Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/14

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CHAPITRE XIV.


Mort et famille de Mme de Bullion ; son caractère. — Mort et caractère de Sézanne ; sa famille. — Mort et caractère du bailli de La Vieuville et de la comtesse de Vienne. — Le bailli de Mesmes lui succède et ne le remplace pas dans l’ambassade de Malte. — Mort, caractère, famille, testament de la marquise de Saint-Nectaire. — La reine d’Espagne débarque à Monaco et va par terre en Espagne. — Sa dot. — Sa réception incognito. — Béthune, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry en année à sa mort, reporte sa Toison en Espagne, et l’obtient. — Le duc de Saint-Aignan porte un médiocre présent du roi à la reine d’Espagne à son passage. — Chalois grand d’Espagne avec exclusion d’en avoir en France le rang et les honneurs. — Prince de Rohan et prince d’Espinoy ducs et pairs. — Manéges qui les font. — Ruse orgueilleuse du prince de Rohan. — L’autre prend le nom de duc de Melun. — Voyage et retour de Sicile de son nouveau roi. — Maffei ; ses emplois ; son caractère. — Retour de Fontainebleau par Petit-Bourg ; le roi chagrin pendant le voyage. — Embarras sur la constitution. — Amelot envoyé à Rome pour la tenue d’un concile national en France. — P. Tellier me propose d’être commissaire du roi au concile ; son ignorance ; surprise de mon refus. — Mort singulière de Brûlart, évêque de Soissons ; son caractère. — Mort de M. de Saint-Louis retiré à la Trappe. — Avary ambassadeur en Suisse. — Comte du Luc ambassadeur à Vienne et conseiller d’État d’épée. — L’impératrice couronnée reine de Hongrie à Presbourg. — Électeurs de Cologne et de Bavière voient le roi à Marly. — Saumery fils envoyé du roi près l’électeur de Bavière. — Pompadour et d’Alègre vainement ambassadeurs en Espagne et en Angleterre. — Retour du duc de Berwick avec une épée de diamants donnée par le roi d’Espagne. — Taxe du prix des régiments d’infanterie. — Pension de dix milles livres au prince de Montbazon. — Cent cinquante mille livres d’augmentation de brevets de retenue sur ses charges à Torcy. — Dix mille écus à Amelot pour son voyage. — Procès d’impuissance intenté au marquis de Gesvres par sa femme ; accommodé. — M. le duc d’Orléans se trouve assez mal. — Grand témoignage du roi sur moi. — Apophtegme du roi sur M. le duc d’Orléans.


Mme de Bullion mourut à Paris. Elle étoit de ces Rouillé des postes, et point vieille ; c’étoit une femme d’esprit, mais dominante dans sa famille ; habile, altière, ambitieuse, et qui ne se consoloit point d’être Rouillé et femme de Bullion, enfermé chez lui à la campagne, et qui auroit dû l’être beaucoup plus tôt qu’il le fut. On a parlé ailleurs d’elle. Ses sœurs eurent des maris plus complaisants. Le marquis de Noailles, frère du cardinal, et Bouchu, conseiller d’État, leur donnèrent lieu, après leur mort, d’épouser le duc de Richelieu et le duc de Châtillon. Mme de Bullion seroit morte d’étonnement et de suffocation de joie, si elle avoit vécu jusqu’en 1724, et qu’elle eût vu son fils chevalier de l’ordre.

Sézanne mourut à Rouen en ce même temps. Il étoit frère de père du duc d’Harcourt, et frère de mère de la duchesse d’Harcourt, lieutenant général, et encore fort jeune. C’étoit un, grand bellâtre, fort prévenu de son mérite et de sa capacité, qui en prévenoit fort peu les autres, et fort gâté par le brillant état de son frère, qui l’avoit élevé comme son fils. Sa maladie fut une langueur de plusieurs années qui le consuma, où la médecine ne connut rien. Il étoit persuadé, et on le crut aussi, que sa galanterie en Italie avec des maîtresses que le duc de Mantoue entretenoit publiquement et à grand marché, mais dont il étoit fort jaloux, lui avoit fait donner un poison lent. Il ne laissa point d’enfants de son mariage avec la fille unique fort riche de Nesmond, lieutenant général fort distingué des armées navales : Harcourt lui avoit fait donner en Espagne la Toison qui lui étoit destinée. Il l’obtint à sa mort pour son second fils. Ce fils mourut quelque temps après ; elle fut donnée au troisième. Il mourut aussi de fort bonne heure. Mais les temps étoient changés, et cette Toison si successive sortit de chez les Harcourt.

Le bailli de La Vieuville, ambassadeur de Malte, mourut aussi de l’opération de la taille, universellement regretté. C’étoit un des hommes que j’aie vus des plus aimables, et un fort honnête homme, noble et magnifique autant qu’il le put dans son emploi, sans faire tort à personne. Il étoit fils de feu M. de La Vieuville, duc à brevet, mort gouverneur de M. le duc d’Orléans, dans ce temps-là duc de Chartres, un mois après avoir été reçu chevalier du Saint-Esprit, en la promotion de 1688. Sa belle-sœur la comtesse de Vienne, qui jouoit fort, et beaucoup à Paris du grand monde, mourut bientôt après chez la duchesse de Nemours à Paris, à qui elle étoit allée rendre une visite. Le bailli de La Vieuville fut mal remplacé ; M. du Maine n’avoit garde de manquer cette occasion de s’attacher le premier président de plus en plus par son endroit le plus sensible. Il engagea le roi de s’intéresser pour le bailli de Mesmes son frère, et il fut ambassadeur. C’étoit un homme sans esprit et sans mine, étrangement débauché, grand panier percé, assez obscur, qui fit honte à son emploi en plus d’une sorte, et qui courut risque de le perdre plus d’une fois.

La marquise de Saint-Nectaire mourut à Paris, à soixante et onze ans. Elle avoit de l’esprit et de l’intrigue, avoit été fille d’honneur de la reine, et fort jolie sans avoir jamais fait parler d’elle ; elle étoit Longueval et riche par la mort de son frère, tué lieutenant général en Italie, sans avoir été marié. Elle avoit épousé en 1668 le cousin germain du duc de La Ferté fils des deux frères. Il tua à Vienne en Autriche le comte du Roure en duel, dont il demeura manchot. Il eut de grands démêlés avec sa mère qui étoit Hautefort, étrangement remariée à Maupeou, président à mortier au parlement de Metz. Il fut assassiné à l’occasion de ces démêlés à Privas en 1671, n’ayant que vingt-sept ans. Sa mère en fut fort soupçonnée, et son second fils, le chevalier de Saint-Nectaire ; d’y avoir eu tant de part, qu’il en fut plus de vingt-cinq ans en prison, et n’en sortit que par un accommodement. Il parut depuis dans le monde avec un air fort hébété. Mme de Saint-Nectaire n’eut qu’une fille, dont la beauté fit tant de bruit, qui mourut avant sa mère, et qui laissa de Florensac, frère du duc d’Uzès, un fils qui n’a pas vécu et une fille qui épousa le beau comte d’Agenois, que la princesse de Conti et le parlement ont fait duc et pair d’Aiguillon. Mme de Saint-Nectaire laissa tout son bien à Cani, par amitié pour Chamillart son père, en cas que les enfants de sa fille n’en laissassent point.

L’envoyé de Parme eut audience du roi, le 11 octobre, à Fontainebleau, sur le mariage de la princesse de Parme. C’étoit un peu tard. Elle eut cent mille pistoles de dot, et pour trois cent mille livres de pierreries. Elle s’étoit embarquée pour Alicante à Sestri di Levante. Une forte tempête la dégoûta de la mer. Elle débarqua à Monaco pour traverser par terre la Provence, le Languedoc et la Guyenne, pour gagner Bayonne et y voir la reine d’Espagne, veuve de Charles II, sœur de sa mère. Desgranges, maître des cérémonies, la fut trouver en Provence avec ordre de la suivre, et de la faire accompagner et servir de tout par les gouverneurs lieutenants généraux, et par les intendants des provinces par où elle devoit passer, quoiqu’elle fût dans le parfoit incognito.

Le marquis de Béthune, aujourd’hui duc de Sully, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry en année à sa mort, reporta sa Toison en Espagne. Il étoit gendre de Desmarets, et Mme des Ursins ne manqua pas cette occasion de la lui faire donner. Le roi consola le duc de Saint-Aignan, qui étoit l’autre premier gentilhomme de la chambre, et qui auroit fort voulu aller porter la Toison, dans l’espérance de l’obtenir, en l’envoyant à la reine d’Espagne, à son passage, lui porter ses compliments et un présent de sa part. Il consistoit en son portrait garni de quatre diamants avec quelques bijoux. Il se ressentit du peu de satisfaction du mariage, car il ne valoit guère que cent mille francs.

La princesse des Ursins fit faire en même temps grand de la première classe Chalois, son homme de toute confiance, fils du frère de son premier mari, qu’on a vu en plus d’un endroit ici employé par elle à bien des choses secrètes. Il fallut en demander la permission au roi, qui ne la voulut accorder qu’à condition de ne revenir plus en France, ou de se résoudre à n’y jouir d’aucun rang ni honneurs, non plus que s’il n’étoit pas grand d’Espagne. Cette nouveauté, non encore arrivée depuis l’avènement de Philippe V à la couronne d’Espagne, dut donner à penser à Mme des Ursins. C’étoit un coup de fouet qui portoit directement sur elle. Chalois ne laissa pas d’être grand, et certes il étoit temps pour lui ; on verra dans la suite qu’il n’est rien tel que d’obtenir ces grandes grâces.

Le roi, sortant de dîner le samedi 20 octobre, fit entrer le prince de Rohan dans son cabinet. Il lui dit qu’il le faisoit duc et pair, et le prince d’Espinoy aussi, qu’il ne pouvoit refuser cette grâce au mérite de sa mère, à laquelle il commanda au prince de Rohan d’en porter la nouvelle de sa part. La princesse d’Espinoy vint remercier le roi, à son retour de la chasse, qui la combla d’honnêtetés, et lorsque le prince d’Espinoy le remercia, il lui dit qu’il avoit grande obligation à sa mère, et qu’il ne pouvoit trop lui témoigner de reconnoissance, de respect et d’attachement.

Le prince de Rohan désiroit ardemment d’être duc et pair, et l’avoit souvent demandé ; jamais aussi je ne vis homme si aise, ni qui le témoignât plus franchement, bien que la franchise ne fût pas sa vertu favorite. Lui et Mme d’Espinoy venoient de marier leurs enfants. Il faut se souvenir de là liaison intime qu’on a vue en son lieu ; que l’habile Mme de Soubise, dans la vue de Monseigneur et de l’avenir, forma avec Mme de Lislebonne et ses deux filles, qui, à cause du présent, s’y prêtèrent volontiers ; que ce fut pour cela que Mme de Soubise fit le mariage du feu prince d’Espinoy, fils de sa sœur, avec la seconde fille de Mme de Lislebonne ; et que la liaison devint telle que Mlle de Lislebonne, abbesse de Remiremont, après la mort de Monseigneur, et sa sœur, Mme d’Espinoy, ne furent qu’un avec le prince et le cardinal de Rohan, ce qui subsista toute leur vie.

Mme de Soubise, avant sa mort, avoit tiré parole du roi de faire le prince de Rohan duc et pair. Tout princes que sa beauté avoit su faire les Rohan, elle avouoit très librement que cela ne tenoit qu’à un bouton, et qu’il n’y avoit en France de vraie et solide grandeur pour les maisons que le duché-pairie. La maison de Lorraine, à qui la principauté véritable ne peut être disputée, l’avoit pensé ainsi dans sa plus haute puissance. Elle en accumula dix ou douze à la fois dans ses diverses branches. Ce fut par ce degré qu’elle monta depuis à tout ce qu’elle osa entreprendre sur les rangs, et de là aux choses les plus hautes qui furent si près de renverser l’État, et d’ôter la couronne à la postérité de saint Louis et d’Hugues Capet, rangs et distinctions qu’elle a su se conserver dans la chute de la Ligue, et dont la jouissance jusqu’à aujourd’hui fait l’admiration d’étonnement de tout ce qui pense et réfléchit. Ce que Mme de Soubise avoit si sagement comme assuré, le cardinal son fils l’acheva. Devenu avec le P. Tellier une seule et même personne pour la ruine du cardinal de Noailles et pour tous les vastes et pernicieux desseins de cet effroyable jésuite, auquel, comme on l’a vu ailleurs, il s’étoit enfin abandonné totalement, il ne laissa pas échapper une conjoncture pour sa maison aussi favorable pour lui que l’affaire actuelle de la constitution, et voulut en même temps profiter de si puissants appuis pour le prince d’Espinoy, fils de son cousin germain, et dont la sœur venoit d’épouser son neveu. Mme d’Espinoy, comme on l’a vu ailleurs, avoit depuis longtemps avec Mme de Maintenon d’étranges et d’invisibles liaisons, si fortes et si intimes qu’il étoit bien difficile qu’elle ne la servît pas à souhait, tellement que cette complication de choses fit ces deux nouveaux ducs et pairs. On verra bientôt une troisième pairie de la même façon de cette féconde constitution. Joyeuse fut le duché-pairie érigé pour le prince d’Espinoy, qui, préférant le nom de sa maison véritablement fort grande, prit le nom de duc de Melun.

Le prince de Rohan, transporté du solide qu’il avoit si longuement poursuivi, rusa et voulut faire plus que pas un de la maison de Lorraine, de celle de Savoie, ni des autres vrais princes étrangers qui ont été ducs, excepté l’unique comte de Soissons, mari de cette toute puissante nièce du cardinal Mazarin, pour qui fut inventée la charge de surintendante de la reine. Il fit ériger Frontenay en duché-pairie, dont Soubise, ce fameux rebelle, avoit été fait duc à brevet par Louis XIII. Mais le prince de Rohan lui fit changer son nom, et donner le sien redoublé de Rohan-Rohan, à l’exemple de quelques branches de maisons d’Allemagne, comme Baden-Baden, pour se distinguer des autres de même nom ; lui pour se distinguer du duché-pairie de Rohan, qui a passé dans la maison Chabot, mais en effet pour continuer à porter le nom de prince de Rohan sous le spécieux prétexte de la cacophonie continuelle des noms de duc de Rohan et de duc de Rohan-Rohan tous deux existants. Avec cette adresse il conserva son nom de prince de Rohan, et laissa croire aux sots qu’il n’avoit pas daigné porter un titre, après lequel il ne se cachoit pas même d’avoir si ardemment et si longuement soupiré, et d’être comblé de joie d’en être enfin revêtu.

Le duc de Savoie, nouveau roi de Sicile par la paix, alla avec la reine son épouse se faire couronner dans son île, la connoître par lui-même, et y établir son gouvernement. Il passa plusieurs mois à Messine et à Palerme, au milieu d’une nombreuse cour, des plus grands seigneurs et de la première noblesse de Sicile. Il revint à Turin en ce temps-ci, ayant laissé le comte Maffei vice-roi, homme de beaucoup d’esprit et délié, fort dans sa confiance, et chargé souvent par lui d’affaires délicates et secrètes.

Ce fut lui qu’il envoya au Pont-Beauvoisin lors du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, pour voir comment elle seroit reçue en France. Il fut depuis en diverses ambassades importantes, enfin à Paris, où il reçut l’Annonciade, qui est le suprême honneur de la cour de Savoie, en la dernière promotion de cet ordre que fit son maître. Maffei étoit souple, avisé, insinuant, capable des plus grandes affaires et des plus adroites exécutions, comme on le verra en son temps en Sicile. Avec cela gaillard, même fort débauché, et d’excellente compagnie, vivant toujours avec la meilleure partout. Il savoit beaucoup et avoit fort servi à la guerre. Il mourut fort vieux, fort suspect au nouveau roi, et fort abandonné depuis la catastrophe du premier roi, auquel il étoit uniquement attaché.

Le roi revint de Fontainebleau, le mercredi 23 octobre, coucher à Petit-Bourg, et le lendemain à Versailles. Mme de Saint-Simon, qui étoit dans son carrosse, me dit qu’il n’étoit pas de meilleure humeur qu’en allant, et qu’à le voir ainsi de suite sa santé paraissoit diminuer. Ce fut aussi son dernier voyage de Fontainebleau.

Il étoit aussi fort tourmenté de l’affaire de la constitution où le P. Tellier lui avoit fait mettre sa conscience et son autorité. Il y avoit eu force négociations avec le cardinal de Noailles. Le cardinal d’Estrées, qui, par ordre du roi, s’en étoit mêlé d’abord, s’en étoit retiré presque aussitôt, indigné des friponneries continuelles du P. Tellier et de Bissy, dont il ne se tut pas. Le cardinal de Polignac s’y fourra longtemps après. Le succès fut pareil ; il en demeura mal avec le roi, et rompit avec tant d’éclat avec le cardinal de Rohan qu’il ne lui fit aucun compliment sur le duchépairie de son frère. Tout ce qui étoit savant et de bonne foi suivoit le cardinal de Noailles dans l’épiscopat, les fameuses universités entières, les ordres religieux et réguliers, les chapitres et les curés de Paris, et une infinité de toutes les provinces, enfin les parlements et tous les laïques instruits qui n’étoient pas esclaves des jésuites ; jusque dans la cour, il n’y avoit sourdement qu’une voix.

Parmi les acceptants, pas l’ombre d’uniformité : les uns évêques et autres adhéroient en petit nombre à ce qu’avoit fait l’assemblée des quarante, et ceux-là encore avec des diversités chacun ; la plupart des acceptants, sans y adhérer, avoient tous entre eux des explications différentes ; les quarante même se mirent à varier sur le sens de leur mandement d’acceptation ; c’étoit un chaos et une tour de Babel, ainsi que le montra un extrait tiré de la totalité des mandements des évêques qui se contredisoient tous en acceptant, sans qu’aucun s’accordât avec un autre.

On vit donc plus clairement que jamais que, sans les menaces et les promesses, les récompenses et les plus durs châtiments et les plus étendus, l’artifice et la violence ouverte, la constitution auroit été universellement rejetée, et qu’il n’étoit question parmi les acceptants que de trouver le moyen de ne recevoir que des mots, et de rejeter tout le sens.

Le pape de plus, très mécontent de n’avoir pas trouvé la soumission aveugle et uniforme dont le P. Tellier lui avoit tant répondu, et sans quoi il ne se seroit jamais embarqué dans cette détestable affaire, avoit fait sentir aux quarante évêques en particulier, par un bref public, la colère où il étoit de leur audace d’avoir osé interpréter sa bulle, et de ne l’avoir pas acceptée aveuglément ; en sorte que ceux qui avoient le plus fait n’irritèrent pas le pape moins que les autres, parce qu’il veut prononcer des oracles, ne les point expliquer dans la crainte de quelque brèche à la prétendue infaillibilité, et que, voulant être le seul évêque et l’unique juge souverain de la foi, et regardant les autres évêques comme ne tenant leur autorité que de lui seul, non de Jésus-Christ immédiatement, contre le texte formel, clair et répété de l’Évangile, et la foi de tous les siècles, et des papes, qui ne s’en sont écartés que dans les derniers, il réputoit à crime tout ce qui n’étoit pas l’obéissance la plus aveugle et l’acceptation la plus soumise de tout ce qu’il daigne prononcer de plus absurde et de plus inintelligible, et à crime encore plus grand de chercher à l’entendre, à l’expliquer, et à oser même lui en demander l’explication, comme dans tous les siècles elle a été demandée aux papes dans ce qui émanoit d’eux d’obscur, qui l’ont toujours donnée, et ont toujours excité les évêques à la leur demander, à l’exemple même de Jésus-Christ, comme tant d’endroits clairs et exprès de l’Évangile le prouvent si manifestement.

Tant d’embarras firent donc résoudre de faire faire au roi un effort auprès du pape pour obtenir de lui quelque explication, ou de souffrir qu’il se tînt en France un concile national, qu’on peut juger par ce qui vient d’être dit être la bête de Rome. Amelot, ami des jésuites, mais homme d’honneur et de grand talent pour la négociation et les affaires, comme il y a tant paru en ses diverses ambassades, fut donc nommé pour aller à Rome sans caractère que de simple ministre du roi. Il l’entretint deux ou trois fois dans son cabinet, et il partit dans les premiers jours de décembre.

Le roi arrivé donc de Fontainebleau à Versailles, le 25 octobre, nomma Amelot le 29. La Toussaint se trouva le jeudi, et le lendemain il alla à Marly, jusqu’au samedi Ier décembre. Vers les commencements du voyage, le P. Tellier qui toujours me courtisoit, et qui ne se lassoit point de me parler de la constitution, quelque peu content qu’il dût être de ses conversations avec moi là-dessus, me parla fort du concile national, et me fit une proposition, que pour un homme d’autant d’esprit et de connoissance en manèges et en artifices, je n’ai jamais pu comprendre. Après force propos pour me faire goûter ce concile, que j’aurois en effet fort approuvé, s’il eût été possible qu’on l’eût laissé pleinement libre, il me dit qu’il étoit résolu de le tenir à Senlis ; qu’il étoit impossible que ce fût dans Paris, par beaucoup de raisons qu’il m’allégua, et toutes tendantes à se rendre bien maître et tyran du concile ; qu’il falloit une ville pour que tout le monde pût être logé, et près de Paris pour en tirer les lumières d’une part, c’étoit à dire ses ordres, et la subsistance de l’autre ; assez loin de Paris pour ôter la possibilité d’y aller souvent, assez loin de la cour aussi pour ne pas donner lieu de croire qu’elle gênât la liberté, et empêcher aussi les prélats de la fréquenter ; puis me regardant d’un air affable mais vif : « Vous êtes, ajouta-t-il, gouverneur de Senlis ; il faut que vous soyez le commissaire du roi au concile ; personne n’en est plus capable que vous, et rien ne convient mieux. — Moi, mon père, saisi d’effroi, m’écriai-je, commissaire au concile ! pour rien dans le monde je ne l’accepterai, ne vous avisez pas d’y penser. »

La surprise du confesseur fut inexprimable, et pour un homme d’autant d’esprit, je le répète encore, la lourdise de sa réponse inexprimable aussi. « Comment, monsieur ! me dit-il d’un ton doux qui cherchoit à me ramener, croiriez-vous la commission au-dessous de vous parce que vous êtes duc, et que les empereurs la donnoient à leurs comtes d’Orient ou de leur palais pour les conciles de leur temps ? » Je me mis à rire, et lui répondis que je n’avois jamais cru nos ducs aller à la cheville du pied d’un comte d’Orient, même les ducs de Bourgogne. Que je les croyois aussi fort au-dessous de l’autorité et de la puissance de ces comtes du palais des grands empereurs ; que j’étois donc fort éloigné de me comparer à eux, et fort aussi de ne pas trouver la commission de commissaire du roi au concile un emploi extrêmement honorable ; mais qu’il étoit si au-dessus de ma capacité et si entièrement contradictoire à mon goût, que je le suppliois que la pensée qui lui étoit venue n’allât pas plus loin, parce que je serois au désespoir de déplaire par un refus, que toutefois je ne ferois pas moins.

L’étonnement redoubla dans le bon père, qui ne me répondit rien. Je cherchai à adoucir la rudesse de mon exclamation et de ce qui l’avoit suivie, pour ne pas irriter inutilement un si dangereux homme, que je vis clairement qui avoit follement, après tout ce qu’il avoit si nettement vu dans toutes nos conversations, jeté son coussinet sur moi pour en faire le bourreau du concile, et l’exécuteur de toutes ses volontés portant le nom du roi ; il ne me parla plus de moi pour cet emploi, mais d’ailleurs toujours à son accoutumé.

Dans ces conjonctures, il arriva un événement qu’on étouffa avec tout le soin qu’il fut possible, mais que l’artifice et l’autorité ne put empêcher de faire grand bruit malgré toute la crainte de la puissance et de l’autorité. Brûlart, évêque de Soissons, mourut à Paris point vieux, au milieu d’une ferme et constante santé. Il étoit frère de Puysieux, chevalier de l’ordre, dont on a parlé plus d’une fois, et de Sillery, écuyer de feu M. le prince de Conti jusqu’à sa mort. Il fut longtemps évêque d’Avranches, où, pétri d’orgueil et d’ambition, il étoit outré de se voir, comme disoit M. de Noyon, un évêque du second ordre, reculé de tous les moyens de se faire valoir. Huet, si connu par son rare savoir, et qui avoit été sous-précepteur de Monseigneur, étoit évêque de Soissons, et ne faisoit cas que de ses livres. Brûlart lui proposa de troquer d’évêché, et lui montra du retour. Huet y consentit, et l’autre crut avoir déjà fait sa fortune de s’être si fort rapproché de Paris, de Sillery et de l’église de Reims, dont il se flattoit que sa nouvelle qualité de premier suffragant lui faciliteroit la translation. Pour y arriver, il se donna tout entier à la cour et aux jésuites, fit main basse sur les meilleurs livres, sacrifia le repos des communautés de son nouveau diocèse.

La rage le surmonta quand il vit ses espérances frustrées, surtout après avoir eu l’imprudence de s’être vanté tout haut, et publiquement compté sur l’archevêché de Reims. Il fut assez follement vain pour en montrer sa douleur, même à Mailly transféré d’Arles à Reims, et depuis cardinal, et d’en faire des plaintes publiques. Le repentir suivit de près l’impétuosité de sa douleur, et d’un dépit qui avoit été plus fort que lui ; il en craignit les suites pour sa fortune ; il prodigua les bassesses, et s’attacha de plus en plus aux jésuites, et à tout ce qu’il imagina qui pouvoit plaire à la cour. C’étoit bouillir du lait aux bons pères. Ils l’en méprisèrent davantage, et trouvèrent en lui ce qu’ils aiment le mieux, un valet à tout faire par l’espoir de ce qui n’arrive jamais, et qui jamais n’ose se fâcher, ni cesser d’être entièrement en leur main, de peur de perdre les services passés.

Brûlart avoit beaucoup d’esprit et du savoir, mais l’un et l’autre fort désagréables par un air de hauteur, de mépris des autres, de transcendance, de pédanterie, d’importance, de préférence de soi, de domination, répandu dans son parler et dans toute sa personne, jusque dans son ton et sa démarche, qui frappoit et qui le rendoit de ces hommes qui ont tellement le don de déplaire et d’aliéner, que dès qu’ils ouvrent la bouche on meurt d’envie de leur dire non. Il joignoit à tout cela l’arrogance et ce rogue des La Rochefoucauld, dont étoit sa mère, et la fatuité des fils de ministres, quoique son père ne fût que le fils d’un ministre chassé. Il se piquoit encore de beau monde, de belles-lettres, de beau langage : enfin, il étoit de l’Académie française et de celle des inscriptions.

L’affaire de la constitution lui parut propre à lui faire faire une grande fortune. Il s’y livra à tout, et eut la douleur de n’y être pas des premiers. Il avoit été de diverses commissions où sa chaleur et son travail avoit fort plu, lorsqu’il tomba malade. Les réflexions l’y saisirent sur l’aveuglement de la fortune à son égard, d’où naquirent d’autres sur son aveuglement pour elle. De là les regrets, puis les horreurs, les remords qui se tournèrent en hurlements, en protestations à haute voix contre la constitution, et en confession publique de l’avoir soutenue contre sa lumière et sa conscience. Sa tremblante famille ne sut mieux faire que de le cacher, et d’écarter les valets non nécessaires des chambres voisines, d’où on l’entendoit crier ses repentirs, ses confessions sur la constitution, ses protestations. Ce qui l’environnoit espéra le calmer par les discours des prélats avec qui il avoit le plus travaillé dans cette affaire : il s’écria aux séducteurs et n’en voulut voir aucun. On fut réduit à lui faire recevoir les sacrements avec les plus grandes précautions d’entière solitude, excepté quelques valets affidés, dont on ne pouvoit se passer, dans la crainte d’une amende honorable publique contre la constitution, et sur ce qu’il avoit fait pour elle. Ses plaintes, ses reproches contre lui-même, ses cris ne cessèrent point, et il mourut ainsi, toujours en pleine connoissance, dans les angoisses et les éclats du plus vif repentir, et dans les frayeurs les plus terribles des jugements de Dieu.

Quelques soins que sa famille eût pu prendre pour cacher une fin si parlante, et dont les élans avoient duré presque autant que la maladie, trop de médecins ou gens de santé, trop de valets, trop encore de famille et d’amis même au commencement de cette surprise, avoient été témoins de ces choses. Ils en avoient été trop effrayés pour que de l’un à l’autre elles ne devinssent pas bientôt publiques. On nia, on étouffa tant qu’on put, mais en vain. Trop de gens avoient vu et entendu, et n’avoient pu, dans leur premier émoi, se contenir de le raconter. L’autorité fit qu’on n’osa guère en parler tout haut après les premiers jours ; mais le fait n’en demeura pas moins certain, constaté et public. On mit au moins bon ordre que le roi n’en sut rien, et avec cela tout fut gagné. Ce déplorable évêque fut la première victime de la constitution, qui s’en immola bien d’autres, et s’en immole encore tous les jours depuis trente ans.

Détournons nos yeux d’un spectacle si terrible, pour nous consoler par l’heureuse fin d’un prédestiné. M. de Saint-Louis étoit un gentilhomme de bonne noblesse, dont le nom étoit Le Loureux, qui parvint à avoir un régiment de cavalerie. Il servit même de brigadier avec grande distinction, honoré de l’estime, de l’amitié et de la confiance des généraux sous lesquels il servit, particulièrement de M. de Turenne ; et le roi, sous les yeux duquel il servit aussi, lui a toujours marqué de l’estime et de la bonté, et en a souvent parlé en ces termes, même plusieurs fois depuis sa retraite. Il étoit des pays d’entre le Perche et le comté d’Évreux ; il y alloit quelquefois les hivers, et cette situation lui fit connaitre M. de la Trappe, à qui, sans l’avoir jamais vu et sur la seule réputation de la réforme qu’il entreprenoit, [il alla] offrir ses services dans un temps où il n’étoit pas en sûreté à la Trappe de la part des anciens religieux, qui jusqu’alors y avoient étrangement vécu, et qui ne se cachoient pas de vouloir s’en défaire.

Cette action toucha M. de la Trappe ; tout ce que Saint-Louis remarqua en lui le charma. Il ne fit plus de voyage chez lui qu’il n’allât voir M. de la Trappe. Il avoit eu un œil crevé du bout d’une houssine en châtiant son cheval. La fluxion gagna l’autre œil, qu’il fut en danger de perdre, lorsque le roi conclut cette trêve de vingt ans, que la guerre de 1688 rompit. Ces circonstances rassemblées déterminèrent Saint-Louis à se retirer du service. Il vendit son régiment au fils aîné de Villacerf, pour lequel on le fit Royal-Anjou, et qui fut tué à la tête. Saint-Louis eut une assez forte pension du roi, qui témoigna le regretter. Les réflexions lui vinrent dans son loisir. Dieu le toucha ; il résista. À la fin, la grâce plus forte le conduisit à la Trappe.

M. de la Trappe le mit dans le logis qu’il venoit de bâtir au dehors de l’enceinte de son monastère, pour y loger les abbés commendataires, dans un lieu d’où ils ne pussent troubler la régularité. Saint-Louis, vif et bouillant, qui aimoit la société, qui, sans avoir jamais abusé de la table, en aimoit le plaisir, qui n’avoit ni lettres, ni latin, ni lecture, se trouva bien étonné dans les commencements d’une si grande solitude. Il essuya de cruelles tentations contre lesquelles il eut besoin de tout son courage, et de ce don admirable de conduite que possédoit éminemment celui qui avoit bien voulu se charger de la sienne, quoique si occupé de celle de sa maison et des ouvrages qu’il s’étoit vu dans la nécessité d’entreprendre pour en défendre la régularité. Il disoit toujours à Saint-Louis de se faire une règle de vie et de pratiques si douces qu’il voudroit, pourvu qu’il y fût fidèle. Il se la fit, et y fut fidèle jusqu’à la mort, mais la règle qu’il se fit auroit paru bien dure à tout autre. Il y persévéra trente et un ans dans toutes sortes de bonnes œuvres, et y mourut saintement vers ces temps-ci, à quatre-vingt-cinq ans, parfaitement sain de corps et d’esprit, jusqu’à cette maladie qui l’emporta sans lui brouiller la tête.

Tout ce qui alloit d’honnêtes gens et de gens distingués à la Trappe se faisoient un plaisir de l’y voir ; plusieurs même lièrent amitié avec lui. Je n’ai point connu d’homme avoir le cœur plus droit, être plus simple ni plus vrai, avoir un plus grand sens et plus juste en tout, avec fort peu d’esprit, que réparoit l’usage qu’il avoit eu du monde, et qu’il n’avoit point perdu, et beaucoup de politesse. J’étois le seul de tout le pays qu’il vînt voir quelquefois à la Ferté, et il alloit rarement chez lui et y demeuroit fort peu. Il fut singulièrement aimé, estimé, regretté à la Trappe, où il étoit d’un grand exemple, et de tous ceux qui le connoissoient. Il avoit été marié autrefois et n’avoit point eu d’enfants.

Le roi nomma d’Avaray, lieutenant général, pour relever dans l’ambassade de Suisse le comte du Luc, à qui il donna celle de Vienne, et une place vacante de conseiller d’État d’épée.

L’empereur faisoit en même temps couronner reine de Hongrie, avec beaucoup de magnificence, à Presbourg, l’impératrice sa femme, et tâchoit d’y obtenir des états qu’ils voulussent déclarer les filles capables de succéder à leur couronne. Cela étoit bien loin de l’élection même pour les mâles, dont ils avoient eu une si longue possession, et qu’ils prétendoient encore ; mais la maison d’Autriche s’étoit si puissamment établie en autorité, qu’il n’y eut rien à quoi elle ne crût pouvoir atteindre.

L’électeur de Cologne, arrivé depuis quelques jours à Paris, en magnifique équipage, y avoit été retenu par la goutte. Il vint le 11 novembre à Marly, sur les trois heures, fut un quart d’heure seul avec le roi dans son cabinet, et retourna à Paris. L’électeur de Bavière, arrivé aussi de Compiègne en sa petite maison de Saint-Cloud, vint le 15 courre le cerf avec le roi à Marly, qui le mena dans ses jardins après la chasse. L’électeur soupa chez d’Antin, joua dans le salon avant et après, et s’en retourna à Saint-Cloud. Le fils aîné de Saumery fut nommé pour suivre l’électeur lorsqu’il partiroit pour ses États, en qualité d’envoyé du roi près de lui.

Pompadour et d’Alègre furent aussi nommés : le premier à l’ambassade d’Espagne, où le roi étoit bien assuré qu’il n’irait point ; et d’Alègre à celle d’Angleterre, où il n’alla point non plus, mais par d’autres raisons. Tous deux acceptèrent avec joie. Pompadour surtout parut transporté. De sa vie il n’avoit été de rien ; on a vu en son lieu qu’après une longue vie fort obscure, lui et sa femme avoient vendu leur fille à Dangeau, pour s’accrocher à la cour. Par eux et par la protection qu’ils en avoient tirée de Mme de Maintenon, plus de mine que d’effet, ils s’étoient jetés à corps perdu à la princesse des Ursins. C’étoit la leurrer d’un ambassadeur tout à elle, et par ce choix la persuader que ses fautes sur sa souveraineté et sur le mariage du roi d’Espagne étoient effacées, et que le roi vouloit plus que jamais qu’elle gouvernât absolument en Espagne. Pompadour et sa femme, les Dangeau même, y voyoient les cieux ouverts, les ordres et les dignités pleuvoir sur Pompadour, dont la grandesse sûre passeroit à sa fille et à Courcillon, et Pompadour de plus avec la confiance de la cour et celle de Mme des Ursins devenir un personnage. Ce pot au lait de la bonne femme les ravissoit ; déjà Pompadour faisoit l’important et Dangeau en étoit tout bouffi. Malheureusement cette fortune n’eut que la perspective ; aussi le choix ne fut-il que pour la spéculation.

Le duc de Berwick arriva, et fut reçu du roi comme il le méritoit, qui lui donna le surlendemain une longue audience à Marly dans son cabinet. Il demeuroit toujours à Saint-Germain, et, comme on l’a remarqué ailleurs, n’avoit jamais de logement à Marly ; mais il avoit la liberté d’y venir faire sa cour sans la demander, et tous les voyages que le roi y faisoit il y venoit tous les matins. Il n’avoit passé que huit jours à Madrid. Le roi d’Espagne l’y avoit régalé d’une épée de diamants qui lui venoit de Monseigneur.

Le roi taxa les régiments d’infanterie qui étoient montés à un prix excessif. Cette vénalité de l’unique porte par laquelle on puisse arriver aux grades supérieurs est une grande plaie dans le militaire, et arrête bien des gens qui seroient d’excellents sujets. C’est une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l’État, sous laquelle il est difficile qu’il ne succombe, et qui n’est heureusement point ou fort peu connue dans tous les autres pays de l’Europe.

Les Rohan, trop florissants et trop alertes pour ne pas tirer parti de tout, firent si bien que leur prince de Montbazon, qui perdoit quarante mille livres par cette taxe sur le régiment de Picardie quand il deviendroit maréchal de camp et qu’il le vendroit, eut une pension de dix mille livres. Torcy eut en même temps cinquante mille écus de brevet de retenue d’augmentation sur ses deux charges, de manière que cela lui fit six cent cinquante mille livres sur celle de secrétaire d’État, et deux cent mille livres sur celle de chancelier de l’ordre. Amelot eut dix mille écus pour son voyage.

Le marquis et la marquise de Gesvres divertissoient le public par leurs dissensions depuis quatre ans ; elle n’avoit ni père, ni mère, ni belle-mère. Le duc de Tresmes logeoit chez lui sa sœur la comtesse de Revel, il lui avoit confié sa belle-fille ; elle se trouva tenue de si court qu’elle s’en ennuya, et qu’elle résolut d’attaquer son mari d’impuissance afin de faire casser son mariage. Elle n’en étoit venue là qu’après bien des scènes domestiques. Sa grand’mère et ses parents l’appuyèrent ; les Caumartin frères de sa mère s’en brouillèrent ouvertement avec les Gesvres, dont ils étoient intimes de tout temps, et qui avoient fait le mariage. La cause, portée à l’officialité [1], y assembla tout Paris aux audiences ; les factums ne furent pas ménagés, et volèrent partout. On juge aisément de toutes les sottises qui abondèrent dans les plaidoyers, dans les écritures, et dans les propos qui s’en tinrent, qui à reprises furent la conversation de la cour et de la ville. Ils furent visités juridiquement l’un et l’autre plusieurs fois, avec la honte et les dérisions qui sont les suites inséparables de pareilles aventures. Les Gesvres en mouroient de douleur. Enfin la marquise de Gesvres, qui avoit beaucoup d’esprit, se lassa de cet infâme vacarme, et donna un désistement en bonne forme de ce vilain procès au cardinal de Noailles, moyennant un accommodement aussi bien assuré de n’avoir plus de dépendance, de loger avec son mari dans une maison particulière, eux deux seuls, qu’elle ne pourroit être à la campagne qu’avec lui, qu’on lui entretiendroit chevaux, carrosses, femmes de chambre et laquais pour sortir et aller où il lui plairoit, et huit mille livres par an bien payées à elle pour ses habits et ses menus plaisirs. De part et d’autre ils furent fort aises, avec un peu de sens ils l’auroient été plus tôt et n’auroient point donné la farce au monde.

Le mercredi 28 novembre j’avois été une heure dans l’après-dînée avec le duc d’Orléans, qui se portoit fort bien à son ordinaire ; Mme la duchesse d’Orléans, qui avoit eu quelques légers accès de fièvre, étoit à Versailles ; j’allai de là trouver le roi qui étoit dans ses jardins. Après avoir été quelque temps à sa promenade, le froid m’en chassa vers la fin du jour, et je vins me chauffer dans le petit salon qui séparoit son appartement de celui de Mme de Maintenon, en attendant que le roi vint chez lui changer d’habit et passer chez elle. Au bout d’un demi-quart d’heure que je fus là tout seul, j’entendis crier M. Fagon, M. Maréchal, et d’autres noms de cette sorte, qu’on supposoit dans le cabinet du roi, attendant qu’il rentrât. À l’instant les cris redoublèrent, des garçons bleus coururent en même temps à travers ce salon. Je leur demandai ce que c’étoit. Ils me dirent que M. le duc d’Orléans se trouvoit extrêmement mal. J’y courus aussitôt. Je le trouvai traîné plutôt qu’appuyé sur deux de ses gens, tout déboutonné, sans cravate, qui le promenoient le long de son appartement, toutes les fenêtres ouvertes. Il étoit plus rouge encore qu’à l’ordinaire, mais rien de tourné dans le visage, les yeux un peu fixes et étonnés, la parole libre sans changement. Il me dit d’abord que cela lui avoit pris tout à coup par un étourdissement ; qu’il croyoit que ce ne seroit rien. Peu après Fagon vint, Maréchal, etc., qui le laissèrent encore promener, lui firent prendre quelques essences, et lui conseillèrent après de se mettre au lit, mais d’éviter d’y dormir. Ils vouloient le saigner, mais il y répugna ; ils s’y rendirent pour quelques heures. Je restai seul auprès de lui. Il me dit que, dans l’incertitude de ce que ce pouvoit être, et ayant la tête libre, et ne sentant d’engagement nulle part, il vouloit se tâter, s’écouter, et se sentir avant de se déterminer à la saignée, parce qu’il y a des poisons où elle est mortelle sans retour.

Dès que le roi fut rentré chez lui, il envoya Maréchal savoir de ses nouvelles, et lui dire que, comme il savoit par Fagon que ce ne seroit rien, et qu’il avoit peine à monter, il ne viendroit point le voir. J’y demeurai toujours jusqu’à plus de minuit presque toujours seul. Il y vint très peu de monde, la plupart ensemble par pelotons qui ne firent qu’entrer et sortir. Mme la duchesse de Berry et Madame étoient allées à Versailles voir Mme la duchesse d’Orléans, à qui j’écrivis deux fois dans la soirée. La saignée se fit tard. Maréchal y vint quatre ou cinq fois jusqu’au coucher du roi, qui me conta deux jours après qu’à chaque fois le roi lui demandoit qui il avoit trouvé avec M. le duc d’Orléans, qu’il me nommoit toujours, et qu’une des dernières que cela arriva, le roi, qui n’avoit rien répondu aux précédentes, lui dit : « Il est fort des amis de mon neveu, M. de Saint-Simon ; je voudrois bien qu’il n’en eût jamais eu d’autres, car il est fort honnête homme, et ne lui donne que de bons conseils. Je ne suis point en peine de ceux-là, je voudrois qu’il n’en suivît pas d’autres. »

Ce récit ne laissa pas de me soulager. J’avouerai sans orgueil, mais avec droiture, que je ne pouvois pas être en peine de ma réputation ; mais M. le duc d’Orléans étoit si cruellement persécuté auprès du roi par ce qu’il avoit de plus intime ; on m’avoit tant fait pleuvoir d’avis et de menaces sur mon commerce étroit avec lui, que, sans craindre sur ma réputation du coté du roi non plus que d’aucun autre, j’avois tout lieu de juger que cette liaison si intime lui déplaisoit et lui étoit fort désagréable, et je me sentis fort à mon aise de ne pouvoir douter que cela n’étoit pas. Cette réponse du roi à Maréchal me mit au net avec une nouvelle et très claire évidence d’où me venoit tant d’avis redoublés sans cesse, et tant de menaces sur ma façon d’être avec M. le duc d’Orléans, et les raisons pressantes qu’on avoit de m’écarter de lui, que j’ai expliquées plus d’une fois.

Je cherchai d’où le roi avoit pu prendre un sentiment si flatteur, j’ose dire si vrai, en même temps si opposé à ce qu’on ne cessoit de chercher à me persuader. Il étoit plus que manifeste que le ne le devois pas à Mme de Maintenon, à M. du Maine, à l’intérieur de leur dépendance, à aucun des ministres. Peut-être à Maréchal ; mais il me l’auroit dit dans le temps et à quelle occasion, et cela ne parut pas à la réponse que le roi lui fit sans qu’il l’eût attirée ; peut-être à M. de Beauvilliers ; ce qui m’a paru de plus vraisemblable, c’est en gros de n’avoir jamais été soupçonné d’aucune des choses si graves qui avoient été si fort jetées sur M. le duc d’Orléans, non pas même la plus légère idée parmi tant d’ennemis et d’envieux si peu ménagés de ma part ; et ma séparation entière et constante dans tous les temps de tout ce qui étoit non seulement maîtresses, débauches, soupers, mais de tous les amis de plaisir et de Paris de M. le duc d’Orléans ; en particulier de ce que le roi à la fin avoit su que c’étoit moi qui avois séparé M. le duc d`Orléans de Mme d’Argenton, qui l’avois raccommodé avec Mme la duchesse d’Orléans, qui entretenois leur union et en étois le lien continuel ; et peut-être Mme la duchesse d’Orléans elle-même, qui se trouvoit très heureuse que je fusse continuellement avec M. le duc d’Orléans, avoit eu occasion de dire quelque chose au roi là-dessus. Elle ne me l’a toutefois jamais dit ni laissé entendre.

Maréchal m’ajouta que, ayant pris occasion ce même soir au petit coucher, lorsque les courtisans qui ont ces entrées furent sortis, de reparler encore de M. le duc d’Orléans de chez qui il descendoit de nouveau, pour faire parler le roi sur ce prince, qui lui avoit paru fort sec à tous les comptes qu’il lui en avoit rendus toute cette demi-journée, il se mit à le louer sur son esprit, sur ses diverses sciences, sur les arts qu’il possédoit, et à dire plaisamment que, s’il étoit un homme à avoir besoin de gagner sa vie, il auroit cinq ou six moyens différents de la gagner grassement. Le roi le laissa causer un peu, puis, après avoir souri de cette idée par laquelle Maréchal avoit comme terminé son discours, il reprit un air sérieux, regarda Maréchal : « Savez-vous, lui dit-il, ce qu’est mon neveu ? il a tout ce que vous venez de dire : c’est un fanfaron de crimes. » À ce récit de Maréchal je fus dans le dernier étonnement d’un si grand coup de pinceau ; c’étoit peindre en effet M. le duc d’Orléans d’un seul trait, et dans la ressemblance la plus juste et la plus parfaite. Il faut que j’avoue que je n’aurois jamais cru le roi un si grand maître. M. le duc d’Orléans se trouva si bien qu’il fut le lendemain au lever du roi, et de là à Versailles où il demeura. Il n’y avoit plus que deux ou trois jours de Marly. Il fit quelques légers remèdes et il n’y parut plus.




  1. L’officialité était le tribunal de l’évêque. L’official, ou juge d’église, avait juridiction sur tous les ecclésiastiques du diocèse, et dans certains cas sur les laïques, par exemple pour les procès relatifs aux mariages, hérésie, simonie, etc. L’official ne pouvait prononcer que des peines canoniques. Quand il s’agissait de peines corporelles, il devait en référer au juge séculier. Il y avait près de chaque official un promoteur qui remplissait les fonctions du ministère public.