Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/11

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CHAPITRE XI.


Testament du roi. — Ses paroles en le remettant au premier président et au procureur général pour être déposé au parlement. — Paroles du roi à la reine d’Angleterre sur son testament. — Lieu et précautions du dépôt du testament du roi. — Édit remarquable sur le testament. — Consternation générale sur le testament, et ses causes. — Duc d’Orléans ; sa conduite sur le testament. — Dernière marque de l’amitié et de la confiance du roi pour le duc de Beauvilliers, et de celles du duc pour moi. — Mort du duc de Beauvilliers. — Sa maison ; sa famille. — Son caractère et son éloge. — Époque et nature de la charge de chef du conseil royal des finances, que le duc de Beauvilliers accepte difficilement. — Malin compliment du comte de Grammont au duc de Saint-Aignan.


On étoit lors à Versailles. Le lendemain 27 août, Mesmes, premier président, et Joly de Fleury[1], procureur général, que le roi avoit mandés, entrèrent dans son cabinet à l’issue de son lever ; ils avoient vu le chancelier chez lui auparavant, la mécanique de la garde du dépôt y avoit été arrêtée. On peut juger que dès que le duc du Maine avoit été bien assuré de son fait, il l’avoit bien discutée avec le premier président, sa créature. Seuls avec le roi, il leur tira d’un tiroir sous sa clef un gros et grand paquet cacheté de sept cachets (je ne sais si M. du Maine y voulut imiter le mystérieux livre à sept sceaux de l’Apocalypse, pour diviniser ce paquet). En le leur remettant : « Messieurs, leur dit-il, c’est mon testament ; il n’y a qui que ce soit que moi qui sache ce qu’il contient. Je vous le remets pour le garder au parlement, à qui je ne puis donner un plus grand témoignage de mon estime et de ma confiance, que de l’en rendre dépositaire. L’exemple des rois mes prédécesseurs et celui du testament du roi mon père ne me laissent pas ignorer ce que celui-ci pourra devenir ; mais on l’a voulu, on m’a tourmenté, on ne m’a point laissé de repos, quoi que j’aie pu dire. Oh bien ! j’ai donc acheté mon repos. Le voilà, emportez-le, il deviendra ce qu’il pourra ; au moins j’aurai patience et je n’en entendrai plus parler. » À ce dernier mot, qu’il finit avec un coup de tête fort sec, il leur tourna le dos, passa dans un autre cabinet et les laissa tous deux presque changés en statues. Ils se regardèrent, glacés de ce qu’ils venoient d’entendre, et encore mieux de ce qu’ils venoient de voir aux yeux et à toute la contenance du roi, et dès qu’ils eurent repris leurs sens ils se retirèrent et s’en allèrent à Paris. On ne sut que l’après-dînée que le roi avoit fait un testament, et qu’il le leur avoit remis. À mesure que la nouvelle se publia, la consternation remplit la cour, tandis que les flatteurs, au fond aussi consternés que le reste de la cour et que Paris le fut ensuite, se tuèrent de louanges et d’éloges.

Le lendemain lundi 28, la reine d’Angleterre vint de Chaillot, où elle étoit presque toujours avec Mme de Maintenon. Le roi l’y fut trouver. Dès qu’il l’aperçut : « Madame, lui dit-il en homme plein et fâché, j’ai fait mon testament, on m’a tourmenté pour le faire ; » passant lors les yeux sur Mme de Maintenon : « J’ai acheté du repos ; j’en connois l’impuissance et l’inutilité. Nous pouvons tout ce que nous voulons tant que nous sommes ; après nous, nous pouvons moins que les particuliers ; il n’y a qu’à voir ce qu’est devenu celui du roi mon père, et aussitôt après sa mort, et ceux de tant d’autres rois. Je le sais bien, malgré cela on l’a voulu, on ne m’a donné ni paix, ni patience, ni repos qu’il ne fût fait ; oh bien ! donc, madame, le voilà fait, il deviendra ce qu’il pourra, mais au moins on ne m’en tourmentera plus. »

Des paroles aussi expressives de la violence extrême soufferte, et du combat long et opiniâtre avant de se rendre, de dépit et de guerre lasse, aussi évidentes, aussi étrangement signalées, veulent des preuves aussi claires, aussi précises qu’elles le sont elles-mêmes, et tout de suite les voici. Je tiens celles que le roi dit au premier président et au procureur général du premier qui n’avoit eu garde de les oublier ; il est vrai que ce ne fut que longtemps après, car il faut être exact dans ce que l’on rapporte. Je fus entre deux ans brouillé avec le premier président jusqu’aux plus grands éclats ; la durée en fut longue. Il fit tant de choses pour se raccommoder avec moi après le mariage de sa fille avec le duc de Lorges, sur quoi je me portai aux plus grandes extrémités, qu’enfin le raccommodement se fit, et si bien que je devins avec lui à portée de tout ; et que sa sœur, Mme de Fontenilles, femme d’une piété et d’un esprit rare, devint une de nos plus intimes amies, de Mme de Saint-Simon et de moi, sans que cela se soit démenti un moment depuis. C’est alors que le premier président me raconta mot pour mot ce que le roi leur dit en leur remettant le testament, que le procureur général me raconta précisément et de même, tous deux chacun à part et en temps différents [2], tel exactement que je le viens d’écrire. Il n’est pas temps de parler de cette brouillerie, moins encore du raccommodement ; mais il m’a paru nécessaire de faire ici cette explication.

À l’égard de ce que le roi dit à la reine d’Angleterre, qui est encore bien plus fort et bien plus expliqué, parce qu’il étoit plus libre avec elle, peut-être encore parce que Mme de Maintenon étoit en tiers, sur laquelle en plus grande partie tomboient les reproches que le dépit d’être violenté lui arrachoit, je le sus deux jours après de M. de Lauzun, à qui la reine d’Angleterre le raconta, encore dans sa première surprise. Nous le fûmes à tel point que Mme de Lauzun, pour qui la reine avoit beaucoup d’amitié et d’ouverture, se hâta de lui aller faire sa cour, et elle la voyoit souvent et souvent en particulier tête à tête, pour se le faire raconter. La reine ne s’en fit pas prier, tant elle étoit encore pleine et étonnée, et lui rendit le discours que le roi lui avoit tenu mot pour mot, comme M. de Lauzun nous l’avoit dit, et tel que je l’ai exactement écrit ici.

Il parut à l’altération si fort inusitée du visage du roi, de toute sa contenance, du bref et de l’air sec et haut de son parler plus rare encore qu’à l’ordinaire, et de ses réponses sur tout ce qui se présentoit, à l’embarras extrême et peiné de Mme de Maintenon que ses dames familières virent à plein, à l’abattement du duc du Maine, que la mauvaise humeur dura plus de huit jours, et ne s’évapora ensuite que peu à peu. Il est apparent qu’ils essuyèrent des scènes ; mais ils tenoient tout ce qu’ils avoient tant désiré, et ils se trouvoient quittes à bon marché d’essuyer une humeur passagère, sûrs encore par ce qu’ils venoient d’éprouver que, la souffrant avec patience et accortise, et reprenant et redoublant même leurs manières accoutumées avec lui, il se trouveroit bientôt trop heureux de se rendre et de goûter ce repos qu’il avoit si chèrement acheté d’eux.

Aussitôt que le premier président et le procureur général furent de retour à Paris, ils envoyèrent chercher des ouvriers, qu’ils conduisirent dans une tour du palais, qui est derrière la buvette de la grand’chambre et le cabinet du premier président, et qui répond au greffe. Ils firent creuser un grand trou dans la muraille de cette tour, qui est fort épaisse, y déposèrent le testament, en firent fermer l’ouverture par une porte de fer, avec une grille de fer en deuxième porte, et murailler encore par-dessus. La porte et la grille eurent trois serrures différentes, mais les mêmes à la porte et à la grille, et une clef pour chacune des trois, qui par conséquent ouvroient chacune deux serrures. Le premier président en garda une, le procureur général une autre, et le greffier en chef du parlement la troisième. Ils prirent prétexte de la donner au greffier en chef sur ce que ce dépôt étoit tout contre la chambre du greffe du parlement, pour éviter la jalousie entre le second président à mortier et le doyen du parlement, et la division que la préférence auroit pu causer. Le parlement fut assemblé en même temps, à qui le premier président rendit le compte le plus propre qu’il lui fut possible à flatter la compagnie, et à la piquer d’honneur sur la confiance de ce dépôt et le maintien de toutes les dispositions qui s’y trouveroient contenues.

En même temps les gens du roi y présentèrent un édit que le premier président et le procureur général avoient reçu des mains du chancelier à Versailles le même matin que le roi leur remit son testament, et y firent enregistrer cet édit. Il étoit fort court. Il déclaroit que le paquet remis au premier président et au procureur général contenoit son testament, par lequel il avoit pourvu à la garde et à la tutelle du roi mineur et au choix d’un conseil de régence, dont, pour de justes considérations, il n’avoit pas voulu rendre les dispositions publiques ; qu’il vouloit que ce dépôt fût conservé au greffe du parlement jusqu’a la fin de sa vie ; et qu’au moment qu’il plairoit à Dieu de le retirer de ce monde, toutes les chambres du parlement s’assemblassent avec tous les princes de la maison royale et tous les pairs qui s’y pourroient trouver, pour, en leur présence, y être fait ouverture du testament, et après sa lecture, les dispositions qu’il contenoit être rendues publiques et exécutées sans qu’il fût permis à personne d’y contrevenir, et les duplicata dudit testament être envoyés à tous les parlements du royaume, etc., par les ordres du conseil de régence, pour y être enregistrés.

Il fut remarquable que dans tout cet édit il n’y eut pas un seul mot pour le parlement, ni d’estime, ni de confiance, ni même un seul mot sur le choix du greffe du parlement, pour que vaguement encore ce greffe [fût] le lieu du dépôt, ni nommer rien qui pût avoir trait à la garde des clefs. Il étoit pourtant bien naturel de gratifier le parlement dans un édit de cette sorte, et si expressément fait sur ce dépôt, en un mot de faire le moins et le gracieux, puisqu’on faisoit le solide et l’important. C’étoit bien encore le compte et l’esprit de M. du Maine d’y flatter le parlement, qui, avec tout le public, fut surpris de n’y rien trouver du tout qu’un silence sec et dur, et qui parut même affecté, pour cette compagnie. Quoique ce que le roi avoit dit à M. du Maine sur la dernière grâce qu’il lui avoit faite pour l’état de prince du sang et l’habilité à la couronne, et au premier président, au procureur général et à la reine d’Angleterre, sur son testament, ne fût pas public, la surprise extrême des témoins de l’un, et l’étonnement prodigieux des deux magistrats et de la reine, en avoient laissé transpirer quelque chose. Le malaise du roi, précédent et long, avoit aussi un peu percé. On ignoroit le fond et les détails, mais les gens de la cour les mieux instruits, et d’autres par eux à la cour et à la ville, savoient en gros la violence, le dépit, le chagrin marqués du roi. La sécheresse singulière de l’édit confirma cette persuasion, et on ne douta point que le roi ne se fût roidi à vouloir l’édit de cette sorte par humeur, et qu’il n’en eût fallu passer par là.

On a dit en passant que la consternation fut grande à la nouvelle du testament. C’étoit le sort de M. du Maine d’obtenir tout ce qu’il vouloit, mais avec la malédiction publique. Ce même sort ne l’abandonna point sur le testament, et dès qu’il la sentit, il en fut accablé, Mme de Maintenon indignée, et leurs veilles et leurs soins redoublés pour enfermer le roi de telle sorte que ce murmure ne pût aller jusqu’à lui. Ils s’occupèrent plus que jamais à l’amuser et à lui plaire, et à faire retentir autour de lui les éloges, la joie, l’admiration publique d’un acte si généreux et si grand, en même temps si sage et si nécessaire au maintien du bon ordre et de la tranquillité publique, qui le feroit régner si glorieusement au delà même de son règne.

Cette consternation étoit bien naturelle, et c’est en cela même que le duc du Maine se trouva bien trompé et bien en peine. Il avoit cru tout préparer, tout aplanir en rendant M. le duc d’Orléans si suspect et si odieux ; il y étoit en effet parvenu, mais il croyoit l’être encore plus qu’il n’étoit véritable. Ses désirs, ses émissaires lui avoient tout grossi ; et il se trouva dans l’étonnement le plus accablant, quand, au lieu des acclamations publiques dont il s’étoit flatté que la nouvelle du testament seroit accompagnée, ce fut précisément tout l’opposé.

Ce n’étoit pas qu’on ne vît très clairement que ce testament ne pouvoit avoir été fait que contre M. le duc d’Orléans, puisque, si on n’eût pas voulu le lier, il n’étoit pas besoin d’en faire, il ne falloit que laisser aller les choses dans l’ordinaire et dans l’état naturel. Ce n’étoit pas, non plus, que les opinions et les dispositions semées et inculquées avec tant d’artifice et de suite contre ce prince eussent changé ; mais quoi qu’on en pensât, de quelque sinistre façon qu’on fût affecté à son égard, personne ne s’aveugloit assez pour ne pas voir qu’il seroit nécessairement régent par le droit incontestable de sa naissance ; que les dispositions du testament ne pouvoient l’affaiblir que par l’établissement d’un pouvoir qui balançât le sien ; que c’étoit former deux partis dans l’État, dont chaque chef seroit intéressé à se soutenir, et à abattre l’autre par tout ce que l’honneur, l’intérêt et le péril ont de plus grand et de plus vif ; que personne alors ne seroit à l’abri de la nécessité de choisir l’un ou l’autre ; que ce choix des deux côtés auroit mille dangers, et nulle bonne espérance pour soi-même, raisonnable.

Tous les particuliers trouvèrent donc à gémir sur leur fortune, sur eux-mêmes, sur l’État livré ainsi à l’ambition des partis. Le chef du plus juste, ou plutôt du seul juste en soi, on l’avoit mis en horreur. Le chef de l’autre, et il n’y avoit personne qui n’y reconnût M. du Maine, qui n’en faisoit pas moins par son ambition effrénée qui l’avoit porté où il étoit à l’égard de la succession à la couronne, qui avoit outré tous les cœurs, et qui, aux dépens des suites qu’on en prévoyoit, vouloit après le roi faire contre au régent, et élever autel contre autel. On comparoit les droits sacrés en l’un, nuls en l’autre. On comparoit les personnes, on les trouvoit toutes deux odieuses ; mais la valeur, la disgrâce, le droit du sang l’emportoient encore sur tout ce que l’on voyoit en M. du Maine. Je ne parle pas du gros monde peu instruit, et de ce qui se présentoit naturellement de soi-même ; combien plus dans ce qui l’étoit davantage, et qui n’avoit point de raison de sortir de neutralité !

Ces considérations, dont plus ou moins fortement selon l’instruction et les lumières, mais l’universalité étoit frappée, formoient ces plaintes et ces raisonnements à l’oreille, d’où naissoit le murmure qui, bien qu’étouffé par la crainte, ne laissa pas de percer, et qui partout perça enfin de plus en plus.

Ce que la raison dictoit, ce que les plus considérables vouloient, ce qui entroit même dans les têtes communes qui font le plus grand nombre dans ce qu’on appelle le public, n’étoit rien moins qu’un testament scellé, qui tenoit tout en crainte, et jetoit en partialité. Le défaut de ces hommes illustres par leurs exploits, par leur capacité, par une longue et heureuse expérience, par là reconnus supérieurs aux autres, et en possession de primer et d’entraîner par leur mérite et leur réputation ; le défaut d’âge de tous les princes du sang ; les idées si fausses, mais si fort reçues, qui défavorisoient celui à qui de droit et de nécessité inévitable les rênes de l’État se trouveroient dévolues, faisoient souhaiter que le roi mît ordre au gouvernement qui succéderoit au sien, mais non pas dans les ténèbres.

On souhaitoit que le roi établît de son vivant le gouvernement tel qu’il le vouloit laisser après lui ; qu’il mît actuellement dans son conseil et dans ses affaires ceux qu’il y destinoit après lui, et dans les places et les fonctions qu’ils devoient remplir ; que lui-même, gouvernant toujours avec la même autorité, réglât publiquement celle qui devoit succéder à la sienne, dans les limites et dans l’exercice qu’il avoit résolu qu’elle eût ; qu’il dressât le futur régent, et ceux qui en tout genre entreroient après lui dans l’administration, à celle que chacun devoit avoir ; qu’il en formât l’esprit et l’harmonie en se servant d’eux dès lors en la même façon qu’ils devoient servir après lui, chacun respectivement au gouvernement de l’État ; qu’il eût le temps de voir et de corriger, de changer, d’établir ce qu’il trouveroit en avoir besoin ; qu’il accoutumât à ce travail, et qu’il instruisit ceux qu’il ne faisoit qu’y destiner, et le reste de ses sujets à voir ceux-là en place, et à les honorer ; en un mot à tout exécuter lui-même, de manière qu’il n’y eût aucun changement à sa mort, qu’elle n’interrompît pas même la surface des affaires, et qu’il n’y eût qu’à continuer tout de suite et tout uniment ce qu’il auroit établi lui-même, dirigé et consolidé.

Mais ce qui étoit le vœu public, celui même des plus sages, le bien solide de l’État, n’étoit pas celui du duc du Maine ; il craignoit trop le cri public de tout ce qu’il embloit au régent, et le prince qui devoit l’être, qui avec honneur et sûreté n’auroit pu s’y soumettre ; le parallèle de la loi et de la faveur aveugle et violente ; celui de leur commune base, le sang légitime des rois, dont M. le duc d’Orléans étoit petit-fils et neveu, avec le ténébreux néant d’une naissance si criminelle que jusqu’au duc du Maine elle étoit inconnue de la société des hommes ; enfin la comparaison militaire dans une nation toute militaire ; et de la nudité entière du petit-fils de France, avec ce prodigieux et monstrueux amas de charges, de gouvernements, de troupes, de rangs et d’honneurs inouïs dont le groupe effrayant servoit de piédestal au double adultère pour fouler aux pieds tous les ordres de l’État, et y mettre pour le moins tout en confusion pour peu qu’ils voulussent se servir de la puissance qu’il avoit su arracher.

M. du Maine redoutoit les réflexions qui naîtroient de ces trop fortes considérations, et le repentir du roi trop annoncé par la violence qu’il avoit soufferte, dont il n’avoit pu retenir ses plaintes ; et qu’il ne saisit l’indignation publique accrue par l’exercice des fonctions, pour détruire ce qu’il avoit eu tant de peine à édifier. Enfin il eut peur, et peut-être le roi plus que lui, des plaintes de ceux qui n’étoient pas des élus : l’un de s’en faire des ennemis qui dès lors se jaindroient à M. le duc d’Orléans, l’autre de l’importunité des mécontents et des visages chagrins. Ainsi on étoit bien éloigné de voir révéler des mystères que leurs auteurs avoient tant d’intérêt de cacher.

M. le duc d’Orléans fut étourdi du coup ; il sentit combien il portoit directement sur lui ; du vivant du roi il n’y vit point de remède. Le silence respectueux et profond lui parut le seul parti qu’il pût prendre ; tout autre n’eût opéré qu’un redoublement de précautions. On en demeurera là maintenant sur cet article ; il n’est pas temps encore d’entrer dans les mesures et dans les vues de ce prince pour l’avenir. Le roi évita avec lui tout discours sur cette matière, excepté la simple déclaration après coup ; M. du Maine de même. Il se contenta d’une simple approbation monosyllabe avec l’un et avec l’autre, en courtisan qui ne se doit mêler de rien, et il évita même d’entrer là-dessus en matière avec Mme la duchesse d’Orléans, et avec qui que ce fût. J’étois le seul avec qui il osât se soulager et raisonner à fond ; avec tout le reste du monde un air ouvert et ordinaire, en garde contre tout air mécontent et contre la curiosité de tous les yeux. L’abandon inexprimable où il étoit au milieu de la cour et du monde lui servit au moins à le garantir de tout propos hasardé sur le testament, dont personne ne se trouva à portée de lui parler ; et ce fut en vain que Maisons, qui affecta de laisser passer quelque temps sans le voir, essaya par Canillac et par lui-même de le faire parler là-dessus. Ce ne fut que dans la suite que le duc de Noailles et lui le firent avec plus de succès, lorsque la santé plus menaçante du roi engagea à s’élargir sur les mesures à prendre.

Il falloit qu’il y eût déjà du temps que le roi songeât à pourvoir à l’éducation du Dauphin après lui. Il étoit bien naturel que, pensant sur tout comme on le faisoit penser de M. le duc d’Orléans, il ne voulût pas lui en laisser la disposition, et songeât à la faire lui-même. Peut-être fut-ce par ce point que Mme de Maintenon et M. du Maine firent ouvrir la tranchée devant lui par Voysin, pour de l’un à l’autre le conduire à tout le reste. Quoi qu’il en soit, étant allé à Vaucresson fort peu après la mort de M. le duc de Berry, où M. de Beauvilliers étoit dans son lit un peu incommodé, il voulut être seul avec moi. Là il me dit sans préface et sans que la conversation conduisit, car ce fut tout aussitôt que nous fûmes seuls, qu’il avoit une question à me faire, mais qu’avant de me dire ce que c’étoit, il exigeoit ma promesse que j’y répondrois sans complaisance, sans contrainte, mais naturellement, suivant ce que je pensois, et que ce n’étoit que sur ce fondement assuré qu’il pouvoit me parler.

Je fus surpris de ce propos et je le lui témoignai. Je lui demandai si depuis tant d’années de bontés et de confiances intimes de sa part pour moi, et pendant lesquelles il s’étoit traité et passé tant de choses si importantes entre nous, l’ouverture, la franchise, la liberté entière de ma part avec lui, ne devoient pas lui répondre qu’il trouveroit toujours en moi les mêmes. Il me répondit avec toute l’amitié que je lui connoissois pour moi, et il ajouta que si je lui donnois la parole qu’il me demandoit, je verrois, par ce qu’il avoit à me dire, qu’il auroit eu raison de vouloir s’en assurer. Je la lui donnai donc, encore plus surpris de cette recharge et plus curieux de ce qui la lui faisoit faire.

Il me dit que le roi n’espérant guère voir le Dauphin en âge de passer entre les mains des hommes, se croyoit être obligé de pourvoir lui-même à son éducation ; que le roi l’en vouloit charger et de tout ce qui la regardoit comme il l’avoit été de celle de Mgrs son père et ses oncles ; qu’il s’étoit excusé sur son âge et ses infirmités qui ne lui permettoient point les assiduités nécessaires, ni d’espérer même d’achever l’éducation jusqu’à l’âge qui la termine ; que le roi, persistant à vouloir l’en charger, consentoit qu’il ne fît que ce qu’il pourroit et voudroit ; et tout de suite fixant son regard plus attentivement sur moi : « Vous êtes, me dit-il, duc et pair, mon ancien ; auriez-vous de la peine à être gouverneur conjointement avec moi, à suppléer à tout ce que je ne pourrois faire, à agir dans cette fonction dans un concert entier, en un mot, quoique égaux en fonctions et plus ancien pair que moi, à n’être pas le premier ? C’est sur cela que je vous conjure de me répondre naturellement, sans complaisance, sûr que je ne serai blessé de rien. Vous voyez, ajouta-t-il, que j’avois raison de vous en demander votre parole ; vous me l’avez donnée, tenez-la-moi à présent. »

Je lui répondis que je la lui tiendrois en effet sans peine, que j’entendois bien que sous un nom pareil c’étoit être gouverneur sous lui en tout et partout ; que je ne connoissois qui que ce fût sans exception autre que lui, avec qui je l’acceptasse ; mais que pour lui que j’avois toute ma vie regardé comme mon père, qui m’en avoit servi, dont je connoissois les talents et la vertu avec une vénération aussi de toute ma vie, et la confiance et l’amitié par une expérience de même durée, je serois avec lui et sous lui, en tout et partout, sans en avoir la moindre peine, et que mon cœur lui étoit attaché de manière que je trouverois ma joie à lui marquer sans cesse respect, déférence, et un abandon dont je lui avois donné une preuve plus difficile sur les renonciations. Il m’embrassa, me dit que je le soulageois infiniment et mille choses touchantes.

Il me demanda un profond secret, et de la façon qu’il me parla, j’eus lieu de croire que, lorsqu’il auroit pesé et fait tous ses arrangements et ses choix pour la totalité de l’éducation, le roi ne tarderoit pas à les déclarer après qu’il les lui auroit proposés. Je ne laissai pas de repasser d’autres sujets avec lui par l’importance dont la chose me parut. Sur deux qui étoient fort en sa main, je lui dis que la vérité exigeoit de moi que je lui avouasse que l’un y étoit plus propre que moi ; que pour l’autre je m’y croyois plus propre. Il ne fit que glisser sur eux comme sur les autres dont nous parlâmes, ce n’étoit que conversation : il s’étoit fixé sur moi. Cela n’étoit pas nouveau, puisque Mgr le Dauphin étoit pleinement déterminé à me demander au roi pour gouverneur du frère aîné du roi d’aujourd’hui, que je ne l’ignorois pas, et que ce prince ne pouvoit avoir pris et s’être affermi dans cette résolution que par le duc de Beauvilliers qui ne vouloit pas être du tout gouverneur de ce jeune prince, chargé comme il l’étoit déjà, et comme il l’eût été de plus en plus, de fonctions auprès du Dauphin qui le demandoient tout entier pour la totale confiance de ce prince, et pour les affaires de l’État.

Telle fut la dernière marque que M. de Beauvilliers me donna de son estime, de son amitié, de sa confiance ; tel fut aussi le dernier témoignage qu’il reçut de celle du roi, malgré la haine persévérante de Mme de Maintenon. Son peu de santé dura trop peu après cette conversation pour que la matière en pût subsister. Elle étoit en soi délicate ; une vie entièrement partagée entre les exercices de piété, les fonctions de ses charges dont il ne manquoit aucune de celles qui ne se croisoient pas, et les affaires, ne lui laissoit que de courts délassements, dans le plus intime intérieur de sa famille la plus étroite, et de moins encore d’amis, et ne contribuoit pas à former une santé bien établie. La perte de ses enfants l’avoit foncièrement pénétré ; on a vu avec quel courage et quelle insigne piété lui et Mme de Beauvilliers en firent sur l’heure même le sacrifice, mais ils ne se consolèrent ni l’un ni l’autre. La mort du Dauphin lui fut encore tout autrement sensible : il me l’a avoué bien des fois. Toute sa tendresse s’étoit réunie dans ce prince, dont il admiroit l’esprit, les talents, le travail, les desseins, la vertu, les sacrifices, et la métamorphose entière que la grâce avoit opérée en lui et y confirmoit sans cesse ; il étoit sensiblement touché de sa confiance sans réserve, et de leur réciproque liberté à se communiquer, à discuter et à résoudre toutes choses ; il étoit pénétré de l’amour de l’État, de l’ordre, de la religion qu’il alloit voir refleurir, et comme renaître sous son règne, et en attendant, par sa prudence, sa sagesse, sa justice, sa modération, son application, et par l’ascendant que le roi se plaisoit à lui laisser prendre sur la cour, sur les affaires, et sur lui-même. Quelque convaincu qu’il fût de sa sainteté et de son bonheur, sa mort l’accabla de telle sorte, qu’il ne mena plus qu’une vie languissante, amère, douloureuse, sans relâche, sans consolation. Enfin, la mort du duc de Chevreuse, son cœur, son âme, le dépositaire et souvent l’arbitre de ses pensées les plus secrètes, même de piété, enfin depuis toute leur vie un autre lui-même, lui donna le dernier coup.

Il fut malade près de deux mois à Vaucresson, où peu auparavant il s’étoit retiré et renfermé à l’abri du monde, même de ses plus familiers, pour ne songer plus qu’à son salut et y consacrer tous les instants de sa solitude. Il y mourut le vendredi, dernier août, sur le soir, de la mort des justes, ayant conservé toute sa tête jusqu’à la fin. Il avoit près de soixante-six ans, environ trois ans moins que le duc de Chevreuse, étant né le 24 octobre 1648 d’une maison fort ancienne et très noblement alliée, surtout en remontant.

Il étoit fils de M. de Saint-Aignan qui, avec de l’honneur et de la valeur, étoit tout romanesque en galanterie, en belles-lettres, en faits d’armes. Il avoit été capitaine des gardes de Gaston, et tout à la fin de 1649, acheta du duc de Liancourt la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi, lors duc à brevet. Il commanda ensuite en Berry contre le parti de M. le Prince, lors prisonnier, puis [fut] lieutenant général de l’armée destinée contre MM. de Bouillon et de Marsillac en Guyenne. Il eut le gouvernement de Touraine à la mort du marquis d’Aumont, et le crédit de le vendre fort cher à Dangeau encore jeune, lorsqu’à la disgrâce de M. et de Mme de Navailles, il s’accommoda avec lui du gouvernement du Havre de Grâce en 1664. Il fut chevalier de l’ordre à la promotion de 1661 et duc et pair en 1663, de cette étrange fournée des quatorze [3]. Il fut chef et juge du camp des derniers carrousels du roi, et mourut à Paris 16 juin 1687. Il avoit épousé une Servien, parente du surintendant des finances, qu’il perdit en 1679. Au bout de l’an, il se remaria à une femme de chambre de sa femme qui y étoit entrée d’abord pour avoir soin de ses chiens. Elle fut si modeste et lui si honteux que le roi le pressa souvent et toujours inutilement de lui faire prendre son tabouret. Elle vécut toujours fort retirée et avec tant de vertus, qu’elle se fit respecter toute sa vie qui fut longue. Du premier mariage, le comte de Seri et le chevalier de Saint-Aignan qui fut tué au duel de MM. de La Frette, et l’aîné mourut à vingt-six ans survivancier de premier gentilhomme de la chambre et distingué à la guerre, deux fils morts enfants ; des filles abbesses, et une qui ne voulut point être religieuse, qu’on maria à Livry, premier maître d’hôtel du roi, pour s’en défaire. M. de Beauvilliers demeura seul de ce lit. Du second, deux fils dont l’aîné fut évêque-comte de Beauvois, l’autre duc de Saint-Aignan, comme on l’a vu en leur lieu, et une fille aussi romanesque que le père, mais en dévotion, qui épousa un fils de Marillac, conseiller d’État, tué avancé à la guerre sans enfants, puis M. de L’Aubépine, mon cousin germain, dont elle a un fils qui sert et qui est gendre du duc de Sully.

Je ne sais quel soin M. et Mme de Saint-Aignan prirent de leurs aînés. Pour M. de Beauvilliers, ils le laissèrent jusqu’à six ou sept ans à la merci de leur suisse, élevé dans sa loge, d’où ils l’envoyèrent à Notre-Dame de Cléry, en pension chez un chanoine, dont tous les canonicats étoient à la nomination de M. de Saint-Aignan. Ils ne sont pas gros. Tout le domestique du chanoine consistoit en une servante, qui mit le petit garçon coucher avec elle, lequel y couchoit encore à quatorze et quinze ans, sans penser à mal ni l’un ni l’autre, ni le chanoine s’aviser qu’il étoit un peu grand. La mort du comte de Seri le fit rappeler par son père, qui en même temps lui fit donner la survivance de sa charge, et remettre deux abbayes qu’il avoit. C’étoit tout à la fin de 1666. Il servit avec distinction à la tête de son régiment de cavalerie, et fut brigadier.

Il étoit grand, fort maigre, le visage long et coloré, un fort grand nez aquilin, la bouche enfoncée, des yeux d’esprit et perçants, le sourire agréable, l’air fort doux, mais ordinairement fort sérieux et concentré. Il étoit né vif, bouillant, emporté, aimant tous les plaisirs. Beaucoup d’esprit naturel, le sens extrêmement droit, une grande justesse, souvent trop de précision ; l’énonciation aisée, agréable, exacte, naturelle ; l’appréhension vive, le discernement bon, une sagesse singulière, une prévoyance qui s’étendoit vastement, mais sans s’égarer ; une simplicité et une sagacité extrêmes, et qui ne se nuisoient point l’une à l’autre ; et depuis que Dieu l’eut touché, ce qui arriva de très bonne heure, je crois pouvoir avancer qu’il ne perdit jamais sa présence, d’où on peut juger, éclairé comme il étoit, jusqu’à quel point il porta la piété. Doux, modeste, égal, poli avec distinction, assez prévenant, d’un accès facile et honnête jusqu’aux plus petites gens ; ne montrant point sa dévotion, sans la cacher aussi, et n’en incommodant personne, mais veillant toutefois ses domestiques, peut-être de trop près ; sincèrement humble, sans préjudice de ce qu’il devoit à ce qu’il étoit, et si détaché de tout, comme on l’a vu sur plusieurs occasions qui ont été racontées, que je ne crois pas que les plus saints moines l’aient été davantage. L’extrême dérangement des affaires de son père lui avoit néanmoins donné une grande attention aux siennes (ce qu’il croyoit un devoir), qui ne l’empêchoit pas d’être vraiment magnifique en tout, parce qu’il estimoit que cela étoit de son état.

Sa charité pour le prochain le resserroit dans des entraves qui le raccourcissoient par la contrainte de ses lèvres, de ses oreilles, de ses pensées, dont on a vu les inconvénients en plusieurs endroits. Le ministère, la politique, la crainte trop grande du roi, augmentèrent encore cette attention continuelle sur lui-même, d’où naissoit un contraint, un concentré, dirai-je même un pincé, qui éloignoit de lui, et un goût de particulier très resserré, et de solitude qui convenoit peu à ses emplois, qui l’isoloit, qui, excepté ses fonctions, parmi lesquelles je range sa table ouverte le matin, lui faisoit un désert de la cour, et lui laissoit ignorer tout ce qui n’étoit pas les affaires où ses emplois l’engageoient nécessairement. On a vu où cela pensa le précipiter plus d’une fois, sans la moindre altération de la paix de son âme, ni la plus légère tentation de s’élargir là dessus ; son cœur droit, bon, tendre, peu étendu ; mais ce qu’il aimoit, il l’aimoit bien, pourvu qu’il pût aussi l’estimer.

Sa crainte du roi, celle de se commettre, ses précisions, engourdissoient trop son désir sincère de servir ses amis. Il fut tout autre, comme on l’a vu, sur cela comme sur tout le reste, après la mort de Monseigneur, et on ne put douter alors qu’il se plaisoit à servir ses amis en petites et en grandes choses.

Dans les particuliers où il étoit libre, comme chez lui les soirs, surtout chez le duc de Chevreuse, et à Vaucresson, il étoit gai, mettoit au large, plaisantoit avec sel, badinoit avec grâce, riait volontiers. Il aimoit qu’on plaisantât aussi avec lui ; il n’y avoit que le coucher de la servante du chanoine dont sa pudeur se blessoit, et je l’ai vu quelquefois embarrassé de ce conte que Mme de Beauvilliers faisoit, en rire pourtant, mais quelquefois aussi la prier de ne le point faire.

Il l’épousa en 1671 ; le triste état des affaires de sa maison que son père avoit ruinée, les engagea à faire cette alliance de la troisième fille de M. Colbert avec de grands biens. L’aînée avoit épousé quatre ans auparavant le duc de Chevreuse, et huit ans après la dernière fille mariée au duc de Mortemart. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et leurs femmes se trouvèrent si parfaitement faits l’un pour l’autre, que ce ne fut qu’un cœur, qu’une âme, qu’une même pensée, un même sentiment toute leur vie, une amitié, une considération, une complaisance, une déférence, une confiance réciproques. Elle étoit pareille entre les deux sœurs, et la devint bientôt entre les deux beaux-frères. Vivant tous deux à la cour, attachés par leurs charges, et par la place de dames du palais de leurs femmes, ils se voyoient sans cesse, et mangeoient par semaine l’un chez l’autre, ce qui dura jusqu’à ce que les grands emplois du duc de Beauvilliers l’obligèrent à tenir une table publique ; ils ne s’en voyoient guère moins, rarement une seule fois par jour tant qu’ils vécurent. Il étoit rare aussi d’être ami de l’un à un certain point sans l’être aussi de l’autre et de leurs épouses.

La piété du duc de Beauvilliers, qui commença de fort bonne heure, le sépara assez de ceux de son âge. Étant à l’armée, à une promenade du roi, dans laquelle il servoit, il marchoit seul un jour un peu en avant ; quelqu’un le remarquant se prit à dire qu’il faisoit là sa méditation. Le roi qui l’entendit se tourna vers celui qui parloit, et le regardant : « Oui, dit-il, voilà M. de Beauvilliers qui est un des plus sages hommes de la cour et de mon royaume. » Cette subite et courte apologie fit taire et donna fort à penser, en sorte que les gloseurs demeurèrent en respect devant son mérite.

Il falloit que le roi en fût dès lors bien prévenu pour le charger de la commission la plus délicate en 1670. Madame venoit d’être si grossièrement empoisonnée [4], la conviction en étoit si entière et si générale qu’il étoit bien difficile de le pallier. Le roi et le roi d’Angleterre, dont elle venoit tout nouvellement d’être le plus intime lien par le voyage qu’elle venoit de faire en Angleterre, en étoient également pénétrés de douleur et d’indignation, et les Anglois ne se contenoient pas. Le roi choisit le duc de Beauvilliers pour aller faire ses compliments de condoléance au roi d’Angleterre, et sous ce prétexte tacher que ce malheur n’altérât point leur amitié et leur union, et calmer la furie de Londres et de la nation. Le roi n’y fut pas trompé ; la prudente dextérité du duc de Beauvilliers ramena entièrement la bouche égarée du roi d’Angleterre, et adoucit même Londres et la nation.

Le maréchal de Villeroy mourut à Paris en sa quatre-vingt-huitième année, le 28 novembre 1685. M. Colbert, intendant du cardinal Mazarin, en même temps intendant des finances à sa mort, avoit été recommandé au roi par ce tout puissant premier ministre comme l’homme le plus capable qu’il connût pour l’administration des finances, en même temps qu’après avoir sucé le surintendant Fouquet jusqu’au sang, il le lui avoit rendu plus que suspect. Il ne fut donc pas difficile à Colbert, après la mort de son maître, de s’introduire auprès du roi, et de s’établir sur les ruines de Fouquet. Il connoissoit parfaitement le roi sur ce qu’il en avoit ouï dire si souvent à Mazarin. Il le prit par les détails et par la capacité et par l’autorité de tout faire ; il acheva de concert avec Le Tellier la ruine de Fouquet, glissa en la place de contrôleur général suffoquée jusqu’alors par celle de surintendant. Il persuada au roi le danger de cette grande place, et, comme il n’osoit y aspirer, il fit accroire au roi de s’en réserver toutes les fonctions. Le roi crut les faire par les bons et les signatures dont Colbert, souple commis, l’accabla, tandis qu’il saisit toute l’économie et tout le pouvoir des finances, et qu’il s’en rendit le maître plus qu’aucun surintendant ; mais ne se trouvant pas d’aloi à exercer cette autorité sans voile, il en imagina un de gaze en persuadant au roi de créer une charge toute nouvelle de chef du conseil des finances qui auroit l’entrée dans ceux que le roi tiendroit, dans les grandes directions [5], qui présideroit chez lui aux petites, qui feroit des signatures d’arrêts en finances, et qui avec un nom et une représentation ne feroit rien en effet dans les finances, et lui laisseroit l’autorité entière d’y tout faire et d’y tout régler.

Cette charge fut donc créée lors de la catastrophe de Fouquet, et donnée au maréchal de Villeroy, qui avoit été gouverneur de la personne du roi sous le cardinal Mazarin, chef de son éducation, et qui avec cette ombre ne fut jamais ministre d’État. Cela valoit quarante-huit mille livres de rente avec d’autres choses encore, en sorte que cette vacance eut tout ce qu’il y avoit de grand et de plus considérable à la cour pour aspirants : le duc de Montausier, qui avoit été gouverneur de Monseigneur ; le duc de Créqui, gouverneur de Paris, premier gentilhomme de la chambre, dont l’ambassade à Rome et la fameuse affaire des Corses de la garde du pape avoit fait tant de bruit, et dont la femme étoit dame d’honneur de la reine, et plusieurs autres dans la privance du roi et dans la première considération.

Le roi leur préféra le duc de Beauvilliers qui avoit trente-sept ans et qui n’avoit garde d’y songer. Il en étoit si éloigné que la délicatesse de sa conscience, alarmée de tout ce qui sentoit les finances, ne put se résoudre à l’accepter, lorsque le roi la lui donna. La surprise du roi d’un refus de ce qui faisoit l’ambition des plus importants de sa cour ne servit qu’à le confirmer dans son choix. Il insista et il obligea le duc à consulter des personnes en qui il pouvoit prendre confiance, et de tirer parole de lui qu’il le feroit de bonne foi, avec une droite indifférence, et qu’il se rendroit à leur avis s’il alloit à le faire accepter. Le duc s’y engagea et consulta. Au bout de sept ou huit jours le roi lui en demanda des nouvelles, et le poussa jusqu’à lui faire avouer qu’il avoit trouvé tous les avis de ceux qu’il avoit consultés pour qu’il ne refusât pas davantage. Le roi en fut fort aise, le somma de sa parole, et le déclara deux heures après, au grand étonnement de sa cour.

Le comte de Grammont, qui étoit sur le pied de se divertir de tout aux dépens de qui il appartenoit, et qui savoit que le duc de Saint-Aignan s’étoit mis aussi sur les rangs pour cette charge, le rencontra dans la galerie une heure après la déclaration. Il alla droit à lui, et lui dit « qu’il lui faisoit ses compliments d’être d’une race si heureuse qu’elle donnoit tous les chefs que le roi choisissoit : que s’il en falloit un aux carrousels, il prenoit le père ; s’il y en avoit un à nommer pour le conseil des finances, il choisissoit le fils, » et sans attendre de réponse, le laissa là, avec une révérence et une pirouette, outré de dépit de son compliment.


  1. Saint-Simon a biffé le nom de Joly de Fleury et l’a remplacé par celui de d’Aguesseau. Voy. plus bas la note suivante.
  2. Cette phrase : que le procureur général me raconta précisément et de même, tous deux chacun à part et en temps différents, a été biffée par Saint-Simon qui a ajouté la note suivante : « Je me suis ici trompé de nom et de mémoire, Fleury n’étoit pas lors procureur général, et ne sut que par le premier président et par le procureur général, qui étoit d’Aguesseau, ce que le roi leur avoit dit. Je fais cette note pour rendre raison de la rature de ce que j’écrivis avant hier. »
  3. Voir. t. Ier, p. 449, note de la fin du volume.
  4. Voy., t. III, p. 448, note de la fin du volume.
  5. Voy., sur les conseils du roi, t. Ier, p. 445. Il y est question des conseils de finances, connus sous le nom de grande et petite direction.