Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/15

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CHAPITRE XV.


Le roi de Suède arrivé de Turquie à Stralsund. — Croissy ambassadeur vers lui. — Entrevue des deux reines d’Espagne. — Maison de la régnante. — Duc de Saint-Aignan l’y joint et l’accompagne à Madrid. — Mort d’Alex. Sobieski à Rome. — Van Holl, riche financier ; ce que devient son fils. — Mort de la comtesse de Brionne. — Mort de Jarnac ; son caractère. — Mort, extraction, famille, fortune, caractère du cardinal d’Estrées. — Bon mot de l’abbé de la Victoire. — Distractions. — Cardinal d’Estrées se démettant de l’évêché de Laon, cardinal depuis dix ans, obtient le premier un brevet de continuation du rang et des honneurs de duc et pair. — Trait de l’évêque-comte de Noyon au festin de la réception au parlement de l’évêque-duc de Laon chez le cardinal d’Estrées. — Trait du cardinal d’Estrées pour se délivrer de ses gens d’affaires. — Bon mot du cardinal d’Estrées. — Projet constant et suivi des jésuites d’établir l’inquisition en France. — Mariage du fils de Goesbriant avec la fille du marquis de Châtillon. — Prince électoral de Saxe au lever du roi. — Bergheyck prend congé pour sa retraite. — Électeur de Bavière voit le roi en particulier. — Albergotti de retour d’Italie. — Divers envoyés nommés. — Bissy abbé de Saint-Germain des prés. — Rohan et Melun reçus ducs et pairs, Melun avec dispense et condition. — Folies de Sceaux. — Inquiétude du duc du Maine ; mot plaisant qui lui échappe là-dessus. — Noir dessein du duc du Maine. — Digression nécessaire en raccourci sur la dignité de pair de France, et sur le parlement de Paris et autres parlements.


Le roi de Suède arriva enfin, lui troisième, le 22 novembre, à Stralsund. Je m’abstiendrai d’en dire davantage sur un prince qui a fait tant et un si singulier bruit dans le monde, et sur lequel tant de plumes ont travaillé. Croissy, frère de Torcy, fut aussitôt nommé ambassadeur vers lui, et partit bientôt après.

La reine d’Espagne ? en arrivant à Pau, trouva à quelque distance la reine d’Espagne douairière, sa tante, qui venoit à sa rencontre. Elle étoit arrivée de Bayonne exprès pour la voir. À l’approche de leurs carrosses, elles mirent toutes deux pied à terre en même temps, et après les salutations elles montèrent toutes deux seules dans une belle calèche que la reine douairière avoit amenée à vide, et dont elle fit un présent à la reine sa nièce. Elles soupèrent seules ensemble. La reine douairière la conduisit jusqu’à Saint-Jean Pied-de-Port (car en ce pays-là comme en Espagne les passages des montagnes, à leur entrée, s’appellent des ports). Elles s’y séparèrent, la reine douairière lui fit beaucoup de présents, entre autres d’une garniture de diamants. Le duc de Saint-Aignan joignit la reine d’Espagne à Pau, et l’accompagna, par ordre du roi, jusqu’à Madrid. Elle envoya Grillo, noble génois, qu’elle fit depuis faire grand d’Espagne, remercier le roi de l’envoi du duc de Saint-Aignan, et du présent qu’il lui avoit apporté. Le roi d’Espagne avoit nommé sa maison : le marquis de Santa-Cruz majordome major, il l’a été jusqu’à sa mort, je l’ai fort connu en Espagne, et j’aurai occasion d’en parler ; le marquis de Castanaga grand écuyer ; la princesse des Ursins camarera-mayor, qui choisit toute cette maison ; la duchesse d’Havré, les princesses de Masseran, Santo-Buono, Robecque et Lanti, dames du palais, dont la première et la dernière étoient fille et belle-fille de la feue duchesse de Lanti, sœur de la princesse des Ursins. On en ajouta d’autres dans la suite.

Alex. Sobieski, chevalier du Saint-Esprit, second fils du roi Jean Sobieski, roi de Pologne, mourut à Rome, sans avoir été marié. Il avoit mené une vie assez obscure et assez errante, par des prétentions d’aucune desquelles il n’avoit pu jouir nulle part. Le pape crut apparemment l’en dédommager par de magnifiques obsèques qu’il voulut voir passer sous les fenêtres de son palais.

Van Holl, riche financier, trésorier général de la marine, puis grand audiencier [1], qui donnoit grand jeu et grande chère à Paris, et à sa belle maison d’Issy, à beaucoup de gens de la cour, et que le prince et le cardinal de Rohan voyoient et aimoient fort, [ainsi que] le maréchal de Villeroy et quantité d’autres, dérangea si fort ses affaires, qu’il fit une entière banqueroute qu’il jugea à propos de ne pas voir. On dit qu’on l’avoit trouvé mort dans son lit à Issy, et on se hâta d’enterrer ou lui ou une bûche. On prétendit qu’il avoit fait sa main pour aller vivre inconnu quelque part. Il étoit Hollandois. Son fils, protégé par les Rohan et par quelques autres, n’osa se montrer d’abord ; peu à peu il parut, fut maître des requêtes, et a passé par diverses intendances. Il n’est pas sans esprit ni sans talents. De Van Holl il s’est fait M. de Vanolles, le de est plus noble et le nom plus françois.

La comtesse de Brionne, riche héritière de la maison d’Épinay en Bretagne, mourut en ce même temps, une des plus malheureuses femmes qui aient vécu, sans l’avoir mérité. Elle laissa une fille morte plusieurs années depuis sans avoir été mariée, et le prince de Lambesc.

Jarnac mourut en même temps, à Paris, de la petite vérole. Il s’étoit distingué à la guerre et avoit beaucoup d’esprit et orné, qui lui avoit fait beaucoup d’amis. Il ne laissa point d’enfants de l’héritière de Jarnac-Chabot qu’il avoit épousée. De lui, il n’avoit rien ; c’étoit un dernier cadet de Montendre La Rochefoucauld. Il savoit et vouloit faire, et avec une figure de paysan malgré sa naissance il eût été loin. Ce fut dommage, il fut fort regretté.

Le cardinal d’Estrées mourut à Paris, dans son abbaye de Saint-Germain des Prés, à quatre-vingt-sept ans presque accomplis, ayant toujours joui d’une santé parfaite de corps et d’esprit, jusqu’à cette maladie qui fut fort courte, et qui lui laissa sa tête entière jusqu’à la fin. Il est juste et curieux de s’arrêter un peu sur un personnage toute sa vie considérable, et qui à sa mort étoit cardinal, évêque d’Albano, abbé de Longpont, du Mont-Saint-Éloi, de Saint-Nicolas aux Bois, de la Staffarde en Piémont, où Catinat gagna une célèbre bataille avant d’être maréchal de France, de Saint-Claude en Franche-Comté, dont l’abbé d’Estrées son neveu étoit coadjuteur, et dont on a fait un évêché depuis quelques années [2], d’Anchin en Flandre, et de Saint-Germain des Prés dans Paris. Il étoit aussi commandeur de l’ordre, de la promotion de 1688.

Le mérite aidé des hasards de la fortune, l’un et l’autre aux quatre dernières générations, ont fait, de gentilshommes obscurs et assez nouveaux du pays de Boulonois, une race infiniment et très singulièrement illustrée, dont il ne reste plus que Mlle de Tourbes, sœur du dernier maréchal d’Estrées. Le cardinal leur oncle ne s’en faisoit point accroire là-dessus, et disoit fort naturellement qu’il connoissoit ses pères, jusqu’à un qui avoit été page de la reine Anne, duchesse de Bretagne, mais que par delà il n’en savoit rien, et qu’il ne falloit pas chercher. Or ce page, qui ne fit pas grande fortune, et qui épousa une La Cauchie, étoit le grand-père du sien, dont le père étoit fils d’un bâtard de Vendôme-Bourbon, et sa femme étoit Babou, fille de La Bourdaisière et d’une Robertet, gens de beaucoup de faveur. Cette Babou avoit six sœurs. Elles étoient belles, mariées, intrigantes ; on les appeloit de leur temps les Sept péchés mortels. Voilà ce qui commença à apparenter et à mettre dans le monde le grand-père du cardinal d’Estrées. La Babou sa grand’mère étoit aussi déterminée qu’intrigante. Il est remarquable qu’elle fut tuée à Issoire, où elle s’étoit jetée et qu’elle défendoit, le dernier de l’année 1593, contre les ligueurs.

Elle laissa deux fils et six filles, dont trois figurèrent. Le fils aîné fut tué, un an après sa mère, au siège de Laon, l’autre est le premier maréchal d’Estrées, père du cardinal. Des filles, l’aînée fut seconde femme du maréchal de Balagny, bâtard du célèbre évêque de Valence, frère du maréchal de Montluc. Le maréchal de Balagny s’étoit fait, par les armes et par adresse, souverain de Cambrai. Il n’y put résister longtemps aux Espagnols, sur qui il avoit usurpé le pays et la place. Sa première femme, sœur du fameux Bussy d’Amboise, et qui n’avoit pas moins de courage que lui, mourut de rage et de dépit, peu de moments après être sortie de Cambrai, en 1595. Balagny mourut en 1603, et sa seconde femme deux ans après. Gabrielle d’Estrées fut la seconde, dont la beauté fit la fortune de son père, et dont l’histoire est trop connue pour s’y arrêter. Elle étoit sœur du père du cardinal, mais morte près de trente ans avant sa naissance. La troisième, qui figura, épousa le premier duc de Villars, à la fortune duquel elle contribua beaucoup. Pour revenir à leur père, Gabrielle, dès lors pleinement et publiquement maîtresse d’Henri IV, le fit gouverneur de Paris et de l’Ile-de-France après d’O, et grand maître de l’artillerie après M. de Saint-Luc. Il en avoit déjà fait les fonctions fort longtemps auparavant pendant une longue maladie de La Bourdaisière, son beau-père, qui l’étoit. M. d’Estrées avoit été chambellan du duc d’Alençon, gouverneur de ses apanages en partie, fort bien avec lui ; et ce prince, qui par mépris pour Henri III son frère porta toujours l’ordre de Saint-Michel, sans avoir jamais voulu de celui du Saint-Esprit, l’avoit fait donner à d’Estrées, en la première promotion de 1579 ; il se démit de l’artillerie en 1599, qui fut donnée à M. de Rosny, depuis premier duc de Sully, lors en pleine faveur, lequel obtint pour vin du marché de faire passer le gouvernement de l’Ile-de-France du père au fils, qui est demeuré chez MM. d’Estrées, jusqu’à la quatrième et dernière génération. L’artillerie alors n’étoit qu’une charge. Elle ne devint office de la couronne qu’entre les mains de M. de Sully, qui le fit ériger en 1601. C’est le dernier de tous, n’y en ayant point eu d’érigé depuis.

La mère du cardinal d’Estrées étoit nièce de ce premier et célèbre duc de Sully, fille du comte de Béthune son frère, si connu par sa capacité et par ses grandes ambassades à Rome et ailleurs, et par ce grand nombre de manuscrits qu’il ramassa, que son fils augmenta, et qu’il donna au roi. Ainsi elle étoit sœur de ce second comte de Béthune, chevalier d’honneur de la reine, qui fut connu aussi par ses ambassades, et du comte de Charost, qui fut capitaine des gardes du corps, puis duc à brevet, grand-père du duc de Charost, gouverneur de la personne du roi. Ces choses ont maintenant vieilli ; il est bon d’en rafraîchir la mémoire, mais sans s’y étendre davantage.

Le père du cardinal d’Estrées fut un personnage toute sa vie par ses grands emplois, son mérite, sa capacité, et l’autorité qu’il conserva toute sa vie. Il fut maréchal de France en 1626, et il est unique que lui, son fils et son petit-fils ont été non seulement maréchaux de France, et le dernier du vivant de son père, mais tous trois doyens des maréchaux de France, et longtemps. Le premier maréchal avoit quatre-vingt-douze ans, lorsqu’en 1663 il fut fait duc et pair dans cette cruelle fournée des quatorze [3], et qu’il en prêta le serment. Il en avoit quatre-vingt-dix-huit en 1670 lorsqu’il mourut. Il eut trois fils de ce premier mariage : le duc d’Estrées mort en janvier 1687 à Rome, où il étoit ambassadeur depuis quatorze ou quinze ans ; le second maréchal d’Estrées ; et le cardinal d’Estrées. Ce second duc d’Estrées fut père du troisième, mort avant cinquante ans, de la pierre, à Paris en 1698, et de l’évêque-duc de Laon, mort en 1694. Le troisième duc d’Estrées fut père du dernier, mort sans postérité en juillet 1723, à quarante ans passés ; et le second maréchal d’Estrées fut père du troisième, qu’il vit grand d’Espagne et maréchal de France, et qui recueillit la dignité de duc et pair ; et de l’abbé d’Estrées, commandeur de l’ordre, mort nommé archevêque de Cambrai, dont il attendoit les bulles, et qui avoit eu plusieurs ambassades, ainsi que ses deux oncles et son grand-père. On voit par ce court abrégé cinq ducs et pairs laïques, deux ducs-pairs ecclésiastiques, un cardinal, un grand d’Espagne, trois doyens des maréchaux de France, deux commandeurs et cinq chevaliers du Saint-Esprit, trois ambassadeurs, un ministre d’État et deux vice-amiraux, outre les gouverneurs des provinces ; et voilà comme les beautés élèvent des familles qui savent en profiter ! Mme de Soubise et la belle Gabrielle en sont des exemples pour la postérité. Venons maintenant au cardinal d’Estrées.

Né en 1627, il avoit vécu quarante ans avec son père, et sut profiter de ses leçons et de sa considération. La liaison la plus intime fut toute sa vie constante entre ses neveux, et petits-neveux de Vendôme, et lui dont il fut le conseil toute sa vie, et le cardinal y participa dès sa jeunesse. C’étoit l’homme du monde le mieux et le plus noblement fait de corps et d’âme, d’esprit et de visage, qu’on voyoit avoir été beau en jeunesse, et qui étoit vénérable en vieillesse, l’air prévenant mais majestueux, de grande taille, des cheveux presque blancs, une physionomie qui montroit beaucoup d’esprit, et qui tenoit parole, un esprit supérieur et un bel esprit, une érudition rare, vaste, profonde, exacte, nette, précise, beaucoup de vraie et de sage théologie, attachement constant aux libertés de l’Église gallicane et aux maximes du royaume, une éloquence naturelle, beaucoup de grâce et de facilité à s’énoncer, nulle envie d’en abuser, ni de montrer de l’esprit et du savoir, extrêmement noble, désintéressé, magnifique, libéral, beaucoup d’honneur et de probité, grande sagacité, grande pénétration, bon et juste discernement, souvent trop de feu en traitant les affaires. Il avoit été galant dans sa jeunesse, et il l’étoit demeuré sans blesser aucunes bienséances. Parmi un courant d’affaires, la plupart de sa vie continuelles, réglé en tout, aumônier, et très homme de bien. C’étoit l’homme du monde de la meilleure compagnie, la plus instructive, la plus agréable, et dont la mémoire toujours présente n’avoit jamais rien oublié ni confondu de tout ce qu’il avoit su, vu et lu ; toujours gai, égal, et sans la moindre humeur, mais souvent singulièrement distrait ; qui aimoit à faire essentiellement plaisir, à servir, à obliger, qui s’y présentoit aisément, et qui ne s’en prévaloit jamais ; il savoit haïr aussi et le faire sentir ; mais il savoit encore mieux aimer. C’étoit un homme très-généreux ; il étoit aussi fort courtisan et fort attentif aux ministres et à la faveur, mais avec dignité, un désinvolte qui lui étoit naturel, et incapable de rien de ce qu’il ne croyoit pas devoir faire. Jamais les jésuites ne purent l’entamer sur rien, ni le roi sur eux, ni sur ce qu’on lui faisoit passer pour jansénisme, ni en dernier lieu, comme on l’a vu sur la constitution, ni l’empêcher d’agir, et même de parler sur toutes ces matières avec la plus grande liberté, sans que sa considération en ait baissé auprès du roi.

Tant de grandes et d’aimables qualités le firent généralement aimer et respecter ; sa science, son esprit, sa fermeté, sa liberté, le perçant de ses expressions quand il lui plaisoit, une plaisanterie fine et quelquefois poignante, un tour charmant, le faisoient craindre et ménager, et cela jusqu’à sa mort, par ceux qui étoient devenus la terreur de tout le monde ; avec beaucoup de politesse mais distinguée, il savoit se sentir, il étoit quelquefois haut, quelquefois colère. Ce n’étoit pas un homme qu’il fit bon tâtonner sur rien. Ce tout ensemble faisoit un homme extrêmement aimable et sûr, et lui donna toujours un grand nombre d’amis.

Il fut évêque-duc de Laon à vingt-cinq ans, sacré à vingt-sept, et brilla fort cinq ans après en l’assemblée du clergé de 1660. Il eut la principale part à finir l’affaire fameuse des quatre évêques par ce qu’on a nommé la paix de Clément IX. Entré par son père dans l’intimité de la maison de Vendôme, il traita et conclut en 1665 le mariage de Mlle de Nemours avec le duc de Savoie, et en 1666 celui de sa sœur cadette avec Alphonse, roi de Portugal. L’une a été mère du premier roi de Sardaigne, si connue sous le nom de Madame Royale qu’elle usurpa au mariage de son fils ; l’autre, illustre par sa courageuse résolution, où le cardinal d’Estrées eut grande part, de changer de mari, et de demeurer reine régnante. Toutes deux étoient filles du pénultième duc de Nemours, tué en duel par le duc de Beaufort son beau-frère, et de la fille de César duc de Vendôme, bâtard d’Henri IV et de la belle Gabrielle, sœur du père du cardinal d’Estrées. Il en eut la nomination de Portugal avec l’agrément du roi, et les malins l’accusèrent d’avoir fait dans la vue du chapeau le mariage de son neveu avec la fille du célèbre Lyonne, ministre et secrétaire d’État des affaires étrangères, sur quoi il courut d’assez plaisantes chansons dont il se divertit le premier.

Ce chapeau traîna et l’inquiétoit. L’abbé de La Victoire, qui avoit beaucoup d’esprit et qui étoit fort du grand monde, étoit fort de ses amis, et la mode alors étoit de faire force visites. Un soir qu’il arriva fort tard pour souper dans une maison où il étoit attendu avec bonne compagnie, on lui demanda avec impatience d’où il venoit, et qui pouvoit l’avoir tant retardé : « Hélas ! répondit l’abbé d’un ton pitoyable, d’où je viens ? j’ai tout aujourd’hui accompagné le corps du pauvre M. de Laon. — Comment M. de Laon ! s’écria tout le monde, M. de Laon est mort ! il se portoit bien hier, cela est pitoyable ; dites-nous donc : qu’est il arrivé ? — Il est arrivé, reprit l’abbé toujours sur le même ton, qu’il m’est venu prendre pour faire des visites, que son corps a toujours été avec moi, et son esprit à Rome, que je ne fais que le quitter et fort ennuyé. » À ce récit la douleur se changea en risée.

On a vu en son lieu ce grand dîner pour le prince de Toscane à Fontainebleau, qui fut le seul qu’il oublia de prier, pour qui seul la fête étoit faite. Il avoit de ces distractions dans le commerce, qui n’étoient que plaisantes parce qu’elles ne portoient jamais sur les affaires, ni sur rien de sérieux.

Il fut cardinal de Clément X en 1671 mais in petto, déclaré enfin l’année suivante ; protecteur des affaires de Portugal, et se trouva en 1676 au conclave où Innocent XI fut élu ; six mois après il fut à Munich pour le mariage de Monseigneur. Il se démit en 1681 en faveur de son neveu, fils du duc d’Estrées, de son évêché ; et tout cardinal qu’il étoit depuis dix ans, il demanda et obtint un brevet de conservation du rang et honneurs de duc et pair. C’en est le premier exemple, et si je l’ai fixé à la même grâce accordée à d’Aubigny transféré de Noyon à Rouen, c’est que je n’ai pas compté celle-ci faite à un cardinal, et qui n’a jamais eu d’autre évêché qu’un des six attachés aux six premiers cardinaux, qu’il opta pour son titre quand il en eut l’ancienneté.

Ce fut au festin qu’il donna le jour de la réception de son neveu au parlement, où étoient M. le Prince, M. le Duc, depuis connu le dernier sous le nom de M. le Prince, et M. le prince de Conti l’aîné, avec beaucoup de pairs, que lorsqu’on vint se mettre à table, M. de Noyon avisa la sottise des valets de la maison, dont le cardinal fut après bien en colère contre eux, qui avoient mis trois cadenas pour les trois princes du sang. Il alla les ôter tous trois l’un après l’autre, puis les regardant tous trois et se mettant à rire : « Messieurs, leur dit-il, c’est qu’il est plus court d’en ôter trois que d’en faire apporter une vingtaine. » Ils en rirent aussi comme ils purent parce que le droit très reconnu y est, et qu’il n’y avoit pas moyen de s’en fâcher. J’en ai ouï faire le conte à plusieurs des convives, et à M. de Noyon même, qui ne le faisoit jamais sans un nouveau plaisir.

Le cardinal d’Estrées retourna à Rome pour l’affaire de la régale et pour divers points des libertés de l’Église gallicane qu’il sut très bien soutenir. On disoit pourtant qu’on les entendoit crier et se quereller des pièces voisines, lui et don Livio Odescalchi, et qu’ils traitoient les affaires à coups de poing. Il fut à Rome plusieurs années chargé des affaires de France, conjointement avec le duc son frère, qui y demeura quatorze ans ambassadeur, logeant et mangeant ensemble dans la plus grande union. Le duc y mourut en 1687, et le cardinal demeura seul avec tout le poids à porter. Il eut après à soutenir tout celui de l’étrange ambassade du marquis de Lavardin, et toutes les fureurs de ce même pape, peu habile, très entêté et tout dévoué aux ennemis de la France, dont il se démêla avec grande capacité et dignité, conservant une grande considération personnelle dans une cour où on se piquoit alors de manquer au roi en tout. Il vit enfin mourir cet inepte pape à qui l’empereur Léopold dut tant, et l’Angleterre, et le prince d’Orange sa révolution et sa couronne, dont il n’a pas tenu aux Romains de faire un saint. Après l’élection d’Alexandre VIII, Ottobon, que la France fit, et qui se moqua d’elle, le cardinal d’Estrées revint à la cour après 1689. Il n’y fut pas deux ans qu’il retourna au conclave où Innocent XII, Pignatelli, fut élu en 1691. Il demeura deux ans à Rome, chargé des affaires conjointement avec le cardinal de Janson, à terminer les affaires du clergé. Il revint après en France jusqu’en 1700, qu’il retourna au conclave de Clément XI, Albane, d’où il alla à Venise et à Madrid. On a vu en son temps ce qu’il fit en ces deux villes, et son dernier retour en France en 1703.

Devenu abbé de Saint-Germain des Prés, il vécut avec ses religieux comme un père, et tous les soirs il avoit deux, trois ou quatre moines savants qui venoient l’entretenir de leurs ouvrages jusqu’à son coucher, qui avouoient qu’ils apprenoient beaucoup de lui.

Il ne pouvoit ouïr parler de ses affaires domestiques. Pressé et tourmenté par son intendant et son maître d’hôtel de voir enfin ses comptes qu’il n’avoit point vus depuis un très grand nombre d’années, il leur donna un jour. Ils exigèrent qu’il fermeroit sa porte pour n’être pas interrompus ; il y consentit avec peine, puis se ravisa, et leur dit que, pour le cardinal Bonzi au moins, qui étoit à Paris, son ami et son confrère, il ne pouvoit s’empêcher de le voir, mais que ce seroit merveille si ce seul homme, qu’il ne pouvoit refuser venoit précisément ce jour-là. Tout de suite il envoya un domestique affidé au cardinal Bonzi le prier avec instance de venir chez lui un tel jour entre trois et quatre heures, qu’il le conjuroit de n’y pas manquer, et qu’il lui en diroit la raison ; mais, sur toutes choses, qu’il parût venir de lui-même. Il fit monter son suisse dès le matin du jour donné, à qui il défendit de laisser entrer qui que ce fût de toute l’après-dînée, excepté le seul cardinal Bonzi, qui sûrement ne viendroit pas ; mais, s’il s’en avisoit, de ne le pas renvoyer. Ses gens, ravis d’avoir à le tenir toute la journée sur ses affaires sans y être interrompus, arrivent sur les trois heures ; le cardinal laisse sa famille et le peu de gens qui ce jour-là avoient dîné chez lui, et passe dans un cabinet où ses gens d’affaires étalèrent leurs papiers. Il leur disoit mille choses ineptes sur la dépense où il n’entendoit rien, et regardoit sans cesse vers la fenêtre, sans en faire semblant, soupirant en secret après une prompte délivrance. Un peu avant quatre heures, arrive un carrosse dans la cour ; ses gens d’affaires se fâchent contre le suisse, et crient qu’il n’y aura donc pas moyen de travailler. Le cardinal ravi s’excuse sur les ordres qu’il a donnés. « Vous verrez, ajouta-t-il, que ce sera ce cardinal Bonzi, le seul homme que j’aie excepté et qui tout juste s’avise de venir aujourd’hui. » Tout aussitôt on le lui annonce ; lui à hausser les épaules, mais à faire ôter les papiers et la table, et les gens d’affaires à s’en aller en pestant. Dès qu’il fut seul avec Bonzi, il lui conta pourquoi il lui avoit demandé cette visite, et à en bien rire tous deux. Oncques depuis ses gens d’affaires ne l’y rattrapèrent, et de sa vie n’en voulut ouïr parler.

Il falloit bien qu’ils fussent honnêtes gens et entendus. Sa table étoit tous les jours magnifique, et remplie à Paris et à la cour de la meilleure compagnie. Ses équipages l’étoient aussi, il avoit un nombreux domestique, beaucoup de gentilshommes, d’aumôniers, de secrétaires. Il donnoit beaucoup aux pauvres, à pleines mains à son frère le maréchal et à ses enfants qui lors n’étoient pas à leur aise ; et il mourut sans devoir un seul écu à qui que ce fût.

Sa mort, à laquelle il se préparoit depuis longtemps, fut ferme, mais édifiante et fort chrétienne ; la maladie fut courte, et il n’en avoit jamais eu, la tête entière jusqu’à la fin. Il fut universellement regretté, tendrement de sa famille, de ses amis dont il avoit beaucoup, des pauvres, de son domestique, et de ses religieux qui sentirent tout ce qu’ils perdoient en lui, et qui trouvèrent bientôt après qu’ils avoient changé un père pour un loup et pour un tyran. L’abbé d’Estrées devint abbé de Saint-Claude dont il étoit coadjuteur.

Avec toute sa franchise sur sa naissance, les mésalliances lui déplaisoient. La maréchale d’Estrées sa belle-sœur, fille de Morin le juif, qui avoit tant d’esprit et de monde, en remboursoit souvent des plaisanteries, qui, sans rien de grossier, la démontoient au moment le plus inattendu. Il disoit de l’abbé d’Estrées qu’il étoit sorti de Portugal sans y être entré : c’est qu’il y avoit été ambassadeur et n’avoit point fait d’entrée. Il se divertissoit volontiers à le désoler.

Il se moquoit du vieux duc de Charost, son cousin germain, qui, depuis qu’il fut pair, se plaisoit à aller juger au parlement, et y menoit le duc d’Estrées. « Mon cousin, disoit le cardinal à Charost, cela sent son Lescalopier. » On a vu ailleurs ce qui fit Lescalopier président à mortier, et le mariage de sa fille héritière avec le père de Charost.

Sur Mme des Ursins, le cardinal étoit excellent : il ne finissoit point sur elle, il y étoit toujours nouveau et avec une liberté qui ne se refusoit rien.

Un mot de lui au roi dure encore. Il étoit à son dîner, toujours fort distingué du roi dès qu’il paraissoit devant lui ; le roi, lui adressant la parole, se plaignit de l’incommodité de n’avoir plus de dents. « Des dents, sire, reprit le cardinal, eh ! qui est-ce qui en a ? » Le rare de cette réponse est qu’à son âge il les avoit encore blanches et fort belles, et que sa bouche fort grande, mais agréable, étoit faite de façon qu’il les montroit beaucoup en parlant ; aussi le roi se prit-il à rire de la réponse, et toute l’assistance et lui-même qui ne s’en embarrassa point du tout. On ne tariroit point sur lui ; je finirai ce qui le regarde par quelque chose de plus sérieux.

On a vu légèrement en son lieu, je dis légèrement parce que ce n’est pas mon dessein de m’arrêter sur cette vaste matière, que l’affaire de la constitution se traita un moment chez lui. Les chefs du parti de la bulle ne purent parer ce renvoi que le roi donna à son estime pour la capacité du cardinal d’Estrées, et à son désir de la paix. Ils s’aperçurent bientôt qu’il savoit trop de théologie pour eux, et trop exactement, et trop aussi d’affaires du monde. Celui qui dans son premier âge avoit si bien su finir l’affaire des quatre évêques n’étoit pas dans son dernier l’homme qu’il leur falloit, avec l’expérience et l’autorité qu’il avoit acquise. Ils prirent donc le parti de rompre des conférences auxquelles le cardinal d’Estrées n’avoit garde de prendre goût, parce qu’il y voyoit trop clairement la droiture et la vérité d’une part, la fascination, le parti, les artifices, la violence de l’autre.

Ce fut dans le court espace de temps de ces conférences que le P. Lallemant, un des principaux boute-feu des jésuites, alloit écumer le plus souvent qu’il pouvoit ce qui se passoit à l’abbatial de Saint-Germain des Prés. S’y trouvant un jour avec le maréchal d’Estrées qui y logeoit avec son oncle, et parlant tous deux de la matière qui étoit sur le tapis pendant que le cardinal travailloit dans son cabinet, le P. Lallemant se mit à vanter l’inquisition, et la nécessité de l’établir en France. Le maréchal le laissa dire quelque temps, puis le feu lui montant au visage, lui répondit vertement sur cette exécrable proposition, et finit par lui dire que, sans le respect de la maison où ils étoient, il le feroit jeter par les fenêtres.

Ce projet, qui est depuis longtemps le projet favori des jésuites et de leurs principaux abandonnés, comme celui dont l’accomplissement mettroit le dernier comble à leur puissance deçà et delà les monts, est celui auquel ils n’ont cessé de loin d’aplanir toutes les voies, et à l’avancement duquel ils n’ont cessé de travailler depuis l’espérance et les moyens que leur en fournissent l’anéantissement de la paix de Clément IX, et leur chef-d’œuvre, l’affaire de la constitution, qui ont établi une inquisition effective par la conduite que depuis sa naissance on y tient de plus en plus tous les jours, qui est un prélude et un bon préparatif pour y accoutumer le monde.

Leur P. Contencin, revenu en Europe pour leurs affaires de la Chine où il en a été un des plus grands ouvriers, et y retournant en 1729, ne put s’empêcher de dire, en s’embarquant au Port-Louis, que dans peu on verroit l’inquisition reçue et établie en France, ou tous les jésuites chassés. Ce mot fit grand bruit et retentit bien fortement jusqu’à Paris.

En 1732, le P. du Halde, qui a donné les artificieuses relations de leurs missions diverses, sous le titre de Lettres édifiantes et curieuses, et depuis une histoire et des cartes de la Chine, très bien faites, mais où il n’y a pas moins d’art, me vint voir comme il y venoit quelquefois depuis que je l’avois connu secrétaire du P. Tellier. J’en avois été content pour une affaire qui regardoit la Trappe du temps du roi, et à sa mort je lui procurai une bonne pension qui l’établit pour toujours à leur maison professe de Paris, avec commodité et distinction. Il tourna fort son langage, et à la fin me tint le même propos que quinze ans auparavant le P. Lallemant avoit tenu au maréchal d’Estrées, et avec un miel jésuitique me voulut prouver que rien n’étoit meilleur ni plus nécessaire que d’établir l’inquisition en France. Il est vrai que je le relevai si brutalement que de sa vie il n’a osé m’en reparler. C’est ainsi que ces bons pères vont sondant et semant sans se rebuter jamais, jusqu’à ce que, la force à la main, ils y parviennent par l’aveuglement du gouvernement à quelque prix que ce soit et par toutes sortes de voies. Il y auroit, du reste, de quoi s’étendre sur une matière si curieuse et si étrangement intéressante ; il doit suffire ici de l’avoir effleurée assez pour en constater le dessein, le projet, et le travail constant et assidu pour arriver à cette abominable fin.

Goesbriant, qui passoit pour fort riche, appuyé du crédit de Desmarets son beau-père, maria son fils à une des filles du marquis de Châtillon, éblouis, l’un de l’alliance, l’autre des biens, et de se défaire pour rien d’une de ses filles, dont il avoit quantité, et point de fils.

Le prince électoral de Saxe vit le roi à son lever, qui lui fit beaucoup d’honnêtetés. Bergheyck prit ensuite congé du roi, qui lui donna force louanges, jusqu’à lui dire qu’il plaignoit le roi son petit-fils de ne l’avoir plus à la tête de ses finances. Il se retira en Flandre, l’été dans une terre, l’hiver à Valenciennes, et conserva des amis et beaucoup de réputation et de considération.

L’électeur de Bavière tira des faisans dans le petit parc de Versailles, vit après le roi seul dans son cabinet, joua chez Mme la Duchesse, soupa chez d’Antin et retourna à Saint-Cloud. Il n’y avoit que le roi qui tirât dans ce petit parc, et fort rarement feu Monseigneur pendant sa vie.

Albergotti revint de Florence et de quelques autres petites cours d’Italie, où on crut qu’il avoit été chargé de quelque commission du roi. Il nomma en même temps Rottembourg pour être son envoyé près du roi de Prusse, et divers autres pour Ratisbonne et les cours d’Allemagne.

Bissy, évêque de Meaux, nommé par le roi au cardinalat, eut l’abbaye de Saint-Germain des Prés, et le gratis entier comme si déjà il avoit été cardinal. Ce morceau avoit toujours été pour des cardinaux ou des princes. Cette fortune d’un si mince sujet étoit bien duc à la constitution.

Les deux ducs et pairs qu’elle venoit de faire furent reçus au parlement le mardi 18 décembre. On a vu ailleurs que c’est le roi qui a fixé le premier leur âge à vingt-cinq ans pour y entrer, et ce qui a causé cette nouveauté. Le duc de Melun qui ne les avoit pas, et qui craignit qu’on en fît d’autres qui les auroient, et de tomber avec eux dans le cas de M. de La Rochefoucauld avec moi, obtint la permission d’être reçu avant cet âge, et d’opiner cette fois, mais à condition de n’aller plus au parlement qu’il n’eût vingt-cinq ans. Il fut donc reçu avec le prince de Rohan, qui donna moins un grand repas qu’une fête dans sa superbe maison. Ainsi finit cette année, dont je n’ai pas cru devoir interrompre le cours par le commencement d’une affaire qui continua dans l’année où nous allons entrer, et qui eut d’étranges suites.

Sceaux étoit plus que jamais le théâtre des folles de la duchesse du Maine ; de la honte, de l’embarras, de la ruine de son mari, par l’immensité de ses dépenses, et le spectacle de la cour et de la ville qui y abondoit et s’en moquoit. Elle y jouoit elle-même Athalie avec des comédiens et des comédiennes, et d’autres pièces, plusieurs fois la semaine. Nuits blanches [4] en loterie, jeux, fêtes, illuminations, feux d’artifices, en un mot fêtes et fantaisies de toutes les sortes et de tous les jours. Elle nageoit dans la joie de sa nouvelle grandeur, elle en redoubloit ses folies, et le duc du Maine, qui trembloit toujours devant elle, et qui craignoit de plus que la moindre contradiction achevât entièrement de lui tourner la tête, souffroit tout cela, jusqu’à en faire piteusement les honneurs, autant que cela se pouvoit accorder avec son assiduité auprès du roi dans ses particuliers, sans s’en trop détourner.

Quelque grande que fût sa joie, à quelque grandeur et la moins imaginable qu’il fût arrivé, il n’en étoit pas plus tranquille. Semblable à ces tyrans qui ont usurpé par leurs crimes le souverain pouvoir, et qui craignent comme autant d’ennemis conjurés pour leur perte tous leurs concitoyens qu’ils ont asservis, il se considéroit assis sous cette épée que Denys, tyran de Syracuse, fit suspendre par un cheveu au-dessus de sa table, sur la tête d’un homme qu’il y fit asseoir parce qu’il le croyoit heureux, auquel il voulut faire sentir par là ce qui se passoit sans cesse en lui-même. M. du Maine, qui exprimoit si volontiers les choses les plus sérieuses en plaisanteries, disoit franchement à ses familiers qu’il étoit comme un peu entre deux ongles (des princes du sang et des pairs), dont il ne pouvoit manquer d’être écrasé, s’il n’y prenoit bien garde. Cette réflexion troubloit l’excès de son contentement, et celui des grandeurs et de la puissance où tant de machines l’avoient élevé. Il craignoit les princes du sang dès qu’ils seroient en âge de sentir l’infamie et le danger de la plaie qu’il avoit porté dans le plus auguste de leur naissance, et le plus distinctif de tous les autres hommes ; il craignoit le parlement qui, jusqu’à ses yeux, n’avoit pu dissimuler l’indignation du violement qu’il avoit fait de toutes les lois les plus saintes et les plus inviolables, sans se pouvoir rassurer par le dévouement sans mesure du premier président, trop décrié par son ignorance, trop déshonoré par sa vie et ses mœurs, pour oser espérer de tenir sa compagnie par lui. Enfin il craignoit jusqu’aux ducs, tant la tyrannie et l’injustice sont timides.

Sa frayeur lui fit donc concevoir le dessein de brouiller si bien ses ennemis, de les armer si ardemment les uns contre les autres, qu’ils le perdissent de vue, et qu’il leur échappât dans le cours de leur longue et violente lutte, qui leur ôteroit tout moyen de réunion contre lui, qui étoit la chose qui lui sembloit la plus redoutable. Pour entendre comment il parvint à ce grand but, il faut expliquer certaines choses entre les pairs et le parlement. On se contentera du nécessaire, ce lieu n’étant pas celui de traiter cette matière à fond, mais ce nécessaire ne peut être aussi court qu’on le désireroit ici.

Il faut d’abord voir ce qu’est la dignité de pair de France, si elle n’est pas la même aujourd’hui qu’elle a été dans ces puissants souverains, ou presque tels, dont les duchés et les comtés-pairies ont été en divers temps réunis à la couronne, et ce qu’est le parlement de Paris et les autres parlements du royaume. C’est une connoissance nécessairement préalable aux choses qu’il est temps de raconter.


  1. Officier de la grande chancellerie. Voy. sur les grands audienciers le règlement fait par Louis XIV pour la tenue du sceau, t. X, p. 451.
  2. L’évêché de Saint-Claude fut érigé le 22 janvier 1742.
  3. Voy. t. Ier, p. 449.
  4. Voy., sur les nuits blanches de Sceaux, t. V, p. 2, note.