Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/7

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CHAPITRE VII.


Effiat avertit M. le duc d’Orléans et lui donne un pernicieux conseil, qu’il se hâte d’exécuter. — Crayon d’Effiat. — Conduite que M. le duc d’Orléans devoit tenir. — M. le duc d’Orléans totalement déserté et seul au milieu de la cour. — Je lui reste unique. — Je l’empêche de faire un cruel affront à La Feuillade. — Crises et bruits contre M. le duc d’Orléans entretenus avec grand art et toujours. — Alarme de mes amis sur ma conduite avec M. le duc d’Orléans. — Service de Maréchal à M. le duc d’Orléans. — Deux cent trente mille livres[1] de pensions et vingt mille livres distribuées dans la maison du Dauphin et de la Dauphine. — Mort de Seignelay ; son caractère. — Maillebois maître de la garde-robe sans qu’il lui en coûte rien, et La Salle en tire le double. — Douze mille livres de pension à Goesbriant. — Survivance des gouvernements de Béarn, Bayonne, etc., au duc de Guiche. — Tallard duc vérifié. — Appartement de Monseigneur donné à M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry ; le leur aux fils du duc du Maine : et au prince de Dombes, la survivance du gouvernement de Languedoc. — Estaing vend sa charge dans la gendarmerie. — Chimère de ce corps sur l’ordre du Saint-Esprit. — Digression sur le prétendu droit des fils de France, etc., de présenter au roi des sujets pour être faits chevaliers de l’ordre. — Plaisante anecdote sur la promotion d’Étampes à l’ordre du Saint-Esprit.


L’enchaînement naturel de toutes ces choses m’emporte, il faut se ramener. Depuis l’extrémité du Dauphin, je ne sortis plus de ma chambre qu’un moment pour voir le roi, et pour aller passer les après-dînées à Versailles, dans celle du duc de Beauvilliers qui ne voyoit presque du tout personne, malade dans son lit, et pénétré de douleur au point où il était. Un soir que j’en revenois, Mme la duchesse d’Orléans me manda que M. le duc d’Orléans et elle s’ennuyoient fort de ne me point voir, et que l’un et l’autre me prioient d’y aller, parce qu’ils avoient quelque chose de pressé à me dire. Je ne les avois point vus depuis le malheur public. Quoique Maréchal m’eût parlé, je n’avois point été assez maître de ma douleur pour aller ailleurs que voir une douleur pareille. Je ne me trouvois en état ni de parler ni encore moins de raisonner ; j’avois l’esprit si peu libre, et je ne voyois de plus rien à faire sur une si atroce, mais si folle calomnie, et forgée dans le sein de la plus tendre faveur. Je priai donc M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans de trouver bon que je différasse à les voir au lendemain matin.

J’y allai en effet. Je trouvai Mme la duchesse d’Orléans désolée. Elle m’apprit que le marquis d’Effiat étoit venu, la veille au soir, de Paris les avertir des bruits affreux qui y étoient universellement répandus, de l’effet général qu’ils y faisoient ; que le roi et Mme de Maintenon étoient non-seulement persuadés par le rapport des médecins, mais qu’ils l’étoient aussi de tout ce qui se disoit contre M. le duc d’Orléans, et qui se débitoit avec tant d’emportement que d’Effiat ne le croyoit pas en sûreté, s’étoit déterminé malgré l’horreur de la chose à les venir avertir, et à presser M. le duc d’Orléans d’avoir là-dessus avec le roi une explication qui ne pouvoit être différée, dont la plus naïve, la plus nette et la plus persuasive étoit d’insister pour que le roi lui permît de se remettre à la Bastille, de faire arrêter Humbert et tous ceux de ses gens que le roi jugeroit à propos, jusqu’à ce que cela fût éclairci. « Madame, m’écriai-je, eh ! que prétend faire M. le duc d’Orléans ? — Monsieur, me dit-elle, il est allé parler au roi ce matin, qu’il a trouvé fort sérieux et fort froid, même fort sec, et silencieux sur les plaintes qu’il lui a faites et la justice qu’il lui a demandée. — Et la Bastille, madame, interrompis-je, en a-t-il parlé ? — Eh ! vraiment oui, monsieur, me répondit-elle, mais cela n’a pas été reçu. Il y a eu un air de dédain, qui n’a pas changé, quoiqu’il ait fort insisté. Enfin M. le duc d’Orléans s’est rabattu à demander au moins qu’Humbert y fût mis, interrogé, et toutes les suites. Le roi a encore refusé d’assez mauvaise grâce. Enfin, à force d’instances, il a dit qu’il ne le feroit pas arrêter, mais qu’il donneroit ordre à la Bastille de l’y recevoir s’il y alloit se remettre lui-même. » Je m’écriai encore plus sur un si pernicieux conseil, et si brusquement exécuté.

Il faut savoir que le marquis d’Effiat étoit un homme de beaucoup d’esprit et de manége, qui n’avoit ni âme ni principes, qui vivoit dans un désordre de mœurs et d’irréligion public, également riche et avare, d’une ambition qui toujours cherchoit par où arriver, et à qui tout étoit bon pour cela, insolent au dernier point avec M. le duc d’Orléans même qui, du temps qu’avec le chevalier de Lorraine, dont il étoit l’âme damnée, il gouvernoit Monsieur, sa cour et souvent ses affaires, à baguette, s’étoit accoutumé à le craindre et à admirer son esprit. Avec tant de vices si opposés au goût et au caractère du roi et de Mme de Maintenon, il en étoit bien voulu et traité avec distinction, parce qu’il avoit eu part, avec le chevalier de Lorraine, à réduire Monsieur au mariage de M. son fils, et ce dernier par l’abbé Dubois ; que, par conséquent, il s’étoit toujours entretenu bien avec Mme la duchesse d’Orléans ; qu’il s’étoit sourdement livré et vendu à M. du Maine ; et que par son ancienne intimité avec le chevalier de Lorraine, l’ami le plus intime du maréchal de Villeroy de tous les temps, il étoit devenu le sien jusqu’à s’en faire admirer. Le conseil qu’il avoit donné étoit si mauvais, pour un homme surtout d’autant d’esprit et qui connoissoit si bien le monde, qu’il me fut fort suspect.

Par cette conduite M. le duc d’Orléans se ravaloit à la condition des plus petites gens, d’un valet même d’une maison volée, au lieu de l’avoir pris sur le haut ton, et en prince de son rang, sur qui aucun soupçon ne sauroit trouver prise, qui défie avec dignité d’en pouvoir produire ni articuler le moindre appui, ni l’apparence la plus légère, et qui, en faisant en public le parallèle exact et juste de son intérêt et de celui de M. du Maine, tel qu’on vient de le voir, l’auroit fait trembler avec toute sa faveur, l’auroit réduit à la défensive, et peut-être, fait comme il étoit sur le courage, l’auroit forcé à jeter l’éteignoir sur le feu qu’il avoit allumé, et obligé le roi à le ménager, et Mme de Maintenon à ne le pousser plus. C’est ce que tout d’abord il falloit faire, après avoir demandé justice au roi avec hauteur devant tout ce qui étoit après son souper dans le cabinet, et ne l’avoir pas reçue ; et, sans s’engager en accusation directe, encore moins formelle, parler publiquement, assez fortement pour donner toute cette peur à M. du Maine, et le mettre dans l’embarras encore du côté du public, déjà si mal prévenu pour lui, et alors irrité des pas de géant qu’il venoit de faire ; en même temps faire souvenir le roi et ceux qui en étoient instruits, répandre pour l’apprendre à tout le monde le fait, qui est raconté en son lieu, de la cassette de Mercy prise lorsque du Bourg le battit en haute Alsace, n’oublier pas les curés, les baillis et les officiers de terres de Mme de Lislebonne en Franche-Comté, les uns juridiquement exécutés, les autres en fuite ; aussitôt après cette affaire, et comme on n’étoit en nulle mesure avec la cour de Vienne, qui s’opposoit le plus à la paix et y traversoit le plus les mesures de celle de Londres, ne craindre pas de rappeler la facilité de la maison d’Autriche, à s’aider du poison pour se défaire de qui l’embarrasse, la mort du prince électeur de Bavière, et celle de la reine d’Espagne, fille de Monsieur ; et de là expliquer l’obscurité pourtant assez claire de la lettre du prince Eugène à Mercy, trouvée dans sa cassette, avec ses instructions sur l’intelligence en Franche-Comté : « Que si, malgré toutes les mesures prises, il ne réussissoit pas dans cette expédition, et qu’eux d’ailleurs ne pussent réduire la France au point qu’on s’étoit proposé, alors il faudroit en venir au grand remède ; » paraphraser bien aisément ce grand remède et l’expliquer des morts que l’on pleuroit, du péril extrême que le duc d’Anjou avoit couru, et qui n’étoit pas entièrement passé, pour forcer le roi, par le défaut de toute sa ligne aînée, de rappeler le roi d’Espagne et ses enfants, et d’en abandonner la monarchie à la maison d’Autriche ; ajouter tout ce qu’il convenoit pour frapper sur l’insigne scélératesse d’oser répandre des bruits exécrables, aussi opposés à son intérêt qu’à son honneur, quand on en trouvoit ailleurs de si conformes au crime habituel de la maison d’Autriche, et annoncés même par le prince Eugène à Mercy, autant que de telles horreurs sont susceptibles de l’être ; appuyer là-dessus avec d’autant plus de force, qu’en effet le soupçon étoit très-bien fondé par la lettre du prince Eugène, précédée de si peu d’années des deux exécutions que l’on vient de citer ; que cette sorte d’accusation de la cour de Vienne soulageoit le roi et Mme de Maintenon sur ce qu’ils avoient de plus cher, frappoit le monde, les neutres, les gens de bon sens ; mais lâcher aussi des expressions obscures qui eussent donné à courir à M. du Maine sur la conformité de son intérêt, en autres vues, avec celui de la maison d’Autriche, qui auroit ouvert les yeux au monde, toujours en évitant bien de s’engager en rien de précis, et par là auroit tenu M. du Maine en effroi, en grande peine, et le roi et Mme de Maintenon fort en mesure.

Cela eût fait un violent éclat entre lui et M. du Maine ; mais cet éclat le désarmoit : un ennemi public et déclaré est bien moins à craindre que des mines chargées continuellement sous les pieds, un ennemi surtout sur un trône branlant, qui indignoit alors tout le monde, un ennemi d’aussi peu de courage, et dont tout le danger ne se trouvoit que dans les ténèbres dont il savoit s’envelopper et se faire un asile, pour tout ce qu’il lui convenoit d’attenter ; et le roi, malgré son abandon de tendresse pour lui et de faiblesse pour Mme de Maintenon, n’auroit pu n’être pas en garde contre lui sur M. le duc d’Orléans, et dans un grand embarras même de l’accroître davantage après un si grand éclat. Toute son inquiétude se seroit tournée à chercher à l’apaiser entre eux, à empêcher les voies de fait. Elles n’étoient pas à craindre de M. du Maine avec personne ; combien moins avec un petit-fils de France de la valeur de M. le duc d’Orléans ! Le comte de Toulouse n’aimoit ni n’estimoit son frère, et détestoit sa belle-sœur, desquels il étoit compté pour fort peu de chose. De la valeur et de l’honneur il en avoit beaucoup. Il est très-douteux que l’un lui eût permis d’employer l’autre en cette occasion pour l’amour de son frère ; il ne l’est pas que le roi lui auroit imposé à temps et efficacement dans un rang si inégal, dans une affaire si odieuse, où, par qui d’où [2] le bruit vînt, son neveu étoit l’attaqué et le plus cruellement, le roi n’eût pas souffert que le comte de Toulouse en eût fait la folie, dont les suites étoient sans fin et eussent fait le bourreau de ce qui lui restoit de vie ; et plus que vraisemblablement à la fin et après lui l’éradication de ses bâtards, avec le feu allumé pour la succession de M. le Prince, qui eût jeté les princes du sang du côté de M. le duc d’Orléans. Sa suite et sa maison étoient sans comparaison de celles des bâtards. M. le duc de Berry étoit son gendre, abandonné alors d’amour à son épouse qui étoit toute à son père et ce bas courtisan si avide de plaire, quand il n’en coûte point de péril, et le gros du monde de même, n’eût pas pris aisément parti contre M. le duc d’Orléans, dans de telles extrémités, dans la position où il étoit, et dans celle où l’âge du roi montroit en perspective M. le duc de Berry et lui.

Voilà sans doute ce que le duc du Maine redouta, et qu’il sut parer avec adresse par le prompt usage du marquis d’Effiat et de ses salutaires avis. Mais je parlois à sa sœur qui, en comparaison de lui, comptoit pour rien mari et enfants, et prodige d’orgueil, sans l’aimer ni l’estimer. Je n’eus donc garde de lui montrer rien de ce sur quoi je viens de m’étendre. Je me contentai de blâmer le conseil en gros par d’autres raisons dont je pus m’aviser, et plus encore une résolution si subite. Tandis que nous causions ainsi tous deux seuls, M. le duc d’Orléans entra ; jamais je ne vis homme si profondément outré et abattu. Il me redit ce que je venois d’entendre qui s’étoit passé entre le roi et lui, entre son lever et la messe, et l’ordre qu’il avoit envoyé, au retour de cette conversation, pour que Humbert s’allât remettre à la Bastille. Je lui témoignai, comme j’avois fait à Mme la duchesse d’Orléans, ce que je pensois là-dessus, mais faiblement, parce que la chose étoit faite, et que l’état où je le vis me fit plus de compassion qu’il ne me laissa espérer des partis vigoureux. Je leur rendis ce que j’avois appris de Maréchal, mais en supprimant le duc du Maine, duquel je ne parlai que l’après-dînée tête à tête à M. le duc d’Orléans. Le lendemain, je sus par lui que le roi avoit dit sèchement qu’il avoit changé d’avis sur Humbert ; qu’il étoit inutile qu’il allât se remettre à la Bastille, et qu’il n’y seroit pas reçu ; qu’ayant voulu insister, le roi lui avoit tourné le dos, et s’en étoit allé dans sa garde-robe, et lui étoit sorti du cabinet ; en sorte qu’il venoit de mander ce changement à Humbert, que nous sûmes après être allé à la Bastille, sur l’ordre qu’il en avoit reçu de M. le duc d’Orléans, et y avoir été refusé.

De ces jours-là du premier éclat à Marly et dans le monde, M. le duc d’Orléans fut non-seulement abandonné de tout le monde, mais il se faisoit place nette devant lui chez le roi et dans le salon, et, s’il y approchoit d’un groupe de courtisans, chacun sans le plus léger ménagement faisoit demi-tour à droite ou à gauche, et s’alloit rassembler à l’autre bout, sans qu’il lui fût possible d’aborder personne que par surprise, et même aussitôt après, il étoit laissé seul avec l’indécence la plus marquée. Jusqu’aux dames désertèrent un temps Mme la duchesse d’Orléans, et il y en eut qui ne la rapprochèrent plus. Après avoir si pitoyablement enfourné, il fallut laisser passer l’orage ; mais l’orage étoit trop soigneusement entretenu pour passer. Il fut soutenu avec la même frayeur de son approche, la même aliénation jusqu’au dernier Marly de la vie du roi, où ce monarque menaça ouvertement ruine, et quand les bruits faiblissoient dans Paris et dans les provinces, il s’y trouvoit des émissaires adroits et attentifs à les renouveler, et d’autres à en faire retentir l’écho à la cour, et cela dura toujours, et bien après le roi, avec le même art. En un mot, je fus le seul, je dis exactement l’unique, qui continuai à voir M. le duc d’Orléans à mon ordinaire, et chez lui et chez le roi, à l’y aborder, à nous asseoir tous deux en un coin du salon, où assurément nous n’avions aucun tiers à craindre, à me promener avec lui dans les jardins, et à la vue des fenêtres du roi et de Mme de Maintenon. À Versailles je vivois dans le même commerce de tous les jours. Il lui revint que La Feuillade tenoit à Paris les propos les plus injurieux sur lui ; la furie le transporta, et j’eus toutes les peines du monde de l’empêcher de le faire insulter, et de sa part, à grand coups de bâton. C’est l’unique fois que je l’ai vu en furie, et se porter à une telle extrémité.

Cependant M. de Beauvilliers, le chancelier, tous mes amis et amies, m’avertissoient sans cesse que j’allois me perdre par une conduite si opposée à l’universelle, et aux sentiments du roi et de Mme de Maintenon pour M. le duc d’Orléans ; que ne rompre pas avec lui, par une entière cessation de le voir, étoit une chose honnête et qui se pouvoit souffrir ; mais que de vivre continuellement avec lui et publiquement, et dans les jardins de Marly sous les yeux du roi et de toute la cour, c’étoit une folie inutile à M. le duc d’Orléans, et qui ne pouvoit que déplaire à un point qu’à la fin elle me perdroit. Je tins ferme, je trouvai que le cas d’aussi rares malheurs étoit celui non-seulement de n’abandonner pas ses amis quand on ne les croyoit pas coupables, mais celui encore de se rapprocher d’eux de plus en plus pour son propre honneur, pour la consolation qu’on leur devoit et qu’ils ne recevoient de personne, et pour montrer au monde l’indignation qu’on avoit de la calomnie. On insista très-souvent, on me fit entendre que le roi le trouvoit mauvais, que Mme de Maintenon en étoit piquée, on n’oublia rien pour me faire peur. Je fus insensible à tout ce qu’on put me dire ; et je ne cessai pas un jour de voir M. le duc d’Orléans et d’ordinaire deux et trois heures de suite. Cette matière reviendra bientôt ; il est temps de reprendre la suite des événements de cette année. Il faut seulement ajouter que ce fut encore Maréchal qui empêcha que Humbert n’entrât à la Bastille.

Le roi, que M. le duc d’Orléans venoit de quitter, quand il lui en fit la proposition pour lui-même, et refusé au moins pour Humbert [3], entra dans sa garde-robe, où, plein de la chose, il la conta à Fagon et à Maréchal qu’il y trouva. Maréchal, avec sa vertueuse liberté, demanda au roi ce qu’il en avoit ordonné. Sur sa réponse, il loua la candeur et la franchise de M. le duc d’Orléans, la prudence du roi de lui avoir refusé d’aller à la Bastille, et improuva la permission donnée pour Humbert. « Que prétendez-vous par là, sire, lui dit-il hardiment : afficher partout la honte prétendue de votre plus proche famille ? et quel en sera le bout ? de ne trouver rien, et d’en avoir la honte vous-même. Si par impossible, et je répondrois bien que non, vous trouvez ce qu’on vous fait chercher, feriez-vous couper la tête à votre neveu qui a un fils de votre fille, et publier juridiquement son crime et son ignominie ? Et si vous ne trouvez rien, comme sûrement il n’y a rien à trouver, [irez-vous] faire dire à tous ses ennemis et les vôtres, que c’est qu’on n’a pas voulu trouver ? Croyez-moi, sire, cela est horrible, épargnez-vous-le, révoquez la permission tout à l’heure, et ôtez-vous de la tête des horreurs, des noirceurs fausses qui ne sont bonnes qu’à abréger vos jours et à les rendre très-misérables. » Cette vive et si prompte sortie, d’un homme que le roi connoissoit vrai et réellement attaché à sa personne, eut son effet pour Humbert. Le roi sur-le-champ dit qu’il avoit raison, qu’aussi ne s’étoit-il laissé aller pour Humbert que par importunité, et qu’il ne le laisseroit pas entrer à la Bastille ; et peu d’heures après que M. le duc d’Orléans se présenta devant lui il le lui dit et lui ordonna de mander à Humbert de ne plus songer à la Bastille. Maréchal me le conta le lendemain, et me dit que Fagon et Bloin n’avoient pas dit un seul mot ; je l’embrassai de sa vertueuse bravoure qui avoit si bien réussi, et je ne la laissai pas ignorer à M. le duc et à Mme la duchesse d’Orléans.

Le roi donna douze mille livres de pension à la duchesse du Lude, continua à la comtesse de Mailly les neuf mille livres qu’elle avoit, à toutes les dames du palais leurs six mille livres chacune, à Mme Cantin, première femme de chambre, neuf mille livres, et à presque toutes les autres femmes de chambre de la Dauphine les gages qu’elles avoient, neuf mille livres à Boudin, son premier médecin, et trois mille livres à Dionis, son premier chirurgien. Il donna douze mille livres de pension à Dangeau, chevalier d’honneur, autant au maréchal de Tessé, premier écuyer, conserva à tous les menins les leurs de six mille livres ; quatre mille livres de pension à Bayard, écuyer particulier du Dauphin ; dix mille livres à du Chesne, son premier valet de chambre ; cinq mille livres à Bachelier, son premier valet de garde-robe ; et neuf mille livres à Dodart, son premier médecin. Il en donna aussi six mille à la nourrice du dernier Dauphin, et mit toutes ces femmes auprès de celui qui restoit, qui en eut ainsi trente-deux. Le Fèvre, trésorier général de Mme la Dauphine, eut vingt mille livres une fois payées, que lui avoit coûté sa charge.

Seignelay mourut fort brusquement d’une manière de pourpre. Il étoit encore fort jeune, et quoique fort gros il excelloit à danser. Il s’étoit fait aimer et estimer à la guerre et à la cour, avoit apprivoisé La Salle, dont à la mort de son père, ministre et secrétaire d’État, on lui avoit acheté la survivance de sa charge de maître de la garde-robe du roi, avec exercice en son absence, qui le regardoit comme son fils, et il étoit parvenu aux bontés du roi fort marquées. Ce fut un vrai dommage. Il étoit gendre de la princesse de Furstemberg, dont il ne laissa qu’une fille fort riche, aujourd’hui duchesse de Luxembourg. La Salle y gagna une seconde fois sa charge, dont il fit aussitôt le marché avec Desmarets pour son fils Maillebois, aujourd’hui chevalier de l’ordre et maréchal de France, de la charge et non de la survivance, moyennant cinq cent mille livres, et le payement actuel en outre de trois années d’appointements de sa charge qui lui étoient dues, et conserva son logement et les grandes entrées. Il n’en coûta rien à Desmarets ; le roi lui donna deux cent mille livres, et à son fils un brevet de retenue du reste. Ce ne fut pas tout : il obtint en même temps pour Goesbriant, son gendre, chevalier de l’ordre, et qui avoit un bon gouvernement, douze mille livres de pension. Peu de jours après, il donna au duc de Guiche la survivance de son père des gouvernernents de basse Navarre, Béarn, Bigorre, Bayonne et Saint-Jean-Pied-de-Port, qui est un morceau de près de cent cinquante mille livres de rente, et où sont toutes leurs terres. En même temps il fit le maréchal de Tallard duc vérifié ; de cette dernière grâce je n’en ai point su l’intrigue ni l’anecdote. Peut-être fut-ce un fruit de la nouvelle faveur du maréchal de Villeroy ; au moins le nouveau duc fut déclaré un jour ou deux après une fort longue audience que le roi avoit donnée au maréchal de Villeroy, le soir, chez Mme de Maintenon. En même temps encore le roi donna, avec une légère augmentation, l’appartement de Monseigneur, qu’occupoit le Dauphin, à M. [le duc] et à Mme la duchesse de Berry, et le leur aux deux fils du duc du Maine, avec la survivance de son gouvernement de Languedoc à l’aîné. Il y avoit près de deux ans que son frère et lui avoient celles de l’artillerie et des Suisses. L’aîné alloit avoir douze ans, et le cadet ne passoit pas sept et demi.

Estaing, lieutenant général de mérite et de bonne maison, mort chevalier de l’ordre, avoit gardé jusqu’alors sa compagnie de gens d’armes-Dauphin. La gendarmerie est féconde en chimères et en prétentions. La Trousse, maréchal de camp avec la même compagnie, avoit été un des légers chevaliers de l’ordre de 1688, par la protection de Louvois, dont il étoit le parent et l’affidé ; Villarceaux, brigadier avec la même charge, l’avoit été aussi en la même promotion, c’est-à-dire les chevau-légers-Dauphin, parce que Mme de Maintenon, plus que très-amie de son père, l’étoit toujours demeurée, l’avoit fait nommer dans la promotion ; et lui, qui étoit vieux et fort peu de la cour, demanda et obtint que son fils fût fait chevalier de l’ordre en sa place. De là la gendarmerie prit prétention que ces charges donnoient l’ordre ; parce que, le Dauphin, n’ayant point de maison, ces deux charges faisoient toute la sienne. Ils vouloient ignorer que le Dauphin n’a point de maison, parce qu’il n’est qu’un avec le roi, dont tous les officiers grands et petits le servent, et que, parce qu’il est un avec le roi, il est censé l’être en tout, et par conséquent ne lui présente point de son chef de chevaliers de l’ordre à faire, comme les fils de France qui ont une maison, et le premier prince du sang qui en a une image. Ainsi d’Estaing, qui par sa naissance, son mérite et ses services, n’avoit pas besoin de ce chausse-pied pour être chevalier de l’ordre, l’avoit gardé pour cela, dans l’idée chimérique que la gendarmerie s’étoit faite sur deux exemples auxquels Monseigneur n’avoit influé en rien ; et la vendit dès qu’il ne vit plus qu’un Dauphin dans la première enfance. Mais puisque l’occasion s’en présente si naturelle, il est bon de dire un mot de ces présentations à l’ordre.

Les fils de France en prétendent deux, et voudroient aller jusqu’à trois ; les filles de France au moins un ; les petits-fils de France un ; les petites-filles de France un ; le premier prince du sang un ; et maintenant les autres princes du sang n’avouent plus qu’ils n’en ont point ; et ceux qui sont en usage d’en avoir se sont avisés, depuis le ministère de M. le Duc, d’en prétendre en toutes les promotions qui sont de plus de huit chevaliers, et ont trouvé la complaisance que le roi s’est borné chaque fois à ce nombre pour ne les pas mécontenter, ou plutôt le cardinal Fleury. Ces prétentions seront bientôt examinées. Rien de cela ni qui ait le moindre trait dans les statuts de l’ordre premier, second, troisième, qui sont les changements et les variations qu’on a expliqués ailleurs ; rien non plus dans aucun chapitre ni règlement postérieur ; ainsi rien d’écrit qui puisse appuyer quoi que ce soit de cette prétention, en tout ni dans aucune de ses parties. Il faut donc en venir à l’usage.

Henri III, instituteur de l’ordre, en a fait dix promotions, et en pas une des dix on ne trouve aucun chevalier présenté à faire. Le duc d’Alençon étoit pourtant son frère, qui avoit une maison et une cour nombreuse, qui par le malheur des temps figuroit plus que n’a fait Gaston du règne de Louis XIII, et incomparablement plus que n’a fait Monsieur. Si on dit que le duc d’Alençon se moqua de l’institution de l’ordre du Saint-Esprit, qu’il ne voulut jamais le prendre, et qu’il affecta toujours de porter celui de Saint-Michel seul, pour des raisons qui ne sont pas de notre sujet, on répondra que ce qui pouvoit être bon pour lui, que l’ordre nouveau ne pouvoit honorer ni distinguer, ne l’étoit pas pour ceux qui auroient pu être présentés par lui pour l’avoir, qui en auroient été fort aises, et lui de nommer à un ordre qu’il ne vouloit pas recevoir. Mais outre ce raisonnement, le fait parle. Le duc d’Alençon n’y a jamais nommé, et il ne paroît point qu’il l’ait jamais prétendu. D’autres fils de France, il n’y en avoit point ; mais la reine Marguerite étoit sœur d’Henri III, et ne fut brouillée avec lui que pour y avoir été trop bien. Le roi de Navarre, son mari, depuis successeur d’Henri III, étoit premier prince du sang. Il a été catholique longtemps, et demeurant à la cour depuis la Saint-Barthélémy. On ne voit nul vestige d’aucun chevalier de l’ordre fait à leur nomination, ni d’aucune prétention là-dessus de leur part. Ainsi nul usage en cette faveur sous Henri III, instituteur de l’ordre.

Henri IV, en six promotions qu’il a faites, est le premier qui ait pu donner lieu à l’origine de cette prétention. Ce fut par une seule chose, et qu’il n’a pas réitérée. Il faisoit élever à sa cour le prince de Condé, né posthume à Saint-Jean d’Angély, et l’avoit ôté aux huguenots et à Charlotte de La Trémoille, sa mère. Il mit auprès de lui tous domestiques de son choix, lui fit une maison à part ; et parce qu’Henri IV n’avoit point d’enfants, et qu’il vivoit séparé de la reine Marguerite sans dessein de la reprendre, il regardoit alors le prince de Condé comme l’héritier de la couronne. Il lui avoit donné pour gouverneur M. de Chevrières, à ce qu’il me semble, quoique le dernier livre des armes, noms et qualités de l’ordre du Saint-Esprit dise que c’étoit le comte de Belin, qui avoit été gouverneur de Paris pour la Ligue avant M. de Brissac. Quoi qu’il en soit, l’un étoit Mitte, avoit passé par divers emplois, et eut un fils aussi chevalier de l’ordre en 1619, lieutenant général de Provence, ambassadeur à Rome et ministre d’État. L’autre étoit Faudoas, tous deux de qualité par eux-mêmes à être chevaliers de l’ordre. Ce qui marque que celui des deux qui étoit gouverneur du prince de Condé n’eut point l’ordre en cette qualité comme présenté, ou comme ils prétendent encore, nommé par lui, c’est que, de cette promotion qui fut de dix chevaliers, le duc de Ventadour fut le premier, M. de Chevrières le second, M. de Belin le troisième ; or celui de M, le Prince eût été le dernier, comme on l’a vu depuis. Au contraire, M. de Choisy, chevalier d’honneur de la reine Marguerite, qui étoit L’Hôpital, fut le septième.

Il ne peut donc plus être question ici de la nomination de M. le Prince, et quant à celle de la reine Marguerite, il n’est pas croyable que, n’en ayant point prétendu sous Henri III, elle s’en fût avisée sous Henri IV. Ce prince lui marqua toujours la plus grande considération depuis qu’elle eut donné les mains à la dissolution de leur mariage, et il n’est pas surprenant qu’il ait eu celle de faire chevalier de l’ordre son chevalier d’honneur ; on ne peut donc faire aucun usage de cette promotion pour autoriser la prétention. Mais on la remonte à celle de 1595, où Claude Gruel, seigneur de La Prette, fut le vingt-cinquième et le dernier. C’étoit véritablement un fort petit gentilhomme et dont les emplois ne le portoient point à cette distinction. On dit qu’il étoit au comte de Soissons, et qu’en recevant le collier, venant à dire suivant la formule : Domine, non sum dignus, Henri IV se mit à sourire, et répondit : « Je le sais bien, je le sais bien, mais mon cousin le comte de Soissons m’en a prié. » 1° René Yiau, sieur de Chanlivaut, qui précéda immédiatement La Frette dans cette promotion, n’étoit pas meilleur que lui ni plus brillant en emplois. 2° Il seroit étrange qu’Henri IV, qui s’étoit porté avec tant de partialité pour le prince de Condé dans le procès que le comte de Soissons lui intenta, eût fait un chevalier de l’ordre à sa nomination dans une promotion de vingt-cinq chevaliers, et qu’il n’en eût fait aucun à celle du prince de Condé, premier prince du sang, duquel il prenoit un soin si particulier qu’il le fit venir à sa cour pour l’élever sous ses yeux, et qu’en novembre de la même année le parlement le vint saluer en corps à Saint-Germain comme l’héritier de la couronne, en vertu d’une lettre de cachet qu’Henri IV en avoit expédié au camp de la Fère.

On pourroit dire qu’en janvier, que la promotion se fit, le prince de Condé n’étoit peut-être pas encore à la cour : ce ne seroit pas une raison d’omettre son droit s’il en avoit eu, mais au moins était-il à la cour en janvier 1597 qu’en une promotion de vingt-deux chevaliers il n’en eut aucun ni le comte de Soissons. 3° Ce conte porte à faux. Les chevaliers du Saint-Esprit n’ont jamais dit en recevant l’ordre : Domine non sum dignus. Cette formule n’est ni dans les statuts ni dans aucun règlement ; elle n’a jamais été en usage et on n’en a ouï parler que pour faire ce conte et la réponse d’Henri IV, qui peut être plaisante, mais qui, outre qu’elle n’a pu être faite sur une formule imaginaire qui n’a jamais été prononcée, seroit trop cruelle aussi pour être vraisemblable. De tout cela il résulte que sous Henri III ni sous Henri IV nul usage de ces nominations, et que, si le comte de Soissons a fait faire La Frette chevalier de l’ordre, ça été faveur et grâce accordée à sa prière, et rien moins qu’un exercice et un droit qu’il n’eut et ne prétendit jamais.

Louis XIII n’a fait que deux grandes promotions ; l’une en 1619, l’autre en 1633 ; le peu d’autres n’ont été que d’un chevalier à la fois. En 1619 on n’en voit aucun pour Gaston, duc d’Orléans, son frère ; mais le père du maréchal de Rochefort, chambellan du prince de Condé, qui des cinquante-neuf de la promotion fut le cinquante-troisième ; le baron de Termes, grand écuyer de France en survivance de son frère, peut-être même en titre, car il y fut un moment, et lorsqu’il fut tué devant Clérac, en 1621, la charge de grand écuyer fut rendue à son frère ; le baron de Termes, dis-je, le suivit immédiatement ; Hercule de Rohan, marquis de Marigny, puis de Rochefort, frère de père et de mère du duc de Montbazon, vint après ; puis le comte de La Rocheguyon ; Silly, qui fut ensuite duc à brevet ; le marquis de Portes vice-amiral, père de la première femme de mon père ; le comte de La Rochefoucauld, qui devint après le premier duc et pair de sa maison ; et le dernier marquis d’Étampes, grand maréchal des logis de la maison du roi. Le roi auroit-il fait un chevalier de l’ordre pour M. le Prince sans en donner un à Monsieur ? Mais c’étoit le temps des troubles et de l’évasion de la reine mère du château de Blois, où elle avoit été envoyée après la mort du maréchal d’Ancre. Cela n’empêchoit pas le droit de Monsieur, s’il en avoit eu, et qui auroit vu avec un juste dépit M. le Prince exercer le sien tandis que le sien à lui demeuroit inutile. Il n’est donc pas possible d’admettre le marquis de Rochefort dans cette promotion, et au rang qu’il y tint, comme de la nomination du prince de Condé. En celle de 1633 on ne voit en quarante-trois chevaliers aucun pour Monsieur, qui alors étoit hors du royaume, ni pour M. le prince de Condé ; jusqu’ici donc nul usage de ce prétendu droit.

Louis XIV n’a fait que deux grandes promotions, en 1661 et en 1688 ; toutes les autres n’ont été que par occasions particulières de deux, trois, rarement quatre à la fois, excepté celle de tous les maréchaux de France qui ne l’étoient pas. C’est donc en ces deux grandes promotions qu’il faut mettre l’époque du premier usage de ce prétendu droit, c’est-à-dire après trois rois grands maîtres, après un grand nombre de promotions, après quatre-vingt-deux ans de l’institution de l’ordre. Il est vrai qu’en 1661, où la promotion fut de cinquante-trois chevaliers, Monsieur eut deux chevaliers, les comtes de Clère et de Vaillac, capitaine de ses gardes, qui se suivirent l’un l’autre immédiatement, et le furent de quatre autres qui fermèrent la promotion, dont le dernier fut Guitaut, premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince. Mais ou Monsieur n’en eut qu’un, ou bien Madame n’en eut point. On répète que c’est le premier exemple, on va voir que Monsieur ne s’en tint pas là. En 1688, où la promotion fut de soixante et dix, M. de La Vieuville, duc à brevet et gouverneur de M. le duc de Chartres, ne le fut point sur le compte de Monsieur, ni de M. le duc de Chartres, mais sur le compte du roi, ce qui n’a jamais été mis en doute, et le marquis d’Arcy, aussi de cette promotion, qui ne fut qu’après gouverneur du même prince, n’a pu être mis sur le compte du Palais-Royal ; mais Monsieur en eut deux, Madame un et en fit passer un quatrième sur le compte de M. le duc de Chartres, comme premier prince du sang, quoique petit-fils de France, avec un rang fort supérieur à celui des princes du sang : c’étoit la promotion de promesse d’avance du mariage de M. le duc de Chartres, dont le chevalier de Lorraine avoit répondu au roi, comme on le voit au commencement de ces Mémoires, qui en eut la préséance sur les ducs. Il falloit donc avoir aussi de la complaisance pour Monsieur, sans lui montrer pourquoi, et distinguer le marquis d’Effiat, le compersonnier [4] du chevalier de Lorraine, dans ce marché de la personne de M. de Chartres ; ainsi d’Effiat, quoique de la naissance qu’on n’ignoroit pas, et le marquis de Châtillon furent nommés par Monsieur. D’Effiat fut le cinquante-troisième, et Châtillon le soixante-quatrième. D’Étampes, qui prétendoit l’emporter sur Châtillon, attendit Monsieur dans sa garde-robe, caché, et quand Monsieur y fut entré, il lui dit mots nouveaux sur son affection pour Châtillon, jusqu’à oser mettre l’épée à la main et menacer Monsieur de courre sus à Châtillon partout.

Monsieur, qui craignoit un scandale étrange et dont les suites pouvoient être fâcheuses à son goût, fit tout ce qu’il put pour apaiser d’Étampes ; voyant enfin qu’il n’en pouvoit venir à bout, d’Étampes résolu à l’éclat le plus grand ou à être certain de l’ordre avant de sortir ou de laisser sortir Monsieur de cette garde-robe, il lui en renouvela parole, et, comme que ce fût, il l’assura qu’il le seroit, le fit nommer par M. le duc de Chartres, et c’est de ce prince que j’en tiens l’histoire. D’Étampes fut le soixante-huitième, et précéda immédiatement La Rongère, chevalier d’honneur de Madame, qu’elle nomma. Lussan le suivit immédiatement, et fut le dernier de la promotion, non pour M. le Prince ni de droit, mais par la prière de M. le Prince, convenu qu’il n’avoit nul droit, comme il est raconté.

Voilà donc le premier exemple en faveur des fils et filles de France et du premier prince du sang. Il n’est pas étrange que M. le Duc, premier ministre tout-puissant sous la jeunesse du roi, qui attenta le premier à faire manger ses domestiques avec le monarque, et à les faire entrer dans ses carrosses, se soit avantagé de l’exemple de 1688, pour la promotion qu’il fit signer toute faite au roi, en 1724, et où il fourra le chien, le chat et le rat. Il profita du nom de Tavannes et de sa charge de lieutenant général de la plus considérable partie de la Bourgogne, et qui étoit gentilhomme de sa chambre, titre nouveau pour qui n’est pas premier prince du sang, et le mit le quarante-sixième de cette promotion, disant même qu’il n’avoit pas voulu [le] mettre le dernier, comme s’il eût été de sa nomination. Il admit Simiane en quarante-huitième, comme ayant parole à la nomination de feu M. le duc d’Orléans, dont il étoit premier gentilhomme de la chambre, quoique sans droit par la mort de ce prince ; car cela fut dit ainsi, après force allées et venues de la part de M. le duc d’Orléans d’aujourd’hui, quoique fort mal ensemble. M. de Castries, chevalier d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, veuve du régent, eut sa nomination (et c’est l’unique d’une petite-fille de France), fut le quarante-neuvième ; et Clermont-Gallerande, premier écuyer de M. le duc d’Orléans, premier prince du sang, ayant sa nomination, fut le cinquantième et dernier. De ce détail, qui est exact, on peut juger de la valeur de la prétention de nommer au roi des sujets pour les faire chevaliers de l’ordre, de celle de l’extension de cette prétention, et de celle encore tout idéale d’en prétendre en toute promotion qui passe le nombre de huit chevaliers. On jugera aussi du nombre de ces nominations qui, en promotions peu nombreuses et redoublées, égaleroit bientôt la nomination du roi, et rendroit l’ordre bien moins certain auprès du roi qu’au service de ces princes.




  1. Les pensions énumérées par Saint-Simon ne donnent que cent mille livres. Il y a probablement erreur dans le sommaire.
  2. Vieille locution qjui signifie de quelque côté que.
  3. Nous avons reproduit exactement le texte du manuscrit ; mais il y a une erreur évidente, puisque la proposition fut acceptée au moins pour Humbert.
  4. Vieux mot qui signifie associé. Il s’appliquait surtout aux gens de mainmorte qui, daus la Bourgogne, le Nivernais, etc., mettaient leurs biens en commun.