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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/12

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CHAPITRE XII.


Duc de Beauvilliers ; quel sur le cardinal de Noailles, Rome, Saint-Sulpice, les jésuites. — Mesures futures pour l’archevêque de Cambrai. — Ambition de ce prélat. — Grandeur d’âme et de vertu du duc de Beauvilliers. — Comparaison des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. — Mot plaisant et vrai du chancelier de Pontchartrain. — Caractère de la duchesse de Beauvilliers. — Fortune et conduite des Saumery. — Épreuve et action de vertu héroïque de la duchesse de Beauvilliers. — Mort de la duchesse de Beauvilliers en 1733.


M. de Beauvilliers fut duc en se mariant sur la démission de son père dont il eut les gouvernements à sa mort, et chevalier de l’ordre de la promotion de 1688. En 1689 le roi lui demanda s’il feroit autant de difficultés pour être gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, qu’il alloit ôter d’entre les mains des femmes, qu’il en avoit apporté pour la place de chef du conseil des finances. Il n’en fit aucune et l’accepta. Il le fut des deux autres fils de France, à mesure qu’ils quittèrent les femmes ; et ce fut avec tant de confiance de la part du roi, qu’à l’exception de Moreau, un de ses premiers valets de garde-robe qu’il fit premier valet de chambre de ce prince et de deux ou trois valets qu’il y voulut placer, il laissa tout le reste au choix du duc de Beauvilliers : précepteur, sous-gouverneur et tout le reste, sans faire de perquisition sur aucun. On a vu ailleurs que ce fut aussi avec tant de désintéressement de la part du duc qu’il refusa absolument les appointements pour les deux autres princes : quarante-huit mille livres pour chacun par an, c’est-à-dire quatre-vingt-seize mille livres.

La mort de Louvois, qui rendit le roi libre sur bien des choses, fit rappeler Pomponne dans le conseil d’État en 1691 aussitôt après, et y fit entrer le duc de Beauvilliers en même temps. Ce fut un prodige, et l’unique gentilhomme qui y ait été admis en soixante-douze ans de règne ; je dis l’unique, parce que les deux maréchaux de Villeroy qui ne l’étoient guère plus qu’il ne falloit, le père ne fut jamais ministre, et le fils, qui ne l’a été qu’un an depuis la mort de M. de Beauvilliers jusqu’à celle du roi, ne peut être compté en un si court espace. M. de Beauvilliers n’y songeoit pas plus qu’il avoit fait à ses deux autres places.

Quelque excessivement que le roi lui imposât, quelque foible qu’il parût à loi parler pour des grâces par une timidité qui étoit en lui, il n’étoit pas reconnoissable au conseil, à ce que j’ai ouï dire à Chamillart son ami, et au chancelier de Pontchartrain son ennemi si longtemps, lorsqu’il s’agissoit d’affaires de justice, ou d’affaires d’État importantes. Il opinoit alors avec fermeté, embrassoit toute l’étendue de l’affaire avec netteté et précision, la développoit avec lumière, prenoit son parti avec fondement, et le soutenoit avec modestie, mais avec une force que le penchant montré du roi n’ébranloit point. Dans les autres il se laissoit assez aller à son naturel doux et timide. Son exactitude, ou, pour parler plus juste, sa ponctualité à ses diverses et continuelles fonctions, étoit sans le plus léger relâche, qui, je crois, avoit augmenté sa précision naturelle jusqu’aux minutes, et jusqu’à savoir ce qu’il lui en falloit pour aller de chez lui chez le roi.

On a vu ailleurs avec quelle grandeur d’âme, quel détachement, quelle soumission à Dieu, quelle délicatesse de totale dépendance à son ordre, il soutint l’orage du quiétisme, la disgrâce de l’archevêque de Cambrai, de ceux qui y furent enveloppés, et le péril extrême qu’il y courut ; avec quelle noblesse il s’y conduisit ; et avec quelle soumission il reçut la nouvelle de la condamnation du livre de M. de Cambrai à Rome. Toutefois les plus rares tableaux ont des ombres, et la vérité m’oblige à ne pas dissimuler celles de ce modèle de toutes les vertus. En les considérant on ne l’en estimera pas moins si on est équitable, mais on tremblera à la vue des profondeurs de Dieu, et on s’humiliera jusqu’en terre à la vue de ce que sont les hommes les plus parfaits.

Celui-ci, avec la probité la plus innée, l’amour et la soif de la vérité la plus ardente et la plus sincère, la pureté la plus scrupuleuse, une présence de Dieu sensible, habituelle dans toutes les diverses fonctions et situations de ses journées, à qui il rapportoit avec une sainte jalousie ses plus importantes et ses plus légères actions, son travail, ses fonctions, ses amitiés, ses liaisons, ses vues, ses bienséances, et jusqu’aux délassements et aux besoins de l’esprit et du corps ; cet homme, si droit, si en garde contre lui-même, et d’une attention si active, se laissa tellement enchanter, lui et M. de Chevreuse aux charmes de l’archevêque de Cambrai, que sans l’avoir jamais vu depuis sa disgrâce, ce prélat ne cessa d’être l’âme de son âme et l’esprit de son esprit, que tout ce qu’il pratiquoit dans son intérieur de conscience et dans son domestique étoit réglé souverainement par M. de Cambrai, qu’enchanté d’après lui de Mme Guyon, il ne la vit jamais que sainte, et qu’excellent docteur, enfin que s’étant hasardée à faire des prophéties claires qu’il vit toutes manquées, le bandeau ne put jamais lui tomber des yeux. Disons tout et ne retenons point la vérité captive, on a vu en son lieu la grande et sainte action par laquelle le cardinal de Noailles le sauva et le maintint dans ses places aux dépens de son frère, à qui elles étoient destinées de leur su, et avec lequel il en fut brouillé plusieurs années. Tombé lui-même en disgrâce par l’affaire de la constitution, jusqu’à la défense de voir le roi, jusqu’à voir poursuivre la privation de son chapeau et la déposition de son siège, jusqu’au plus juste soupçon que le roi l’alloit faire enlever et conduire à Rome, j’étois peiné de savoir M. de Beauvilliers des plus ardents contre lui, et que l’objet si cher de M. de Cambrai, de la doctrine et du livre duquel le cardinal de Noailles avoit été un de plus grands adversaires, dépouillât cette âme si vraie, si droite, si candide, de reconnoissance et d’humanité en divinisant ses préventions.

Je ne pus m’empêcher de lui en parler un jour qu’il vint causer avec moi dans ma chambre à Versailles comme il faisoit assez souvent pour y être plus en liberté. Après quelque peu de propos : « Mais vous, monsieur, lui dis-je à brûle-pourpoint, ne songez-vous jamais que sans la rare vertu et la pureté d’âme du cardinal de Noailles vous étiez chassé, et que, de son su, son frère avoit toutes vos places ? Il étoit sûr de leur destination, le maréchal et la maréchale de Noailles ont été bien des années à le lui pardonner. Vous n’ignorez pas qu’il ne vous raffermit pas sans peine, et qu’il se rendit même votre caution auprès du roi, et aujourd’hui vous pousseriez un homme à qui vous devez tout, et depuis si longtemps, et sans lequel vous seriez depuis tant d’années hors de mesure ! » Le duc demeura quelques moments sans repartie, rougit, convint après quelque silence par un seul « il est vrai, » se défendit sur sa conscience, mais mollement, et fut toujours depuis fort mesuré avec moi sur le cardinal de Noailles, lorsque nous traitions ces matières, où d’ailleurs nous n’étions jamais d’accord. Ce n’étoit pas certainement défaut de sentiment dans un homme qui en avoit de si délicats, moins encore ingratitude. Il étoit très reconnoissant par nature et par principe, mais telle fut en lui la force d’un abandon aveugle divinisé en lui pour M. de Cambrai par religion.

Cette même disposition le mettoit toujours du côté de Rome sur ses diverses entreprises, et le rendoit industrieux à les exténuer et à les pallier. Nous en avions souvent des disputes vives. Sa préface étoit toujours la même en ces occasions : les droits sacrés des rois de France que saint Louis même avoit soutenus contre les papes avec plus de force qu’aucun autre roi ; mais le cas dont il s’agissoit n’étoit jamais, selon lui, de ceux qu’on devoit défendre.

Saint-Sulpice où il avoit toujours eu sa principale confiance, et non les jésuites avec qui il vivoit bien, mais qu’il connoissoit, et à qui lui et M. de Chevreuse auroient voulu ôter la feuille et le confessionnal des rois ; Saint-Sulpice, dis-je, l’avoit gâté de bonne heure sur Rome, et l’archevêque de Cambrai qui avoit ses raisons, qu’il se gardoit bien de lui montrer, avoit achevé.

De ces matières et de celles de la constitution, il m’en parloit toujours le premier, soit confiance, soit espérance de me convertir, jusqu’à ce que tout à la fin de sa vie disputant là-dessus, tous deux seuls dans ma chambre à Versailles, il me pria que nous ne nous en parlassions plus, parce que cela l’agitoit trop, et depuis en effet nous ne nous en sommes jamais parlé.

Avec cet abandon à M. de Cambrai, qui le liait à tout ce petit troupeau d’une chaîne si forte, il eut la fidélité de n’entretenir son commerce avec lui que du su du roi, et de ne voir qu’à Vaucresson fort à la dérobée, mais avec sa permission, ceux que son affaire avoit fait ôter d’auprès des princes, et chasser de la cour. Jamais, comme on le voit, je n’avois été initié dans ces mystères, mais je les voyois librement à Vaucresson ; on y parloit tout librement aussi devant moi ; et depuis la mort du Dauphin, M. de Beauvilliers et M. de Chevreuse, ces exilés me parloient ouvertement de leur désir extrême du retour de Fénelon. Jusqu’aux plus petites choses qui pouvoient toucher ce prélat étoient leur grand ressort à tous, et le plus infailliblement puissant. Les deux ducs, et je ne l’ai jamais compris, qui demeurèrent toujours dans le plus parfoit silence avec moi sur une doctrine et des principes dont l’enchantement les avoit absorbés, parce qu’ils ne m’en crurent pas capable ou qu’ils sentirent que je n’y prendrois point, n’en furent non seulement pas le moins du monde en contrainte avec moi sur toute espèce de confiance, comme on l’a pu voir par tant de choses qui ont été racontées, mais ils s’ouvrirent toujours à moi sur leur attachement à M. de Cambrai, et à ceux qui tenoient à lui par les mêmes liens, et sur tout ce qui les regardoit.

Ils me parlèrent donc franchement après la mort du Dauphin, pour m’engager à lui être favorable auprès de M. le duc d’Orléans, pour le rappeler, et l’employer grandement à la mort du roi ; ils voyoient bien que ce prince mèneroit aisément M. le duc de Berry, sur lequel ils n’avoient pas lieu de compter avoir grand crédit, comme il a été remarqué ailleurs, et qui ne se soucioit de son précepteur en nulle sorte ; je ne m’en souciois pas intérieurement davantage, mais je ne pouvois rien refuser à M. de Beauvilliers. Je m’engageai donc à lui et à M. de Chevreuse, et j’eus d’autant moins de peine à réussir, que M. le duc d’Orléans étoit naturellement porté d’estime et d’inclination pour Fénelon. Cette espérance fondée que je leur donnai les combla. Par les discours du duc de Chevreuse, je compris qu’il l’informoit de ce qu’il se passoit à son égard. Je le dis au duc, qui me l’avoua et qui m’en parla depuis ouvertement, jusqu’à me dire franchement que l’archevêque, certain de ce que je faisois pour lui, ne laissoit pas de me craindre. Cela me revint encore par d’autres endroits.

Je ne le connoissois que de visage ; trop jeune quand il fut exilé, je ne l’avois pas vu depuis. Ainsi il ne pouvoit aussi me connoître que par autrui, et à la façon dont j’étois avec les deux ducs, et à ce que je voyois librement de cette faciende [1] à Vaucresson, il ne pouvoit lui être revenu rien qui lui inspirât cette frayeur. Mais accoutumé comme il étoit à régner à la divine sur son royal pupille, sur les deux ducs, sur tout ce petit troupeau, il craignoit de ne régner pas de même sur M. le duc d’Orléans, de me trouver entre ce prince et lui, et de ne me pas rencontrer facile à son joug, autant que ceux qu’il y avoit assujettis. Sa persuasion, gâtée par l’habitude, ne vouloit point de résistance ; il vouloit être cru du premier mot ; l’autorité qu’il usurpoit étoit sans raisonnement de la part de ses auditeurs, et sa domination sans la plus légère contradiction ; être l’oracle lui étoit tourné en habitude, dont sa condamnation et ses suites n’avoient pu lui faire rien rabattre ; il vouloit gouverner en maître qui ne rend raison à personne, régner directement de plain-pied. Pour peu qu’on se rappelle ce qui se trouve en son lieu de son caractère et de sa conduite à la cour, et depuis qu’il en fut chassé, on le reconnoîtra à tous ces traits. C’est ce qui excita sa crainte à mon égard, dont tout ce que je fis pour lui, et tout ce qu’il apprenoit de moi par les deux ducs, ne purent le guérir. Son ambition ignoroit qu’il ne vivroit pas assez pour être satisfaite, pas même pour s’en voir dans le chemin.

Quelque solidement humble que fût le duc de Beauvilliers, quelque déférence qu’il se fût accoutumé d’avoir pour les sentiments du duc de Chevreuse, il étoit fort loin de ne penser jamais que comme lui, et de se rendre à lui sur toutes choses. On en a vu en leurs lieux plusieurs exemples, un entre autres sur les renonciations où il fut pour moi contre lui, et où je fus dans une honte et dans une surprise égale, parce que cela regardoit mon avis. L’humilité n’altéroit point en lui la dignité ; plus il étoit sincèrement détaché de tout, plus il se tenoit à sa place, sans soins bas ou superflus. Jamais il ne fit un seul pas vers Monseigneur ni aucun de son intrinsèque qui ne l’aimoient pas, ni vers Mme de Maintenon depuis l’orage du quiétisme, qui ne lui pardonna jamais d’avoir échappé à tous ses efforts pour le perdre, qu’elle redoubla, comme on a vu, de temps en temps, et qu’elle n’abandonna que par en sentir enfin l’impuissance.

Elle haïssait encore plus le duc de Chevreuse, et ne fut pas plus heureuse contre lui. Il est plaisant qu’avec cela elle aimât assez Mme de Chevreuse, et fort sa fille, Mme de Lévi, qui néanmoins étoit toute franche et un avec son père et sa mère et M. et Mme de Beauvilliers. Pour celle-ci, Mme de Maintenon ne la pouvoit souffrir. Mme de Beauvilliers ne s’en soucioit guère, ne lui rendoit aucun devoir, n’étoit point comme sa sœur des particuliers du roi, dont elle étoit pourtant fort bien traitée, et ne la voyoit jamais, sinon rarement par hasard à des promenades, où le roi la menoit et où Mme de Maintenon se trouvoit quelquefois, et alors très poliment, également, mais d’une politesse sèche de part et d’autre. Il n’y eut que les énormités de la campagne de Lille et leurs suites qui rejoignirent M. de Beauvilliers à Mme de Maintenon, qui en fit les premiers pas. Le concert fut entier entre eux et le commerce vif, mais qui cessa tout court avec la matière qui l’avoit causé, et ils demeurèrent pour toujours depuis comme ils étoient auparavant qu’elle fût née.

Quoique inaccessible à ce qui n’étoit pas de devoir étroit et de bienséance nécessaire, sans commerce à la cour, et fort volontiers à l’écart chez le roi, et cela sans proportion plus que M. de Chevreuse, il est surprenant jusqu’où il imposoit chez le roi, et partout ailleurs dès qu’il paraissoit quelque part ; Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers de même, mais un peu plus mêlées dans la cour, quoique avec grande réserve. Les princes du sang, les bâtards même, les plus considérables seigneurs, les ministres ne l’approchoient qu’avec un air de respect, de déférence, fort souvent d’embarras. On regardoit à qui il parloit ; je me suis souvent diverti des instants à voir les yeux des principaux de la cour, ce qui arrivoit assez souvent à Marly, fichés sur moi, assis à l’écart auprès de lui qui me parloit à l’oreille. Je n’ai vu personne sur un si grand pied à la cour, et, à quelques semaines près de l’orage du quiétisme, tant qu’il a vécu, même après la mort du Dauphin.

Depuis cette fatale époque, i1 se retira de plus en plus, et il ne se soutint qu’à force de piété, de courage, d’abandon à Dieu, de conformité à sa volonté. Quelque musique d’airs tristes, quelques soupers chez moi, plus rares néanmoins qu’avant cette plaie, faisoient tout son délassement. Il étoit fait exprès pour être capable et en même temps digne de former un excellent roi, bon, saint, grand devant Dieu et devant les hommes. Il y avoit mis tous ses talents et tous ses soins, et il voyoit avec ravissement et actions de grâces continuelles, que le succès passoit de loin ses plus flatteuses espérances. Il se trouvoit le conseil intime, le cœur, l’esprit, l’âme de ce prince, qui en avoit infiniment. Il en attendoit tout pour le rétablissement de l’ordre, de la justice, du bonheur des sujets de tous les états, et le rétablissement du royaume, parce qu’il en savoit les vues, les projets, les désirs, que lui-même avoit inspirés ; et il en voyoit assez par l’expérience pour ne pas craindre la corruption du cœur ni l’étourdissement de l’esprit par le souverain pouvoir. Enfin il considéroit un âge qui dans sa fleur avoit vaincu toutes les plus formidables passions ; une vertu solidement fondée, et qui avoit passé par d’étranges épreuves, enfin un long cours d’années à donner tout loisir aux sages et lentes opérations au dedans et au dehors, dont lui-même, après les plus promptes, pouvoit se flatter de voir les commencements ; et tout à coup il voit enlever ce prodige de talents et de grâce dont nous n’étions pas dignes, qui ne nous fut montré que pour nous faire admirer la puissance de la droite de Dieu, et nous faire sentir l’excès de nos péchés par la profondeur de notre chute.

Alors, si on ose hasarder ce terme, les jointures de son âme avec son corps furent ébranlées, il aperçut d’un coup d’œil les funestes suites qui résultoient sur la France, il éprouva les plus horribles effets de la tendresse, il entra dans le néant que cet horrible vide laissoit, il en vivifia son plein sacrifice, il dompta la nature éperdue par un effort si terrible qu’il m’a souvent avoué que celui de ses enfants ne lui avoit en comparaison presque rien coûté. Tout fut mis au pied de la croix. Avide de profiter de toute l’amertume d’un calice si exquis, on a vu qu’il n’en perdit pas une seule goutte dans ses affreuses fonctions à Saint-Denis, à Notre-Dame, auprès du roi, avec une supériorité sur soi-même qui passoit la portée de l’homme. La mort du duc de Chevreuse combla en lui la destruction de l’homme animal. Sa solitude la fut moins qu’une prison. Des sacrifices sanglants devinrent le tissu de sa vie. L’épurement sublime de son âme sans cesse lancée vers Dieu acheva la dissolution de la matière, et fit de sa mort un holocauste. Que si ce que la vérité m’a forcé de rapporter sur M. de Cambrai et sur le cardinal de Noailles étoit capable de répandre quelques nuages trompeurs, qu’on se souvienne sur le dernier de saint Épiphane avec saint Jean Chrysostome ; et sur le premier et sa Guyon, du célèbre Grenade, des lumières et de la sainteté dont personne n’a douté, et qui, pour un entêtement semblable, plus surprenant encore, n’a pu être canonisé ; et de nos jours, du savant Boileau de l’archevêché, et de M. Duguet, dont les nombreux ouvrages de piété font admirer l’étendue et la sublimité de son érudition et de ses lumières, qui tous deux ont été les admirateurs et les dupes jusqu’à leur mort, de cette Mlle Rose, cette étrange béate qui fut enfin chassée, sans que leurs yeux pussent s’ouvrir sur elle, et dont on a parlé en son temps.

J’avois eu la douceur de goûter toute la joie de la réconciliation parfaite, qu’on a vu en son lieu que j’avois faite entre le duc de Beauvilliers et le chancelier de Pontchartrain, et le déplaisir véritable du premier de la retraite de l’autre ; et j’eus la consolation de voir le chancelier sincèrement affligé de la mort du duc. Dès auparavant cette réconciliation, le chancelier, quoique ami du duc de Chevreuse, me disoit quelquefois plaisamment des deux beaux-frères « qu’il étoit merveilleux, liés comme ils l’étoient par l’habitude de toute leur vie, jusqu’à n’être tous deux qu’un cœur, une âme, un esprit, un sentiment, [que] M. de Beauvilliers eût un ange qui à point nommé l’arrêtoit, et ne manquoit jamais de le détourner de tout ce que M. de Chevreuse avoit de nuisible et quelquefois d’insupportable, l’un dans sa conduite, qui ruinoit ses affaires et sa santé, l’autre dans ses raisonnements ; un ange qui lui faisoit pratiquer tout l’opposé, qui dans tout le reste ne troubloit en rien leur union, et par cela même ne l’altéroit pas. » En effet, rien de plus opposé que le désordre et le bon état des affaires de l’un et de l’autre, avec toute l’application de l’un, et une plus générale de l’autre ; que l’austérité de la sobriété de l’un, et l’ample nourriture de l’autre ; l’un persuadé par philosophie et par le livre de Cornaro, l’autre par Fagon ; la précision jusqu’à une minute des heures de M. de Beauvilliers, l’homme le plus avare de son temps, et qui faisoit des excuses à son cocher s’il n’arrivoit pas avec justesse au moment qu’il avoit demandé son carrosse, et l’incurie de M. de Chevreuse de se faire toujours attendre, dont on a vu en leur lieu des exemples plaisants, et son ignorance des heures, quoique jaloux aussi de son temps ; enfin l’exactitude de l’un à tout faire et finir avec justesse, tandis que l’autre faisoit sans cesse et paraissoit ne jamais finir. Aussi M. de Beauvilliers, qui vouloit le bien en tout, s’en contentoit ; et M. de Chevreuse, qui cherchoit le mieux, manquoit bien souvent l’un et l’autre.

M. de Beauvilliers voyoit les choses comme elles étoient ; il étoit ennemi des chimères, pesoit tout avec exactitude, comparoit les partis avec justesse, demeuroit inébranlable dans son choix sur des fondements certains. M. de Chevreuse, avec plus d’esprit, et sans comparaison plus de savoir en tout genre, voyoit tout en blanc et en pleine espérance, jusqu’à ce qui en offroit le moins, n’avoit pas la justesse de l’autre, ni le sens si droit. Son trop de lumières point assez ramassées l’éblouissoit par de faux jours, et sa facilité prodigieuse de concevoir et de raisonner lui ouvroit tant de routes qu’il étoit sujet à l’égarement, sans s’en apercevoir et de la meilleure foi du monde. Ces inconvénients n’étoient jamais en M. de Beauvilliers, qui étoit préférable dans un conseil, et M. de Chevreuse dans toutes les académies. Il avoit aussi une élocution plus naturellement diserte, entraînante, et dangereuse aussi par les grâces qui y naissoient d’elles-mêmes, à entraîner dans le faux à force de chaînons, quand on lui avoit passé une fois ses premières propositions en entier faute d’attention assez vigilante, et de donner par cet entraînement dans un faux qu’à la fin on apercevoit tout entier, mais déjà dans le branle forcé de s’y sentir précipité. Enfin, pour achever ce contraste de deux hommes si unis jusqu’à n’être qu’un, le duc de Chevreuse ne pouvoit se lever ni se coucher ; M. de Beauvilliers, réglé en tout, se levoit fort matin, et se couchoit de bonne heure, c’est-à-dire qu’il sortoit de table au commencement du fruit, et qu’il étoit couché avant que le souper fût fini.

Ils furent tous deux, comme on l’a vu ailleurs, les protecteurs et le soutien de leurs frères et sœurs du second lit et des femmes de leur père. M. de Beauvilliers eut le moyen et la funeste occasion d’y être plus magnifique que son beau-frère ; il y fut aussi plus heureux, et Mme de Beauvilliers s’y surpassa. Elle but à loisir le calice de la chute de l’évêque de Beauvois, que M. de Beauvilliers n’eut pas le loisir de voir. Elle logeoit ce beau-frère ; elle lui donnoit ; et persuadée de sa piété, il faisoit toute sa consolation. Elle porta seule la douleur de ses premiers désordres, qu’elle essaya d’ensevelir dans le plus grand secret. Ils étoient de nature à n’y pouvoir pas demeurer longtemps. Elle n’oublia ni soins, ni caresses, ni mesures, et les moins selon son cœur, puisqu’elle employa le cardinal de Noailles, qui s’y prêta comme son propre frère. Je fus témoin de tout ce qui s’y passa, de la charité vraiment tendre et agissante, de la douleur la plus amère de Mme de Beauvilliers. L’éclat affreux, qu’ils ne purent jamais empêcher par la folie de ce déplorable évêque, fut peu à peu porté à son comble, qui fut celui des douleurs de la duchesse de Beauvilliers, et une nouvelle et forte épreuve de sa vertu, qui néanmoins eût été ici supprimée, si la cour, Paris, toute la France, et par un reflet devenu nécessaire, Rome même, n’avoient pas retenti de ce malheur rendu si peu commun, et si étrangement public, par l’extravagance d’une conduite qui fut le sceau de l’affliction de Mme de Beauvilliers.

Il n’y eut point de femme à la cour qui eût plus d’esprit que celle-là, plus pénétrant, plus fin, plus juste, mais plus sage et plus réglé, et qui en fût plus maîtresse. Jamais elle n’en vouloit montrer, mais elle ne pouvoit faire qu’on ne s’en aperçût dès qu’elle ouvroit la bouche, souvent même sans parler. Il étoit naturellement rempli de grâce, avec une si grande facilité d’expression, qu’elle en étoit parée, jusqu’à en faire oublier sa laideur, qui, bien que sans difformité ni dégoût, et avec une taille ordinaire et bien prise, étoit peu commune. Il y avoit même un tour galant dans son esprit. Elle aimoit à donner, et je n’ai vu qu’elle et la chancelière qui eussent l’art de le faire avec un tour et des grâces aussi parfaites. Son goût étoit exquis et général : meubles, parures de tout âge, table, en un mot sur tout ; fort noble, fort magnifique, fort polie, mais avec beaucoup de distinction et de dignité. Elle auroit eu du penchant pour le monde. Une piété sincère dès ses premières années, et le désir de plaire à M. de Beauvilliers, la retenoit, mais elle y étoit fort propre ; et indépendamment de commerce avec elle, on le sentoit à la manière grande, noble, aisée ; accueillante avec discernement, dont elle savoit tenir sa maison ou la cour ; et les étrangers qualifiés abondoient à dîner.

Son esprit qui échappoit quelquefois, quoique toujours avec grande circonspection, se montroit, malgré elle, assez pour faire regretter qu’elle ne lui laissât pas plus de liberté. Sa conversation étoit agréable, charmante en liberté, avec des traits vifs, fins, perçants, après lesquels il étoit plaisant de la voir quelquefois courir. Ailleurs il y avoit du contraint, et qui communiquoit de la contrainte ; et en tout il est vrai que fort peu de gens, même des plus familiers, se trouvoient avec elle pleinement à l’aise, au contraire de Mme de Chevreuse qui, avec autant de piété, avoit beaucoup moins d’esprit. D’ailleurs, Mme de Beauvilliers étoit parfaitement droite et vraie, tendre amie et parente excellente. Les aumônes et les bonnes œuvres que M. de Beauvilliers et elle ont faites se peuvent dire immenses ; c’étoit leur premier soin, et, avec la prière, leur plus chère occupation.

Une en tout avec M. de Beauvilliers, on a vu ailleurs comment elle en usa à la mort de ses enfants pour ceux du second mariage du vieux duc de Saint-Aignan qu’elle combla de biens, de soins, de tendresse, et à qui elle ne laissa jamais sentir quel poignard ce lui étoit que ce souvenir perpétuel de ses pertes.

Celle de M. de Beauvilliers fut un glaive qui ne sortit plus de son cœur, qui le perça. Elle resta aussi riche que la duchesse de Chevreuse étoit demeurée pauvre ; aussi le chancelier de Pontchartrain prétendoit-il « que c’étoit toujours l’effet du jeu de ce même ange en faveur de l’un pour confondre la philosophie de l’autre. »

Mme de Beauvilliers, si tendrement et si pieusement une avec son époux toute leur vie, demeura inconsolable, mais en chrétienne et en femme forte. Il voulut être enterré à Montargis, dans le monastère de bénédictines où huit de ses filles avoient voulu faire profession, et dont l’aînée étoit supérieure perpétuelle, sans qu’aucune ait voulu ouïr parler d’abbaye ; Mme de Beauvilliers y alla, et, par un acte de religion qui fait la plus terrible horreur à penser, elle voulut assister à son enterrement. Ce fut aussi le lieu de sa plus chère retraite depuis, toutes les années de sa vie, et longtemps et souvent plus d’une fois l’an, vivant au milieu de ses filles, et d’autres fort proches dont le couvent étoit rempli, dans la plus poignante douleur, et la pénitence la plus austère, sans que rien en parût aux heures du délassement de la communauté. À Paris, dans sa vaste maison, fort loin de ses sœurs (et c’étoit un autre sacrifice, surtout à l’égard de Mme de Chevreuse), elle ne se crut pas obligée à vivre comme les autres veuves, n’ayant ni enfants ni besoins. Sa retraite fut totale ; ni table, ni le plus léger amusement d’aucune espèce. Tout ce qui put y avoir le moindre trait fut banni, tout commerce fut rompu avec le monde. Elle se borna à sa plus étroite famille, et à un nombre le plus court d’amis qui l’étoient de M. de Beauvilliers aussi, avec qui tout lui étoit commun. Sa solitude étoit entière, rarement interrompue par quelqu’un de ce petit nombre. Ses journées n’étoient que prières chez elle ou à l’église, quelquefois chez ses sœurs, et chez Mme de Saint-Simon depuis que nous fûmes à Paris ; nulle autre part, ou comme jamais. Assez l’été dans ses terres pour y faire de bonnes œuvres, où elle étoit, s’il se peut, encore plus seule qu’à Paris. Un trait d’elle que je ne puis me refuser montrera jusqu’où elle porta la vertu.

Les fouille-au-pot de la cuisine d’Henri IV, avant qu’il eût recueilli la couronne de France, furent heureux comme l’a témoigné la fortune de La Varenne et de sa postérité. Deux autres, qui vinrent de Béarn en cette qualité, s’appeloient Joannes et Beziade. Ce dernier seroit bien étonné de voir d’Avaray, son petit-fils, chevalier de l’ordre. Joannes, c’est-à-dire Jean, nom fort commun aux laquais basques, fut mis jardinier à Chambord, devint par les degrés jardinier en chef, ne travaillant plus, et concierge du château. Il s’enrichit pour son état et pour son temps, acheta des terres, fit porter à son fils le nom de celle de Saumery ; et de Joannes il ôta l's, en fit Joanne pour le nom de sa maison. Ce fils se trouva un honnête homme, brave et d’honneur, servit avec distinction, devint capitaine et concierge de Chambord, comme les autres le sont des maisons royales, et se maria à Blois avec une fille de Charron, bourgeois du lieu, qui avoit donné l’autre à Colbert avant tout commencement de fortune de cette sœur de Mme Colbert [2]. Saumery qui est mort très vieux, que j’ai vu venir faire de courts voyages à Versailles, de Chambord où il s’étoit retiré, qu’on accueilloit par son âge et parce qu’il ne s’étoit jamais méconnu, eut plusieurs enfants, dont l’aîné fort bien fait, audacieux et impudent à l’avenant, quitta le service de bonne heure pour une blessure qui lui estropia légèrement un genou, dont il sut se parer et s’avantager mieux que blessé que j’aie vue de ma vue.

Il étoit retiré à Chambord, dont il avoit la survivance, et avec une fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, qu’il avoit épousée, plus impertinente et plus effrontée encore que lui : il faisoit le gros dos dans la province, décoré d’une charge de maître des eaux et forêts. Il étoit donc cousin germain des enfants de M. Colbert, qui l’y avoit laissé, jusqu’à ce que M. de Beauvilliers l’en tira, lorsque M. le duc d’Anjou, depuis roi d’Espagne, passa des femmes aux hommes, pour le faire sous-gouverneur. Il avoit plusieurs enfants et bon appétit. Sa place lui parut avec raison le comble d’une fortune inespérée, mais bientôt, il n’y trouva que le chemin de la faire

Ce n’étoit ni un esprit ni un sot, mais un drôle à qui toute voie fut bonne, et qui fureta partout. Il fit des connoissances, disoit le bonjour à l’oreille, parloit entre ses doigts, et montoit cent escaliers par jour. Pour le faire court, il s’initia chez le duc d’Harcourt et chez les plus opposés à M. de Beauvilliers, qui avoient apparemment leurs raisons pour l’accueillir. Il en fit l’important de plus en plus, et se fourra tant qu’il put. Je ne sais s’il se douta de quelque chose, mais il évita, même scandaleusement, la campagne de Lille par un voyage à Bourbonne. Il en revint à la cour dans le temps des plus grands cris contre Mgr le duc de Bourgogne, et de tous les mouvements qui ont été racontés. Il vit de quel côté venoit le vent, et n’eut pas honte d’être un des grands prôneurs de M. de Vendôme, et de tomber sur Mgr le duc de Bourgogne, auprès duquel il avoit été mis, et y était. Cette infamie le déshonora, mais elle fut bien récompensée par les patrons qu’elle lui valut. Il est mort bien des années depuis avec plus de quatre-vingt mille livres de rentes de grâces de Louis XIV, sans compter les militaires pour ses enfants. Le même crédit le fit sous-gouverneur du roi d’aujourd’hui, dont son fils aîné eut la singulière survivance et l’exercice.

Celui-là étoit un fort honnête homme, avec de la valeur, du sens et de la modestie, et n’a pas survécu son père longtemps. Il avoit un cadet qui faisoit le beau fils et l’homme à bonne fortune ; et c’est celui dont il va être question.

M. et Mme de Beauvilliers avoient toujours reçu Saumery à peu près à l’ordinaire, qui s’y présentoit aussi dégagé que s’il n’avoit eu quoi que ce fût à se reprocher, bien que très informés de toute sa conduite. Je les avois inutilement attaqués là-dessus, et je ne m’étois pas contraint dans le monde de ce que je pensois de Saumery et de ses procédés. Ses fils s’étoient aussi enrichis. Le cadet longtemps depuis, ce beau fils dont j’ai parlé, avoit acheté des terres, une entre autres qui convenoit à Mme de Beauvilliers pour des mouvances [3] qui l’auroient jetée en beaucoup d’embarras, et qu’il lui avoit soufflée. Elle étoit peu considérable, elle ne l’étoit pas même pour Saumery, qu’on appeloit Puyfonds, qui n’avoit pas les mêmes raisons. Elle résolut de la retirer, et lui en fit faire toutes les civilités possibles. Le compagnon trouva plaisant qu’elle imaginât d’exercer son droit sur un homme de son importance ; et n’eut pas honte de demander « qui étoit donc cette Mme de Beauvilliers qu’il ne connoissoit point, et qui prétendoit qu’on eût des égards pour elle ? » Il tint ferme à contester le droit contre tout ce qui lui parla de la famille.

Dans l’embarras d’un procès, et de procédés de même impudence que les propos, Mme de Beauvilliers trouva, par des raisons de terres et de mouvances, qu’il n’y avoit que d’Antin qui pût lui imposer et lui faire quitter prise ; nul moyen en elle d’approcher d’Antin jusqu’à lui faire prendre fait et cause. On a vu souvent combien il avoit toujours été éloigné de M. de Beauvilliers, et M. de Beauvilliers de lui. Je ne l’avois pas été moins ; mais vers les fins de la vie du roi, il s’étoit fort jeté à moi, et depuis encore davantage. Mme de Beauvilliers, avec qui je vivois toujours dans la plus étroite union, crut qu’il n’y avoit que moi qui pût faire que d’Antin se prêtât à elle. Elle se garda bien de me parler de cette affaire que j’ignorois, mais elle vint la conter à Mme de Saint-Simon, et prit exprès son temps que j’étois au conseil de régence. Après lui avoir expliqué la chose et les procédés, et ce que j’y pouvois faire, elle lui dit que c’étoit à elle à voir si je pourrois être capable de la servir sans éclater contre Puyfonds ; qu’elle se souvint de la façon dont j’avois mené le père à leur occasion ; qu’elle craignoit que je ne tombasse sur le fils, et en discours violents et en choses, avec le crédit que j’avois ; que, pour peu que je ne fusse pas maître de moi là-dessus, elle la prioit instamment de ne m’en jamais parler, parce que pour rien elle ne me vouloit faire offenser Dieu et le prochain, et aimoit mieux perdre et ruiner son affaire que d’en être cause. Il fallut donc entrer en négociation avec moi pour le service qu’on en désiroit, sans expliquer rien ni nommer personne que Mme de Beauvilliers, jusqu’à ce qu’on m’eût fait convenir des conditions. Je les passai toutes, dans le désir de lui être utile, et avec grande curiosité de développer de si rares conditions et des précautions si singulières. Je vins à bout très promptement de l’affaire, mais non si aisément de moi sur ce que j’avois promis, sans que le pied m’y glissât un peu, ni sans grand effort ni mérite de me retenir autant.

Cet ingrat et impudent Puyfonds fut bien heureux, au temps où nous étions, d’avoir eu affaire à une vertu aussi sublime qu’il força Mme de Beauvilliers à se montrer. Ce trait est si fort au-dessus de la nature et de la vertu même plus qu’ordinaires, il caractérise si nettement la duchesse de Beauvilliers que j’aurois cru commettre plus aussi qu’un larcin de le laisser périr dans l’oubli, trait d’autant plus héroïque qu’elle avoit naturellement une grande sensibilité.

Son extrême solitude la rongea lentement, et augmenta beaucoup le poids de sa pénitence : elle n’y étoit pas accoutumée, rien ne put l’engager à l’adoucir. La mort du duc de Rochechouart, son petit-fils, qui donnoit les plus grandes espérances, et qui la consoloit de tout ce que le duc de Mortemart lui donnoit de souffrances par sa conduite et ses procédés avec elle, et la perte de la duchesse de Chevreuse, qui arrivèrent coup sur coup, achevèrent de l’accabler. Elle combla de biens le duc de Saint-Aignan jusque par son testament, qui fut également sage, juste, pieux, et succomba enfin sous les plus dures épreuves d’une longue paralysie qu’elle porta avec une patience et une résignation parfaite, et depuis que la tête commença à s’attaquer, il n’y avoit que les choses de Dieu qui la rappelassent, et dont elle pouvoit être occupée, vivement même, dont j’ai été souvent témoin. Elle et M. de Beauvilliers en étoient si remplis, que ce qui leur échappoit quelquefois avec moi là-dessus, mais toujours courtement, étoit rempli d’une onction et d’un feu admirable. Elle vécut presque vingt ans dans la plus solitaire et la plus pénitente viduité, moins d’un an après Mme de Chevreuse ; et mourut en 1733, à soixante-quinze ans, infiniment riche en aumônes et en toutes sortes de bonnes œuvres.




  1. Cabale.
  2. Ce passage, depuis Deux autres, qui vinrent de Béarn, a été supprimé dans les précédentes éditions. Voy., sur Saumery, t. II, p. 331-333, 452, et t. VII, p. 204 et 448.
  3. La mouvance d’un fief était comme on l’a déjà dit, la dépendance d’un fief inférieur par rapport au fief dominant ou suzerain. Il y a eu de très longues contestations pour savoir si la Bretagne était un fief mouvant du duché de Normandie.