Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/20

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CHAPITRE XX.


M. du Maine, devenu prince du sang, me dit un mot du bonnet, que je laisse tomber. — M. du Maine, sans qu’on pût s’y attendre, s’offre sur l’affaire du bonnet, dont il n’étoit pas question, et, à force d’art et d’avances, jette les ducs dans le danger du refus ou de l’acceptation. — Il répond du roi, du premier président et du parlement. — On accepte, et pourquoi, mais malgré soi, les offres du duc du Maine. — M. du Maine répond des princes du sang et de Mme la Princesse. — Merveilles du premier président aux ducs de Noailles et d’Aumont. — Le roi parle le premier à d’Antin du bonnet. — Échappatoire préparée. — M. du Maine exige un court mémoire au roi. — Précautions extrêmes sur ce mémoire. — M. le duc d’Orléans me donne sa parole positive, et Mme la Duchesse aux ducs de La Rochefoucauld, Villeroy et d’Antin, d’être en tout favorables aux ducs sur le bonnet, et la tiennent exactement et parfaitement. — Précédentes avances sur le bonnet à moi et à d’autres ducs froidement reçues, et de plus en plus redoublées par le duc du Maine jusqu’à l’engagement forcé de l’affaire. — Premier président à Marly, tout changé, y reçoit la recommandation de M. le duc d’Orléans et le mémoire du roi, qui lui parle favorablement. — État du premier président sur le mémoire, contre parole et vérité, de propos délibéré. –Il fait longtemps le malade. — Premier président visité des ducs de Noailles et d’Antin, leur propose, en équivalent du bonnet, de suivre les présidents entrant et sortant de séance. — Divers points singulièrement discutés, sans que les deux ducs eussent compté de parler de quoi que ce fût au premier président, lesquels rejettent cette suite et tout équivalent du bonnet. — Inquiétude des présidents. –Personnage de Maisons ; son extraction. — Ruse de Novion qui dévoue Maisons aux présidents. — Dîner engagé chez d’Antin, à Paris, avec le premier président ; convives. — Le roi y envoie les seigneurs de son service ; s’en passe pour la première fois de sa vie ; est servi par Souvré, maître de la garde-robe, et cela se répète trois fois ; les deux dernières sans repas, simples conférences. — Tout sans succès. Premier président manque malhonnêtement au dîner. — Maisons s’y trouve, sa conduite ; se relie plus que jamais au duc et à la duchesse du Maine, dont il étoit mécontent.


Il y avoit grand nombre d’années que MM. du parlement jouissoient paisiblement de leurs usurpations et de leurs entreprises sur les pairs, dont la faiblesse et l’incurie les laissoit en pleine tranquillité, sans que rien les eût réveillés à cet égard. Lorsque je fis mon compliment à M. du Maine sur son nouvel être de prince du sang, comme on l’a vu en son lieu, il me dit un mot du bonnet dans les protestations qu’il me fit sur les ducs, et personnelles. Je pris cela pour un enthousiasme d’un homme comblé au delà de toutes mesures, qui cherchoit à rabattre l’indignation des plus intéressés, et qui veut ramener à lui par des offres vagues et fausses. Je glissai donc fort légèrement, et j’étouffai une réponse vague dans l’entassement des compliments, en quoi je fus favorisé de l’heure, qui étoit pendant le souper du roi, comme on l’a vu. J’ai différé exprès à mettre ici cette circonstance pour la rapprocher de l’affaire du bonnet. Je ne sais si, comme je le crus alors, ce propos me fut jeté dans l’esprit que je viens de marquer, ou si dès lors il avoit conçu la noirceur profonde qu’on va expliquer, lorsqu’il seroit parvenu à se faire prince du sang, et que, suivant cette idée, il m’en voulût jeter quelque propos dès qu’il le fut, pour sonder comment cela prendroit. Si ce fut son projet, il ne fut apparemment pas content de l’effet de son amorce, puisqu’il différa longtemps après à la pousser, et que ce fut à d’autres qu’à moi qu’il la présenta, sans m’en plus parler que dans les suites, dont aussi je ne lui donnois pas occasion, car jamais on ne le rencontroit que dans les cabinets du roi, rarement chez Mme la duchesse d’Orléans où il alloit à des heures rompues, et je n’allois jamais chez lui que pour des compliments publics dont je ne pouvois me dispenser, excepté cette affaire sur Blaye avec le maréchal de Montrevel, dont j’ai parlé en son temps. Il faut encore se rafraîchir la mémoire du caractère du premier président de Mesmes, et de son abandon de tout temps à M. du Maine, qui lui avoit valu une place, dont il étoit entièrement éloigné sans l’intérêt que M. du Maine trouva pressant pour soi de vaincre tous les obstacles pour l’y mettre. Enfin on doit être averti que cette affaire du bonnet qui commença en novembre de cette année, ne rompit qu’en mars de la suivante. Comme elle est de nature à n’en pouvoir interrompre le récit, je l’ai mise la dernière de cette année ; et comme elle entre assez avant dans la suivante, je ne la commencerai qu’après avoir achevé ce récit.

Un matin que le roi, à l’issue de son lever, donnoit dans son cabinet l’ordre pour sa journée, comme il le donnoit tous les jours à ceux qui étoient en fonction auprès de lui, en présence des courtisans qui avoient l’entrée de son cabinet en ces heures-là, M. du Maine s’approcha de d’Antin, et sans préliminaire lui parla de l’indécence du bonnet. Il en dit autant deux jours après au duc d’Aumont, puis au duc d’Harcourt, s’offrit à eux avec force compliments, et n’oublia rien pour les exciter là-dessus. Chacun d’eux répondit vaguement et froidement. Aucun d’eux ne se présenta pour être promoteur d’un embarquement, où le temps présent ne permettoit pas de s’engager avec prudence : ils furent surpris de ces propos, mais ils les laissèrent tomber. Ce n’étoit pas pour cela que M. du Maine les avoit tenus. Voyant leur peu de succès, et que ses offres de services n’étoient reçues que par des compliments généraux, il prit à part quelques jours après, toujours au même lieu et à la même heure, le duc de Noailles et d’Antin. Il leur dit qu’il ne comprenoit pas la froideur qu’il trouvoit en ceux à qui il avoit déjà parlé, sur une affaire qui les avoit si animés dans d’autres temps et avec tant de raison ; qu’il avoit toujours été choqué d’une indécence si extraordinaire ; qu’il n’avoit dit mot tant qu’elle lui avoit servi de distinction ; mais qu’à présent qu’il en avoit d’autres, cela lui paraissoit insupportable ; qu’il étoit ami de quelques ducs, serviteur en général de tous ; qu’il honoroit leur dignité, la première du royaume ; qu’il désiroit leur amitié et de la mériter en les servant sur un point aussi intéressant. Enfin il ajouta que son désir étoit si sincère qu’il avoit déjà pressenti le roi ; que ses dispositions étoient favorables ; qu’il avoit aussi parlé au premier président, qui, dit-il, gouvernoit le parlement ; qu’il se faisoit fort du premier président, et du parlement par lui ; et qu’il leur pouvoit répondre que le roi ne feroit aucune difficulté, dès que le parlement consentiroit. Il revint après à la froideur qu’il avoit remarquée avec tant de surprise ; enfin il les pria de se voir quelques-uns ensemble, de se communiquer la conversation qu’il avoit avec eux, et de lui dire après ce qu’ils désireroient de lui.

Les premiers propos avoient fort surpris ceux à qui il les avoit tenus, mais ce compliment redoublé et si marqué les étonna bien davantage. Il leur parut trop pressant, et la chose trop suivie, pour pouvoir se dispenser de se voir entre eux ; et le jour même le duc d’Harcourt boiteux, infirme et qui marchoit difficilement, envoya prier quelques-uns des principaux qui se trouvoient à Versailles de venir chez lui un peu avant midi. Nous y trouvâmes les ducs de La Rochefoucauld, de Villeroy, de Noailles, d’Aumont, Charost et moi. Harcourt exposa ce qui vient d’être raconté, mais en plus grand détail, et la nécessité de prendre un parti pour répondre à M. du Maine. M. de Noailles, en l’absence de d’Antin qui n’avoit pu venir, et qui, dès le cabinet du roi, avoit conté au duc d’Harcourt ce qui venoit de se passer entre M. du Maine, d’Antin et lui, en reprit des circonstances. Il fut après question de raisonner Personne ne prit à l’hameçon, excepté Noailles et Aumont, et fort légèrement encore. Tous connoissoient la duplicité de celui qui le jetoit, ennemi des rangs de l’État, de son ordre, de ses règles, pour qui toutes avoient été violées et renversées, dont l’intérêt étoit de maintenir toute confusion, qui regardoit les ducs, avec l’éloignement naturel à l’usurpateur de ce qui est le plus cher aux hommes, et qui n’étoit pas tout à coup tombé amoureux d’eux. Tous jugèrent que M. du Maine vouloit engager cette affaire pour commettre les ducs avec le parlement, se garantir, à la mort du roi qu’on voyoit diminuer, d’une union qui pouvoit lui être funeste, et abaisser les ducs de plus en plus par le mauvais succès de leur entreprise. On ne put imaginer que cette vue dans cette proposition de M. du Maine, que rien n’avoit amenée, et qu’il poussoit avec tant de suite et d’empressement ; et dans la vérité il n’y en pouvoit avoir d’autre, comme on l’éprouva enfin bien clairement. On convint donc aisément du motif de ces offres si obligeantes et si pressantes, auxquelles on devoit s’attendre si peu ; mais la conduite à tenir avec lui n’étoit pas si facile à résoudre.

De ce moment nous vîmes deux précipices ouverts : le danger des suites, plus que très apparentes, qu’on vient de toucher en deux mots, de donner dans le panneau qui nous étoit tendu, et la cruauté d’y donner sciemment ; et le danger de refuser les empressements du duc du Maine. C’étoit lui déclarer tacitement, mais clairement, qu’on pénétroit son dessein, ou qu’on ne vouloit lui rien devoir, parce qu’on étoit résolu à l’attaquer ; et l’un et l’autre exposoit à toutes sortes d’inconvénients et de périls en général et en particulier, dans le degré d’empire où M. du Maine, un avec Mme de Maintenon, étoit parvenu sur l’esprit du roi. On débattit l’un avec l’autre. Il parut que le péril de donner lieu à M. du Maine de faire passer les ducs pour ses ennemis auprès du roi étoit encore plus grand que l’autre, qu’accepter ses offres n’étoit point un parti de choix mais de nécessité, dans l’état où la chose se trouvoit portée ; qu’il ne restoit qu’à s’y conduire avec toute la prudence qu’on y pourroit employer ; que, puisqu’on ne pouvoit s’en défendre, il falloit voir sagement, puisque forcément, quel parti on en pourroit tirer. La réponse fut donc faite dans cet esprit à M. du Maine le lendemain matin, au même lieu où il avoit fait sa proposition, et l’avoit si fort serrée. Il parut ravi et pressé de se mettre en besogne, avec les compliments les plus flatteurs et les protestations les plus fortes. Il répondit des princes du sang, dont l’âge et la situation, dit-il, ne leur permettroient pas de balancer la volonté du roi. On lui objecta Mme la Princesse et Mme la Duchesse. Sur la première il se mit à rire, à hausser les épaules ; et, après quelques courts brocards sur son imbécillité et le peu de crédit qu’elle avoit dans sa famille, il en répondit, et assura qu’elle ne traverseroit pas une affaire qui devenoit à lui la sienne. Sur Mme la Duchesse, il répondit qu’il ne croyoit pas qu’elle se souciât du bonnet, moins encore qu’elle osât rien tenter contre le goût et le vouloir du roi ; qu’au reste on savoit combien il étoit peu à portée d’elle, et que c’étoit aux ducs à lui parler ainsi qu’à M. le duc d’Orléans, duquel il n’osoit se charger. Il exhorta ensuite d’Antin, qui s’étoit approché d’eux parce qu’il étoit averti de ne perdre pas de temps à en dire un mot au roi, et assura qu’il verroit incessamment le premier président.

Ce magistrat répondit des merveilles au duc du Maine, sur la parole duquel les ducs d’Aumont et d’Antin le virent, et qui le trouvèrent tout sucre et tout miel. D’Antin n’eut pas la peine d’en parler au roi, le roi lui parla le premier. Il lui dit que M. du Maine lui avoit parlé de l’affaire du bonnet ; que, pourvu que la chose se passât de concert, il ne demandoit pas mieux que d’ôter ce scandale qu’il trouvoit insoutenable (ce fut son expression), et qu’il seroit fort aise de faire ce plaisir aux ducs. Là étoit la pierre d’achoppement, et dès lors j’eus de plus en plus mauvaise opinion du succès. Je ne fus pas seul de mon avis. M. d’Harcourt craignit, comme moi, l’échappatoire préparée dans ce mot « de concert. » D’Antin lui-même ne savoit trop qu’en penser. MM. de Noailles et d’Aumont étoient, ou vouloient paroître convaincus de la droiture et des bonnes intentions de M. du Maine et du premier président. Mais l’embarquement n’avoit pu s’éviter : il étoit fait ; il ne s’agissoit plus que de voguer avec toute la prudence qui s’y pouvoit mettre.

M. du Maine, conducteur de la barque, voulut que les ducs présentassent un court mémoire au roi, pour servir, disoit-il, de base au jugement. Le premier président le désira aussi. Il fallut donc en passer par là. J’en craignis le piège, Harcourt le sentit aussi ; nous en raisonnâmes sans trouver moyen de le parer. Tout ce qu’il se put de précaution y fut employé. D’Antin en fut chargé. Il le fit d’une page de papier à lettre, sage, honnête, mesuré en choses et en termes pour le parlement et le premier président. Il le montra à M. du Maine, qui le loua et l’approuva. Il le lut au roi, qui l’assura qu’il le trouvoit très bien et [sans] quoi que ce soit à y reprendre. Il l’envoya au premier président, avec un billet, par lequel il le prioit de le corriger, s’il y trouvoit, contre son intention, quelque chose qui lui parût le mériter, et de lui renvoyer après, pour qu’il le présentât au roi. Il paroît donc que toutes sortes de précautions étoient prises, puisque, après l’approbation de M. du Maine et celle du roi, il étoit encore envoyé à l’examen du premier président, et soumis à sa correction. Deux jours après, le premier président le renvoya à d’Antin, mais sans lettre ; et d’Antin le remit au roi, en lui rendant compte du renvoi que lui en avoit fait le premier président, qui en étoit apparemment content, ajouta-t-il, puisqu’il le lui avoit renvoyé sans note ni correction ; et le roi le prit de même ou en fit le semblant. Il loua encore le mémoire et le procédé, et assura d’Antin qu’il remettroit le mémoire au premier président, la première fois qu’il le verroit, et lui recommanderoit l’affaire. On verra bientôt la raison du renvoi du mémoire à d’Antin sans correction, ni notes, ni billet, par le premier président.

Cependant je m’étois chargé de parler à M. le duc d’Orléans sur le bonnet, et les ducs de La Rochefoucauld et de Villeroy à Mme la Duchesse, pour y fortifier d’Antin. Ni eux ni moi ne trouvâmes aucune répugnance ni difficulté à vaincre. Nous eûmes leur parole de consentir purement et simplement au bonnet, et l’un et l’autre convinrent parfaitement que l’indécence en étoit insoutenable. Tous deux aussi tinrent parole exactement et entièrement. Pour le comte de Toulouse, il ne fut pas mention de lui dans une chose que M. du Maine traitoit ainsi de lui-même, outre qu’il n’avoit pas approuvé l’élévation que son frère leur avoit procurée, et qu’il n’étoit pas homme à vouloir s’opposer au bonnet.

Pour ne rien omettre, il faut dire que le duc du Maine, à l’instant qu’il fut prince du sang, et lorsque je lui fis mon compliment le soir même, m’avoit témoigné qu’il voudroit pouvoir finir l’affaire du bonnet, dont il me parloit pour la première fois, à son installation de prince du sang au parlement, et que ce jour-là fût celui de la fin de cette incroyable indécence, mais que le temps en étoit si court et si pressé qu’il doutoit que cela se pût exécuter en si peu de jours. Ce leurre ne m’éblouit point, et me parut au contraire un verbiage très conforme au naturel de celui qui me le tenoit. Le jour qu’il fut au parlement comme prince du sang, il en parla à d’Antin, et me prit après en particulier, pendant la buvette, pour me renouveler les protestations de ses désirs là-dessus, qu’il comptoit bien montrer efficacement après le voyage de Fontainebleau. Pendant ce voyage, le premier président y fit un tour, et y vit M. du Maine, lequel conta aux ducs de Noailles et d’Antin que le premier président lui avoit parlé du déplaisir qu’il avoit de ce que ces deux ducs avoient rompu trop légèrement quelques conversations qu’ils avoient eues avec lui comme ses amis particuliers, dès qu’il fut premier président, sur le bonnet ; qu’il l’avoit même pressé d’y concourir, puisque, devenu prince du sang, il avoit changé d’intérêt ; et qu’il lui répondoit de lui-même et du parlement là-dessus. Toutes ces avances avoient été reçues avec la dernière froideur, et ne furent communiquées à presque aucun des pairs. Ces deux-là lui dirent que la résolution étoit prise depuis longtemps de demeurer en profond silence, d’éviter les dégoûts qu’une autre conduite attireroit, dans l’impuissance ou on se sentoit d’obtenir la moindre justice ; et d’Antin ajouta qu’il avoit assuré le roi qu’il ne l’importuneroit jamais là-dessus.

Au retour de Fontainebleau, M. du Maine parla encore plus fortement au duc de La Force à Sceaux. Il y alloit souvent ; il y apprit donc ce qui s’étoit passé à Fontainebleau, la peine où M. du Maine disoit être de n’avoir pu remuer MM. de Saint-Simon, de Noailles et d’Antin. Il ajouta qu’il comptoit sur son amitié, et qu’il lui en demandoit une marque : c’étoit de rendre compte de sa conversation avec lui au plus grand nombre de ducs qu’il pourroit, et de faire qu’ils ne perdissent pas de gaieté de cœur une occasion si favorable, où le premier président répondoit du succès de son côté et du parlement, et lui duc du Maine du côté du roi, auprès duquel il se chargeoit de rompre utilement toutes les glaces. Ce fut dans ce même temps qu’il parla dans le cabinet à trois reprises aux ducs de Noailles, etc., comme je l’ai raconté, et que nous nous assemblâmes chez M. d’Harcourt. Ainsi tout se fit à la fois, parce que M. de La Force parla en même temps à plusieurs autres, qui tous furent aussi d’avis d’accepter les offres de M. du Maine, que nous venions de résoudre, comme on l’a vu, de ne pas refuser, parce que le danger nous en parut encore plus grand que celui d’accepter.

C’étoit de Marly que le mémoire avoit été envoyé au premier président, et que, après son renvoi à d’Antin, il l’avoit remis au roi, qui l’avoit, comme on l’a dit, déjà vu et approuvé pour le donner au premier président. Il fut quelque temps à venir à Marly ; et lorsqu’il y arriva le matin, d’Antin se trouva au lit avec un gros rhume. Le premier président descendit chez M. du Maine, avec qui il fut seul assez longtemps ; puis chez d’Antin, où il trouva les ducs de La Rochefoucauld, Noailles et Aumont. Il leur parut tout différent de ce qu’ils l’avoient vu chez lui ; il étoit froncé, et avoit l’air embarrassé. Il dit qu’il n’avoit encore parlé à personne, en attendant les ordres du roi ; mais, sans s’expliquer davantage, il lui échappa que l’usage présent sur le bonnet étoit une chose ancienne dont le parlement seroit difficile à se départir. Il se montra pressé d’aller chez le roi, et laissa ces messieurs fort étonnés d’un changement si grand, si prompt, et si peu attendu. Je l’attendois au passage dans le salon, avec M. le duc d’Orléans, qui, dès qu’il le vit, alla à lui, lui dit qu’il savoit l’affaire qui étoit sur le tapis, que non seulement il ne s’y opposoit pas, mais qu’il la trouvoit juste et raisonnable, et qu’il lui feroit plaisir d’y apporter toute facilité. Le premier président paya ce prince de respects généraux, de l’ancienneté de l’usage et de gravité, et dit qu’il alloit recevoir les ordres du roi. Il entra aussitôt après dans son cabinet ; il y demeura peu, et sortit fort allumé. Il trouva en sortant les ducs de Villeroy, Noailles, Aumont, Charost et Harcourt ensemble, à qui il dit fort sèchement que le roi lui avoit remis un mémoire ; qu’il lui avoit permis de consulter le parlement, et eu la bonté de l’assurer qu’il n’entendoit pas rien exiger d’eux. Passant tout de suite à la prétendue ancienneté de l’usage du bonnet, il s’échauffa dans son discours, les quitta brusquement, et les laissa encore plus étonnés que le matin chez d’Antin, où il ne retourna pas. Il alla chez M. du Maine, d’où il monta en carrosse pour retourner à Paris.

Le roi manda le lendemain matin à d’Antin par Bontems qu’il avoit balancé à donner le mémoire au premier président ; mais que, n’y ayant rien vu que de bien, et se souvenant qu’il l’avoit prié de le donner, il l’avoit fait. D’Antin étant allé le lendemain chez le roi, il lui dit qu’il avoit dit au premier président de voir le mémoire avec qui il jugeroit à propos de sa compagnie ; que ce que les ducs demandoient lui paraissoit raisonnable ; que, pour ce qui le regardoit, il le trouvoit bon ; que les princes du sang y consentoient ; que c’étoit à lui à examiner ce qu’il y avoit à faire là-dessus, sans en faire une dispute ni un procès, et que cependant il étoit bien aise d’avoir appris que cette affaire, où il ne vouloit forcer personne, se passoit de concert et avec honnêteté entre tous. Le roi ajouta que le premier président n’avoit pas fait la moindre difficulté, avouant même que les ducs n’avoient pas tort de se plaindre, et répondu qu’il prendroit son temps pour en parler à sa compagnie, après quoi il viendroit lui en rendre compte. La même chose nous revint par le duc du Maine. Cette facilité dans le cabinet du roi parut si dissemblable à ce que le premier président avoit montré, avant d’y être entré et après en être sorti, qu’il y en eut qui se persuadèrent qu’il avoit envie de bien faire, mais de se faire valoir, et montrer en même temps à sa compagnie qu’il n’abandonnoit pas ce qu’elle vouloit croire de son intérêt, parce qu’il s’étoit passé plusieurs choses qui l’avoient fort éloignée de lui. Pour moi, qui avois toujours présent le danger que j’ai expliqué d’avance, et devant les yeux le brouillard du mémoire exigé sans la moindre nécessité, communiqué au premier président, et renvoyé sans réponse d’approbation ni d’improbation, je ne pus m’endormir sur ce que je ne voyois point, et M. d’Harcourt fut encore en cela de mon avis.

Jusqu’alors le secret entier avoit été si exactement gardé, qu’il y a lieu de s’étonner qu’il eût duré six semaines parmi tant de personnes, sans qu’il en eût transpiré quoi que ce fût. À quatre jours de là, il éclata par les plaintes que les magistrats faisoient à Paris, et qui revinrent à Marly, du mémoire qui leur avoit été communiqué. Le premier président avoit assemblé chez lui les présidents à mortier Novion, Maisons, Aligre, Lamoignon et Portail, le doyen du parlement Le Nain, et les conseillers Dreux, Le Ferron, Ferrand, laïques, Le Meusnier, Robert et de Vienne, clercs. Ils voulurent trouver dans les premières lignes du mémoire un souvenir malin des troubles de la minorité du roi ; ils s’en montrèrent extrêmement blessés, et ne trouvèrent rien de propre à les calmer dans les expressions du premier président. Ce fut lui qui s’éleva le premier sur le mémoire, qui excita les autres, et qui tâcha de rendre le mécontentement contagieux dans le parlement.

D’Antin lui en écrivit sa surprise et ses plaintes par une lettre très mesurée qu’il communiqua auparavant à quelques ducs. Il le somma sur leur parole réciproque, donnée en présence du duc de Noailles : lui, de lui envoyer le mémoire avant de le présenter au roi, ce qu’il avoit exécuté, le premier président, d’y remarquer et d’y corriger même ce qu’il voudroit, et lui renvoyer ainsi, s’il y trouvoit quelque chose qui le méritât ; parole qu’il n’avoit pas tenue, puisqu’il le lui avoit renvoyé sans remarque ni correction, et s’en plaignoit si amèrement après. Il ajoutoit que sa conduite n’étoit pas celle de gens qui eussent dessein d’offenser, puisqu’il avoit remis ce mémoire à leur censure avant de s’en servir ; et il finissoit par expliquer l’endroit dont ils se plaignoient d’une manière sans réplique, parce qu’en effet il y falloit donner d’étranges contorsions pour y entendre ce que d’Antin n’avoit jamais pensé à y mettre. Il ne s’y agissoit en effet que de l’intérêt de la maison de Guise, et du duc de Guise qui, pour s’acquérir le parlement pendant la Ligue, avoit le premier souffert dans le serment de pair à sa réception, l’addition de la qualité de conseiller. Or, cette qualité y étoit supprimée depuis longtemps, et le souvenir du temps de la Ligue avoit des endroits qui faisoient honneur au parlement. Cependant la pierre étoit jetée, elle fit tout son effet.

Presque en même temps, le premier président tomba malade ou le fit. Il craignoit un abcès dans la tête, qui est un mal qui ne se voit point. Un voyage à la campagne lui parut nécessaire à sa santé ; il en revint avec la goutte, et fit durer tout cela deux mois. La raison ou le prétexte étoit bon pour éloigner la réponse à rendre au roi, attiser le feu, et bien prendre toutes ses mesures. On le soupçonna ainsi ; et ce soupçon lui attira une visite des ducs de Noailles et d’Antin ensemble, qui lui dirent, en entrant, qu’ils ne venoient point pour lui parler d’affaires, mais pour savoir des nouvelles de sa santé ; mais lui leur en voulut parler. Il entra d’abord dans une explication légère sur le bruit que le mémoire excitoit. Il ne fit qu’effleurer, par l’extrême embarras d’avoir à répondre au silence qu’il avoit gardé sur ce mémoire, qu’il avoit eu à examiner et à corriger à son gré avant qu’on en fît usage, et qu’il avoit renvoyé sans rien témoigner. Les autres ne voulurent pas aigrir les choses plus qu’elles l’étoient ; ainsi personne ne chercha qu’à sauter par-dessus.

De là, le premier président leur fit une proposition, qui les surprit extrêmement. Rogue ou accort, selon le personnage qu’il avoit à faire, il exposa le plus amiablement du monde aux deux ducs qu’il n’étoit ni le seul président, quoique le premier, ni le maître de sa compagnie, quoiqu’il en fût le chef ; que les autres présidents, communs avec lui dans le même intérêt, ne le considéroient pas avec les mêmes yeux que lui ; qu’il trouvoit en eux une opposition fort vive ; que la compagnie y prenoit beaucoup de part ; qu’il n’avoit pas oublié que le désir de l’union avoit fait naître la pensée de finir les contestations qui l’altéroient ; que ce seroit la remplir, et lever en même temps tous les obstacles, si les ducs vouloient se relâcher de quelque chose en faveur des prétentions des magistrats du parlement. À une proposition si singulière de gens qui peu à peu avoient, comme on l’a vu ci-dessus, tout emblé aux ducs, de force ou d’artifice, la réponse fut que ce qu’on demandoit étoit juste, ou ne l’étoit pas ; qu’il s’agissoit de supprimer une incivilité très indécente, et une nouveauté sans fondement aucun, telle que la séance d’un conseiller au bout de chaque banc des pairs l’étoit avouée par eux-mêmes ; qu’il n’étoit donc question, quant à ce point, que de le remettre dans l’ordre ancien de tout temps ; et qu’à l’égard du bonnet, s’ils ne le vouloient pas donner, d’ôter au moins une manière d’insulte, qui, tant qu’elle subsisteroit, ne pouvoit cesser d’être une pierre de scandale ; que ni l’un ni l’autre par sa nature ne demandoit de compensation ; que, de plus, il ne restoit rien aux pairs dont ils se pussent dépouiller, après l’avoir été en tant de manières.

Le premier président, toujours doux et honnête, n’oublia rien de poli ni de respectueux, mais insistant toujours sur un équivalent dans un esprit, à ce qu’il protesta souvent, d’accord et de paix, il leur fit deux propositions : pour la première, il leur dit qu’il n’étoit pas convenable à des personnes qui, comme eux, se plaignoient de l’indécence et de la nouveauté de certains usages, d’en soutenir eux-mêmes de pareils ; que tel étoit celui des pairs de rester en séance quand la cour levoit celle des bas sièges, ce qui étoit indécent pour tout le parlement. L’autre proposition fut de suivre les présidents tant en entrant qu’en sortant de séance. Il ajouta qu’avec cela tout seroit bientôt agréablement fini. MM. de Noailles et d’Antin avoient une réponse péremptoire à la première proposition, s’ils avoient bien voulu se souvenir de l’usage qu’ils avoient vu tant de fois. Ils n’avoient qu’à répondre que cette nouveauté cesseroit aussitôt que la petite porte, par où l’avocat qui a le barreau de la cheminée entre deux pas dans le parquet pour conclure, ne seroit plus fermée, pour forcer les pairs à demeurer séants comme ils faisoient depuis cette nouveauté, puisque, avant qu’elle fût pratiquée, la séance se levoit en bas comme en haut, les pairs et les magistrats se levant en même temps, le premier des pairs marchant le long du banc et tous les autres à sa suite vers cette petite porte, en même temps que le premier président, suivi des magistrats, marchoit vers l’ouverture qui est entre la chaire de l’interprète et celle du greffier. Mais ces deux ducs, sans alléguer cette raison, à laquelle le premier président n’avoit point de réponse, se contentèrent d’avouer la nouveauté et l’indécence de demeurer en place quand la cour levoit ; et se contentèrent de donner un change, en mettant sur le tapis d’ôter l’indécence du refus réciproque du salut entre les pairs et les présidents lorsqu’ils entrent en séance, condamnée par l’usage des princes du sang qui se lèvent également, et entièrement, pour chaque pair et pour chaque président qui arrive à la séance. Le premier président se tira de l’embarras de substituer l’honnêteté réciproque à la malhonnêteté réciproque, par dire que cela ne regardoit que les présidents, au lieu de demeurer en séance quand la cour levoit étoit une indécence pour tout le parlement.

MM. de Noailles et d’Antin n’étoient point allés chez le premier président pour rien discuter avec lui. Ils n’avoient ni mission ni encore moins pouvoir de rien ; et ce n’étoit pas aussi le dessein du premier président de convenir de quelque chose, mais d’entasser des difficultés auxquelles on n’avoit pas lieu de s’attendre après ce qui s’étoit passé avec M. du Maine, et de lui-même à ces deux ducs. Ce point de levée de séance en demeura donc là, pour venir au second qui étoit le grand point d’ambition des présidents, pour en tirer après toutes les suites et les conséquences que leur orgueil et leur art leur auroit suggérées. Aussi ces deux ducs, qui ne l’ignoroient pas, par ce qui en avoit été jeté en d’autres occasions, ne mollirent pas sur cet article. Le premier président allégua l’exemple du grand Condé, dont j’ai parlé en son lieu. À cela les deux ducs répondirent que, inséparables des princes du sang, ils les suivroient en quelque rang qu’ils voulussent bien s’abaisser ; qu’ainsi c’étoit non à eux, mais à ces princes, qu’il devoit s’adresser là dessus. Le premier président, se sentant si adroitement rétorquer la force qu’il comptoit tirer de son argument, répondit, un peu ému, qu’il ne croyoit pas que ces princes se souciassent d’en faire difficulté, à moins que les pairs ne la leur insinuassent ; mais qu’indépendamment de cela, l’exemple de M. Le Tellier, archevêque-duc de Reims, et de M. de Gordes, évêque-duc de Langres, leur témaignoit que cette suite des présidents n’étoit pas nouvelle. MM. de Noailles et d’Antin rappelèrent au premier président ce qui se trouve ici plus haut sur cette bévue de ces deux prélats ; et lui déclarèrent nettement que jamais les pairs ne renouvelleroient un abus, unique en ces prélats, si court encore et fini sans plaintes, après avoir eu sa source dans l’usage aboli aussitôt qu’introduit par les princes du sang.

Ce fut par où finit cette longue visite. Elle se termina par les civilités et les protestations qui l’avoient commencée. Le premier président leur dit qu’il verroit incessamment MM. du parlement sur cette affaire, et le roi ensuite dès que sa santé le lui permettroit, qu’il trouvoit se rétablissant tous les jours. En effet, il ne tarda guère après à sortir et à rendre à la marquise de Créqui, à Mme de Beringhen et à Mme de Vassé ses assiduités accoutumées. Les deux premières étoient sœurs du duc d’Aumont, et la dernière, fille de Mme de Beringhen et logeant avec elle.

Les présidents étoient cependant fort en peine, parce qu’ils n’étoient pas dans la confidence du duc du Maine, ni dans celle du premier président. J’ai assez parlé ailleurs de Novion et de Maisons pour les faire connoître. Ce dernier avoit profité des dégoûts que le premier président et le parlement se donnoient sans cesse. Quoique Novion fût de même nom que les Gesvres, et que le premier président n’oubliât rien pour faire l’homme de qualité, Maisons les effaçoit là-dessus l’un et l’autre. Ces Longueil sortoient récemment d’un huissier fieffé du village de Longueil, en Normandie, où tout est plein de titres qui en font foi. Le surintendant des finances, qui étoit aussi président à mortier et grand-père de celui-ci, s’enta, par l’autorité de sa place, sur la maison des anciens seigneurs de Longueil, de la terre desquels ce village est le chef-lieu, qui étoit éteinte, qui avoit eu des gouverneurs de Normandie, et qui étoit très bonne et très ancienne. Elle s’appeloit Longueil, du nom de son fief, qui étoit une belle terre et qui a été depuis dans la maison de Longueville, comme l’aïeul du surintendant s’appeloit aussi Longueil, mais du nom du village dont il était. La faveur et la place du surintendant avoit établi cette fausseté, et le parlement s’applaudissoit d’avoir, de père en fils, un président de l’ancienne chevalerie. Il avoit su en profiter ; et, en gagnant comme on l’a vu la cour et la ville, il avoit conservé le bon sens de ménager le parlement de plus en plus, dont les membres lui savoient un gré infini du bon accueil qu’ils en recevoient, et de trouver comme l’un d’eux avec eux un seigneur de cette naissance, et qui vivoit avec ce qu’il y avoit de plus distingué à la ville et à la cour. Le crédit qu’il s’étoit acquis dans le parlement lui faisoit effacer tous les autres présidents, et le premier président même, qui, en ayant emporté la première place à la pointe du crédit du duc du Maine, se trouva trop heureux de faire sa cour à Maisons, qui passoit même pour le gouverner, et pour ne s’en donner la peine que lorsqu’il lui convenoit de la prendre.

Novion craignit tout de lui ; il n’ignoroit pas son ambition, à laquelle la cour le pouvoit servir plus utilement que des gens de robe. Il n’espéra donc rien de lui sur le bonnet qu’autant qu’il l’intéresseroit puissamment, et il eut assez d’esprit pour le faire d’un seul coup, par les deux passions qui ont le plus de pouvoir sur la plupart des hommes. Il l’alla trouver chez lui, où, accommodant son air et son ton à ce qu’il vouloit faire, il lui dit qu’il venoit implorer sa protection pour le parlement. La surprise d’un compliment si étrange ne fit que mieux sentir ce que Novion lui vouloit dire, d’autant plus qu’il ne tarda pas à s’expliquer. Maisons trembla de perdre en un moment tout ce qu’il avoit pris tant de soin de s’acquérir dans sa compagnie. Il vouloit en être le dictateur, et considéroit cette situation comme la base de toute la fortune à laquelle il tendoit par les amis qu’il s’étoit faits à la cour, et dont sans cette maîtresse roue, l’amitié lui deviendroit inutile. La légèreté de la cour ne lui parut pas comparable en choix avec la solidité d’une compagnie toujours subsistante, que les derniers exemples relevoient, avec l’espérance de ceux qui pouvoient être prochains. Il connut assez le monde pour compter sur son adresse auprès de ses amis de la cour, au moins sur la facilité de la réconciliation après l’affaire finie, au lieu qu’en ne prenant pas parti tout de bon il se perdoit sans retour avec ses confrères, et par eux avec le parlement, auquel ils persuadèrent qu’ils soutenoient moins leur propre distinction que celle du parlement en leurs personnes. Ce fut l’époque du changement de Maisons. Jusque-là il s’étoit extrêmement mesuré. Il s’étoit contenté d’ambiguïtés, et de laisser voir une sorte de suspension, pressant toutefois les ducs de ses amis, moi, entre autres, de ne pas empêcher les princes du sang de les suivre, ce qui, consenti par ces princes, levoit toute difficulté à l’égard des ducs, et tout obstacle du côté du parlement pour changer ce qu’ils désiroient. Tel étoit le langage de Maisons.

Le récit que les ducs de Noailles et d’Antin firent aux autres ducs de leur visite au premier président commença à les détromper de ses bonnes intentions ; car pour sa droiture, il y avoit maintes années que personne en France n’en étoit plus la dupe, ou plutôt on ne l’avoit jamais été. Ses amis avoient fort assuré les ducs qu’il ne faisoit le difficile que pour s’acquérir plus de confiance dans sa compagnie, et se mettre en état de la ramener. Ses délais, ses difficultés entassées répondoient peu à ses paroles si précises, si expresses, si nettes, données par lui aux mêmes ducs, et à eux et à plusieurs autres par le duc du Maine. On y avoit donc compté, et nullement sur des équivalents dont il n’avoit jamais été la moindre question, et sur la plus légère mention desquels on ne se seroit jamais embarqué, parce qu’on l’auroit pu éviter sur un si bon prétexte, sans montrer à M. du Maine un dangereux refus personnel. Il ne s’agissoit que du bonnet, et, par ce qui s’étoit de là engrené, du conseiller sur le bout du banc des pairs dont le premier président et M. du Maine avoient même parlé les premiers comme d’une nouveauté également ridicule, inutile et insoutenable ; les autres usurpations dont ils avoient gardé le silence n’avoient pas été mises sur le tapis par les ducs, trop accoutumés à perdre pour entreprendre de regagner tant de larcins à la fois.

Cependant le voyage de Marly s’avançoit. Le premier président étoit dans les rues, et ne parloit point d’y aller. M. du Maine trouvoit cette conduite un peu étrange, en l’excusant cependant, et répondoit toujours de lui. On y voulut voir encore plus clair, et pour serrer la mesure, on engagea un dîner à Paris, chez d’Antin, sous prétexte d’exposer sa belle maison et ses magnifiques meubles à la censure et au bon goût en ce genre du premier président, mais en effet pour avancer l’affaire. Il promit de s’y rendre avec le président de Maisons et les duchesses d’Elbœuf et de Lesdiguières, sœurs de beaucoup d’esprit, ses amies intimes, dont la mère étoit Mesmes, héritière d’Avaux si connu par l’éclat, le nombre et le succès de ses ambassades, frère aîné du grand-père du premier président. Elles ne tenoient rien de la crasse maternelle, pas même leur propre mère qui en étoit ; elles étoient de plus amies intimes aussi, et cousines germaines de d’Antin, enfants du frère et de la sœur. II fut convenu que les ducs de La Rochefoucauld, La Force, Guiche, Villeroy, Noailles et Aumont en seroient. Ce dernier étoit en année de premier gentilhomme de la chambre ; et, par un hasard presque unique, ni M. de Bouillon, grand chambellan, ni pas un des autres premiers gentilshommes de la chambre n’étoient à Marly, ni à portée d’y venir par absence ou maladie : cela fit un cas qui n’étoit jamais arrivé, et qui devint l’étonnement de toute la cour. Le roi, infiniment attaché à tout l’extérieur possible, n’avoit jamais vu les fonctions de ses grands officiers auprès de sa personne tomber à de moindres qu’eux ; et ces cinq titulaires, avec leurs survivanciers, s’étoient tellement entendus pour l’assiduité du service qu’il n’y avoit point de mémoire qu’il eût été suppléé plus de deux ou trois fois, et encore par M. de La Rochefoucauld, grand maître de la garde-robe. Malgré ce grand attachement du roi à la dignité de son service, il ordonna au duc d’Aumont et au duc de La Rochefoucauld d’aller dîner à Paris chez d’Antin, quoi qu’ils pussent lui représenter l’un et l’autre, et dit qu’il le vouloit ainsi, et que Souvré, maître de la garde-robe en année, le serviroit. J’écris les faits avec exactitude, je supprime les réflexions. Souvré étoit allé avec congé passer quelques jours à Paris, où le roi l’envoya chercher ; et, pour n’y pas revenir, il y eut après deux autres conférences à Paris, où le roi voulut encore que les mêmes assistassent, et fut encore, ces deux divers jours qui font trois en huit ou dix jours, servi uniquement par Souvré.

Les conviés, tous en liaison particulière avec le premier président, qui avoit toute sa vie fait son capital d’être du plus grand et du meilleur monde, avoient été choisis par rapport à lui. Ils arrivèrent chez d’Antin ; ils y attendirent assez longtemps ; enfin, Maisons vint, chargé des excuses du premier président, qui s’étoit, dit-il, trouvé un peu incommodé, et qui ne laissa pas le jour même de souper chez la marquise de Créqui avec Mme de Vassé. Ce procédé préparoit mal la matière ; on y entra pourtant avant et après dîner. Tout roula sur l’origine ancienne ou nouvelle du bonnet, sur sa plus qu’indécence, sur l’équivalent de la suite des présidents. Maisons, avec tout son esprit, son monde, ses adresses, fut souvent réduit à l’embarras, même au silence ; mais l’opiniâtreté ne se démentit point, et cette partie se sépara d’une manière fort infructueuse. Maisons en eut honte ; il pria d’Antin à l’oreille de passer chez lui sur le soir, où tête à tête ils seroient plus libres. Je n’ai point pénétré le projet de ce convi [1] ; mais d’Antin y fut, et rien n’avança entre eux deux plus qu’avec toute la compagnie. Maisons de ce moment prit ouvertement couleur. Il n’avoit pu digérer que, après avoir fait toute sa vie une cour plus secrète que publique au duc du Maine et avoir eu lieu de s’en promettre tout, il eût fait Mesmes premier président, et Voysin chancelier, gens d’âge et de santé à le laisser pourrir sur le grand banc. Il n’avoit vu, depuis ces extrêmes dégoûts, M. du Maine que le moins qu’il avoit pu, et ce qu’il n’avoit seulement osé omettre pour ne pas s’en faire un ennemi. Tout à coup il retourna à Sceaux, où le duc du Maine alloit de deux jours l’un, et d’où Mme du Maine ne sortoit point. Il y redoubla ses visites plusieurs fois la semaine, y fut souvent seul avec Mme du Maine, et en tiers avec elle et son mari ; et à Versailles alloit souvent chez lui et longtemps dans son cabinet tête à tête. Toute rancune fut déposée, et pour les ducs avec qui il étoit en liaison, et il ne feignit plus de se montrer absolument contraire avec les paroles les plus douces et les plus dorées.


  1. Vieux mot synonyme d’invitation.