Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/6

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VI.


Dauphine empoisonnée. — Le maréchal de Villeroy, raccommodé avec le roi, devient tout d’un coup favori. — Le Dauphin empoisonné. — Le duc du Maine et Mme de Maintenon persuadent le roi et le monde que M. le duc d’Orléans a fait empoisonner le Dauphin et la Dauphine. — Crayon de M. le duc d’Orléans. — Éclats populaires contre M. le duc d’Orléans. — Cri général contre M. le duc d’Orléans. — Conduite de la cour à son égard. — Maréchal de Villeroy et autres principaux. — Embarras du duc de Noailles, qui se dit en apoplexie et s’en va à Vichy.


Les horreurs qui ne se peuvent plus différer d’être racontées glacent ma main. Je les supprimerois si la vérité si entièrement due à ce qu’on écrit, si d’autres horreurs qui ont augmenté celles des premières s’il est possible, si la publicité qui en a retenti dans toute l’Europe, si les suites les plus importantes auxquelles elles ont donné lieu, ne me forçoient de les exposer ici comme faisant une partie intégrante et des plus considérables de ce qui s’est passé sous mes yeux. La maladie de la Dauphine, subite, singulière, peu connue aux médecins, et très-rapide, avoit dans sa courte durée noirci les imaginations déjà fort ébranlées par l’avis venu à Boudin si peu auparavant, et confirmé par celui du roi d’Espagne. La colère du roi du changement de confesseur, qui se seroit durement fait sentir à la princesse si elle eût vécu, céda à la douleur de sa perte, peut-être mieux à celle de tout son amusement et de tout son plaisir ; et la douleur voulut être éclaircie de la cause d’un si grand malheur pour tâcher de se mettre en état d’en éviter d’autres, ou de rentrer en repos sur l’inquiétude qui le frappoit. La Faculté reçut donc de sa bouche les ordres les plus précis là-dessus.

Le rapport de l’ouverture du corps n’eut rien de consolant : nulle cause naturelle de mort, mais d’autres vers les parties intérieures de la tête, voisines de cet endroit fatal où elle avoit tant souffert. Fagon et Boudin ne doutèrent pas du poison, et le dirent nettement au roi, en présence de Mme de Maintenon seule. Boulduc qui m’assura en être convaincu, et le peu des autres à qui le roi voulut parler et qui avoient assisté à l’ouverture, le confirmèrent par leur morne silence. Maréchal fut le seul qui soutint qu’il n’y avoit de marques de poison que si équivoques, qu’il avoit ouvert plusieurs corps où il s’en étoit trouvé de pareilles, et sur la mort desquels il n’y avoit jamais eu le plus léger soupçon. Il m’en parla de même, à moi à qui il ne cachoit rien, mais il ajouta que néanmoins, à ce qu’il avoit vu, il ne voudroit pas jurer du oui ou du non, mais que c’étoit assassiner le roi et le faire mourir à petit feu que de nourrir en lui une opinion en soi désolante, et qui pour les suites et pour sa propre vie ne lui laisseroit plus aucun repos. En effet, c’est ce qu’opéra ce rapport, et pour assez longtemps. Le roi outré voulut chercher à savoir d’où le coup infernal pouvoit être parti, sans pouvoir s’apaiser par tout ce que Maréchal lui put dire, et qui disputa vivement contre Fagon et Boudin, lesquels maintinrent aussi vivement leurs avis en ce premier rapport, et n’en démordirent point dans la suite. Boudin, outré d’avoir perdu sa charge et une princesse pleine de bontés pour lui, même de confiance, et ses espérances avec elle, répandit comme un forcené qu’on ne pouvoit pas douter qu’elle ne fût empoisonnée. Quelques autres, qui avoient été à l’ouverture, le dirent à l’oreille à leurs amis ; en moins de vingt-quatre heures la cour et Paris en furent remplis. L’indignation se joignit à la douleur de la perte d’une princesse adorée, et à l’une et à l’autre la frayeur et la curiosité, qui furent incontinent augmentées par la maladie du Dauphin.

Il faut interrompre un moment la suite de ces horreurs, pour parler d’un événement qui devint après considérable. Le maréchal de Villeroy languissoit à Paris, et souvent à Villeroy, dans la plus profonde disgrâce depuis son dernier retour de Flandre, dont on a vu le détail en son lieu. Il ne paraissoit que de loin à loin à Versailles, toujours sans y coucher, à Fontainebleau une fois ou deux au plus, où rarement il couchoit une nuit. Il n’étoit plus question pour lui de Marly. La sécheresse, le silence du roi, l’air d’être peiné de le voir, étoit le même, mais il tenoit toujours à Mme de Maintenon. Sa haine pour Chamillart, qui leur étoit commune, avoit réchauffé entre eux l’ancienne familiarité. La compassion l’engageoit à le voir dans sa maison de la ville toutes les fois qu’il alloit à Versailles ou à Fontainebleau. Ils s’écrivoient souvent ; et le goût qui effaçoit tout en elle, joint au malaise extrême des affaires, l’engageoit même à le consulter et à en recevoir des mémoires. Ces mystères étoient pour le gros du monde, mais ils n’échappoient pas aux plus attentifs de la cour. J’en étois instruit depuis longtemps ; le roi ne les ignoroit pas. Mme de Maintenon n’auroit osé lui cacher une conduite d’habitude qu’il auroit pu découvrir. Elle espéra trouver par là des occasions de rapprocher le maréchal, et en effet elle lui montra quelquefois de ses mémoires qu’elle faisoit appuyer par Voysin. Jusqu’alors néanmoins rien n’avoit réussi. La triste conjoncture pressa Mme de Maintenon pour elle-même.

Ces premiers moments du vide extrême que laissoit [la perte] de la Dauphine, la douleur, les affres dont elle étoit aiguisée, rendoient le roi pesant à la sienne. Il étoit difficile à amuser ; elle étoit elle-même si touchée, si abattue, qu’elle ne trouvoit point de ressource en elle-même. Celle du travail des ministres chez elle y laissoit de grands intervalles par la longueur des soirées de cette saison, et des journées entières quand il faisoit trop mauvais pour sortir, et que le roi alors passoit toujours avant trois heures chez elle, et n’en sortoit qu’à dix pour son souper. D’admettre quelqu’un dans ce particulier avec eux, n’eût pas été chose aisée avec le roi, ni facile à elle à choisir. À quelque point qu’elle se vît avec lui, tout lui paraissoit dangereux. Elle songeoit bien à multiplier les repas particuliers à Marly et à Trianon, encore plus que chez elle, pour la commodité de la promenade, et montrer plus d’objets par le service indispensable, et à y avoir souvent des musiques ; mais dans ce service indispensable, elle ne trouvoit rien dans les premiers gentilshommes de la chambre ni dans les autres grands officiers qui pouvoient suivre, mais qui ne suivoient guère là, de quoi amuser le roi. Le duc de Noailles indispensable, parce qu’il étoit capitaine des gardes en quartier, n’étoit plus en cette situation avec le roi ni avec elle depuis son rappel d’Espagne. Le maréchal de Villeroy lui parut le seul sur qui elle pût jeter les yeux : il avoit été élevé auprès du roi ; il n’avoit bougé de la cour que pour aller aux armées ; il avoit été galant de profession, et le vouloit être encore ; personne plus que lui du grand monde toute sa vie ; il l’avoit presque toute passée dans la plus grande familiarité du roi ; ils avoient cent contes de leur jeunesse et de leur temps, dont le roi s’amusoit beaucoup ; le maréchal en avoit de toutes les sortes, il savoit ceux de la ville de tous les temps, il en savoit des femmes des frontières ; il se passionnoit de la musique, il parloit chasses ; toutes les anciennes intrigues de la cour et du monde lui étoient présentes ; c’étoit une quincaillerie à fournir abondamment. Plus que tout, elle n’en avoit rien à craindre ; et s’il prenoit du crédit, c’étoit un homme toujours sûr dans sa main à faire de lui tout ce qu’elle voudroit. Ces considérations la déterminèrent à faire tous ses efforts pour le raccommoder. Le roi étoit demeuré en garde contre Harcourt depuis ses tentatives pour entrer au conseil ; d’ailleurs ni familiarité ancienne, ni fatuité, ni vieux contes. Nul autre de ses grands officiers ne pouvoit être compté pour l’usage qu’elle désiroit. Elle tira donc sur le temps, vanta les serviteurs de jeunesse et de toute la vie, l’attachement de toute celle du maréchal de Villeroy pour lui, sa douleur de lui avoir déplu, la longueur de sa pénitence, sa désolation de ne pouvoir être auprès du roi dans des moments si calamiteux, la douceur de se retrouver avec ceux avec qui on avoit toujours vécu, et dont on étoit sûr que le cœur n’avoit point de part aux fautes ; en un mot, elle sut si bien dire et presser que tout ce qui étoit à Marly pensa tomber d’étonnement d’y voir paroître le maréchal de Villeroy le matin que le Dauphin mourut, et reçu du roi avec tout l’air d’amitié et de familiarité que la situation de son cœur et de son esprit lui purent permettre. De ce moment il ne quitta plus la cour, fut traité du roi mieux que jamais ; incontinent après admis chez Mme de Maintenon aux musiques quand elles y recommencèrent, et lui unique, en un mot un favori du roi et de Mme de Maintenon, dont nous verrons les grandes et trop importantes suites.

L’espèce de de la maladie du Dauphin, ce qu’on sut que lui-même en avoit cru, le soin qu’il eut de faire recommander au roi les précautions pour la conservation de sa personne, la promptitude et la manière de sa fin, comblèrent la désolation et les affres, et redoublèrent les ordres du roi sur l’ouverture de son corps. Elle fut faite dans l’appartement du Dauphin à Versailles comme elle a été marquée. Elle épouvanta. Ses parties nobles se trouvèrent en bouillie ; son cœur, présenté au duc d’Aumont pour le tenir et le mettre dans le vase, n’avoit plus de consistance, sa substance coula jusqu’à terre entre leurs mains ; le sang dissous, l’odeur intolérable dans tout ce vaste appartement. Le roi et Mme de Maintenon en attendoient le rapport avec impatience. Il leur fut fait le soir même chez elle sans aucun déguisement.

Fagon, Boudin, quelques autres y déclarèrent le plus violent effet d’un poison très-subtil et très-violent, qui, comme un feu très-ardent, avoit consumé tout l’intérieur du corps, à la différence de la tête qui n’avoit pas été précisément attaquée, et qui seule l’avoit été d’une manière très-sensible en la Dauphine. Maréchal, qui avoit fait l’ouverture, s’opiniâtra contre Fagon et les autres. Il soutint qu’il n’y avoit aucunes marques précises de poison ; qu’il avoit vu des corps ouverts à peu près dans le même état, dont on n’avoit jamais eu de soupçon ; que le poison qui les avoit emportés, et tué aussi le Dauphin, étoit un venin naturel de la corruption de la masse du sang enflammé par une fièvre ardente qui paraissoit d’autant moins qu’elle étoit plus interne ; que de là étoit venue la corruption qui avoit gâté toutes les parties, et qu’il ne falloit point chercher d’autres causes que celles-là, qui étoient celles de la fin très-naturelle qu’il avoit vu arriver à plusieurs personnes, quoique rarement à un degré semblable, et qui alors n’alloit que du plus au moins. Fagon répliqua, Boudin aussi, avec aigreur tous deux. Maréchal s’échauffa à son tour, et maintint fortement son avis. Il le conclut par dire au roi et à Mme de Maintenon, devant ces médecins, qu’il ne disoit que la vérité, comme il l’avoit vue et comme il la pensoit ; que parler autrement c’étoit vouloir deviner, et faire en même temps tout ce qu’il falloit pour faire mener au roi la vie la plus douloureuse, la plus méfiante et la plus remplie des plus fâcheux soupçons, les plus noirs et en même temps les plus inutiles ; et que c’étoit effectivement l’empoisonner. Il se prit après à l’exhorter, pour le repos et la prolongation de sa vie, à secouer des idées terribles en elles-mêmes ; fausses suivant toute son expérience et ses connoissances, et qui n’enfanteroient que les soucis et les soupçons les plus vagues, les plus poignants, les plus irrémédiables ; et se ficha fortement contre ceux qui s’efforçoient de les lui inspirer.

Il me conta ce détail ensuite, et me dit en même temps que, outre qu’il croyoit que la mort pouvoit être naturelle, quoique véritablement il en doutât à tout ce qu’il avoit remarqué d’extraordinaire ; mais qu’il avoit principalement insisté par la compassion de la situation de cœur et d’esprit où l’opinion de poison alloit jeter le roi, et par l’indignation d’une cabale qu’il voyoit se former dans l’intérieur, dès la maladie, et surtout depuis la mort de Mme la Dauphine, pour en donner le paquet à M. le duc d’Orléans, et qu’il m’en avertissoit comme son ami et le sien ; car Maréchal qui étoit effectif, et la probité, et la vérité, et la vertu même, étoit d’ailleurs grossier, et ne savoit ni la force ni la mesure des termes, étant d’ailleurs tout à fait respectueux et parfaitement éloigné de se méconnoître.

Je ne fus pas longtemps, malgré ma clôture, à apprendre d’ailleurs ce qui commençoit à percer sur M. le duc d’Orléans. Ce bruit sourd, secret, à l’oreille, n’en demeura pas longtemps dans ces termes. La rapidité avec laquelle il remplit la cour, Paris, les provinces, les recoins les moins fréquentés, le fond des monastères les plus séparés, les solitudes les plus inutiles au monde et les plus désertes, enfin les pays étrangers et tous les peuples de l’Europe, me retraça celle avec laquelle y furent si subitement répandus ces noirs attentats de Flandre, contre l’honneur de celui que le monde entier pleuroit maintenant. La cabale d’alors, si bien organisée, par qui tout ce qui lui convenoit se trouvoit répandu de toutes parts, en un instant, avec un art inconcevable, cette cabale, dis-je, avoit été frappée comme on l’a vu, et son détestable héros réduit à l’aller faire en Espagne. Mais pour frappée, quoique hors de mesure et d’espérance par tous les changements arrivés, elle n’étoit pas dissipée. M. du Maine et ceux qui restoient de la cabale et qui continuoient de figurer comme ils pouvoient à la cour, Vaudemont, sa nièce d’Espinoy, d’autres restes de Meudon, vivoient. Ils espéroient contre toute espérance ; ils se roidissoient contre la fortune si apparemment contraire. Ils en saisirent ce funeste retour, ils ressuscitèrent ; et avec Mme de Maintenon à leur tête, que ne se promirent-ils point, et, en effet, jusqu’où n’allèrent-ils pas ? On a vu, je ne dis pas les desseins du Dauphin à l’égard des bâtards, parce qu’ils étoient secrets, mais combien lui et son épouse avoient désapprouvé leur grandeur, jusque sous les yeux du roi (t. VII, p. 146 et suiv.). Ni l’un ni l’autre ne leur avoient pas paru plus favorables depuis. Le duc du Maine en espéroit si peu qu’il ne s’étoit point approché d’eux ; et ni par soi ni par Mme de Maintenon même, dont sa grandeur étoit l’ouvrage et qui avoit été le témoin affligé et embarrassé, au point où on l’a vu, de leur répugnance, ni par le roi même qui l’avoit si vivement sentie, et si humblement soufferte pour l’émousser, il n’avoit osé depuis rien tenter auprès d’eux. Quoique en médiocre liaison avec son frère, et sur cela même, mais qui, une fois fait, avoit le même intérêt que lui de s’assurer de ne pas déchoir, et qui, bien avec le Dauphin et la, Dauphine par le rapport du monde et des parties, étoit fort à portée d’eux, rien par là n’avoit été essayé là-dessus. La duchesse du Maine, plus ardente que lui sur les rangs, s’il étoit possible, ne bougeoit de Sceaux à faire la déesse, et ne daignoit pas approcher de la cour.

M. du Maine, le plus timide des hommes, quoique le plus grand ouvrier sous terre, vivoit en des transes mortelles pour toutes ses grandeurs, et il avoit trop d’esprit encore pour ne pas trembler aussi pour ses énormes établissements peu sûrs à lui laisser, si on venoit à abattre le trône qu’il s’étoit bâti. Cependant ses enfants croissoient, le roi vieillissoit ; il pâlissoit d’effroi de la perspective que l’âge du roi rendoit peu éloignée, et que les transes mortelles de tout son être lui rapprochoient encore plus. Il n’avoit qui que ce fût auprès du Dauphin et de la Dauphine dont il pût tirer secours dans aucun temps ; il n’y voyoit aucun remède. Leur mort fut donc pour lui la plus parfaite délivrance, et dans la même mesure qu’elle fut pour toute la France le malheur le plus comblé. Quelle étoile ! mais quel coup de baguette ! quel subit passage des terreurs du sort d’Encelade à la ferme espérance de celui de Phaéthon et de le rendre durable ! Il se vivifia donc des larmes universelles ; mais en maître dans les arts les plus ténébreux, je ne dirai pas les plus noirs, parce que nulle notion ne m’en est revenue, il crut qu’il lui importoit de fixer les soupçons sur quelqu’un, et c’étoit pour lui coup double et centuple d’en affubler M. le duc d’Orléans.

La convalescence de la disgrâce de ce prince auprès du roi encore mal affermie, et la mort des princes du sang d’âge à représenter et à parler, lui avoient valu ses immenses et dernières grandeurs. En accablant ce même prince d’une si affreuse calomnie, et venant à bout de la persuader au roi et au monde, il comptoit bien de le perdre sans retour de la façon la plus odieuse et la plus ignominieuse ; et, si la même baguette qui l’avoit si heureusement défait de ce qu’il redoutoit le plus ne lui rendoit pas le même service à l’égard de M. le duc de Berry, il avoit lieu de se flatter que ce prince ne résisteroit pas à l’opinion du roi ni à la publique ; que la douleur de la mort de son frère lui feroit craindre et haïr celui qu’il en croiroit le meurtrier ; et cet obstacle rangé, les moyens ne manqueroient pas de circonvenir ce prince fait, et accessible par tant de côtés, comme il l’étoit. Réduisant M. le duc d’Orléans dans une situation aussi cruelle, sur laquelle il se proposoit bien d’entrer avec Mme sa sœur dans ses malheurs et de lui faire valoir par elle son assistance, c’étoit un moyen de le tenir de court et de parvenir au mariage du prince de Dombes avec une de ses filles, sœur de Mme la duchesse de Berry, à quoi tous ses manéges avoient jusqu’alors échoué, quoique appuyés des plus passionnés désirs de Mme la duchesse d’Orléans ni son adresse à éluder sans refuser.

Parmi les princes du sang, tous gens d’âge à compter pour rien, le duc de Chartres, sous l’aile de père et de mère, étoit d’août 1703 et n’avoit que neuf ans ; M. le Duc étoit d’août 1692, il avoit vingt ans ; le comte de Charolois de juin 1700, il n’avoit pas douze ans ; le comte de Clermont de juin 1709, il n’avoit que trois ans ; et le prince de Conti de juin 1704, qui n’avoit que huit ans. Il ne pouvoit donc avoir à compter que M. le Duc, dont à vingt ans le roi ne faisoit nul compte, et devant qui ce prince n’eût pas osé souffler, ni Mme la Duchesse non plus. Mme la Princesse, qui n’eut jamais de sens ni d’esprit que pour prier Dieu, trembloit devant sa fille, la duchesse du Maine ; elle avoit même remercié le roi en forme de ce qu’il avoit fait pour les enfants de M. du Maine ; et son autre fille, Mme la princesse de Conti, avoit passé sa vie a Paris dans ses affaires domestiques, qui n’auroit osé approcher du roi. Mme de Vendôme n’existoit pas, ni les filles de Mme la Duchesse, par leur âge, à l’égard du roi. C’étoit donc un champ libre fait exprès pour M. du Maine. Quel parti n’en sut-il pas tirer ! Mme de Maintenon n’avoit des yeux que pour lui ; en lui se réunissoit toute sa tendresse par la perte de sa chère Dauphine. Sa haine pour M. le duc d’Orléans étoit toujours la même, on en a vu la cause et les fruits. Son nourrisson si constamment aimé n’eut donc pas peine à lui persuader ce qui flattoit cette haine, ce qui établissoit à soi toutes ses espérances, ou à se porter à n’en douter pas et à le faire accroire au roi, si eux-mêmes n’en étoient pas persuadés, et à en infatuer le monde. On ne put se méprendre à l’auteur et à la protectrice de ces horribles bruits ; ni l’un ni l’autre ne s’en cachèrent dans l’intérieur. Mme de Maintenon se fâcha contre Maréchal devant le roi. Il lui échappa qu’on savoit bien d’où venoit le coup, et de nommer M. le duc d’Orléans. Le roi y applaudit avec horreur, comme n’en doutant pas, et tous deux ne parurent pas trouver bon la liberté que prit Maréchal de se récrier contre cette accusation. M. Fagon, par ses coups de tête, approuvoit cependant cet énorme allégué ; et Boudin fut assez forcené pour oser dire qu’il n’y avoit pas à douter que ce ne fût ce prince, et pour hocher la tête impudemment à la sortie que Maréchal eut le courage de lui faire. Telle fut la scène entière du rapport de l’ouverture du Dauphin. Le duc du Maine s’en expliqua nombre de fois dans l’intérieur des cabinets du roi ; et, quoique ce ne fût pas sans prendre garde aux valets devant qui il parloit, il y en eut plus d’un, et à plus d’une reprise, qui le dirent, et par qui d’oreille en oreille cela se répandit. Bloin, et les autres de l’intérieur qui lui étoient les plus affidés, ne craignirent point de répandre une accusation si atroce, comme une chose dont le roi ni Mme de Maintenon ne doutoient point, et de laquelle ils étoient convaincus eux-mêmes, avec Fagon, qui les autorisa par l’obstination de son silence, et par des gestes et des airs éloquents lorsqu’on en parloit en sa présence, et de Boudin qui s’en fît le prédicateur également infâme et hardi, et qui tinrent le reste de la Faculté de si court, qu’aucun n’osa dire un seul mot au contraire. Cette même terreur gagna bientôt toute la cour, dès qu’elle vit tout ce qui approchoit le plus Mme de Maintenon déclamer avec d’autant plus de force que c’étoit avec un air d’horreur, de crainte, de retenue ; et tout ce peu qui tenoit au duc et à la duchesse du Maine, et tout Sceaux et jusqu’à leurs valets, en parler non-seulement à bouche ouverte, mais en criant vengeance contre M. le duc d’Orléans, et demandant si on ne la feroit point, avec un air d’indignation et de sécurité la plus effrénée. De là tout ce qui même [était] de plus élevé, et de plus à portée de vouloir et d’espérer plaire, prit à la cour la même hardiesse et le même ton ; et ce fut la même opinion et les mêmes propos à la mode qu’en autre genre on y avoit vus si répandus et si dominants pendant la campagne de Lille contre le prince qu’on regrettoit maintenant, et avec ce même succès d’effroi qui écartoit tous contradicteurs et les réduisoit au silence. Maréchal qui sagement ne m’avoit d’abord averti qu’à demi, voyant le commencement de cette tempête, me conta le détail de ce qui s’étoit passé chez Mme de Maintenon, en présence du roi, que je viens de rapporter.

M. le duc d’Orléans avoit, à l’égard des deux pertes qui faisoient couler les larmes publiques, l’intérêt le plus directement contradictoire à celui du duc du Maine ; et, s’il avoit été un monstre vomi de l’enfer, c’eût été le grand coup pour lui de se défaire du roi, avec lequel il ne s’étoit jamais bien remis, et s’étoit même fort gâté depuis le mariage de Mme la duchesse de Berry, pour faire régner ceux qu’on regrettoit, et se délivrer de la puissance de Mme de Maintenon, son implacable ennemie, qui ne cessoit de lui aliéner le roi, et de lui faire tout le mal qui lui étoit possible, jusqu’à lui avoir ôté, même depuis ce mariage, toute considération à la cour. Nous ne sommes pas encore au temps de faire connoître ce prince ; un crayon suffira ici par rapport à son intérêt et aux horreurs d’une accusation si terriblement inventée, si cruellement répandue, persuadée et soutenue avec tant d’art, et un art si peu inférieur au crime qui lui fut imputé, et dont M. du Maine a su tirer tous les avantages qu’il en avoit attendus jusqu’au delà de ses espérances, et qui eussent mis la confusion dans l’État s’ils eussent été prodigués à un homme moins failli de cœur et de courage, et d’un mérite moins universellement décrié de tous points.

Dans tous les temps le Dauphin avoit goûté M. le duc d’Orléans. Dès sa jeunesse le duc de Chevreuse le lui avoit fait valoir, parce que le duc de Montfort, son fils aîné, étoit intimement avec M. le duc d’Orléans, et que M. de Chevreuse lui-même le voyoit assez souvent, et se plaisoit à s’entretenir avec lui d’histoire, mais surtout de sciences, souvent de religion, où il vouloit le ramener. L’archevêque de Cambrai le voyoit aussi, et se plaisoit fort avec lui ; et réciproquement M. le duc d’Orléans l’avoit pris en amitié, et en telle estime qu’il se déclara hautement pour lui lors de sa disgrâce, et qu’il ne varia jamais depuis là-dessus. Cela lui avoit attaché tout ce petit troupeau, quoique de mœurs si différentes ; et on sait ce que ce petit troupeau pouvoit sur le Dauphin, très-particulièrement l’archevêque de Cambrai, M. de Chevreuse et le duc de Beauvilliers, qui n’étant qu’un avec eux ne pouvoit être différent d’eux sur M. le duc d’Orléans. Indépendamment de ces appuis, ces deux princes se rencontroient souvent chez le roi, très-ordinairement les soirs chez la princesse de Conti, où ils se mettoient en un coin à parler sciences, et on n’en pouvoit parler plus nettement, plus intelligiblement ni plus agréablement que faisoit M. le duc d’Orléans. C’étoit donc une liaison de tous les temps entre eux à être bien aises de se rencontrer, et à leur aise ensemble, autant que des personnes de cette élévation et de vie aussi différente en pouvoient former. Le mariage du Dauphin et l’union de ce mariage augmenta encore la liaison.

La Dauphine étoit fort attachée à M. et à Mme de Savoie. Elle trouva ici Monsieur, père de Mme de Savoie, et de M. le duc d’Orléans. Elle et Monsieur, comme on l’a vu, s’aimèrent avec tendresse ; et cette affection pour mère et pour grand-père, retomba sur l’oncle, en qui même elle se piqua toujours de s’intéresser, jusque dans les temps où il fut le plus mal avec le roi et Mme de Maintenon, qui le lui passoient à cause de l’étroite proximité. À son tour M. le duc d’Orléans, maltraité de Monseigneur et de toute cette pernicieuse cabale qui le gouvernoit, exactement instruit par moi en Espagne où il étoit de tous les attentats de la campagne de Lille, prit hautement à son retour le parti du prince opprimé, et ce fut un nouveau lien entre eux, et la Dauphine en tiers. Peu de temps après, l’affaire d’Espagne ayant réduit M. le duc d’Orléans aux termes les plus dangereux dont Monseigneur se rendit le plus ardent promoteur, il trouva dans son fils une ferme résistance jusque dans le conseil, et dans sa belle-fille la plus vive protectrice de son oncle, quoiqu’elle ne pût ignorer combien elle alloit directement en cela contre ce que vouloit et faisoit Mme de Maintenon. Dans les suites cette princesse la gagna pour le mariage de Mme la duchesse de Berry, et le roi par elle. Sa liaison personnelle avec Mme la duchesse d’Orléans, déjà formée, en devint intime, et ne cessa plus, et se resserra de plus en plus avec M. le duc d’Orléans, et entre son époux et le même prince.

M. de Beauvilliers, si retenu à le voir, ne l’étoit pas à entretenir une amitié qu’il croyoit si utile dans la maison royale, jusque-là que, sur les fins, il m’avertit que les propos licencieux auxquels M. le duc d’Orléans s’abandonnoit quelquefois en présence du Dauphin ne pouvoient que lui nuire et l’éloigner de lui, et de lui dire franchement d’y prendre garde comme un avis de sa part, à qui le Dauphin s’en étoit ouvert. Je le fis, il s’en corrigea, et si bien qu’il me revint par la même voie que cette retenue réussissoit fort bien, que le Dauphin en avoit parlé avec satisfaction au duc de Beauvilliers, qui me chargea de le dire à M. le duc d’Orléans pour le soutenir et l’encourager dans cette attention. Il tenoit donc immédiatement au Dauphin par un goût de tous les temps, par l’amusement de la conversation savante ; par ce qui tenoit le plus intimement au Dauphin, par une conduite sur M. de Cambrai écrite dans leur cœur à tous, par la proximité et la profession publique d’intérêt en lui et d’amitié de la Dauphine dans les temps les plus orageux, et réciproquement par son attachement public pour eux lors des attentats de Flandre. Il y tenoit par l’intimité de leurs épouses, par les mêmes amis et les mêmes ennemis, par le mariage de Mme la duchesse de Berry qui fut l’ouvrage de la Dauphine, par la haine commune de Mme la Duchesse et de la cabale de Meudon, qui les vouloit tous deux anéantir, en un mot par tous les liens les plus forts et les plus de toutes les sortes qui peuvent former et serrer les unions les plus étroites et les plus intimes ; sans jamais de contretemps, sans aucune lacune, et sans rien même qui pût y apporter du changement, puisque la conduite de Mme la duchesse de Berry et celle de M. le duc d’Orléans à cet égard n’y avoit pas produit le plus léger refroidissement.

Je ne fais que montrer et parcourir toutes ces choses et ces faits pour les présenter à la fois sous les yeux, parce qu’ils se trouvent tous racontés épars, en leur temps, en ces Mémoires. Rassemblés ici, on voit que M. le duc d’Orléans avoit pour le moins autant et aussi certainement tout à gagner à la vie et au règne du Dauphin et de la Dauphine, que le duc du Maine avoit tout à en craindre et à y perdre, et ce contraste est d’une évidence à sauter aux yeux. Il avoit de plus les jésuites qui faisoient tous une profession ouverte d’attachement pour lui, qui la lui avoit solidement marquée par les services hardis que le P. Tellier lui avoit rendus sur le mariage de Mme la duchesse de Berry, et qui étoient payés pour cela par la protection qu’il leur donnoit, et par la feuille des nombreux bénéfices de son apanage, qui tous, à l’exception des évêchés, étoient à sa nomination. Que l’on compare maintenant ensemble l’intérêt de M. le duc d’Orléans, dont le rang et l’état, au moins de lui et des siens ne pouvoit être susceptible de péricliter en aucun cas possible, et sans charge ni gouvernement à lui ni à son fils ; qu’on le compare à l’intérêt du duc du Maine, et que l’on cherche après l’empoisonneur. Mais ce n’est pas tout. Qu’on se souvienne qu’il n’avoit pas tenu à Monseigneur de faire couper la tête à M. le duc d’Orléans, et combien il en avoit été proche ; qu’on se souvienne comment Monseigneur ne cessa depuis de le traiter ; et qu’en même temps on se souvienne des larmes et des sanglots cachés dans le recoin de cet arrière-cabinet où je surpris M. le duc d’Orléans la nuit de la mort de Monseigneur, de mon étonnement extrême, de la honte que j’essayai de lui en faire, et de ce qu’il m’y répondit. Quel contraste, grand Dieu ! de cette douleur de la mort d’un ennemi près de devenir son maître, avec la farce que M. du Maine donna à ses intimes au fond de son cabinet, sortant de chez le roi qu’il venoit de laisser presque à l’agonie, livré aux remèdes d’un paysan grossier, que M. du Maine contrefit et la honte de Fagon, avec tant de naturel et si plaisant que les éclats de rire s’en entendirent jusque dans la galerie, et y scandalisèrent les passants. C’est un fait célèbre et bien caractérisant qui trouvera son détail en son lieu, si j’ai assez de vie pour pousser ces Mémoires jusqu’à la mort du roi.

Mais une écorce funeste servit bien le duc du Maine, qu’il sut puissamment manier, et avec un art qui lui étoit singulièrement propre. M. le duc d’Orléans, marié par force, instruit de l’indignité de l’alliance par les fureurs de Madame, par le cri public, jusque par la faiblesse de Monsieur, fit en même temps ce qu’on appelle son entrée dans le monde. Plus son éducation avoit été jusqu’alors resserrée, plus il chercha à s’en dédommager. Il tomba dans la débauche, il préfera les plus débordés pour ses parties ; sa grandeur et sa jeunesse lui firent voir tout permis ; et il se figura de réparer aux yeux du monde ce qu’il crut y avoir perdu par son mariage, en méprisant son épouse, et en se piquant de vivre avec et comme les plus effrénés. De là le désir de l’irréligion et l’extravagante vanité d’en faire une profession ouverte ; de là un ennui extrême de toute autre chose que débauche éclatante ; les plaisirs, ordinaires et raisonnables, insipides ; l’oisiveté profonde à la cour où il ne pouvoit traîner sa funeste compagnie, et où pourtant il falloit bien qu’il demeurât souvent ; nul entregent pour s’en attirer d’autre, et dans une réciproque contrainte avec son épouse et avec tout ce qui l’approchoit, qui lui faisoit préférer sa solitude ; et cette solitude, il étoit trop accoutumé au bruit pour la pouvoir supporter.

Jeté par là dans la recherche des arts, il se mit à souffler, non pour chercher à faire de l’or, dont il se moqua toujours, mais pour s’amuser des curieuses opérations de la chimie. Il se fit un laboratoire le mieux fourni, il prit un artiste de grande réputation, qui s’appeloit Humbert, et qui n’en avoit pas moins en probité et en vertu qu’en capacité pour son métier. Il lui fit suivre et faire plusieurs opérations, il y travailla avec lui ; mais tout cela très-publiquement, et il en raisonnoit avec tous ceux de la profession de la cour et de la ville, et en menoit quelquefois voir travailler Humbert et lui-même. Il s’étoit piqué autrefois d’avoir cherché à voir le diable, quoiqu’il avouât qu’il n’y avoit pu réussir ; mais épris de Mme d’Argenton, et vivant avec elle, il y trouva d’autres curiosités trop approchantes et sujettes à être plus sinistrement interprétées. On consulta des verres d’eau devant lui sur le présent et sur l’avenir. J’en ai rapporté des choses assez singulières, qu’il me raconta avant d’aller en Italie, pour me contenter ici de rappeler seulement ces malencontreux passe-temps, tout éloignés qu’ils fussent de la plus légère idée même de crime. L’affaire d’Espagne dont il n’étoit jamais bien revenu ; les bruits affreux de lui et de sa fille par lesquels on essaya de rompre le mariage de cette princesse avec M. le duc de Berry près d’être déclaré ; la publicité que la rage de cette grande affaire leur donna ensuite, le trop peu de cas que l’un et l’autre en firent, et le trop peu de ménagement là-dessus ; enfin jusqu’à l’horrible opinion prise sur Monsieur de la mort de sa première épouse, et que M. le duc d’Orléans étoit le fils de Monsieur ; tout cela forma ce groupe épouvantable dont ils surent fasciner le roi, et aveugler le public.

Il en fut, comme je l’ai remarqué, si rapidement abreuvé que, dès le 17 février, que M. le duc d’Orléans fut avec Madame donner l’eau bénite à la Dauphine, la foule du peuple dit tout haut toutes sortes de sottises contre lui tout le long de leur passage, que lui et Madame entendirent très-distinctement, sans oser le montrer, mais dans la peine, l’embarras et l’indignation qui se peut imaginer. Il y eut même lieu de craindre pis d’une populace excitée et crédule, lorsque, le 21 février, il alla seul donner l’eau bénite au Dauphin. Aussi essuya-t-il sur son passage les insultes les plus atroces d’un peuple qui ne se contenoit pas, qui lançoit tout haut les discours les plus énormes, qui le montroit au doigt avec les épithètes les plus grossières, que personne n’arrêtoit, et qui croyoit lui faire grâce de ne se pas jeter sur lui et le mettre en pièces. Ce fut la même chose au convoi. Les chemins retentissoient de cris plus d’indignation et d’injures que de douleur. On ne laissa pas de prendre sans bruit quelques précautions dans Paris pour empêcher la fureur publique dont les bouillons se firent craindre en divers moments. Elle s’en dédommagea par les gestes, les cris, et par tout ce qui se peut d’atroce, vomi contre M. le duc d’Orléans. Vers le Palais-Royal, devant lequel le convoi passa, le redoublement de huées, de cris, d’injures, fut si violent, qu’il y eut lieu de tout craindre pendant quelques minutes.

On peut imaginer le grand usage que M. du Maine sut tirer de la folie publique, du retentissement des cafés de Paris, de l’entraînement du salon de Marly, de celui du parlement, où le premier président lui rendit religieusement ses prémices, de tout ce qui ne tarda pas à revenir des provinces, ensuite des pays étrangers. On ne sème que pour recueillir, et la récolte passa toutes les espérances. La mort du petit Dauphin et le rapport de son ouverture fut un nouveau relais qui ranima plus violemment la fureur et la licence, qui donna un nouveau jeu à M. du Maine, à Bloin, aux affidés de l’intérieur, à Mme de Maintenon, de les faire valoir ; au roi, d’abattement, de crainte, de haine et d’un malaise continuel. C’est la cruelle situation où ils le vouloient pour se le rendre plus maniable, et disposer de lui plus facilement. Le maréchal de Villeroy, quoique si distingué toute sa vie par l’amitié de Monsieur et la considération de M. le duc d’Orléans, n’avoit garde de ne pas payer comptant son brillant retour à sa protectrice. Il étoit fait pour ne penser et ne croire que comme elle-même pensoit et croyoit, ou en faisoit le semblant. Il avoit été trop avant dans l’intérieur de la cour, pour ignorer sa haine pour M. le duc d’Orléans, et son aveuglement de mie pour M. le duc du Maine. Il n’étoit pas rentré par elle pour les contredire, mais pour devenir leur instrument et leur écho. Il se signala donc dans une occasion si intéressante, et qui la lui devenoit à lui-même par son ami Vaudemont, Tessé le suivant de celui-ci, Tallard si longtemps le sien, Mme d’Espinoy, les Rohan ses boussoles, Harcourt qui l’étoit d’une autre façon, mais qui avec son esprit et son adresse sut se mesurer dans le monde, sans cesser de plaire aux calomniateurs dont, avec eux, il épousa les passions.

Le duc de Noailles tenoit le loup par les oreilles. Il étoit en quartier, par conséquent il se trouvoit en des moments de privance chez le roi et chez Mme de Maintenon. Plus il se sentoit mal avec eux, plus il craignoit de leur déplaire, plus il passionnoit de s’y raccrocher. Il échappoit souvent en sa présence des mots à l’un et à l’autre où il n’osoit prendre, parce qu’il ne vouloit pas se rebrouiller avec M. le duc d’Orléans. Il voiloit son silence du malaise où il étoit avec eux ; mais les occasions étoient continuelles. Il y avoit longtemps à attendre jusqu’au 1 avril ; peut-être encore que cette fatale tabatière lui pesoit, quoique bien loin hors de sa poche. Il eut une très-légère fluxion sur le visage qui ne fut accompagnée d’aucun symptôme ; il la donna pour une attaque d’apoplexie. Quoique tout le monde ne cessât de le voir, et que personne ni les médecins n’en aperçussent pas le moindre soupçon, lui, au contraire de tous les apoplectiques, dont l’un des plus généraux effets de leur mal est de le nier et de n’en vouloir jamais convenir, quitta le bâton les premiers jours de mars et s’en alla à Vichy, où il demeura longtemps en panne, et à laisser refroidir les fureurs et les propos, qui à la fin ne peuvent toujours rouler sur la même chose. Il en revint parfaitement guéri, parce qu’il n’étoit pas parti malade ; et il n’a pas été question depuis pour lui d’apoplexie ni de la moindre précaution pour la prévenir.