Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/10

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CHAPITRE X.


Prostitution du maréchal d’Huxelles. — Embarras de Maisons. — Enregistrement de l’édit. — Bâtards traités en princes du sang au parlement. — Grand présent du roi à Mme la duchesse de Berry. — Électeur de Bavière et Peterborough à Marly. — Promenades nocturnes au Cours à la mode. — Mort de Mme de Vaudemont ; son caractère. — Mort de la marquise de Béthune-Harcourt. — Mort de Virville. — Mort de l’abbé de Clérembault. — Sourches cède à son fils la charge de grand prévôt. — Actions devant Barcelone. — Marlborough retourne en Angleterre. — Mort de la reine Anne. — L’électeur d’Hanovre proclamé. — Routes profondes par lesquelles le duc du Maine parvient à l’état, nom et tout droit de prince du sang, et au testament du roi. — Fortes paroles du roi au duc du Maine.


La cour, Paris, le monde furent étrangement indignés de l’infâme prostitution du maréchal d’Huxelles, qui vint remercier le roi, en forme et comme de la plus grande grâce qu’il auroit personnellement reçue, de ce qu’il venoit de faire pour les bâtards. Il brigua de leur donner un grand dîner, l’un des jours qu’ils devoient employer en sollicitations à Paris pour la forme. Il n’osa en prier ni ducs ni gens distingués. Enfin il se donna pour recevoir des compliments sur cette affaire. Il petilloit d’entrer dans le conseil, il séchoit d’être duc ; sa prostitution ne lui valut ni l’un ni l’autre.

Mais ce qui me donna fort à penser, fut que l’un des deux jours de cette sollicitation, le duc du Maine et le comte de Toulouse dînèrent à huis clos chez le président de Maisons. Je ne sais comment un homme d’esprit pouvoit espérer que cela ne se sauroit point. Il s’en flatta pourtant, aussi n’y eut-il nuls convives. Il se trouva fort embarrassé quand je lui en parlai. Je ne fis pas semblant de le remarquer, et pris pour bon le hasard qu’il allégua, qu’ils étoient pressés de leurs sollicitations, parce qu’ils ne couchoient point à Paris ; qu’ils ne savoient où manger un simple morceau, parce qu’ils ne vouloient pas s’arrêter à dîner. Cette conduite me sembla mal ajustée avec les fureurs dont j’avois été témoin il y avoit si peu de jours, et ces messieurs, dans l’apogée de leur faveur et de leur gloire, ne devoient pas être réduits à ne savoir où faire un léger repas à la hâte, et avec chacun une maison dans Paris. Maisons n’avoit pas eu cette préférence et cette privance sans l’avoir recherchée. C’est ce que je fis sentir à M. le duc d’Orléans, avec qui Maisons se déployoit tant en raisonnements contre les bâtards, et que je crus toujours avoir eu grande part à la scène dont il me rendit spectateur chez lui, qu’il se doutoit bien que je rendrois à ce prince.

Les deux frères, seuls avec leur cortège rassemblé, sans avertir personne de l’heure de leur visite, allèrent chez tous les pairs et chez tous ceux des magistrats qui avoient séance à la grand’chambre. Si toute voix avoit été étouffée, et jusqu’aux soupirs retenus, on peut juger quel crime c’eut été de manquer à cette invitation sous aucun prétexte que de maladie bien effective et bien évidente. Le jeudi 2 août fut le grand jour du possible couronnement de cet ordre nouveau de princes du sang. M. le Duc et M. le prince de Conti, et une vingtaine de pairs, c’est-à-dire tout ce qui y pouvoit assister, s’y trouvèrent. J’y fus témoin du frémissement public lorsque les deux bâtards parurent, et qui augmenta avec une sorte de bruit suffoqué, lorsqu’ils se mirent à traverser lentement le parquet.

L’hypocrisie étoit peinte sur le visage et sur toute la contenance de M. du Maine, et une modestie honteuse sur toute la personne du comte de Toulouse qui le suivoit. L’aîné, courbé sur son bâton avec une humilité très marquée, s’arrêtoit à chaque pas pour saluer plus profondément de toutes parts. Il redoubloit sans cesse ses révérences, et y demeuroit plongé en pauses distinguées ; je crus qu’il s’alloit prosterner vers le côté où j’étois ; son visage contenu dans un sérieux doux, sembloit exprimer le non sum dignus du plus profond de son âme, que ses yeux, étincelants d’un ravissement de joie, démentoient publiquement, et qu’il promenoit sur tous, comme en les dardant à la dérobée. Il multiplia encore ses révérences du corps de tous les côtés, arrivé en sa place avant que s’asseoir, et il fut admirable à considérer pendant toute la séance, et lorsqu’il en sortit.

Les princes du sang furent ceux qui parurent avoir le moins de part à tant de courbettes ; ils étoient trop jeunes pour qu’il en fit cas.

Le comte de Toulouse droit, froid à son ordinaire, avoit les yeux baissés, ses révérences mesurées, point multipliées ; il ne levoit les yeux que pour les adresser. Toute sa personne témaignoit qu’il se laissoit conduire, et sa confusion de ce qui se passoit. Il fut immobile et sans ouvrir la bouche tant qu’il fut en place, regardant comme point, et l’air concentré, tandis qu’on apercevoit le travail du duc du Maine à contenir tout ce qui lui échappoit. Il put jouir à son aise d’un silence farouche, rarement interrompu par quelques ondulations de murmures sourds et contenus avec violence, et de regards qui tous, sans exception que du seul premier président, qui nageoit aussi dans une indiscrète joie, découvroient à plein l’horreur dont chacun étoit saisi.

Le premier président donna un grand dîner à ces nouveaux successeurs à la couronne, où le maréchal d’Huxelles se surpassa ; force domestiques de ces deux messieurs, quelque magistrature avide du sac, d’Antin, nul autre duc ni autres gens de marque, quelque peu de mortiers, Maisons entre autres qui tint dans la séance une contenance fort grave, fort sérieuse et fort compassée. Le soir, les deux bâtards retournèrent à Marly.

Quelque peu de satisfaction que le roi eût de Mme la duchesse de Berry, quelque fût son éloignement pour elle, et pour M. le duc d’Orléans, dans lequel Mme de Maintenon l’entretenoit avec tant d’art et de soin sur ce prince, tout ce qu’il venoit de faire pour ses bâtards l’engagea à tâcher d’en émousser l’amertume par un traitement dont il pût espérer cet effet. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry avoient fait plus de cinq cent mille livres de dettes depuis leur mariage ; ils avoient fait faire quantité de très beaux meubles, et acheté beaucoup de pierreries quoiqu’ils en eussent déjà beaucoup, mais Mme la duchesse de Berry en étoit insatiable. Le roi lui fit payer pour quatre cent mille livres de dettes ; et comme il n’y avoit point d’enfants, lui donna tous les meubles et toutes les pierreries, même celles que M. le duc de Berry avoit avant son mariage, et celles qu’il avoit eues de feu Monseigneur.

L’électeur de Bavière vint chasser, jouer et souper à Marly, comme il avoit fait plusieurs fois, sans voir le roi qu’à la chasse. Le comte de Peterborough, si échauffé pour le service des alliés contre la France, et qui avoit tant fait de voyages et de personnages, de négociations et de guerres, passa à Paris retournant à Londres de son ambassade de Turin, et vint dîner à Marly, chez Torcy. Le roi ordonna au duc d’Aumont, qui l’avoit fort connu en Angleterre, et à d’Antin, de lui faire voir les jardins de Marly, et d’y faire jouer les eaux. Il joignit le roi à la promenade, qui le traita avec beaucoup de distinction. Il s’en retourna coucher à Paris, et partit peu de jours après pour l’Angleterre.

On se mit à Paris à s’aller promener au Cours à minuit, aux flambeaux, à y mener de la musique, à danser dans le rond du milieu. Cette mode emporta longtemps tout Paris, et beaucoup de personnes de la cour. Il en naquit force histoires qui ne corrigèrent personne de continuer à y aller. Il y avoit presque autant de carrosses qu’aux plus beaux jours de l’été. Cette folie eut son cours, et prit fin avec les derniers jours où les nuits purent être supportables.

Mme de Vaudemont mourut d’apoplexie à Commercy ; en entrant le matin dans sa chambre on la trouva râlant, sans connoissance qui ne revint plus. On a dit ailleurs qui elle étoit, et qu’elle n’avoit plus d’enfants. Ainsi le duc d’Elbœuf hérita de ce qu’elle avoit eu de son père, et M. de La Rochefoucauld du maternel. Le tout alla à peu de chose. C’étoit une dévote précieuse, qui ne put s’accoutumer à n’être plus une manière de reine, et qui sécha peu à peu de dépit et de douleur d’avoir vu se dissiper en fumée ses folles prétentions de rang et ses vastes chimères de faire à la cour et à Paris un grand personnage. L’unisson avec toutes les dames titrées, dont tout l’art, la souplesse et les appuis ne la purent distinguer en rien, et la solitude où son air haut, sec, froid, mécontent, la jetèrent, lui avoient fait prendre promptement le parti de se confiner à Commercy, où l’ennui acheva de la tuer. Mme d’Espinoy y courut chercher et ramener son cher oncle, qui, comme tous les grands princes, arriva consolé.

Le maréchal d’Harcourt perdit en même temps sa sœur, mère de la maréchale de Belle-Ile aujourd’hui, pendant que son mari, le marquis de Béthune, étoit allé de la part du roi recevoir à Marseille la reine douairière de Pologne, sœur de sa mère.

Virville mourut aussi, qui laissa un grand héritage à sa sœur, mariée à Senozan, riche financier, à qui on avoit compté de s’en défaire pour rien. Virville étoit sur le point de se marier, il avoit une autre sœur, mais imbécile, que Verderonne, frère de Mme de Pontchartrain, ne laissa pas d’épouser, et dont il n’a point eu d’enfants. J’ai parlé de la naissance de Virville dont le nom est Groslée, à l’occasion de la mort de son père qui étoit frère de la femme du maréchal de Tallard.

L’abbé de Clérembault mourut aussi. C’étoit un assez vilain bossu, qui avoit de l’esprit et de la science, et qui ne se produisoit pas beaucoup. Il laissa quatre abbayes. La maréchale de Clérembault, qui n’avoit plus d’autres enfants, ne crut pas que ce fût la peine de s’en affliger.

En même temps le roi permit à Sourches, prévôt de son hôtel, dit par abus grand prévot, de céder sa charge à Monsoreau, son fils aîné, ancien lieutenant général. Sourches étoit fort vieux, fort menaçant ruine, et grand dévôt, qui n’avoit jamais pu se faire admettre nulle part à la cour [1]. Son père y étoit considéré dans la même charge, et fut de la promotion de l’ordre de 1661, sans qu’on y trouvât à redire. M. de Louvois empêcha Cavoye, ami de M. de Seignelay, d’être de celle de 1688. Il n’y put jamais revenir ; et j’ai toujours ouï dire que cela avoit empêché le grand prévôt d’en être, le roi ne voulant pas faire Cavoye, ni lui donner le déplaisir de voir l’ordre au grand prévôt.

Le duc de Berwick emporta le 30 juillet le chemin couvert de Barcelone sans résistance ni perte. Un des bastions fut attaqué le 13, et fut bravement défendu. Sauvebœuf et Polastron, colonels de Blésois et de La Couronne, l’emportèrent ; le premier y fut tué, l’autre très blessé. La Couronne s’y maintint valeureusement, mais ayant été relevé le lendemain par les gardes wallones, elles en furent rechassées.

Le périlleux état où la reine Anne se trouvoit rappela le duc de Marlborough en Angleterre, où la fortune se réconcilia incontinent avec lui. Anne mourut le 1er août, à cinquante-trois ans, veuve et sans enfants, après un règne de douze années, dont la fin fut traversée par beaucoup de factions et de chagrins. On a cru qu’elle avoit toujours eu dessein de faire en sorte que le roi son frère lui succédât, qu’elle avoit sans cesse travaillé sur ce plan, qu’il fut le ressort secret du changement entier du ministère d’Angleterre à la chute de Godolphin et de Marlborough, et de la paix. Le roi y perdit une sincère amie, qui avoit ardemment désiré qu’il voulût bien prendre l’ordre de la Jarretière, à l’exemple de ses pères et d’autres de ses prédécesseurs ; mais le roi, qui par amitié pour elle l’auroit accepté volontiers, ne put se résoudre d’ajouter au préjudice du vrai roi d’Angleterre, et aux yeux de la reine sa mère, dans Saint-Germain, une nouvelle marque et si éclatante de sa reconnoissance du droit de la reine Anne. Il eut raison de la regretter beaucoup. Le deuil fut de six semaines qu’il porta en violet. L’électeur d’Hanovre fut proclamé aussitôt à Londres, et bientôt après le ministère entièrement changé, et celui duquel nous tenions la paix abandonné à la haine et aux recherches.

Il est temps maintenant de venir au testament du roi, qui va paroître avec de si singulières précautions, tant pour la profondeur du secret de tout son contenu, que pour l’inviolable sûreté de cette pièce. Le roi vieillissoit, et sans qu’il parût aucun changement à l’extérieur de sa vie, ce qui le voyoit de plus près commençoit depuis quelque temps à craindre qu’il ne vécût pas longtemps. Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur une santé jusque-là si forte et si égale ; il suffit maintenant de dire qu’elle menaçoit sourdement. Accablé des plus cuisants revers de la fortune, après une si longue habitude de la dominer, il le fut bien davantage par les malheurs domestiques. Tous ses enfants avoient disparu devant lui, et le laissoient livré aux réflexions les plus funestes. Il s’attendoit lui-même à tous moments au même genre de mort. Au lieu de trouver du soulagement à cette angoisse dans ce qu’il avoit de plus intime, et qu’il voyoit le plus continuellement, il n’y rencontroit que peines nouvelles. Excepté le seul Maréchal, son premier chirurgien, qui travailla sans cesse à le guérir de ses soupçons, Mme de Maintenon, M. du Maine, Fagon, Bloin, les autres principaux valets de l’intérieur vendus au bâtard et à son ancienne gouvernante, ne cherchoient qu’à les augmenter, et dans la vérité ils n’y pouvoient avoir grand’peine. Personne ne doutoit du poison, personne n’en pouvoit douter sérieusement ; et Maréchal, qui en étoit aussi persuadé qu’eux, n’en différoit d’avis auprès du roi que pour essayer de le délivrer d’un tourment inutile, et qui ne pouvoit que lui faire un grand mal. Mais M. du Maine avoit trop d’intérêt à le maintenir dans cette crainte, et Mme de Maintenon aussi pour sa haine et pour servir ce qu’elle aimoit le mieux, dont toute l’horreur par leur art en tomboit sur le seul prince d’âge, et de la maison royale, que pour se faire place ils avoient entrepris de renverser, tellement que le roi, soutenu sans cesse dans ses pensées, et ayant tous les jours sous ses yeux le prince qu’on lui donnoit pour l’auteur de ces crimes, et à sa table, et à certaines heures dans son cabinet, on peut juger du redoublement continuel de ses sentiments intérieurs.

Avec ses enfants il avoit perdu, et par la même voie, une princesse irréparable qui, outre qu’elle étoit l’âme et l’ornement de sa cour, étoit de plus tout son amusement, toute sa joie, toute son affection, toutes ses complaisances dans presque tous les temps qu’il n’étoit pas en public. Jamais depuis qu’il étoit au monde il ne s’étoit familiarisé qu’avec elle ; on a vu ailleurs jusqu’à quel point cela étoit porté. Rien ne pouvoit remplir un si grand vide, l’amertume d’en être privé s’augmentoit par ne plus trouver de délassement. Cet état malheureux lui en fit chercher où il put, en s’abandonnant de plus en plus à Mme de Maintenon et à M. du Maine. Leur dévotion sans lacune extérieure, leur renfermé continuel le rassuroit sur eux. Ils avoient eu de longue main l’art de lui persuader que M. du Maine, quoique avec beaucoup d’esprit et de capacité pour les affaires, dans l’opinion de laquelle il l’entretenoit par les derniers détails de ses charges, et les détails étoient un des grands faibles du roi, ils l’avoient, dis-je, persuadé que M. du Maine étoit sans vues, sans desseins, incapable même d’en avoir, occupé seulement de ses enfants en bon père de famille, touché de grandeur uniquement par rapport à la grandeur du roi dont il étoit par attachement suprêmement amoureux, tout simple, tout franc, tout droit, tout rond, et qui, après avoir travaillé tout le jour a ses charges par devoir et pour lui plaire, après avoir donné bien du temps à la prière et à la piété, se délassoit solitairement à la chasse, et usait dans son petit particulier de la gaieté et de l’agrément naturel de son esprit, sans savoir le plus souvent quoi que ce soit de la cour ni de ce qui se passoit dans le monde.

Toutes ces choses plaisoient infiniment au roi, et le mettoient parfaitement à son aise avec un fils d’ailleurs le bien-aimé, qui l’approchoit si continuellement de si près, et qui l’amusoit fort par ses contes et ses plaisanteries, où il y excelloit plus qu’homme que j’aie jamais connu, avec un tour charmant et si aisé qu’on croyoit en pouvoir dire autant, en même temps adroit à faire du mal, à toucher cruellement le ridicule, et tout cela avec mesure, suivant le temps, l’occasion, l’humeur du roi qu’il connoissoit à fond et [selon] que les choses prenoient, poussant ou enrayant avec tant d’artifice, de naturel et de grâce, qu’on auroit dit qu’il ne songeoit à rien, et avec cela, et toujours quand il vouloit, le plus excellent pantomime. Que si on rapproche de ceci son caractère, qui est touché ailleurs, on sentira avec terreur quel serpent à sonnettes dans le plus intime intérieur du roi.

Dans l’état où on vient de représenter qu’étoit le roi, établis l’un et l’autre dans son esprit et dans son cœur au point où ils l’étoient, et parfaitement d’accord ensemble, il fut question de profiter d’un temps précieux qu’ils sentoient bien ne pouvoir plus être long. Si la couronne même n’étoit pas leur but, comme il semble difficile d’en douter après ce qui a été remarqué sur l’édit qui en rend les bâtards capables, au moins vouloient-ils toutes les grandeurs dont on vient de parler, et s’assurer en même temps, autant qu’il pouvoit être possible, d’une puissance qui les établit, à la mort du roi, dans un état assez formidable pour les mettre en situation non seulement de se soutenir entiers d’une manière durable, mais encore de forcer le régent de compter sur tout avec eux.

Tout leur riait dans ce vaste dessein ; eux mêmes en avoient préparé les voies par les calomnies exécrables dont ils avoient eu l’art profond, et si bien suivi, de noircir le seul prince à qui la régence ne pouvoit être contestée. Ils étoient parvenus, à force d’artifices et de manéges obscurs, mais toujours vigilants, à persuader les ignorants et les simples, à donner des soupçons aux autres, à le rendre au moins suspect à tous dans Paris et dans les provinces, et plus à la cour qu’ailleurs, où personne ne vouloit ou n’osoit approcher de M. le duc d’Orléans. Ces bruits ne pouvoient pas toujours durer ; on se lasse enfin de dire et de parler de la même chose. Ils tomboient donc, mais tôt après ils reprenoient une nouvelle vigueur. On n’entendoit plus s’entretenir d’autre chose, sans savoir pourquoi cela avoit repris ; et ces bouffées d’ouragan reprenoient de la sorte et se soutenoient du temps par les mêmes ressorts qui leur avoient donné le premier être. Ces bouffées leur servoient infiniment pour réveiller toutes les horreurs du roi par les récits de ce qu’ils feignoient d’apprendre, et pour l’entretenir sur son neveu dans les pensées les plus sinistres, dont par eux-mêmes, sans ces prétextes tirés du public, ils n’auroient osé lui parler souvent. Par cette conduite soutenue par les valets intérieurs, ils confirmoient le roi par le public, et le public par le roi, dont l’éloignement pour son neveu devenoit de plus en plus visible à sa cour, et eux-mêmes le savoient faire répandre. Il n’en falloit pas davantage pour froncer les courtisans importants, et les autres à leur exemple, à l’égard de M. le duc d’Orléans, ou par soupçons ou par crainte de se perdre, les mieux au fait encore plus timides parce qu’ils apercevoient clairement M. du Maine et Mme de Maintenon dans l’enfoncement de la cour. Le même esprit se répandoit dans Paris, et inondoit les provinces. Ces ressorts, ils les faisoient jouer tout à leur aise. Que pouvoit y opposer un prince isolé, dans la cruelle situation dans laquelle ils l’avoient mis ? Comment prouver une négative, et négative de cette espèce ; et que faire d’ailleurs pour se dénoircir aux yeux du roi paqueté de la sorte, et du monde ou sot, ou méchant, ou timide ? M. du Maine pouvoit-il avoir plus beau jeu ? Il le sentit si bien, et Mme de Maintenon aussi, que, dès qu’ils se furent assurés d’avoir mis les choses à ce point, ils ne différèrent plus à se mettre en chemin d’en tirer tout ce qu’ils s’en étoient proposé pour le présent et pour le futur.

Plus ils connoissoient parfaitement le roi, plus ils en avoient tiré de choses jusque-là inouïes en faveur des bâtards, plus ils connoissoient jusqu’à quelle faiblesse la tendresse et la superbe du roi l’avoient jeté pour eux, mieux aussi ils avoient senti à chaque cran de succès qu’il étoit moins un don qu’une conquête, à laquelle des idées anciennes du roi, comme on l’a dit et on l’a vu, avoient fortement résisté, qu’ils avoient conquis plutôt qu’obtenu, et qu’ils en étoient redevables à l’adresse, à l’artifice, au pied à pied, si on peut hasarder ce terme, à la persévérance, plus qu’à tout au malaise de refuser opiniâtrement les désirs opiniâtrés de ce qu’on aime, de qui on veut être aimé, et avec qui on passe uniquement les particuliers les plus libres.

Ces considérations, la dernière surtout, les conduisirent à d’autres. Il ne s’agissoit plus ici de charges, de gouvernements, de survivances, encore moins d’honneurs, de distinction de rangs. L’affection avoit facilité les premiers ; la superbe, aidée de leurs artifices, avoit arraché peu à peu les autres. Ils se souvenoient avec terreur de ce qui s’étoit passé sur le rang donné aux enfants de M. du Maine, et de combien près ils avoient frisé l’affront de se le voir révoquer sitôt après l’avoir emporté. Toutes ces choses étoient épuisées parce qu’elles étoient au comble. Les ducs, les rangs étrangers, les maréchaux de France, les ambassadeurs même et les cardinaux, en avoient été cruellement blessés, mais ce n’avoit pas été de quoi les arrêter, et le roi, malgré ses répugnances tant de fois marquées, s’étoit enfin laissé forcer la main à tous ces égards.

Ce qu’ils vouloient maintenant étoit tout autre chose. Devenir par être ce que par être on ne peut devenir ; d’une créature quoique couronnée en faire un créateur ; attaquer les princes du sang dans leur droit le plus sublime et le plus distinctif de toutes les races des hommes ; introduire le plus tyrannique, le plus inouï, le plus pernicieux de tous les droits : anéantir les lois les plus antiques et les plus saintes ; se jouer de la couronne ; fouler aux pieds toute la nation : enfin persuader cet épouvantable ouvrage à faire à un homme qui ne peut commander à la nature, et faire que ce qui n’est pas, soit ; au chef de cette race unique, et tellement intéressé à en protéger le droit qu’il n’est roi qu’à ce titre, ni ses enfants après lui, et à ce roi de la nation la plus attachée et la plus soumise ; de la déshonorer et d’en renverser tout ce qu’elle a de plus sacré, pour possiblement couronner un double adultère, qu’il a le premier tiré du néant depuis qu’il y a des François, et qui y est demeuré sans cesse jusqu’à cette heure enseveli chez toutes les nations, et jusque chez les sauvages ; la tentative étoit étrangement forte, et si [2] ce n’étoit pas tout, parce qu’elle ne pouvoit se proposer seule sans s’accabler sous ses ruines, et perdre de plus tout ce qu’on avoit conquis.

Ils ne virent donc qu’un testament du roi, dicté par eux-mêmes, dont ils pussent espérer une stabilité de leur nouvel être par le respect du testateur, et par les nouveaux degrés de puissance dans lesquels ils se feroient établir. Ce n’étoit pas que M. du Maine pût ignorer le sort ordinaire de pareilles précautions ; mais il n’étoit pas aussi dans le cas ordinaire à cet égard, par tout ce que de longue main il avoit su faire jouer d’artifices et de ressorts, toujours depuis si soigneusement soutenus. Il avoit su, comme on l’a expliqué, persuader au roi et au gros du monde toutes les horreurs sur M. le duc d’Orléans qui lui étoient les plus utiles ; il s’agissoit maintenant d’en recueillir le fruit.

Ce fruit étoit de profiter des dispositions où il avoit mis le roi pour l’engager par conscience, pour la conservation de l’unique rejeton qui lui succédoit immédiatement, pour le salut du royaume, à énerver le plus qu’il seroit possible la puissance d’un prince rendu si suspect, et qui, par les renonciations, n’avoit entre la couronne et soi que ce rejeton dans la première enfance ; revêtir, à faute de princes du sang d’âge raisonnable, ses bâtards de toute l’autorité soustraite au régent ; de rendre M. du Maine dépositaire et maître absolu de la personne de ce rejeton si précieux ; ne l’environner que des personnes livrées au bâtard ; et de lui donner sur elles, et sur toute la maison civile et militaire, tout pouvoir indépendant du régent.

M. du Maine avoit lieu de se flatter que l’impression prise par ses soins dans la cour, dans Paris, dans les provinces, sur M. le duc d’Orléans, seroit puissamment fortifiée par ces dispositions si déshonorantes, et que tout y applaudiroit bien loin qu’on en fût choqué ; qu’il se trouveroit ainsi montré et reçu comme le gardien et le protecteur de la vie du royal enfant, à laquelle étoit attaché le salut de la France, dont lui-même par là deviendroit l’idole ; que la possession indépendante du jeune roi, et de sa maison militaire et civile, fortifieroit avec l’applaudissement public la puissance dont il se trouveroit revêtu dans l’État, aux dépens de celle du régent, par ce testament ; que le régent, honni et dépouillé de la sorte, avec l’horreur qu’on avoit eu l’artifice de répandre sur sa personne et d’entretenir, non seulement ne seroit pas en état d’oser rien disputer, mais même n’auroit pas de quoi se défendre de tout ce que le bâtard voudroit entreprendre dans les suites contre lui, établi comme il se le trouveroit dans une posture si favorable et si puissante, qui lui rallieroit pour le présent et les personnages et les peuples, et pour l’avenir ceux dont l’ambition songeroit à être portés auprès du roi majeur par celui auquel il auroit l’obligation de la vie et de la couronne. Pour arriver lui-même à ce grand état qu’il atteignoit dès lors en projet pour le temps de la majorité, il lui étoit essentiel de n’avoir en caractère auprès du jeune prince que des dépendants et des affidés sur qui il pût entièrement compter, et les faire choisir et nommer par le testament pour tous les emplois de l’éducation, et pour les rendre invulnérables au régent par ces choix, et pour n’avoir l’air de vouloir se rendre absolu s’il les faisoit après lui-même, ne pas s’exposer au mécontentement des aspirants, enfin pour éviter là-dessus tout prétexte de lutte avec le régent, et avoir en même temps ses propres choix autorisés du testament qui paroîtroit seul les avoir faits.

À ce genre de domination, où, en cas de mort, et pour rendre le régent plus suspect et plus odieux à toute la France par la multiplication des précautions contre lui sur la conservation de l’enfant si précieux, et les étendre en faveur de la bâtardise, il falloit substituer un frère à l’autre, et pour en cacher la grossièreté un gouverneur à celui qui seroit nommé ; à ce genre de domination, dis-je, M. du Maine n’oublia pas de penser à un autre, toujours en flétrissant le futur régent de plus : ce fut de ne lui en laisser que le nom, et de faire attribuer en effet tout le pouvoir de la régence au conseil établi par le même testament, avec l’application la plus exacte de le composer de façon que les deux frères y fussent les maîtres par la pluralité des voix. Il n’est pas temps encore d’expliquer combien M. du Maine sut bien faire tous ces différents choix. Ils demeurèrent scellés tous sous le plus impénétrable secret tant que le roi vécut. Il faut donc attendre à les démêler jusqu’à ce que l’ouverture du testament les déclare.

Il restoit encore un point, qui n’étoit pas le moins difficile, et qui, comme les précédents, opérât plusieurs choses à la fois, c’étoit la sûreté du testament lorsqu’on seroit parvenu à le faire faire, une sûreté qui fût entière, une sûreté qui augmentât le respect pour les précautions par le bruit et la singularité, une sûreté qui emportât la voix publique d’avance en faveur du testament, une sûreté enfin qui rendît l’exécution de tout ce qui s’y trouveroit contenu la chose propre du parlement et de toute la magistrature du royaume. Mais quel moyen de surmonter la prévention du roi à l’égard du parlement, prise dès les temps de sa minorité, dont l’impression qui n’avoit jamais pu s’affaiblir l’avoit engagé sans cesse à l’abattre avec jalousie, et souvent indignation ? esprit et sentiment que diverses difficultés sur des édits bursaux avoient entretenus, et que les matières de Rome, et en dernier lieu celles de la constitution, avoient fort aigris. Confier son testament à la garde du parlement n’étoit pas, à la vérité, ajouter, moins encore confirmer ses volontés par l’autorité du parlement, mais c’étoit en quelque sorte la reconnoître pour la sûreté de l’instrument, et même pour les protéger à son ouverture comme d’une pièce dont ils étoient les dépositaires, et pour laquelle ils devoient s’intéresser. À qui a connu le roi, la fermeté de ses principes, la force d’une habitude sans interruption, l’excès de sa délicatesse sur tout ce qui pouvoit avoir le trait le plus imperceptible à son autorité, même dans le plus grand lointain, cette dernière difficulté paroîtroit insurmontable.

Mais il étoit dit que, pour la punition du scandale donné au monde entier par ce double adultère, celui qui, le premier de tous les hommes et jusqu’à aujourd’hui l’unique, par un excès de puissance l’avoit tiré du néant, et enhardi par là ses successeurs à le commettre, sentiroit à chaque pas qu’il feroit après en sa faveur l’iniquité de ce pas, dans toute sa force et sa honte ; qu’il seroit entraîné malgré lui à passer outre ; et que de degrés en degrés, tous sautés malgré lui, il en viendroit enfin, en gémissant dans l’amertume de son âme et dans le désespoir de sa faiblesse, à couronner son crime par la plus prodigieuse et la plus redoutable apothéose.

Pour arriver à la fois à ce double but, qui ne se pouvoit séparer, de l’habilité de succéder à la couronne avec le nom, titre, état entier de prince du sang, et du testament, la double place de Voysin étoit un coup de partie, et un instrument dans la main de M. du Maine et de Mme de Maintenon, toujours prêt, également nécessaire et à portée de tout comme chancelier et comme secrétaire d’État, qui avoit prétexte de [voir le roi] et de travailler avec lui à toute heure. Ce fut aussi sur lui que porta tout le faix. Il falloit être bien esclave, bien valet à tout faire, pour oser se charger d’une pareille insinuation ; mais il falloit encore plus être instruit à fond de l’incroyable faiblesse du roi pour l’un et pour l’autre, laissant à part l’horreur de la chose, celle de ses suites, toute probité, toute religion, tout honneur, tout lien à sa patrie, à laquelle il ne falloit pas même tenir par le moindre petit filet. Que si on considère que Voysin, qui avoit marié ses filles, qui n’avoit ni fils ni neveux, dont le grand-père étoit un des greffiers criminels du parlement, qui au double comble de son état ne pouvoit plus avoir d’objet que de s’y conserver, qui n’en pouvoit tomber en démontrant la chose impossible à tenter, et plus sûr encore de demeurer entier après le roi par ce trait d’honneur et de prudence si utile au régent, on sera bien tenté de croire aux possessions du démon, aussi effectives et réelles que peu visibles au dehors. Que si de là on jette les yeux sur la mort de ce malheureux homme, on n’en sera que plus persuadé.

Les deux consuls et leur licteur convinrent donc de tout ensemble, et du personnage de chacun d’eux dans cette funeste tragédie. Ils ne doutèrent pas de la résistance et de l’amertume que causeroit une si étrange insinuation et qui ne pouvoit avoir de base que la mort peu éloignée à présenter à un roi de soixante-seize ans, tout effarouché de la mort et du genre de mort de tous ses enfants. Aussi arrêtèrent-ils qu’elle ne se feroit que peu à peu et à sages reprises, de peur de se voir la bouche fermée par une défense de plus revenir à une si dure matière. À chaque fois que Voysin avoit tentée, il rendoit compte à ces deux commettants, et puisoit en eux des forces et des lumières nouvelles. Cette sape, quoique si délicatement conduite, ne trouvant qu’un rocher vif qui émoussoit les outils, Mme de Maintenon et M. du Maine changèrent de batteries, ils ralentirent les efforts de Voysin, qui avoit essayé de tourner ses insinuations en propositions, pour en venir au plan qu’ils avoient arrêté entre eux ; tandis qu’eux-mêmes ne se montrèrent plus au roi que sous une forme entièrement différente de celle qu’ils avoient constamment prise jusqu’alors devant lui.

Ils n’avoient jamais été occupés qu’à lui plaire et à l’amuser, chacun en sa manière, à le deviner, à le louer, disons tout, à l’adorer. Ils avoient redoublé en tout ce qui leur avoit été possible, depuis que, par la mort de la Dauphine, ils étoient devenus tous deux son unique ressource. Ne pouvant l’amener à leurs volontés en ce qu’ils considéroient comme si principalement capital, et à quelque prix que ce fût le voulant arracher, ils prirent une autre forme dans l’entière sécurité qu’ils n’y hasarderoient rien. Tous deux devinrent sérieux, souvent mornes, silencieux jusqu’à ne rien fournir à la conversation, bientôt à laisser tomber ce que le roi s’efforçoit de dire, quelquefois jusqu’à ne répondre pas même à ce qui n’étoit pas une interrogation précise. De cette sorte, l’assiduité qui fut toujours la même de Mme de Maintenon dans sa chambre tant que le roi y étoit, de M. du Maine dans les cabinets aux temps des particuliers, ne servoit plus qu’à faire sentir au roi un poids d’autant plus triste qu’il lui étoit plus inconnu ; à contenir, par cet air de contrainte et de tristesse, ce très petit nombre de diverses sortes de gens des cabinets, et chez Mme de Maintenon ce peu de dames, toujours les mêmes, admises aux dîners particuliers, aux musiques et au jeu, les jours qu’il n’y avoit point de travail de ministres ; et à tourner en ennui et en embarras tout ce qui étoit délassement et amusement, sans que le roi eût aucun moyen d’en pouvoir chercher ailleurs.

Ces dames étoient Mme d’O, Mme de Caylus, Mme de Dangeau, et Mme de Lévi, amie intime et de toute confiance de Mme de Saint-Simon et de moi de tout temps. Elles se mesuroient toujours sur Mme de Maintenon. Elles furent les dupes un temps du voile de sa santé ; mais voyant enfin que la durée passoit les bornes, qu’il n’y avoit aucuns moments d’intervalle, que le visage n’annonçoit aucun mal, que la vie ordinaire n’étoit en rien dérangée, que le roi devenoit aussi sérieux, aussi triste, chacune se sondoit, se tâtoit. La crainte de quelque chose qui les regardât troubla chacune d’elles, et cette crainte les rendit encore de plus mauvaise compagnie que la retenue ou le modèle de Mme de Maintenon les contraignoit.

Dans les cabinets, c’étoient pour toute ressource les froids récits de chasses et de plants de Rambouillet que faisoit le comte de Toulouse, qui ne savoit rien du complot, mais qui n’étoit pas amusant, quelque conte de quelqu’un des valets intérieurs, qui se ralentirent dès qu’ils s’aperçurent que M. du Maine ne ramassoit plus rien et ne les faisoit plus durer et valoir à son ordinaire. Maréchal et tous les autres, étonnés de ce morne inconnu du duc du Maine, se regardoient sans pouvoir en pénétrer la cause. Ils voyoient le roi triste, ennuyé, ils en craignirent pour sa santé, mais pas un d’eux ne savoit et n’osoit que faire. Le temps couloit, et dans l’un et l’autre des deux particuliers le morne s’épaississoit. Voilà jusqu’où il a été permis aux plus instruits de l’extérieur des particuliers de pénétrer, et ce seroit faire un roman que vouloir paroître l’être des scènes qui, sans doute, se passèrent dans le tête-à-tête pendant le long temps que ce manège dura sans se relâcher en rien. La vérité exige également d’avouer ce que l’on sait, et d’avouer ce que l’on ignore ; je ne puis donc aller plus loin, ni percer plus avant dans l’épaisseur de ces mystères de ténèbres.

Ce qui est certain, c’est que les deux intérieurs se rassérénèrent tout à coup, avec la même surprise des témoins que ce morne si continu leur avoit causée, parce qu’ils ne pénétrèrent pas plus la cause de la fin que celle du commencement, et qu’ils n’arrivèrent que tout à la fois à cette double connoissance, que quelques jours après que Mme de Maintenon et M. du Maine eurent repris auprès du roi, et avec une sorte d’usure, leur forme ordinaire, c’est-à-dire à l’épouvantable fracas de la foudre qui tomba sur la France, et qui étonna toute l’Europe. Il faut venir maintenant au noir événement qui suivit l’autre de si près, et qui furent résolus ensemble.

On a déjà vu, par ce qu’il étoit échappé au roi de dire à M. du Maine, sur ce qu’il venoit de faire en sa faveur pour l’habilité de succéder à la couronne, par l’air et le ton qui fut tant remarqué, combien malgré lui cette énormité lui avoit été forcément arrachée. Maintenant on va voir encore que ce monarque, de tous les hommes le plus maître de soi, ne se rendit pas moins transparent sur cela encore, et sur ce qui regardoit son testament. Quelques jours avant que cette nouvelle éclatât, plein encore de l’énormité de l’état et droits entiers de prince du sang, et d’habilité de succéder à la couronne qui venoit de lui être arrachée pour ses bâtards, il les regarda tous deux dans son cabinet, en présence de ce petit intérieur de valets, et de d’Antin et d’O, et d’un air aigre et qui sentoit le dépit, il se prit tout à coup à leur dire, adressant la parole et un œil sévère à M. du Maine : « Vous l’avez voulu, mais sachez que, quelque grands que je vous fasse, et que vous soyez de mon vivant, vous n’êtes rien après moi, et c’est à vous après à faire valoir ce que j’ai fait pour vous, si vous le pouvez. » Tout ce qui étoit présent frémit d’un éclat de tonnerre si subit, si peu attendu, si entièrement éloigné du caractère du roi et de son habitude, et qui montroit si naïvement l’ambition extrême du duc du Maine, et la violence qu’il avoit faite à la faiblesse du roi, qui sembloit si manifestement se la reprocher, et au bâtard son ambition et sa tyrannie.

Ce fut alors que le rideau se leva devant tout cet intérieur, jusque-là si surpris, si étonné, si en peine des changements si marqués, si suivis de M. du Maine dans cet intérieur, qui viennent d’être expliqués il n’y a pas longtemps. Deux jours après, ce qui arriva acheva de lever le rideau. La consternation de M. du Maine parut extrême à cette sortie si brusque, et que nul propos qui vint à cela n’avoit attirée. Le roi s’y étoit abandonné de plénitude. Tout ce qui étoit là, les yeux fichés sur le parquet, en étoient à retenir leur haleine. Le silence fut profond un temps assez marqué ; il ne finit que lorsque le roi passa à sa garde-robe, et qu’en son absence chacun respira. Il avoit le cœur bien gros de ce qu’on lui avoit fait faire ; mais, semblable à une femme qui accouche de deux enfants, il n’avoit encore mis au monde qu’un monstre, et il en portoit encore un second dont il falloit se délivrer, et dont il sentoit toutes les angoisses, sans aucun soulagement des douleurs que lui avoit causées le premier.


  1. M. Bernier a publié des Mémoires du marquis de Sourches dont il est ici question. Paris, 2 vol. in-8°.
  2. Et pourtant.