens d’avec leurs maris, avoient leurs équipages à elles, au lieu que Mme de Saint-Simon et moi vivions et avions toujours vécu ensemble, qui est le cas que les équipages de la femme appartiennent au mari. Là-dessus, grande négociation. Ils prenoient cette draperie à l’honneur. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry nous la demandèrent avec tant d’instance, par amitié, comme une chose qui les touchoit sensiblement, qu’il fallut enfin avoir cette complaisance. Tellement que notre maison fut mi-partie : tout ce qui étoit à moi ou en commun sans deuil, et en noir tout ce qui étoit à Mme de Saint-Simon, ce qui étoit fort ridicule.

M. de Beauvilliers étoit malade dans son lit à Versailles, et il étoit à sa maison de la ville pour être plus en repos au bas de la rue de l’Orangerie. Il seroit difficile de comprendre l’excès de sa douleur, ni la grandeur de sa piété, de sa résignation, de son courage. Je n’ai rien vu de si difficile à décrire, de plus impossible à atteindre, de comparable à admirer. Le jour de la mort de notre Dauphin, je ne sortis qu’un instant de chez moi, où je m’étois barricadé pour joindre le roi à sa promenade dans les jardins, qui passa l’après-dînée à portée de mon pavillon. La curiosité y eut part. Le dépit de le voir presqu’à son ordinaire ne put soutenir cette promenade qu’un instant. On emportoit alors le corps du Dauphin, j’en aperçus de loin quelque chose. Je me rejetai chez moi, d’où je ne sortis presque plus du reste du voyage, que pour aller passer les après-dînées auprès du duc de Beauvilliers, enfermé chez lui où il ne laissoit entrer presque personne. J’avoue que je faisois le détour entre le canal et les jardins de Versailles, pour arriver à l’hôtel de Beauvilliers par la porte de l’Orangerie qu’il joignoit, pour me dérober à la vue de ce qui paraissoit de funèbre, dont aucun devoir ne me put faire approcher. Je conviens de la faiblesse. Je n’étois soutenu ni de la piété supérieure à tout du duc de Beauvilliers, ni d’une semblable à celle de Mme de Saint-Simon, qui toutefois n’en souffroient pas moins. La vérité est que j’étois au désespoir. À qui saura où j’en étois arrivé, cet état paroîtra moins étrange que d’avoir pu supporter un malheur si complet. Je l’essuyois précisément au même âge où étoit mon père quand il perdit Louis XIII ; au moins en avoit-il grandement joui, et moi, Gustavi paululum mellis, et ecce morior ! Ce n’étoit pas tout encore.

Il y avoit dans la cassette du Dauphin des mémoires qu’il m’avoit demandés. Je les avois faits en toute confiance, lui les avoit gardés de même. J’y étois donc parfaitement reconnoissable. Il y en avoit même un fort long de ma main, qui seul eût suffi pour me perdre sans espérance de retour auprès du roi. On n’imagine point de pareilles catastrophes. Le roi connoissoit mon écriture ; il ne connoissoit pas de même ma façon de penser, mais il s’en doutoit à peu près. J’y avois donné lieu quelquefois, et de bons amis de cour y avoient suppléé de leur mieux. Ce péril ne laissoit pas de regarder assez directement le duc de Beauvilliers, un peu plus au lointain le duc de Chevreuse. Le roi qui par ces mémoires m’auroit aussitôt reconnu, y auroit en même temps découvert la plus libre et la plus entière confiance entre le Dauphin et moi, et sur des chapitres les plus importants, et qui lui auroient été les moins agréables, et il ne se doutoit seulement pas que j’approchasse de son petit-fils plus que tous les autres courtisans. Il n’eût pas pu croire, intimement lié comme il me savoit de tout temps avec le duc de Beauvilliers, que ce commerce intime et si secret d’affaires se fût établi sans lui entre le Dauphin et moi ; et toutefois il falloit que lui-même portât au roi la cassette de ce prince, à la mort duquel du Chesne en avoit sur-le-champ remis la clef au roi. L’angoisse étoit donc cruelle, et il y avoit tout à parier que j’en serois perdu et chassé pour tout le règne du roi. Quel contraste des cieux ouverts que je voyois sans chimère, et de ces abîmes qui tout à coup s’ouvroient sous mes pieds ! Et voilà la cour et le monde ! J’éprouvai alors le néant des plus désirables fortunes par un sentiment intime qui toutefois marque combien on y tient. La frayeur de l’ouverture de cette cassette n’eut presque point de prise sur moi. Il me fallut des réflexions pour y revenir de temps en temps. Les regrets de ce qui m’échappoit, plus sans comparaison qu’eux la vue de ce que perdoit la France, surtout la disparition de cet incomparable Dauphin, me perçoit le cœur et suspendoit toutes les facultés de mon âme. Je ne voulus longtemps que m’enfuir et ne revoir jamais la figure trompeuse de ce monde. Même après que je me fus résolu à y demeurer, la situation naturelle où j’étois avec M. le duc de Berry et M. le duc d’Orléans, que tant d’autres des plus grands eussent si chèrement achetée dans la perspective de l’âge du roi et de celui du petit Dauphin, m’étoit insipide, je n’oserois dire pire, par la comparaison de ce qui n’étoit plus ; et ma douleur si peu capable de consolation et de raison qu’elle trahit entièrement tout ce que j’avois caché jusque-là avec tant de soin et de politique, et manifesta malgré moi tout ce que j’avois perdu. Mme de Saint-Simon, non moins sensible, non moins touchée, aussi peu capable de le disssimuler, mais plus sensée, plus forte, et toute à Dieu, recevoit aussi par plus de liberté d’esprit, par plus de mesure en attaches, par la plus sage prudence, de plus fortes impressions de l’inquiétude de ces papiers. Les ducs et duchesses de Beauvilliers et de Chevreuse étoient uniques dans ce secret, et les uniques aussi avec qui en consulter. M. de Beauvilliers prit le parti de ne confier la cassette à personne, quoique le roi en eût la clef, et d’attendre que sa santé lui permît de la porter lui-même, pour essayer, étant avec lui, de dérober ces papiers à sa vue parmi tous les autres de quelque manière que ce fût. Cette mécanique étoit difficile, car il ne savoit pas même la position de ces papiers si dangereux parmi les autres dans la cassette, et cependant c’étoit la seule ressource. Une si terrible incertitude dura plus de quinze jours.

Le lundi, dernier février, le roi vit dans son cabinet sur les cinq heures le duc de Beauvilliers pour la première fois, qui n’avoit pas [été] en état de s’y rendre plus tôt. Mon logement étoit assez près du sien et de plain-pied, donnant au milieu de la galerie de l’aile neuve, de plain-pied aussi au grand appartement du roi. Le duc à son retour entra chez moi, et nous dit, à Mme de Saint-Simon et à moi, que le roi lui avoit ordonné de lui porter le lendemain au soir chez Mme de Maintenon la cassette du Dauphin, et nous répéta que, sans oser ni pouvoir répondre de rien, il seroit bien attentif à éviter, s’il étoit possible, que le roi vît ce qui y étoit de moi ; et nous promit de revenir le lendemain au retour de chez Mme de Maintenon nous en apprendre des nouvelles. On peut juger s’il fut attendu, et à portes bien fermées. Il arriva, et avant de s’asseoir nous fit signe de n’avoir plus d’inquiétude. Il nous conta que tout le dessus de la cassette, et assez épaissement, s’étoit heureusement trouvé rempli d’un fatras de toutes sortes de mémoires et de projets sur les finances, et de quelques autres d’intérieurs de province, qu’il en avoit lu exprès une quantité au roi pour le lasser, et qu’il y avoit réussi tellement qu’à la fin le roi s’étoit contenté d’en entendre les titres, et que fatigué de ne trouver autre chose, s’étoit persuadé que le fond n’étoit pas plus curieux, avoit dit que ce n’étoit pas la peine d’en voir davantage, et qu’il n’avoit qu’à jeter là tous ces papiers dans le feu. Le duc nous assura qu’il ne se l’étoit pas fait dire deux fois, d’autant qu’il avoit déjà avisé au fond un petit bout de mon écriture, qu’il avoit promptement couvert en prenant d’autres papiers pour en lire les titres au roi, et qu’aussitôt qu’il lui eut lâché la parole, il rejeta confusément dans la cassette ce qu’il en avoit tiré de papiers et mis à mesure sur la table, et avoit été secouer la cassette derrière le feu entre le roi et Mme de Maintenon, pris bien garde en la secouant que ce mémoire de ma main qui étoit grand et épais fût couvert d’autres, et qu’il avoit eu grand soin d’empêcher avec les pincettes qu’aucun bout ne s’écartât, et de voir tout bien brûlé avant de quitter la cheminée. Nous nous embrassâmes dans le soulagement réciproque, qui fut proportionné pour ce moment au péril que nous avions couru.




  1. Cette phrase pourrait paraître obscure ; Saint-Simon a voulu dire que le roi déclara aux Lorrains que l’aînée de leur maison avait gardé la première, en conséquence de son titre d’aînée.