Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/21

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CHAPITRE XXI.


Duc d’Aumont essaye de me tonneler sur la suite des présidents. — Délais sans fin du premier président. — Il est mandé à Marly, et pressé par le roi très favorablement pour les ducs ; sort furieux. — Impudence de ses plaintes et des propos qu’il faisoit semer. — Cause de son dépit. — Maisons mène d’Aligre au duc et à la duchesse du Maine demander grâce pour le parlement. — Efforts de Maisons à me persuader, et à quelques autres, la suite des présidents. — Le roi cru de moitié avec le duc du Maine. — Raisons de ne le pas croire. — Opinion du roi du duc du Maine. — Profondeurs du duc du Maine. — Embarras du premier président. — Manèges qui font durer l’affaire. — Noires impostures du premier président au roi contre les ducs, à qui le roi les fait rendre aussitôt. — Éclat sans mesure contre le premier président. — Premier président se plaint au roi du duc de Tresmes dont il a peu de contentement. — Affront fait au premier président de Novion, par le duc d’Aumont, dans la chambre du roi, tout près de lui, dont il ne fut rien. — Double embarras du duc du Maine avec le premier président, avec les ducs, engage les ducs, et toujours malgré eux, à une conférence à Sceaux avec la duchesse du Maine seule. — Personnage étrange du duc d’Aumont. — Conférence à Sceaux entre la duchesse du Maine et les ducs de La Force et d’Aumont. — Propositions énormes de la duchesse du Maine. — Monstrueuses paroles de la duchesse du Maine, qui terminent la conférence. — Exactitude du récit de la conférence de Sceaux. — Le duc du Maine introduit Mme la Princesse, dont il avoit nommément répondu, et finit l’affaire du bonnet, en le laissant comme il était. — Évidence du jeu du duc du Maine. — Je visite le duc du Maine et lui tiens les plus durs propos. — Réflexion sur le péril de former des monstres de grandeur. — Réflexion sur le bonnet. — Présidents ne représentent point le roi au parlement. Les pairs y ont sur eux la droite, etc., tant aux hauts sièges qu’aux bas sièges. — Comparaison du chancelier, qui se découvre au conseil pour prendre l’avis des ducs, et du premier président. — Étrange pension donnée au premier président.


Deux jours après, le duc d’Aumont m’envoya dire qu’il seroit bien aise de m’entretenir le lendemain matin chez le roi. Je soupçonnois déjà ce que je ne pouvois me persuader, mais toutefois je ne voulus pas refuser ce rendez-vous : je n’en fus pas dans la peine. Le lendemain matin, comme je voulois aller chez le roi, je vis le duc d’Aumont entrer dans ma chambre ; j’étois sorti lorsqu’il avoit envoyé chez moi, il n’eut donc point de réponse, et il ne vouloit point manquer une conversation où il se promettoit tout de son esprit et de son éloquence. Il avoit en effet beaucoup de l’un et de l’autre, mais il n’avoit rien de plus. Il entra d’abord en matière, exposa les difficultés qu’il voyoit se multiplier dans une affaire qui n’avoit été entreprise que sur les facilités qui s’y étoient d’abord présentées, livra le premier président comme un homme sans parole, sans foi, à qui tout seroit bon pour se conserver son bonnet, remontra fortement l’aversion du roi à prononcer dès qu’il s’agiroit de le faire en juge, exagéra le dégoût d’être éconduit d’une entreprise telle et si mûrement délibérée, conclut que, tout valant mieux que d’y échouer, il falloit suivre les présidents.

J’écoutai tout en grand silence et beaucoup d’attention. Je lui représentai que ce seroit une belle récompense d’une civilité qui ne se refuse pas à un honnête domestique d’autrui, lorsqu’on lui parle, de l’artifice d’avoir changé l’ordre des réceptions des pairs, de la violence de leur avoir fermé la petite porte du barreau de la lanterne par où ils sortoient, en même temps que les présidents et les autres magistrats par entre la chaire de l’interprète et celle du greffier ; que nous souffrions dans le bonnet une entreprise soutenue de l’intérêt des princes du sang d’abord, fortifié depuis de celui des bâtards que nous ne pouvions empêcher, mais en nous récriant toujours contre ; au lieu que d’accorder de suivre les présidents, ce seroit la dernière ignominie, se faire de simples conseillers, et mettre au-dessus de ce que la plus haute noblesse peut espérer de plus grand, des gens du tiers état, que nous voyons assis et couverts de nos hauts sièges, parler à genoux et découverts dans les bas sièges, c’est-àdire sur notre marchepied comme légistes, dont ces bas sièges, devenus tels de marchepieds qu’ils étoient, sont encore le monument, et leur séance comme leur posture est le monument de leur état essentiel de légistes et de tiers état ; que pour comprendre l’usage que les présidents feroient de ce consentement et de l’introduction de marcher à leur suite pour entrer et sortir de séance, on n’avoit qu’à se souvenir de celui qu’ils avoient fait de leur usurpation d’opiner devant nous aux lits de justice, malgré l’infinie disproportion d’y seoir et d’y parler, qui les avoit conduits de degré en degré à opiner avant les fils de France, enfin devant la reine mère et régente ; qu’il ne falloit point se flatter que la position des princes du sang entre eux et nous, quand il seroit possible qu’ils les voulussent suivre, nous préservât de leurs entreprises fondées sur ce nouvel usage que nous aurions accordé, parce que l’état des princes du sang étoit invulnérable, et leur rang aujourd’hui plus que jamais, duquel nous ne serions pas reçus à faire bouclier, et qu’au lieu de l’union que nous devions nous proposer de la levée des excès offensants, ce seroit par nous-mêmes, et par notre propre fait, ouvrir une large porte à toutes les plus folles prétentions, et à la défensive de notre part la plus honteuse, quand, contre toute apparence, après tant d’énormes exemples, ils ne réussiroient à rien. Je supprime ici beaucoup d’autres raisons qui seroient plus en leur place dans un morceau à part, mais qui n’existe point parce qu’il n’y a pas eu lieu ; et je conclus qu’il étoit de notre plus pressant intérêt de rejeter un hameçon si grossier, et de détourner les princes du sang par les plus vives remontrances de consentir à suivre les présidents, s’il étoit possible qu’ils fussent ébranlés à le faire.

Le duc d’Aumont insista sur les mêmes principes, ou plutôt motifs, qui l’avoient amené ; et, avec beaucoup de fleurs, se rabattit à me vouloir persuader que nous n’avions rien à craindre, ayant les princes du sang entre nous et les présidents à leur suite, et me conjurer d’y porter M. le duc d’Orléans. Je répondis froidement que je serois méchant avocat d’une cause que je tenois aussi mauvaise, et que ce prince de plus s’étoit fort moqué avec moi d’une idée si ridicule à leur égard, et si visiblement nuisible aux pairs. Pressé à l’excès par un homme fort abondant, et que je vis déterminé à ne point sortir de ma chambre, je lui dis que tout ce que ma déférence lui pouvoit accorder étoit de contribuer à une assemblée où cette matière des princes du sang fût de nouveau mise en délibération, mais nombreuse et non autrement, où chacun exposeroit ses raisons et où la pluralité décideroit ; et qu’au cas qu’il y passât de faire ce que l’on pourroit pour persuader les princes du sang de suivre les présidents, je verrois là-dessus M. le duc d’Orléans, non pour lui dire des raisons où je n’en trouvois aucune, mais pour lui exposer respectueusement les désirs qu’on avoit cru devoir former. De guerre lasse ou autrement, M. d’Aumont se contenta de ce qu’il remportoit ; mais en s’en allant, il me pria de l’attendre chez moi le lendemain matin à pareille heure pour raisonner du fruit de nos communes réflexions. Cette seconde conversation fut plus courte ; nous demeurâmes tous deux dans nos mêmes sentiments.

On se lassoit cependant des délais du premier président, ils n’étoient plus fondés sur sa compagnie, puisqu’il avoit tenu plusieurs assemblées chez lui là-dessus ; ni sur sa santé, puisqu’il étoit tous les matins à la grand’chambre, et les après-dînées dans les rues. Il étoit même bien peu respectueux pour le roi de différer si longtemps, et sans prétexte, de lui rendre compte d’une affaire qu’il lui avoit recommandée, et à laquelle il lui avoit dit qu’il ne trouvoit point de difficulté. À la fin, d’Antin en paria au roi, sur ce qu’il vit que ces lenteurs ne tendoient qu’à soulever le parlement, comme on le va voir, et commettre les ducs avec ses membres. Il se garda bien pourtant d’alléguer cette raison au roi ; il y en avoit assez d’autres à dire. On avoit sagement résolu de mépriser tout, de ne relever rien, de ne faire pas la plus légère plainte, mais d’aller droit au fait, sans se détourner ni à droite ni à gauche, et sans l’embarrasser d’épines. Le roi fit donc dire au premier président de lui venir parler : il fallut obéir. Le roi lui dit qu’il étoit enfin temps de donner sa réponse ; que ce que les ducs demandoient lui sembloit juste ; qu’il seroit bien aise que cela fût ; qu’il n’entendoit pas commander, mais qu’il lui seroit agréable que cette affaire finît incessamment à leur satisfaction. Sur plusieurs difficultés alléguées par le premier président, le roi lui dit qu’il ne lui avoit pas paru difficile d’abord ; qu’il étoit surpris de ce changement ; qu’il y avoit assez longtemps que l’affaire traînoit ; que de façon ou d’autre il désiroit qu’il ne tardât plus à donner la réponse qu’il s’étoit chargé de lui rendre. Le premier président s’excusa sur sa santé comme il put, et sortit tout enflammé du cabinet du roi.

C’étoit encore à Marly. Il y étoit entré doux, poli, gracieux, accueillant tout le monde, surtout les ducs qu’il rencontra ; mais il n’étoit plus le même, son audience l’avoit entièrement changé. Les ducs qui se trouvèrent sous sa main en furent surpris. Il se plaignit à eux avec amertume qu’ils vouloient étrangler leur affaire, qu’il étoit inouï qu’on eût cette précipitation ; il allégua sa maladie. Il lui échappa même que d’Antin avoit bien recordé le roi, brossa à travers la compagnie, et disparut. Il ne disoit pas la cause principale de son chagrin, qui fut sue avec le reste de la conversation que je viens de rapporter une demi-heure après de d’Antin, à qui le roi le dit aussitôt que le premier président l’eut quitté. Un petit nombre de membres du parlement avoient tenu force propos sur les ducs : « que le roi faisoit trop de pairs ; qu’il falloit les traiter comme de simples conseillers, et n’en souffrir pas plus de douze en séance à la fois. » Le roi le sut de point en point, et se trouva fort choqué de la licence de ces messieurs ; et le froid et le silence de d’Antin, à qui il en avoit parlé, l’aigrit encore davantage. Il sentit apparemment par là la même différence de procédés qu’il y en avoit dans les personnes, et que ces discours portoient moins sur les ducs que sur son autorité. Il en parla fortement au premier président, lui ordonna positivement d’en marquer son mécontentement à sa compagnie et aux impertinents, et le chargea fort expressément d’arrêter toute sorte de discours sur cette affaire et sur les ducs. C’étoit saper par les fondements le projet du premier président, qui vouloit étouffer l’affaire par les procédés et les éclats, et s’en tenir extérieurement à côté tant qu’il pourroit ; de là vint le dépit et la colère qu’il ne put cacher en sortant du cabinet du roi.

Bientôt après Maisons donna une autre scène. Initié, comme il l’étoit de nouveau, avec M. et Mme du Maine sur cette affaire, et sans cesse en particulier avec eux, il ne devoit pas être tourmenté de leur part. Ce fut donc moins son inquiétude qu’un concert de comédie pris avec eux, qui lui fit choisir le plus imbécile, non pas de ses confrères mais du parlement entier, pour le leur mener. Il leur présenta donc le président d’Aligre pour leur demander grâce pour le parlement, car ce fut ainsi qu’ils se mirent à parler d’une affaire qui étoit toute particulière aux présidents. Maisons n’alloit pas là pour réussir. Aussi furent-ils payés de toutes les civilités imaginables, dont sur la parole de Maisons, mais qui ne disoit pas la véritable bonne, d’Aligre et lui se retirèrent contents. Toutefois il falloit finir. Le roi s’en étoit expliqué. Les présidents trouvoient un si monstrueux avantage à lâcher le bonnet pour être suivis, qu’ils ne voulurent rien oublier pour y réussir.

On a vu en son lieu les liaisons que Maisons étoit venu à bout de me faire prendre avec lui, et combien il les avoit cultivées. Il avoit lestement glissé sur le refroidissement, et plus encore, qu’y avoient mis de ma part les procédés de cette affaire du bonnet. Avec autant de monde que le duc d’Aumont, plus d’esprit, et surtout de profondeur encore et de manège, il se mit dans la tête qu’il n’étoit pas impossible de me persuader, et que, venant à y réussir, j’entraînerois tous les autres. Ma franchise, et la vivacité qu’on m’attribuoit, lui faisoient espérer qu’il découvriroit par moi notre dernier mot sur cette affaire. Il s’attacha aussi à d’Antin, et il attaqua tous ceux qu’il crut pouvoir gagner, faisant croire à chacun d’eux qu’il ne parloit qu’à lui, pour donner plus de poids à ses paroles. J’eus donc à essuyer des visites aussi longues que fréquentes, et des péroraisons où, à travers l’impatience, j’admirois la souplesse et la fécondité qui par cent tours divers tendoit toujours au même but. L’esprit, le tour, les sproposito suppléoient d’ordinaire aux raisons, et sa patience fut inaltérable aux coups de boutoir que mon impatience porta souvent sur les présidents et leurs usurpations. L’utilité de l’union pour le bien de l’État, dans les circonstances que l’âge du roi laissoit envisager de près, fut par lui tournée de toutes les manières, parce qu’il me faisoit l’honneur de me croire fort susceptible d’une si grande raison ; et il ne se rebuta point de la réponse, si présente et si péremptoire, que c’étoit à eux à la mettre entre nous par la restitution d’une usurpation de si nouvelle date, et de si injurieuse nature, non à nous à l’acheter par un avilissement volontaire et inconcevable. Cette persécution dura jusqu’à la bombe qui fit tout sauter, et qui en attendant se chargeoit.

Les plus profondes noirceurs laissent bien des embarras, quoique tissues par tout l’art, l’esprit et l’expérience, et appuyées du plus puissant crédit. L’affaire ne pouvoit plus durer, j’en abrège mille choses qui ne donneroient pas plus de connoissance que celle qui se peut tirer de ce récit, de l’esprit qui enfanta ce projet, qui en ourdit la trame, et qui la conduisit jusqu’au bout, et de celui dans lequel les ducs s’y conduisirent, après avoir été forcés comme on l’a vu. Le respect dû à la mémoire d’un grand roi dont je suis né sujet ne me permet pas de le soupçonner d’avoir été de moitié là-dessus avec son bâtard favori. Indépendamment de cette grande raison, c’est ici le lieu d’expliquer ce qu’on sait par lui-même de ce qu’il pensoit de M. du Maine, et l’équité m’y engage aussi.

Il est souvent échappé au roi de dire dans son intérieur, et je l’ai su de plusieurs de ceux qui en ont été témoins en diverses occasions, entre autres de Maréchal, premier chirurgien du roi, et qui étoit l’honneur et la vérité même, et à qui personne ne l’a disputé, que le roi disoit que M. du Maine avoit à la vérité beaucoup d’esprit et de talents, mais qu’il n’en savoit rien faire ; que toutes ses journées se passoient entre son assiduité auprès de lui à ses heures, la chasse où il étoit tout seul, et son cabinet de Versailles ou de Sceaux où il étoit aussi tout seul, et où son temps étoit partagé entre la prière, la lecture et les fonctions de ses charges où il travailloit beaucoup ; que c’étoit un idiot avec tout son esprit, qui ne savoit jamais quoi que ce soit qui se passât hors la sphère de ses charges, qui ne se soucioit point de le savoir, qui n’avoit pas la moindre vue, et rouloit du jour au jour, et qui, étant fort plaisant, amusant et de bonne compagnie, étoit sauvage au point de ne vouloir voir personne, et d’apprendre quelquefois les choses qui occupoient la cour et qui étoient arrivées un mois et souvent deux et trois auparavant, qui ne pensoit jamais à soi, et qui étoit de son propre aveu incapable de gouverner sa propre maison. Le roi s’en étoit expliqué ainsi plusieurs fois avant la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine ; et il n’est pas impossible, avec la ténacité prodigieuse qu’il avoit dans les impressions qu’il avoit une fois prises, que les violences, que nous avons vu qu’il souffrit depuis pour porter ses bâtards jusqu’à la couronne et les affermir par son testament, ne lui aient été assez adroitement masquées du bien de l’État et du péril des établissements, de la grandeur et de la personne même de M. du Maine, pour qu’il ne soit jamais revenu de cette impression sur lui. Elle fut le chef-d’œuvre de son ambition et de sa politique et de la profondeur de sa connoissance du roi qui le conduisit à tout. Ce fut aussi celui de l’art de Mme de Maintenon qui lui aida de tous ses soins, et qui tenoit souvent de lui le même langage. Or, le roi disposé de la sorte, comme il est très certain qu’il le fut toujours avant la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, et très douteux qu’il eût changé depuis d’opinion, quelques raisons qu’il en ait pu avoir, sa conduite se trouve éclaircie.

M. du Maine, qui veut ouvrir un précipice sous les ducs, qui les rende pour son intérêt irréconciliables avec le parlement, a beau jeu d’engager le roi avec un air de modestie et de contentement du nouvel état de prince du sang où il l’a élevé et les siens, de le rendre favorable sur le bonnet où il n’a plus d’intérêt que commun avec les princes du sang, avec qui il partage tant d’autres distinctions. L’intérêt des bâtards rendoit le roi contraire au bonnet ; et il y devient favorable, lorsqu’il voit leur intérêt à regagner tant de gens considérables, par l’abrogation d’une nouveauté sans fondement et très injurieuse. M. du Maine, sûr du premier président, ne risquoit rien à mettre le roi ainsi dans cette affaire ; il connoissoit bien sa répugnance extrême pour toute décision. Il s’en met à l’abri en flattant cette répugnance. Non seulement il lui donne le bonnet comme une affaire de concert, mais il va au-devant de tout, jusqu’à faire que, dès la première fois que le roi en parle au premier président, c’est en l’assurant expressément qu’il n’entend rien commander, et qu’il lui renouvelle d’autres fois encore la même assurance. Par là M. du Maine s’assure que, quoi qu’il puisse arriver, le roi ne décidera rien, et laissera les ducs dans la nasse, à qui, s’ils le pressoient, il aura sa réponse toute prête : qu’il n’est entré dans cette affaire que parce qu’elle lui a été présentée de concert ; qu’il a promis dès le premier jour au premier président de ne point commander ; qu’il lui a dit, en faveur des ducs, qu’il trouvoit ce qu’ils demandent juste et raisonnable, et qu’il auroit fort agréable qu’ils fussent contents ; que c’est tout ce qu’il pouvoit faire ; qu’après l’engagement pris de ne point commander, et de leur su, et n’y être entré qu’à cette condition, il ne peut aller plus loin. Ainsi M. du Maine jouoit sa comédie en sûreté, et s’étoit habilement mis à couvert d’avoir la main forcée ; mais elle ne pouvoit finir que par un éclat, et c’étoit son embarras. Il vouloit s’en mettre à l’abri, le premier président ne vouloit pas l’essuyer tout seul, et c’est ce qui fit traîner l’affaire.

Le duc du Maine vouloit engager le premier président en des procédés, et se cacher derrière lui. Ce magistrat en sentoit les conséquences ; mais asservi à M. du Maine qui le cajoloit avec douceur, et à Mme du Maine qui le traitoit avec impétuosité, il se trouvoit étrangement en presse ; et, outre les grands avantages dont lui et les autres présidents se flattoient de l’échange du bonnet avec leur suite, cette voie le tiroit de tout embarras, et laissoit à son tour M. du Maine dans la nasse, qui n’auroit rien fait pour soi, et n’auroit fait que l’avantage des présidents, avec une union passagère des ducs avec le parlement, mais qui eût suffi pour ruiner tout ce qu’il avoit acquis de grandeur et de puissance, ce qu’il craignoit mortellement. Dans ce détroit néanmoins, il n’en fit aucun semblant. Il sentit que montrer sa crainte de cet accord montreroit trop la corde ; il espéra que les ducs ne se laisseroient pas prendre à un hameçon si grossier, et il ne s’y trompa pas. M. d’Aumont eut beau faire, il n’ébranla aucun de ceux sans le concours desquels rien ne se pouvoit faire ; au pis aller, M. du Maine étoit sur ses pieds, par le roi, d’empêcher les princes du sang de consentir à suivre les présidents, moyennant quoi il n’étoit pas possible de croire les ducs assez destitués de sens pour vouloir se séparer de ces princes et se livrer à une si honteuse prostitution. Le premier président, qui sentoit qu’il n’y avoit pourtant que cette suite qui pût le tirer du détroit où M. du Maine l’avoit engagé, et qui, léger et présomptueux comme il étoit, n’en vit l’affre que lorsqu’il y toucha, allongeoit toujours, dans l’espérance que le duc d’Aumont et Maisons, à force d’art, d’éloquence, d’intrigue et de délais, réussiroient enfin à persuader les ducs d’en sortir par là, après quoi il s’excuseroit à M. du Maine sur les présidents qui l’auroient forcé, parmi lesquels il n’avoit que sa voix, lesquels avoient mis le parlement de leur côté, et ce qu’il n’y avoit aucun lieu de pouvoir imaginer, les ducs aussi. Il prolongea donc tant qu’il put, et au delà de toute mesure, de rendre réponse au roi.

Outré de rage de se voir trompé enfin dans l’espérance qu’il avoit conçue, piqué à l’excès d’avoir été arrêté par le roi sur les propos qu’il avoit fait semer sur cette affaire et sur les ducs, et d’être privé de faire faire les éclats par un gros de gens de robe inconnus dont il seroit le moteur, et se donneroit cependant pour amiable compositeur, brouillé pour brouillé comme il prévit bien qu’il alloit l’être avec les ducs par le refus du bonnet après ce qu’il avoit si nettement et si positivement promis plusieurs fois, et forcé enfin d’aller rendre réponse au roi, il lui dit que les ducs faisoient entre eux des assemblées continuelles sous prétexte de cette affaire, mais en effet dans les vues d’un avenir qu’on ne devoit prévoir qu’avec horreur, et la plupart d’eux plus qu’aucun par les grâces dont Sa Majesté les avoit comblés ; qu’ils étoient les plus grands ennemis de ses enfants naturels ; qu’ils prenoient toutes leurs mesures ensemble pour les dépouiller dès que Sa Majesté ne seroit plus, et en même temps pour se rendre les seuls maîtres des affaires. Qu’il y avoit plus : que, flattés par les malheurs qui en si peu de temps ont détruit une partie de la maison royale, ils comptoient bien que ce qui en restoit ne dureroit guère, de faire après comme en Pologne et comme l’exemple de la Suède les y invitoit, rendre la couronne élective, et choisir l’un d’entre eux pour la porter. Ce furent les principaux points qui furent avancés au roi par le premier président, et qui furent accompagnés des réflexions les mieux ajustées à de si horribles impostures. Elles ne laissèrent pas de frapper le roi, qui les raconta un quart d’heure après à d’Antin comme touché, effrayé, mais en suspens et cherchant éclaircissement. Il ne fut pas difficile. D’Antin lui parla avec tant de netteté sur des inventions si éloignées de toutes pensées, et si évidemment sur l’impossibilité de les concevoir et d’en espérer sans la plus parfaite folie, que le roi, peiné d’en avoir été ému, et piqué contre la hardiesse d’une délation si atroce et en même temps si absurde, permit à d’Antin d’en instruire les ducs pour qu’ils sussent à quel homme ils avoient affaire. D’Antin ne laissa pas échapper l’occasion d’un parallèle aisé entre les ducs et le parlement sur la fidélité, l’obéissance et l’attachement au roi ; et, sans la précaution que l’habile duc du Maine avoit su prendre de faire engager le roi au parlement, en la personne du premier président, de ne point commander, le bonnet eût été emporté de ce coup de haute lutte. L’exposé est seul dans sa simple et pure vérité plus fort que tous les commentaires. On se contentera de dire que l’instrument étoit digne de celui qui s’en servoit, et n’étoit pas inférieur aux plus exécrables usages, et avec un front d’airain, et avoir tout promis et aux ducs et au roi même, sans que les ducs eussent pensé à rien et rien demandé.

D’Antin, dans le reste de la journée, rendit compte à plusieurs ducs de ce [dont] le roi lui avoit permis de les informer. On peut juger avec quel effet. En moins de deux jours tous les ducs se donnèrent parole de ne jamais voir le premier président, et de ne garder avec lui aucunes sortes de mesures en choses et en paroles, d’y entraîner leurs familles, et d’en user comme avec un ennemi public et un imposteur perfide et déshonoré : ce n’est pas trop dire. L’éclat fut porté aussi loin qu’il le put être, et se soutint très longtemps dans tout le feu que méritoit une scélératesse, et gratuite, d’une nature aussi complètement infâme. L’imposteur fut étourdi d’un unisson auquel il ne s’étoit pas attendu des ducs. M. d’Aumont, et peut-être quelques autres qui ne l’étoient que de nom, et dont il se servoit parmi eux, n’osèrent plus le voir ; et cet homme qui avoit toujours fait son capital de la cour et du grand monde, se trouva en un instant délaissé de ce qui par les ducs, leurs plus proches familles et leurs amis plus particuliers, en faisoit la partie la plus considérable. Aucun ne le salua, et hors des insultes personnelles, indécentes à faire à un homme qui, par état, ne porte point d’épée, il n’est affronts qu’il ne reçût tous les jours. Outré d’un état si pénible et qui n’étoit pas prêt à finir, et appuyé du duc du Maine, il saisit une occasion de se plaindre au roi. Le duc deTresmes avoit fait entrer peu à peu tout le monde au lever du roi, et l’avoit laissé dans l’antichambre. Il obtint que le roi dît au duc de Tresmes qu’il ne devoit pas faire servir sa charge à sa vengeance particulière, mais sans aigreur, et d’ailleurs fut sourd à tout ce que le premier président lui put dire, et ne se voulut mêler de rien.

Le roi avoit oublié que, lorsque après l’opération de la fistule, il commença à voir du monde dans son lit, le duc d’Aumont, père de celui dont il s’agit ici, étoit en année, et les ducs très offensés des entreprises du premier président de Novion. Il vint à Versailles à l’heure qu’on devoit bientôt voir le roi, et pria l’huissier de dire au duc d’Aumont qu’il était-là ; le duc d’Aumont le laissa jusque vers la fin du fruit du dîner du roi dans l’antichambre, ayant fait entrer tout ce qui pouvoit entrer. À la fin il le fit appeler. Il ne put se mettre en vue du roi, qui étoit au lit. Il attendit que le monde sortit, et comme il commençoit à s’écouler, il s’approcha du balustre. Le duc d’Aumont, qui l’observoit, l’y laissa entrer deux pas pour qu’il ne pût s’en dédire, et le tira après fort rudement par sa robe, et lui dit rudement aussi : « Où allez-vous ? sortez ; des gens comme vous n’entrent pas dans le balustre si le roi ne les appelle pour leur parler. » Novion, déjà outré de sa longue attente dans l’antichambre, fut si confondu qu’il n’eut pas un mot à répondre. Il se retira plein de honte et de rage, et comme il n’avoit point de bâtard derrière lui, il n’osa s’en plaindre, et demeura avec l’affront.

M. du Maine, ravi d’avoir mis ainsi les ducs hors de toute mesure avec le premier président, ne laissoit pas d’être en peine de la conclusion. Les impostures n’avoient pas fait l’effet sur le roi qu’ils en avoient tous deux espéré ; et M. du Maine se voyoit avec beaucoup d’angoisses découvert à travers le premier président. Il n’en sentoit pas moins du désespoir où il voyoit ce magistrat des suites de ses impostures, parce qu’il ne vouloit pas se brouiller avec un homme qui avoit son secret et qu’il avoit mis à la tête du parlement. Il voulut donc montrer que rien ne le rebutoit pour chercher des expédients de sortir honnêtement les ducs d’une affaire où il les avoit embarqués par force, sur sa parole et sur celle du premier président ; et, en finissant, le tirer, s’il étoit possible, de l’embarras étrange où il l’avoit livré. Il se mit donc à montrer aux ducs ses désespoirs, ses désirs, toujours son espérance, glissant légèrement de faibles excuses du premier président. On ne lui répondoit que par des révérences sérieuses et silencieuses qui lui donnoient fort à penser. Enfin il proposa aux mêmes ducs à qui il s’étoit adressé sur le bonnet une conférence à Sceaux avec Mme la duchesse du Maine seule, qui n’avoit point encore paru à découvert dans cette affaire, dans laquelle il espéroit qu’on pourroit trouver de bons expédients. Ce qu’on va voir qu’il s’y traita montrera dans la dernière évidence le dernier degré de sa puissance sur l’esprit du roi, et l’excès de ses inquiétudes sur tout ce qu’il en avoit obtenu. Les ducs s’en défendirent tant qu’ils purent et jusqu’à l’opiniâtreté ; mais, à force de recharges et d’empressements les plus vifs et les plus redoublés, la même raison qui les avoit embarqués avec lui malgré eux dans l’affaire du bonnet les entraîna encore à céder, quoiqu’ils vissent assez qu’il n’y avoit rien à en attendre qu’un prétexte de faire casser la corde sur eux. Ce fut donc à qui n’irait point.

M. d’Aumont, qui tôt après ne se cacha plus guère d’avoir été un pigeon privé, profita du refus de chacun pour se proposer. On se regarda ; il n’étoit pas encore assez à découvert pour lui faire un affront public ; et c’en eût été un de le refuser ; ainsi, tout se faisant par force dans l’embarquement et dans toute la suite de cette affaire, ce fut force d’y consentir ; mais comme on étoit aussi bien éloigné de se fier en lui, on proposa tout de suite qu’il en falloit mettre un autre avec lui. Le duc d’Aumont demanda pourquoi, et se mit à pérorer pour y aller tout seul. S’il n’avoit pas été plus que suspect déjà, cette offre si aisée d’aller, cet empressement d’y aller seul auroient dû ouvrir les yeux. L’embarras fut du compagnon. La commission de soi n’étoit rien moins qu’agréable ; l’union de M. d’Aumont la rendoit encore plus dégoûtante. Heureusement M. de La Force, dont j’aurai lieu de parler ailleurs, se proposa, et il fut accepté avec joie. Il avoit beaucoup d’esprit ; il étoit fort instruit ; il étoit fort duc et pair, et très incapable de gauchir. Il étoit depuis longtemps beaucoup de la société de Mme la duchesse du Maine, enfin il étoit l’ancien du duc d’Aumont ; il avoit fort la parole en main, et entre eux deux c’étoit sur lui qu’elle devoit naturellement rouler. Il n’avoit pas été des derniers à voir clair sur la conduite du duc d’Aumont, et il fut de plus bien averti de s’en défier continuellement à Sceaux, et de l’y regarder et se conduire comme avec le croupier de Mme du Maine. Parmi tant de choses sinistres dans cette affaire, ce fut un bonheur que tout fût bon au duc de La Force pourvu qu’il se mêlât de quelque chose, et que ce goût lui eût donné envie de doubler le duc d’Aumont.

Les voilà donc tous deux à Sceaux à jour marqué, qui suivit de fort près le consentement arraché d’y aller. Mme la duchesse du Maine les y reçut avec des politesses et des empressements non pareils ; et, un moment après leur arrivée, elle les mena dans son cabinet, où elle fut en tiers avec eux. Là Mme du Maine, après tous les jargons de préface, leur dit nettement que, puisque c’étoit M. du Maine qui les avoit engagés dans cette affaire, qu’il s’étoit fait fort d’y réussir, qu’ils la regardoient comme si principale surtout depuis qu’elle avoit été embarquée et qu’elle sembloit avoir mal bâté, il étoit raisonnable que M. du Maine mît le tout pour le tout pour les en bien sortir ; mais qu’aussi était-il juste qu’il fût assuré d’eux qu’il n’obligeroit pas des ingrats, et qu’ils entrassent avec lui en des engagements sur lesquels il pût compter. À ce début, ces messieurs se regardèrent l’un l’autre, et parurent fort surpris d’une proposition qu’ils entendirent pour la première fois de leur vie ; et si elle fut moins nouvelle au duc d’Aumont, il joua bien d’abord.

Mme du Maine, qui s’en aperçut, et qui sans doute s’y étoit bien attendue, les cajola l’un après l’autre, puis les ducs en général, leur dit qu’ils ne devoient point s’étonner de ce qu’elle leur proposoit ; qu’il étoit de leur intérêt d’emporter ce qui étoit entamé ; de celui de M. du Maine de s’assurer de tant de grands seigneurs qui n’avoient pas vu sans peine ces diverses élévations ; qu’il en étoit bien informé il y avoit longtemps ; qu’il ne laissoit pas de désirer leur amitié, et qu’ils le voyoient bien par les démarches qu’il avoit faites sur cette affaire ; mais qu’il entendoit aussi que le succès les lui concilieroit de manière à éteindre en eux leurs anciens déplaisirs à son égard, et à former un attachement (quelle expression !) dont il se pût assurer ; que c’étoit sur quoi elle les prioit de lui répondre. Là-dessus force compliments, force verbiages ; mais elle leur déclara qu’elle ne s’en contentoit point. Eux répondirent qu’ils ne savoient rien de plus à répondre que lui dire les sentiments qu’ils lui exposoient, puisque, ne s’agissant de rien de précis, ils n’avoient rien à refuser ni à accepter. Mme du Maine, voyant que tous ses propos ne les faisoient point s’avancer, et que M. de La Force comme l’ancien prenoit toujours la parole sur M. d’Aumont sans jamais la lui laisser, prit son parti de parler la première. Elle leur dit donc que, après toutes les grâces dont le roi venoit de combler M. du Maine, et particulièrement celle de l’habilité à succéder à la couronne, il n’avoit plus rien à en désirer, mais qu’en même temps il n’étoit pas assez peu considéré pour ne pas voir que cette disposition et d’autres qui avoient précédé celle-là pouvoient, non pas être contestées après le roi (elle ne disoit pas ce qu’elle en pensoit) qui les avoit bien solidement munies de tout ce qui les pouvoit bien assurer, mais donner occasion d’aboyer (quel terme !), de crier, d’exciter les princes du sang, jeunes et sans expérience, quoique si liés à eux par les alliances si proches et si redoublées, donner envie aux pairs de se joindre à eux contre M. du Maine, enfin de les tracasser ; que M. du Maine vouloit éviter cet inconvénient, jouir paisiblement de tout ce qui lui avoit été accordé, et que c’étoit à eux à voir s’ils se vouloient engager à lui sur ce pied-là d’une manière non équivoque.

Le duc d’Aumont saisit la parole. Le duc de La Force la lui prit à l’instant, en l’interrompant sur ce qu’il enfiloit plus que des compliments. Après en avoir fait quelques-uns, La Force se mit à vanter la solidité de tout ce que M. du Maine avoit obtenu, la solennité des formes qui y avoient été gardées, conclut que c’étoit là une terreur panique sur des choses que personne n’avoit aucun moyen d’attaquer. La duchesse du Maine répondit que, s’ils n’avoient point de moyens, il n’en falloit pas conserver la volonté ; que cela ne se prouvoit point par des propos, mais par des choses ; que c’étoit à eux à voir quelles étoient ces choses dans lesquelles ils voudroient s’engager. Le duc de La Force, de plus en plus surpris de tout ce qu’il entendoit, et qui voyoit déjà où elle en vouloit venir, se défendit sur ce qu’ils n’imaginoient rien au delà de ce qu’il venoit de lui dire ; qu’il y ajouteroit de plus toutes les protestations qu’elle estimeroit l’assurer de leurs intentions ; qu’elle avoit vu que pas un d’eux n’avoit opposé quoi que ce fût à toutes les volontés du roi à l’égard du duc du Maine ; et revint encore à leur solidité. Mme du Maine, forcée enfin d’articuler, leur déclara que si c’étoit sincèrement qu’ils parloient, tant pour eux que pour les autres ducs, il ne leur coûteroit rien de leur donner une assurance par écrit de soutenir après le roi ce qu’il avoit réglé de son vivant pour ses fils naturels et leur postérité, tant pour leurs rangs et honneurs que pour la succession à la couronne.

M. de La Force, qui dès le commencement de cette forte conversation avoit prévu cette proposition, la supplia de considérer ce qu’elle leur proposoit ; de faire réflexion si des sujets, quels qu’ils fussent, pouvoient sans crime s’arroger l’autorité et le droit de confirmer les dispositions du roi vivant et régnant, enfin de jeter les yeux sur la juste jalousie du roi de son autorité, et sur les folles calomnies que le premier président avoit osé leur imputer à ce même égard d’autorité, et au roi même, lesquelles ils ne pouvoient ignorer, puisque le roi les avoit aussitôt après rendues au duc d’Antin avec permission d’en informer les ducs, lequel lui en avoit démontré la noirceur et la folie. Le duc de La Force continuoit en étendant sa réponse ; mais la duchesse du Maine, qui avoit eu à peine la patience de l’écouter jusque-là, l’interrompit avec un feu qu’elle ne put contenir. Elle lui dit qu’elle s’en étoit toujours bien doutée ; que les ducs ne cherchoient que des échappatoires ; mais que pour celle-là elle les tenoit, et qu’elle leur répondoit que non seulement le roi ne seroit point offensé de l’écrit qu’elle leur demandoit, mais qu’il leur en sauroit même fort bon gré, et que M. du Maine s’en faisoit fort. Le duc d’Aumont profita prestement de l’étourdissement où cette vive réponse jeta le duc de La Force, et de la réflexion dans laquelle il tomba, quelque prévoyance qu’il en eût eue. « Monsieur, lui dit Aumont, si nous ne trouvons plus de difficulté comme madame l’assure, et que M. du Maine s’en fait fort, que risquons-nous ? et au contraire cette assurance de notre part n’est qu’honorable. »

La Force retint l’indignation dont cette apostrophe le saisit, et avec un sourire modeste lui répondit : « Mais qui nous assurera, monsieur, que ce que le roi approuvera aujourd’hui, par considération pour M. le duc du Maine, ne lui soit pas empoisonné demain contre nous sur son autorité, à laquelle nous aurions attenté par la concurrence de la nôtre ; et contre M. le duc du Maine même qui, non content de toute celle de la majesté royale, auroit en sus montré qu’il comptoit ce concours de notre part nécessaire, et qu’il y a eu recours ? Qui nous assurera que le premier président, dans la rage qu’il témoigne, que le parlement, dans l’aliénation où il l’a mis de nous, n’aura pas encore plus de jalousie que le roi de nous voir confirmer ce que cette compagnie a solennellement enregistré ; et que dans le temps que ces messieurs n’épargnent rien pour nous réduire au simple état de membres de leur corps, comme eux-mêmes et sans rien qui nous en distingue, ils ne feront pas tous leurs efforts pour traiter d’attentat cette autorité arrogée par-dessus, et en confirmation de la leur ? Madame, se tournant vers la duchesse du Maine, cela est trop délicat, ajouta-t-il ; il n’est aucun de nous qui en osât tenter le hasard. » Mme du Maine rageoit et le montroit bien à son visage. Ce coup de partie embrassoit tout, soit en effet pour s’assurer des ducs une bonne et solide fois, comme elle le témaignoit, soit pour les perdre sans ressource auprès du roi, en quoi M. du Maine, qui répondoit de Sa Majesté à cet égard, et qui avoit tant et si fort répondu du premier président, en auroit usé avec la même perfidie, soit pour les perdre avec les princes du sang, sans la moindre participation desquels cette assurance par écrit étoit demandée et eût été accordée, soit avec le parlement, soit avec le public, qui auroit vu les ducs disposer autant qu’il étoit en eux de leur propre et seule autorité, par un écrit signé d’eux, du droit de succéder à la couronne, sans nulle cause que leur désir du bonnet et la volonté de la duchesse du Maine, que le duc du Maine eût dédite, protesté qu’elle avoit imaginé l’écrit de sa tête sans son su, l’avoit demandé sans la moindre participation de sa part, répondu du roi par lui de son chef et sans lui en avoir jamais parlé, si ce désaveu lui eût convenu dans la suite, comme on lui a vu faire depuis en choses où il y alloit de plus pour l’État et pour lui, comme on le verra en son lieu. C’étoit donc là un coup tellement de partie que la duchesse du Maine se contint, ne se rebuta point, et se mit à répliquer, dupliquer et à faire les derniers efforts pour l’emporter à force d’esprit et d’autorité sur M. de La Force, à qui seul elle avoit affaire, le pied ayant déjà si bien glissé au duc d’Aumont. Celui-ci se voulut mêler une ou deux fois dans la dispute, mais il fut toujours repoussé par l’autre, qui, lui mettant la main sur le bras, ne s’interrompoit point, et lui étouffa toujours la parole.

La duchesse du Maine se trouvant à bout, céda enfin à sa colère. Elle dit à ces messieurs qu’elle voyoit bien qu’eux ni leurs confrères ne se pouvoient regagner ; qu’ils mettoient en avant une vaine crainte du roi duquel elle leur répondoit, une vaine crainte d’ailleurs, une vaine modestie sur eux-mêmes, surtout beaucoup d’esprit et de compliments à la place de réalités nécessaires ; qu’ils vouloient leur fait, et se réserver entiers pour ce qui leur conviendroit dans l’avenir ; que c’étoit à M. du Maine et à elle à savoir s’en garantir ; et qu’elle vouloit bien leur dire (et ceci est étrangement remarquable, d’autant plus qu’elle n’a rien oublié, ni M. du Maine, pour le bien effectuer depuis, comme on le verra en son lieu), qu’elle vouloit bien leur dire, pour qu’ils n’en pussent douter, que quand on avoit une fois acquis l’habilité de succéder à la couronne, il falloit, plutôt que se la laisser arracher, mettre le feu au milieu et aux quatre coins du royaume. Ce furent ses dernières paroles. En les achevant elle se leva brusquement, sans toutefois qu’il lui fût échappé quoi que ce soit contre ces deux ducs ni contre les ducs en général. On se quitta avec beaucoup de compliments forcés d’une part, et de respects de l’autre qui ne l’étoient pas moins, le duc de La Force ayant toujours l’œil sur le duc d’Aumont, qui n’osa rien dire en particulier à la duchesse du Maine, ni la suivre. Ils partirent aussitôt de Sceaux et vinrent rendre compte de leur voyage.

Ce qui vient d’être raconté de la conversation de Sceaux est copié mot à mot sur le rapport qui en fut fait par le duc de La Force, en présence du duc d’Aumont, qui n’y trouva rien à ajouter, à diminuer ni à changer. Il parut si important et en même temps si curieux qu’il fut écrit sur-le-champ même, et c’est d’ou il a été pris. On n’en a omis que ce que ce premier écrit omit, qui est un fatras de répliques et de dupliques de part et d’autre, qui n’étoient que des répétitions continuelles en d’autres termes des premiers, et pour ainsi dire des propos matrices, qui furent écrits, et qu’on a exactement copiés. On en usera ici comme on a fait sur les impostures du premier président au roi, c’est-à-dire qu’on supprimera tout commentaire. Le simple narré est non seulement au-dessus de tous ceux qu’on pourroit faire, mais il se peut dire que la proposition de la duchesse du Maine, et la menace de sa part de culbuter l’État, et sa déclaration de le faire plutôt que perdre la succession à la couronne, surpassent non seulement toute attente, mais toute imagination. Resteroit à savoir le véritable projet de cet engagement de conférence avec la duchesse du Maine. Était-ce un panneau tendu au désir du bonnet, à l’embarras honteux de l’état actuel de cette affaire, et à la sottise espérée des ducs que cet écrit d’assurance pour les en accabler après par le roi, par les princes du sang, par le parlement, par le public ? et il semble que le personnage infâme de délateur et d’imposteur que le premier président venoit de faire auprès du roi contre les ducs conduise à le penser. N’étoit-ce aussi que la peur extrême du futur qui saisissoit un moment d’espérance d’obtenir cet écrit, avec dessein effectif de faire donner le bonnet, et de laisser le premier président dans la nasse après s’être assuré des ducs, et peut-être du roi à cet égard d’avance ? Mais qui pourroit sonder les profondeurs du gouffre noir et sans fond du sein du duc du Maine, qui se substituoit son épouse après avoir paru plus qu’il ne vouloit dans la conduite affreuse du premier président ? Dieu les a jugés tous deux, il n’appartient pas aux hommes de le faire.

Quel qu’en ait été le dessein, il manqua, grâce au duc de La Force qui, se voyant trahi par son adjoint, conserva toute la présence de son esprit et de son courage pour s’en tirer habilement et nettement, sans donner prise le moins du monde. M. du Maine, comblé au moins d’avoir commis les ducs avec le premier président par un si vif éclat, et le parlement par lui, ne perdoit point de vue son premier projet de faire casser la corde sur les ducs sans qu’il partît y avoir part, et délivrer en même temps le premier président de faire au roi une réponse nettement négative. Cette réponse de plus ou de moins, après ce qu’il avoit dit au roi des ducs, ne lui auroit pas, à leur égard, gâté sa robe davantage. Mais soit que le premier président crût en avoir assez fait, soit que M. du Maine craignît de se manifester davantage par cette dernière démarche, soit encore, supposé que le roi ne fût pas de la partie, qu’il craignît que, piqué de la conduite du premier président, il ne se fâchât jusqu’à décider le bonnet en faveur des ducs, le duc du Maine eut recours à une nouvelle scène, à travers laquelle il ne parut l’auteur de tout le jeu que plus manifestement : ce fut d’y amener Mme la Princesse. Il ne pouvoit néanmoins ignorer que, dès le commencement de l’affaire, il avoit répondu des princes du sang, et d’elle nommément, si bien qu’il usa pour elle du mot de happelourde [1], du terme d’imbécile qui n’étoit comptée pour rien, et qui ne s’étoit jamais mêlée de rien dans sa famille ni dehors, qui n’auroit osé penser à s’opposer à l’inclination du roi, et qui ne branleroit jamais au moindre mot que lui son gendre lui diroit. Cela ne fut pas dit par lui pour une fois aux ducs, mais à plusieurs, et plusieurs fois répété, en répondant lui-même, et y mêlant des plaisanteries du peu de cas qu’il y avoit à en faire. Mais l’affaire pressoit, il falloit une issue, il choisit celle-là, ou il n’en trouva point d’autre. Dans cet instant Mme la Princesse devint un esprit, une femme de tête et d’autorité qui alla parler au roi pour sa famille. Elle dit que M. le Prince lui avoit toujours parlé du bonnet comme de la plus chère distinction des princes du sang sur les pairs ; qu’elle avoit trop de respect pour sa mémoire, pour ses sentiments, pour ses volontés, pour l’intégrité du rang des princes du sang, pour ne pas supplier le roi de toutes ses forces de n’y rien innover. Là-dessus le roi dit à d’Antin qu’il étoit fâché de cette fantaisie qui avoit pris à Mme la Princesse, qu’il ne pouvoit la persuader ni passer par-dessus ; et qu’il ne vouloit plus ouïr parler du bonnet. D’Antin, qui vit bien que c’étoit une chose préparée, ne laissa pas de répondre de son mieux. Mais il parut clairement que le roi étoit convenu avec M. du Maine d’en sortir ; le cette façon, et rien ne le put ébranler.

Rien de si transparent que ce personnage de Mme la Princesse. Personne n’ignoroit le peu de figure qu’elle avoit fait dans sa famille toute sa vie, ni les mépris et les duretés avec lesquels M. le Prince l’avoit sans cesse traitée jusqu’à sa mort, bien loin de lui parler du bonnet, ni même de la moindre chose la plus domestique. Avec des millions dont elle pouvoit disposer, elle n’eut pas le moindre crédit ni moyen d’éteindre le feu que le testament de M. le Prince fit naître parmi ses enfants ; et si on a vu en son lieu qu’elle fit résoudre en un instant, par l’autorité du roi qu’elle alla trouver, le double mariage de M. le Duc et de M. le prince de Conti, c’est qu’elle fut guidée et poussée par l’intérêt de Mlle de Conti, brusquement, et à l’insu de tous, et que ce qu’elle apprit au roi, par la trahison de Mlle de Conti, du mariage, résolu entre M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans et Mme la princesse de Conti, de Mlle de Chartres et de M. le prince de Conti, sans que le roi en sût le premier mot, le détermina sur-le-champ à montrer son autorité en le rompant et faisant en même temps épouser Mlle de Bourbon à M. le prince de Conti, et Mlle de Conti à M. le Duc. Ici le roi, loin d’être piqué contre les ducs, l’étoit contre le premier président, et le crédit de Mme la Princesse n’avoit jamais paru en aucune existence auprès du roi. M. du Maine n’apprit rien aux ducs sur Mme sa belle-mère ; mais les ducs, toujours en soupçon, voulurent se faire assurer par lui plusieurs fois, non d’elle, trop incapable pour en avoir rien à craindre, sûrs surtout que nous étions de Mme la Duchesse par nous-mêmes qui étoit très bien avec elle, mais que, par les assurances qu’il nous donnoit de Mme la Princesse, jusqu’à nous répondre d’elle, plusieurs fois, comme on l’a vu, il se trouvât hors d’état de nous la produire, comme il n’eut pas honte après tout cela de faire pour s’en servi contre nous. Mme la Princesse, de plus, n’avoit ni grâce, ni prétexte, ni raison ; on ira même plus loin, elle n’avoit pas droit ni caractère de s’opposer à ce que Mme sa belle-fille consentoit pour MM. ses enfants, beaucoup moins à ce que M. le duc d’Orléans, eux si reculés, lui fils du frère unique du roi et père du premier prince du sang, consentoit pour soi, pour lui et pour sa postérité. Il n’y eut donc personne qui ne reconnût le duc du Maine à travers Mme la Princesse, sans lequel le roi, disposé comme il le paraissoit, et si accoutumé à ne compter Mme la Princesse que par l’extérieur de princesse du sang, lui eût bien demandé de quoi elle se mêloit quand M. le duc d’Orléans et Mme la Duchesse consentoient à une chose que lui-même trouvoit juste et raisonnable ; ou plutôt, sans M. du Maine, le bonnet eût été accordé ou refusé qu’elle ne l’auroit peut-être pas su de six mois après, de la façon dont elle vivoit. Personne donc, même des non intéressés, ne prit aux plaintes de M. du Maine, qui disoit à qui vouloit l’entendre que Mme la Princesse lui avoit bien lavé la tête d’avoir mis en avant l’affaire du bonnet. Elle finit donc de cette manière. D’Antin dit aux ducs ce que le roi lui avoit déclaré après avoir écouté Mme la Princesse, qui lui alla parler huit ou dix jours après la conférence de Secaux.

J’avois toujours été dans cette affaire, depuis la première conférence que j’ai marqué que nous eûmes cinq ou six ensemble chez le maréchal d’Harcourt pour délibérer sur l’embarquement, et M. du Maine m’avoit raccroché plusieurs fois a Marly, quoique je l’évitasse, pour m’en parler avant l’éclat du premier président. Je ne dissimulerai pas que je fus outré de nous voir le jouet de l’art et de la puissance de M. du Maine, et de la scélératesse du premier président. Ce fut un samedi au soir que d’Antin nous rendit à Versailles la réponse définitive du roi. J’eus la nuit devant moi. Elle ne put me persuader de laisser M. du Maine jouir paisiblement du plein et plus que plein succès de ses souplesses ; ce terme, je pense, n’est pas trop fort. Il m’avoit répondu de soi, de Mme la Princesse, des princes du sang, du premier président, du parlement, comme aux autres ducs ; il m’avoit fait les mêmes protestations de son désir et de sa bonne foi ; il m’avoit même pressé dans les premiers temps de m’assurer du consentement de M. le duc d’Orléans. Aucun péril ne me put persuader une servitude assez basse pour lui laisser ignorer ce que je sentois. Je n’y voulus embarquer personne avec moi, mais je ne pus souffrir qu’il le portât plus loin. Je logeois dans l’aile neuve de plain-pied à la tribune, lui dans la même aile en bas, tout auprès de la grande porte de la chapelle. Le lendemain dimanche, je le fis guetter au sortir de la chapelle. Jamais les fêtes et dimanches il n’y manquoit grand’messe, vêpres et le salut, et toutefois sa piété ne trompoit personne. Il alloit souvent à complies, à la prière, au sermon toujours quand il y en avoit, et au salut les jeudis.

Dès que je fus averti, je descendis chez lui. Je le trouvai seul dans son cabinet, qui me reçut l’air ouvert, de la manière du monde la plus polie et la plus aisée. Je n’ouvris la bouche qu’après que je fus assis dans mon fauteuil, et M. du Maine dans le sien. Alors, d’un air fort sérieux, je lui dis ce que j’avois appris. M. du Maine blâma Mme la Princesse, tomba sur elle, s’excusa, s’affligea. Je l’interrompis pour lui nommer seulement et gravement le premier président. M. du Maine voulut un peu l’excuser, et promptement ajouta qu’il ne falloit point désespérer de l’affaire ni la regarder comme finie ; que pour lui il ne cesseroit d’y travailler, et qu’il ne seroit jamais content qu’il n’en fût venu à bout. Sans m’émouvoir je l’écoutai, puis lui dis toutes les impostures du premier président au roi contre les ducs, que le roi avoit rendues sur-le-champ à d’Antin, avec permission de nous les dire, duquel je les savois ; et delà je traitai le premier président sans mesure, mais sans colère, avec un simple air du plus profond mépris et de l’horreur de sa scélératesse. Ce n’étoit pas que je comptasse lui rien apprendre, mais lui montrer que je n’ignorois rien ; et tout de suite le regardant fixement entre deux yeux : « C’est vous, monsieur, continuai-je, qui nous avez engagés malgré nous dans cette affaire ; c’est vous qui nous avez répondu du roi, du premier président, et par lui du parlement ; c’est vous qui nous avez répondu de Mme la Princesse ; c’est vous qui la faites intervenir maintenant, après avoir fait jouer au premier président un si indigne personnage ; enfin, c’est vous, monsieur, qui nous avez manqué de parole, et qui nous rendez le jouet du parlement et la risée du monde. » M. du Maine, toujours si vermeil et si désinvolte, devint interdit et pâle comme un mort. Il voulut s’excuser en balbutiant, et témoigner sa considération pour les ducs, et en particulier pour moi. Je l’écoutois sans avoir ôté un moment les yeux de dessus les siens. Enfin, fixant les yeux de plus en plus sur lui, je l’interrompis et lui dis d’un ton élevé et fier, mais toujours tranquille et sans colère : « Monsieur, vous pouvez tout, vous nous le montrez bien et à toute la France ; jouissez de votre pouvoir et de tout ce que vous avez obtenu, » mais en haussant la tête et la voix et le regardant jusqu’au fond de l’âme : « Il vient quelquefois des temps où on se repent trop tard d’en avoir abusé, et d’avoir joué et trompé de sang-froid tous les principaux seigneurs du royaume en rang et en établissements, qui ne l’oublieront jamais ; » et brusquement je me lève, et tourne pour m’en aller sans lui laisser le moment de répondre. Le duc du Maine, l’air éperdu d’étonnement et peut-être de dépit, me suivit, balbutiant encore des excuses et des compliments. J’allai toujours, sans me tourner, jusqu’à la porte. Là, je me tournai, et d’un air d’indignation je lui dis : « Oh ! monsieur, me conduire après ce qui s’est passé, c’est ajouter la dérision à l’insulte. » Je passai à l’instant la porte, et m’en allai sans regarder derrière moi.

La même après-dînée je racontai cette visite aux autres ducs de point en point. Je ne sais si beaucoup l’eussent voulu faire, mais tous en parurent très satisfaits. Nul ne le fut plus que moi. Je n’ai point su ce que M. du Maine fit de cette conversation, dont il n’avoit, je pense, éprouvé encore de pareille. S’il en parla au roi, s’il s’en ouvrit à Mme de Maintenon, s’il la tint secrète de sa part, c’est ce que je n’ai point démêlé, et dont je me mis peu en peine. Si le roi la sut, il a fait comme s’il ne la savoit pas ; Mme de Maintenon de même. Jamais Mme de Saint-Simon et moi ne nous en sommes aperçus. Personne de chez M. du Maine, ni de Sceaux, n’en a jamais parlé. On peut juger que M. du Maine et moi ne retournâmes pas l’un chez l’autre, et ne nous cherchions pas. Nous nous rencontrions rarement ; alors M. du Maine s’arrêtoit et me saluoit bas, et de la façon la plus marquée (son pied-bot l’obligeoit à s’arrêter ainsi quand il vouloit saluer quelqu’un par une véritable révérence) ; je lui répondis fidèlement par une demie, toujours marchant ; et nous vécûmes ainsi jusqu’à la mort du roi.

Quoique les réflexions gâtent souvent des Mémoires, il est difficile de s’empêcher d’en faire ici sur le renversement de toutes lois, droits et ordre pour des élévations sans mesure. Ceux qui les obtiennent regardent comme ennemi tout ce qui n’approuve pas leur fortune, et comme des gens à perdre tous ceux qui dans d’autres temps les y pourroient troubler. Semblables aux tyrans qui ont asservi leur patrie, ils craignent tout, ils se défient de tout, des hommes de sens et de courage dont l’état est blessé de cette étrange élévation ; ils se croient tout permis contre eux, et la crainte de déchoir devient en eux une passion si supérieure à tout autre sentiment, qu’il n’est crime dont ils puissent avoir horreur, dès qu’il devient utile à la conservation de ce qu’ils ont usurpé.

On voit ici le plus noir dessein du duc du Maine amené à succès par les plus noirs procédés, et en même temps les plus profondément pourpensés. La fausseté, la trahison, la perfidie, les manquements de parole sans cesse multipliés, la violence adroite pour attirer forcément dans ses pièges, les divers personnages également soutenus, le dernier abus d’une âme de boue, que comme telle il a mise sur le chandelier, à qui il fait souffler comme il veut le froid et le chaud, qu’il rend traître jusque sans le plus léger prétexte, et dont il se sert enfin pour faire vomir au roi les impostures les plus absurdes, mais les plus infernales contre tout ce que sa cour a de plus distingué et qui l’approche de plus près. À force de se cacher derrière des gazes, et de multiplier les horreurs, on sent qu’il est auteur et moteur de toutes les machines, et qu’il n’oublie rien pour n’être point aperçu. Il se voue aux ténèbres, et les ténèbres mêmes le rejettent. On les voit ensuite, lui et son infâme instrument, tenter tout pour se tromper l’un l’autre : le premier président pour obtenir des ducs de suivre les présidents, et laisser M. du Maine dans la nasse ; M. du Maine chercher à s’assurer des ducs en leur donnant ce qu’ils vouloient, en laissant le premier président dans le fond du bourbier que sa servitude, à ce maître perfide, lui avoit fait creuser à lui-même. Couverts enfin l’un et l’autre de tout ce qui peut rendre les hommes plus méprisables et plus odieux, sans plus de ressource de n’être pas vus tels et à plein découverts, on voit M. du Maine se servir de son épouse, et abuser du respect dû à sa naissance de fille du premier prince du sang, pour faire nettement et distinctement les propositions les plus criminelles et en même temps les plus farcies de toutes les sortes de poisons, et qui, dans la rage de ne les pouvoir faire accepter, ose déclarer que, plutôt que se voir arracher ce qui n’est pas dans le pouvoir des rois, ni dans la nature des choses de donner, je veux dire la succession à la couronne, ils mettront le feu au milieu et aux quatre coins du royaume. Est-ce une [personne] issue de la couronne qui parle ? Est-ce quelqu’un dont les frères et les neveux y sont incontestablement appelés ? Le plus mortel ennemi de nos rois, de nos princes, de notre patrie, pourroit-il emprunter de la plus furieuse rage des paroles qui en fussent plus le langage ? et ce langage est celui d’une princesse du sang qui a oublié ce qu’elle est, et la reconnoissance de tous les biens, charges et grandeurs qu’a obtenus le mari qu’elle a épousé, qui ont passé à ses enfants, qui tous sont les premiers doubles adultérins que le soleil ait vus paroître, et que les lois violées ont soufferts hors du néant et de la non existence ! menace enfin qui, selon toutes les lois et suivant encore toute politique, en cela parfaitement d’accord avec les lois, mérite ce qu’on n’oseroit exprimer. Et à qui s’adresse-t-elle pour vomir cette criminelle menace ? à des gens du plus grand état, qu’elle regarde comme ses ennemis, et que dans ce moment elle rend tels, et à qui elle ne craint pas de le dire. On verra dans la suite qu’il n’a pas tenu à elle, ni à son mari, caché alors derrière elle tant qu’il put, et jusqu’à la dernière comédie, comme il s’y cachoit ici, qu’ils n’aient renversé l’État et livré la France en proie…. Que n’auroit-on pas à ajouter !

Mesmes, trop vil pour s’arrêter à lui, et qui, par ce qu’on vient d’en voir, s’est montré par trop infâme pour ne pas déshonorer par le seul attouchement qui en voudroit réfléchir ou produire, laissera sauter par-dessus son infecte pourriture pour faire une courte réflexion sur le bonnet.

On en a vu ci-dessus la nouveauté, l’art et la plus qu’indécence ; elle est telle que les présidents eux-mêmes sont forcés de l’avouer. Toute leur défense est de se couvrir du nom et de la majesté du roi qu’ils prétendent représenter tous ensemble en leur commune présidence, et c’est par cette représentation qu’ils essayent de soutenir leurs prétentions. La fausseté de cet allégué se découvre en ce que les représentants du roi auroient la première place dans le lieu et la fonction de leur représentation. Or il est de fait que ce sont les pairs qui l’ont sur eux, tant aux hauts sièges qu’aux bas sièges, puisqu’ils sont à la droite du coin du roi, au haut bout derrière lequel il n’y a point de passage, et du côté de la cheminée, du côté du barreau de préférence, du côté de la place et du plaidoyer des gens du roi. Si on a nouvellement changé la cheminée, il demeure constant que c’est une nouveauté ; et le côté droit, à ce qui vient d’en être expliqué, demeure en existence et en évidence. Il faut donc dire que les présidents président au nom du roi, et non pas que des légistes pour leur argent le représentent. Cette représentation est même si fausse à leurs propres yeux qu’ils ne la pouvoient alléguer en présence du roi en lit de justice. Ils ne pouvoient pas même s’appuyer sur la simple présidence, puisque la présence du chancelier la leur ôte, et les efface totalement. Néanmoins on les a vus usurper d’opiner en lit de justice, non seulement devant les pairs et les princes du sang, mais devant les fils de France, et devant la reine mère et régente ; et les mouvements qu’ils se donnèrent montrent bien que c’étoit pour leurs personnes uniquement, et dans lesquels ils engagèrent le parlement d’entrer, quoiqu’il n’y eût pas le moindre intérêt, lorsque cette affaire fut enfin portée devant le roi en 1662, qui, très contradictoirement, jugea contre eux pour les pairs ce qui a toujours subsisté depuis. Il est donc évident, par cet exemple dont on se contente ici, que ce n’est ni par la représentation du roi qu’ils n’ont point, ni par la présidence qu’ils exercent en son nom, qu’ils osent soutenir l’énorme usurpation du bonnet, et que, si le roi les obligeoit d’articuler à quel titre, ils demeureroient confondus.

Mais que pourroient-ils alléguer au roi là-dessus, en leur laissant même soutenir cette représentation fausse et idéale, dès que le roi consent pour ce qui le regarde, et qu’il dit au premier président que ce que les ducs demandent lui paroît juste et raisonnable, et qu’il désire qu’ils soient contents ? c’étoit les mettre au pied du mur. Aussi le premier président n’osa jamais faire une dernière réponse au roi ; et ce fut pour l’en délivrer que M. du Maine n’eut pas honte, après avoir tant de fois répondu de Mme la Princesse, de l’amener enfin sur la scène pour finir l’affaire comme on l’a vu.

Finissons par un mot fort court. Le chancelier va au parlement toutes les fois que bon lui semble, y préside, et y efface totalement le premier président et tous les autres présidents ; il y déplace le premier président en l’absence du roi ; il est le supérieur du parlement. Quand cette compagnie va chez lui le haranguer, et il n’est point de chancelier à qui cela n’arrive, c’est par députés, parmi lesquels sont le premier président et d’autres présidents à mortier. Le premier président lui porte la parole et le traite toujours de monseigneur ; la députation est très légèrement conduite par le chancelier qui prend la main sur le premier président et sur tous, et, à l’ordinaire de la vie, ne donne la main chez lui à aucun magistrat, ni la chancelière, qui a d’ailleurs un rang fort inférieur au sien, ne donne aussi la main chez elle ni à la première présidente ni à aucune femme de robe, et la donne néanmoins à toutes les autres, à la différence du chancelier qui ne la donne qu’aux gens titrés. Voilà donc une supériorité entière du chancelier sur le premier président et sur tous les présidents qui, en corps, et le premier président en particulier, lui écrivent monseigneur et en reçoivent réponse fort disproportionnée. Le conseil privé, ou des parties, qui casse les arrêts du parlement, n’a qu’un seul président qui est le chancelier. En prenant les avis il est couvert, et le demeure lorsque les conseillers d’État se découvrent lorsqu’il les nomme pour opiner. Il n’ôte son chapeau qu’en nommant le doyen du conseil, et le nomme M. le doyen, et non par son nom comme il fait tous les autres conseillers d’État. Lorsqu’il y a eu des pairs, même M. de Vitry, qui n’étoit que duc à brevet et conseiller d’État d’épée, le chancelier s’est toujours découvert pour eux, et l’exemple de MM. de Reims et de Noyon en est récent. Que l’on compare maintenant le chancelier et le premier président et leur très différent usage ; qu’est-il possible que les présidents y répondent qui se puisse souffrir ? En voilà assez sur cette étrange affaire qui gagna le mois de mars 1715. Sa nature a obligé à un récit de suite et non interrompu ; reprenons maintenant les matières accoutumées, et revenons sur nos pas au 1er janvier 1715. Toutefois il ne faut pas que l’empressement de finir une si désagréable matière fasse omettre que M. du Maine avoit payé d’avance le premier président, presque immédiatement avant de l’entamer. Ce magistrat, qui étoit un panier percé qui jetoit à tout, et beaucoup en breloques, avoit toujours grand besoin d’argent, et se gouvernoit fort par ce continuel désir. Il avoit quatre cent mille livres de brevet de retenue qu’il avoit payées à son prédécesseur ; il n’eut pas honte d’en demander la jouissance par une nouvelle pension de vingt mille livres, ni le duc du Maine de la solliciter auprès du roi, qui n’étoit plus à portée de refuser quoi que ce fût à ce très cher bâtard, et cher en toutes les sortes.




  1. Ce mot, qui se disait au propre d’une pierre fausse, désignait, au figure, une personne de belle apparence, mais sans esprit.