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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/Notes

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NOTES.


I. MORCEAU INÉDIT DE SAINT-SIMON RELATIF À L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Pages 56 et suiv.


La plupart des notes de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau se retrouvent dans ses Mémoires. En voici une qui fait exception. En parlant des faveurs dont Villars fut comblé à son retour, en 1714 (Voy. p. 51 et suiv. de ce volume), Saint-Simon ne dit rien de son élection à l’Académie française (17 mai 1714). Mais dans ses notes sur le Journal de Dangeau qui mentionne cette nouvelle, on trouve le passage suivant[1] :

« L’Académie françoise se perdit peu à peu par sa vanité et par sa complaisance. Elle seroit demeurée en lustre si elle s’en étoit tenue à son institution ; la complaisance commença à la gâter : des personnes puissantes par leur élévation ou par leur crédit protégèrent des sujets qui ne pouvoient lui être utiles, conséquemment ne pouvoient lui faire honneur. Ces protections s’étendirent après jusque sur leurs domestiques par orgueil, et ces domestiques qui n’avoient souvent pas d’autre mérite littéraire furent admis. De là cela se tourna en espèce de droit que l’usage autorisa, et qui remplit étrangement l’Académie. Pour essayer de se relever au moins par la qualité de ses membres, elle élut des gens considérables, mais qui ne l’étoient que par leur naissance ou leurs emplois, sans lesquels les lettres ne les auroient jamais admis dans une société littéraire, et ces personnes eurent la petitesse de s’imaginer que la qualité d’académiciens les rendoit académiques. De l’un à l’autre cette mode s’introduisit, et l’Académie s’en applaudit par la vanité de faire subir à ces hommes distingués une égalité littéraire en places, en sièges, en voix, en emplois de directeur et de chancelier par tour ou par élection ; et tel qui eût été à peine assis chez un autre, se croyoit quelque chose de grand par ce mélange avec lui au dedans de l’Académie, et ne sentoit pas que cette distinction intérieure et momentanée ne différoit guère de celle des rois de théâtre et des héros d’opéra.

« Que pour honorer l’Académie, la distinction des personnes ne fût pas un obstacle à les admettre, quand d’ailleurs ils avoient de quoi payer de leurs personnes par leur savoir et par leur bon goût et s’en tenir là, c’étoit chose raisonnable ; on avoit commencé de la sorte ; cela honoroit qui que ce fût ; l’égalité littéraire contribuoit à l’émulation et à l’union des divers membres dans un lieu où l’esprit et les lettres seules étoient considérées, et ou tout autre éclat ne devoit pas être compté. Tant que l’Académie n’a été ouverte qu’à des prélats et à des magistrats en petit nombre, distingués en effet par les lettres, et à des gens de qualité, même de dignité, s’il s’en trouvoit de tels, elle leur a donné et en a reçu un éclat réciproque ; mais depuis que, de l’un à l’autre, par mode et par succession de temps, les grandes places et celles de domestiques sans autre titre s’y sont réunies, la mésalliance est tombée dans le ridicule, et les lettres dans le néant, par le très petit nombre de gens de lettres qui y ont eu place et qui se sont découragés par les confrères qui leur ont été donnés, parfaitement inutiles aux lettres et bons seulement à y cabaler des élections. On admirera la fatuité de plusieurs gens considérables qui s’y laissèrent entraîner, et celle de l’Académie à les élire. »


II. LETTRE DE RICHELIEU MOURANT À MAZARIN.


Pages 105 et suiv.


Le cardinal Mazarin et sa famille sont traités avec une grande sévérité dans plusieurs passages de Saint-Simon, notamment p. 105 et suivantes de ce volume. Je n’ai pas l’intention de faire l’apologie du cardinal ni de ses nièces. Je me bornerai pour sa famille à renvoyer le lecteur au curieux ouvrage de M. Am. Renée sur les Nièces de Mazarin [2]. Quant au cardinal, il ne faut pas croire qu’il dut uniquement son élévation à l’heureux caprice d’une reine. On oublie trop que les services rendus à l’État l’avoient signalé depuis longtemps et que Richelieu, sur son lit de mort, l’avoit désigné pour son successeur. Voici la lettre inédite, par laquelle le cardinal mourant lègue à Mazarin le soin de continuer son œuvre.

« Monsieur,

« La providence de Dieu, qui prescrit des limites à la vie de tous les hommes, m’ayant fait sentir en cette dernière maladie que mes jours étoient comptés ; qu’il a tiré de moi tous les services que je pouvois rendre au monde, je ne le quitte qu’avec regret de n’avoir pas achevé les grandes choses que j’avois entreprises pour la gloire de mon roi et de ma patrie. Mais, parce qu’il nous faut soumettre aux lois qu’il nous impose, je bénis cette sagesse infinie et je reçois l’arrêt de ma mort avec autant de constance que j’ai de joie de voir le soin qu’elle prend de m’en consoler. Comme le zèle que j’ai toujours eu pour l’avantage de la France a fait mes plus solides contentements, j’ai un extrême déplaisir de la laisser sans l’avoir affermie par une paix générale. Mais, puisque les grands services que vous avez déjà rendus à l’État me font assez connoître que vous serez capable d’exécuter ce que j’avois commencé, je vous remets mon ouvrage entre les mains, sous l’aveu de notre bon maître, pour le conduire à sa perfection, et je suis ravi qu’il recouvre en votre personne plus qu’il ne sauroit perdre en la mienne. Ne pouvant, sans faire tort à votre vertu, vous recommander autre chose, je vous supplierai d’employer les prières de l’Église pour celui qui meurt,

« Monsieur,
« Votre très humble serviteur,
ARMAND, cardinal-duc de richelieu. »

Cette lettre, qui fait le plus grand honneur aux deux cardinaux, est conservée dans le dépôt des manuscrits de la Bibliothèque impériale.


III. TERRES DISTRIBUÉES AUX LEUDES FRANCS APRÈS LA CONQUÊTE.


Page 274.


Saint-Simon dit que les terres distribuées aux leudes ou compagnons des rois après la conquête s’appelèrent fiefs. L’assertion n’est pas entièrement exacte. Ces terres portèrent primitivement le nom de bénéfices (beneficia), ou terres accordées en récompense des services. Dans l’origine, elles ne donnoient pas à ceux qui les obtenoient les droits de souveraineté, c’est-à-dire le droit de battre monnaie, de lever des impôts, de rendre la justice et de faire la guerre. Les rois pouvoient même enlever ces terres aux leudes qui ne remplissoient pas avec exactitude les obligations qui leur étoient imposées. Ce fut seulement par le traité d’Andelot (587) et surtout par les usurpations si fréquentes dans ces temps d’anarchie que les leudes rendirent les bénéfices inamovibles et héréditaires. Quant aux fiefs et au régime féodal, il faut arriver au IXe siècle pour en trouver l’organisation solidement établie et conférant les droits régaliens qui ont été énumérés plus haut. La plupart des historiens antérieurs à notre siècle ont confondu les bénéfices et les fiefs, comme le fait Saint-Simon dans ce passage. On doit surtout à M. Guizot d’avoir relevé cette erreur dans ses Essais sur l’histoire de France et dans son Cours de l’histoire de la civilisation en France, il a nettement marqué la distinction entre les bénéfices et les fiefs, tout en montrant que la distribution des bénéfices et les usurpations des leudes ont conduit peu à peu au régime féodal.


IV. ASSEMBLÉES DES FRANCS, DITES CHAMPS DE MARS ET CHAMPS DE MAI.


Page 276.


Les assemblées des Francs n’étoient pas toujours divisées en deux chambres, pour employer les termes mêmes de Saint-Simon. Il seroit difficile de retrouver cette division dans les champs de mars des Mérovingiens ; mais, sous les Carlovingiens, les usages rappelés par Saint-Simon furent habituellement observés, comme le prouve un document du IXe siècle, conservé dans une lettre écrite en 882 par Hincmar, archevêque de Reims[3]. Voici la traduction qu’en a donnée M. Guizot :

« C’étoit l’usage du temps de Charlemagne de tenir chaque année deux assemblées : dans l’une et dans l’autre, on soumettoit à l’examen ou à la délibération des grands les articles de loi nommés capitula, que le roi lui-même avoit rédigés par l’inspiration de Dieu, ou dont la nécessité lui avoit été manifestée dans l’intervalle des réunions. Après avoir reçu ces communications, ils en délibéroient un, deux ou trois jours, ou plus, selon l’importance des affaires. Des messagers du palais, allant et venant, recevoient leurs questions et rapportoient leurs réponses, et aucun étranger n’approchoit du lieu de leur réunion, jusqu’à ce que le résultat de leurs délibérations pût être mis sous les yeux du grand prince, qui, alors, avec la sagesse qu’il avoit reçue de Dieu, adoptoit une résolution à laquelle tous obéissoient. Les choses se passoient ainsi pour un, deux capitulaires, ou un plus grand nombre, jusqu’à ce que, avec l’aide de Dieu, toutes les nécessités du temps eussent été réglées.

« Pendant que ces affaires se traitoient de la sorte hors de la présence du roi, le prince lui-même, au milieu de la multitude venue à l’assemblée générale, étoit occupé à recevoir les présents, saluant les hommes les plus considérables, s’entretenant avec ceux qu’il voyoit rarement, témoignant aux plus âges un intérêt affectueux, s’égayant avec les plus jeunes, et faisant ces choses et autres semblables pour les ecclésiastiques comme pour les séculiers. Cependant, si ceux qui délibéroient sur les matières soumises à leur examen en manifestoient le désir, le roi se rendoit auprès d’eux, y restoit aussi longtemps qu’ils le vouloient, et là ils lui rapportoient avec une entière familiarité ce qu’ils pensoient de toutes choses, et quelles étoient les discussions amicales qui s’étoient élevées entre eux. Je ne dois pas oublier de dire que, si le temps étoit beau, tout cela se passoit en plein air [4], sinon dans plusieurs bâtiments distincts, où ceux qui avoient à délibérer sur les propositions du roi étoient séparés de la multitude des personnes venues à l’assemblée ; et alors les hommes les moins considérables ne pouvoient entrer.

« Les lieux destinés à la réunion des seigneurs étoient divisés en deux parties, de telle sorte que les évêques, les abbés et les clercs élevés en dignité pussent se réunir sans aucun mélange de laïques. De même les comtes et les autres principaux de l’État se séparoient, dès le matin, du reste de la multitude, jusqu’à ce que, le roi présent ou absent, ils fussent tous réunis : et alors les seigneurs ci-dessus désignés, les clercs de leur côté, les laïques du leur, se rendoient dans la salle qui leur étoit assignée, et où on leur avoit fait honorablement préparer des sièges. Lorsque les seigneurs laïques et ecclésiastiques étoient ainsi séparés de la multitude, il demeuroit en leur pouvoir de siéger ensemble ou séparément, selon la nature des questions qu’ils avoient à traiter, ecclésiastiques, séculières ou mixtes. De même, s’ils vouloient faire venir quelqu’un, soit pour demander des aliments, soit pour faire quelque question, et le renvoyer après en avoir reçu ce dont ils avoient besoin, ils en étoient les maîtres. Ainsi se passoit l’examen des affaires que le roi proposoit à leurs délibérations. »


V. LITS DE JUSTICE[5] — ORIGINE DU NOM. — CÉRÉMONIAL DES LITS DE JUSTICE. — TOUTES LES SÉANCES ROYALES EN PARLEMENT N'ÉTAIENT PAS LITS DE JUSTICE. — SÉANCE ROYALE POUR LA CONDAMNATION DU PRINCE DE CONDÉ EN 1654.


Page 285.


Les lits de justice, dont il est souvent question dans l’histoire de l’ancienne monarchie, étoient des séances solennelles du parlement, où le roi siégeoit en personne entouré des princes du sang et des grands officiers de la couronne. Les ducs et pairs y étoient convoqués et devoient y prendre séance en leur rang, d’après l’ordre de leur réception. Ces cérémonies tiroient leur nom de ce que le roi siégeoit sur une espèce de lit formé de coussins. Il en est déjà question dans une ordonnance de Philippe de Valois en date du 11 mars 1344 (1345). L’article 14 dit que, dans ces cérémonies, « nul ne doit venir siéger auprès du lit du roi, les chambellans exceptés [6]. » C’est donc à tort que certains historiens ont regardé comme le premier lit de justice celui que tint Charles V en 1369 pour juger le prince de Galles, duc de Guyenne, qui étoit accusé de félonie.

Le cérémonial des lits de justice étoit rigoureusement déterminé. Dans le cas où le roi se rendoit au parlement pour tenir un lit de justice, un maître des cérémonies avertissoit l’assemblée dès que le roi étoit arrivé à la Sainte-Chapelle. Aussitôt quatre présidents à mortier avec six conseillers laïques et deux conseillers clercs alloient le recevoir et le saluer au nom du parlement. Ils le conduisoient ensuite à la grand’chambre, les présidents marchant aux côtés du roi, les conseillers derrière lui et le premier huissier entre les deux massiers du roi. Le roi s’avançoit précédé des gardes dont les trompettes sonnoient et les tambours battoient jusque dans la grand’chambre. Le lit de justice du roi surmonté d’un dais étoit placé dans un des angles de la grand’chambre. Les grands officiers avoient leur place marquée : le grand chambellan aux pieds du roi ; à droite, sur un tabouret, le grand écuyer portant suspendue au cou l’épée de parade du roi ; à gauche, se tenoient debout les quatre capitaines des gardes et le capitaine des Cent-Suisses. Le chancelier siégeoit au-dessous du roi dans le même angle ; il avoit une chaire à bras que recouvroit le tapis de velours violet semé de fleurs de lis d’or, qui servoit de drap de pied au roi. Le grand maître des cérémonies et un maître ordinaire prenoient place sur des tabourets devant la chaire du chancelier. Le prévôt de Paris, un bâton blanc à la main, se tenoit sur un petit degré par lequel on descendoit dans le parquet. Dans le même parquet, deux huissiers du roi, leurs masses d’armes à la main, et six hérauts d’armes étoient placés en avant du lit de justice.

Les hauts sièges à la droite du roi étoient occupés par les princes du sang et les pairs laïques ; à gauche, par les pairs ecclésiastiques et les maréchaux venus avec le roi. Le banc ordinaire des présidents à mortier étoit rempli par le premier président et les présidents à mortier revêtus de robes rouges et de leurs épitoges d’hermine. Sur les autres bancs siégeoient les conseillers d’honneur, les quatre maîtres des requêtes qui avoient séance au parlement, enfin les conseillers de la grand’chambre, des chambres des enquêtes et des requêtes, tous en robe rouge. Il y avoit des bancs réservés pour les conseillers d’État et les maîtres des requêtes qui accompagnoient le chancelier et qui étoient revêtus de robes de satin noir, ainsi que pour les quatre secrétaires d’État, les chevaliers des ordres du roi, les gouverneurs et lieutenants généraux des provinces, les baillis d’épée, etc.

Lorsque le roi étoit assis et couvert et que toute l’assemblée avoit pris place, le roi ôtant et remettant immédiatement son chapeau, donnoit la parole au chancelier pour exposer l’objet de la séance. Le chancelier montoit alors vers le roi, s’agenouilloit devant lui, et, après avoir pris ses ordres, retournoit à sa place, où assis et couvert il prononçoit une harangue d’apparat. Son discours fini, le premier président et les présidents se levoient, mettoient un genou en terre devant le roi, et, après qu’ils s’étoient relevés, le premier président, debout et découvert, ainsi que tous les présidents, prononçoit un discours en réponse à celui du chancelier. Il parloit au nom du parlement, tandis que le chancelier avoit parlé au nom du roi.

Après ces harangues, le chancelier remontoit vers le lit de justice du roi, et, un genou en terre, prenoit de nouveau ses ordres ; de retour à sa place, il disoit que la volonté du roi étoit que l’on donnât lecture de ses édits. Sur son ordre, un greffier faisoit cette lecture. Le chancelier appeloit ensuite les gens du roi pour qu’ils donnassent leurs conclusions. Un des avocats généraux prononçoit alors un réquisitoire, dont la conclusion étoit toujours que la cour devoit ordonner l’enregistrement des édits. Il arriva cependant que plusieurs avocats généraux, parmi lesquels on remarque Omer Talon et Jérôme Bignon, profitèrent de ces circonstances solennelles pour adresser au souverain de sages remontrances.

Après le discours de l’avocat général, le chancelier recueilloit les voix, mais seulement pour la forme. Il montoit pour la troisième fois au lit de justice du roi et lui demandoit son avis ; il s’adressoit ensuite aux princes, pairs laïques et ecclésiastiques, maréchaux de France, présidents du parlement, conseillers d’État, maîtres des requêtes, conseillers au parlement, qui tous opinoient à voix basse et pour la forme. Ce simulacre de vote terminé, le chancelier alloit pour la quatrième fois demander les ordres du roi, et, de retour à sa place, il prononçoit la formule d’enregistrement ainsi conçue : Le roi, séant en son lit de justice, a ordonné et ordonne que les présents édits seront enregistrés, publiés et adressés à tous les parlements et juges du royaume. La formule, dictée au greffier par le chancelier, au nom du roi, se terminoit ainsi : Fait en parlement, le roi y séant en son lit de justice. Le roi sortoit ensuite du parlement entouré de la même pompe et du même cortège qu’à son entrée.

Les lits de justice étoient considérés ordinairement comme des coups d’État. Le parlement se réunissoit quelquefois le lendemain du lit de justice pour protester contre un enregistrement forcé, et de là naissoient des conflits et des troubles. Telle fut, en 1648, l’occasion de la Fronde.

La présence du roi au parlement ne suffisoit pas pour qu’il y eût lit de Justice. Le Journal d’Olivier d’Ormesson en fournit la preuve : à la date du 2 décembre 1665, il mentionne la présence du roi au parlement, sans que cette séance royale fût un véritable lit de justice. « Le roi, dit-il, entra sans tambours, trompettes ni aucun bruit, à la différence des lits de justice. » Il signale, à l’occasion du même événement, une autre différence qui concerne le chancelier : « M. le chancelier, dit-il, y vint, et l’on députa deux conseillers de la grand’chambre à l’ordinaire pour le recevoir, sans qu’il eût des masses devant lui, comme aux lits de justice. » André d’Ormesson retrace dans ses Mémoires inédits une de ces séances royales qui n’étoient pas lits de justice. Il s’agissoit du procès criminel intenté au prince de Condé. L’auteur, qui étoit conseiller d’État, entre dans tous les détails de la cérémonie, dont il fut témoin oculaire :

« Cette journée (19 janvier 1654), je me trouvai chez M. le chancelier [7], sur les huit heures, en ayant été averti la veille par M. Sainctot, maître des cérémonies. M. le chancelier me fit mettre au fond, à côté de lui, pour donner place aux autres dans son carrosse. Étant auprès de lui, il me dit que le duc d’Anjou [8] ne s’y trouveroit point, n’étant pas en âge de juger, et que le roi n’en étoit capable que par la loi du royaume qui le déclaroit majeur à treize ans ; que les capitaines des gardes ne seroient point auprès du roi, n’ayant point de voix ni de séance au parlement ; que le prévôt de Paris n’y seroit point non plus, et que le duc de Joyeuse n’y entreroit que comme duc de Joyeuse et ne seroit point aux pieds du roi comme grand chambellan ; que les gens du roi demeureroient présents pendant le procès, encore qu’ils aient accoutumé de se retirer, après avoir donné leurs conclusions par écrit ; que les princes parents descendroient de leurs places et demanderoient d’être excusés d’assister au procès, et que le roi leur prononceroit qu’il trouvoit bon qu’ils y demeurassent.

« Étant arrivés en la Sainte-Chapelle et de là allant prendre nos places, MM. Chevalier et Champron, conseillers au parlement, vinrent au-devant de M. le chancelier. Il se mit au-dessus du premier président et n’en bougea pendant la séance. Le roi, ayant pris sa place, étoit accompagné, du côté des pairs laïques, à la main droite, des ducs de Guise, de Joyeuse son frère, d’Épernon, d’Elbœuf, de Sully, de Candale, et de quatre maréchaux de France, conseillers de la cour, qui prirent la séance entre eux, non du jour qu’ils étoient maréchaux de France, mais du jour qu’ils avoient été reçus conseillers de la cour au parlement, comme M. le chancelier le leur avoit prononcé sur la difficulté qu’ils lui en firent. Ainsi M. le maréchal de La Mothe-Houdancourt, le maréchal de Grammont, le maréchal de L’Hôpital et le maréchal de Villeroy prirent leurs places après les ducs et pairs. Du côté des pairs ecclésiastiques, à main gauche, étoient assis M. d’Aumale, archevêque de Reims, duc et pair de France, l’évêque de Beauvois (Chouart-Busenval), comte et pair, l’évêque de Châlons (Viallard), comte et pair, l’évêque de Noyon (Baradas), comte et pair. Au siège bas, au-dessous des ducs, le comte de Brienne (Loménie) [9], Bullion, sieur de Bonnelles, Le Fèvre d’Ormesson [10], Haligre et Morangis-Barrillon, conseillers d’État reçus au parlement [11]. Tous les présidents de la cour étoient présents, excepté le président de Maisons (Longueil), relégué à Conches en Normandie, pour avoir suivi le parti des princes avec son frère conseiller à la cour. Les présidents présents étoient MM. de Bellièvre, premier président, de Nesmond, de Novion (Potier), de Mesmes (d’Irval), Le Coigneux, Le Bailleul et Molé-Champlâtreux. Les maîtres des requêtes présents étoient MM. Mangot, Laffemas, Le Lièvre et d’Orgeval-Lhuillier.

« La compagnie assise, M. du Bignon [12], avocat général, assisté de M. Fouquet, procureur général, et de M. Talon, aussi avocat général, proposa au roi le sujet de cette assemblée, et parla contre la désobéissance de M. le Prince [13], et il sembloit à son discours qu’il excitoit le roi à lui pardonner et à oublier toutes ses actions passées, et à la fin donna ses conclusions à M. Doujat, rapporteur, par écrit. M. le chancelier dit aux gens du roi qu’ils demeurassent dans leurs places ; dont la compagnie murmura, n’étant point de l’ordre qui s’observe en telles occasions, et M. le chancelier, au retour, comme j’étois encore près de lui, me dit qu’il ne le feroit plus. M. le chancelier demanda l’avis à M. Chevalier, doyen du parlement, un des rapporteurs, puis à M. Doujat, qui dit qu’il y avoit trois preuves contre M. le Prince : la première, la notoriété de fait, la seconde les lettres missives et les commissions signéesLouis De Bourbon, et puis les témoins qui avoient déposé contre lui des actes d’hostilité. On avoit lu, auparavant, les dépositions de cinq ou six témoins, quatre ou cinq lettres du prince et ses commissions. Après que M. Doujat eut parlé, toute la compagnie n’opina que du bonnet et fut d’avis des conclusions qui étoient, que ledit prince seroit ajourné de comparoir en personne, se mettre dans la Conciergerie et se représenter dans un mois ; qu’il seroit ajourné dans la ville de Péronne, à cri public, au son de la trompette, et cependant que ses biens seroient saisis ; décret de prise de corps contre le président Viole, Lenet, Marchin (Marsin), Persan et encore six ou sept autres seigneurs et capitaines ; leurs biens saisis, etc. »


VI. LOUIS XIV AU PARLEMENT, EN 1655.


Page 312.


Saint-Simon rapporte que Louis XIV alla « en habit gris tenir son lit de justice avec une houssine à la main, dont il menaça le parlement, en lui parlant en termes répondant à ce geste. » Cette scène dramatique s’est gravée profondément dans les esprits et est devenue un des lieux communs de l’histoire traditionnelle. On y a ajouté un de ces mots à effet qui ne sortent plus de la mémoire des peuples. Louis XIV, d’après la tradition, auroit répondu au premier président qui lui parloit de l’intérêt de l’État : « L’État, c’est moi » On place cette scène le 20 mars 1655.

Quel est sur ce point le récit des historiens contemporains ? Les principaux auteurs de Mémoires qui écrivoient à cette époque et s’occupoient de l’intérieur de la France sont Mlle de Montpensier, Mme de Motteville, Montglat et Gourville ; il faut y ajouter Gui Patin, dont les lettres forment une véritable gazette de l’époque. Mlle de Montpensier, qui vivoit alors loin de Paris, ne traite que des intrigues de sa petite cour. Mme de Motteville ne parle pas de ces scènes, auxquelles Anne d’Autriche resta étrangère. Quant à Gourville, qui étoit alors attaché à Nicolas Fouquet, à la fois surintendant et procureur général, il donne de curieux renseignements sur le prix auquel les conseillers du parlement vendoient leurs votes [14]. Gui Patin, dont on connoît l’humeur chagrine, se borne à dire dans une lettre du 26 mars 1665 : « Le lendemain matin le roi a été au palais, où il a fait vérifier quantité d’édits de divers offices et autres. M. Bignon y a harangué devant le roi très pathétiquement, et y a dit merveilles, et nonobstant tout a passé ; interea patitur justus ; nec est qui recogitet corde. » Dans une lettre du 21 avril, il ajoute : « Le parlement s’étoit assemblé de nouveau pour examiner les édits que le roi fit vérifier en sa présence la dernière fois qu’il fut au palais, qui fut à la fin du carême : cela a irrité le conseil, et défenses là-dessus leur ont été envoyées de ne pas s’assembler davantage. Et de peur que le roi ne fût pas obéi, il a pris lui-même la peine d’aller au palais bien accompagné, où de sa propre bouche, sans autre cérémonie, il leur a défendu de s’assembler davantage contre les édits qu’il fit l’autre jour publier. »

Le marquis de Montglat, dont les Mémoires se distinguent par leur exactitude, est celui des auteurs contemporains qui insiste le plus sur le costume insolite du roi. Voici le passage : « Le roi fut tenir son lit de justice au parlement le 20 mars (1655), pour faire vérifier des édits. Et, parce que l’autorité royale n’étoit pas encore bien rétablie, les chambres s’assemblèrent pour revoir les édits, disant que la présence du roi avoit ôté la liberté des suffrages, et qu’il étoit nécessaire en son absence de les examiner pour voir s’ils étoient justes. La mémoire des choses passées faisoit appréhender ces assemblées, après les événements funestes qu’elles avoient causés. Cette considération obligea le roi de partir du château de Vincennes le 10 d’avril, et de venir le matin au parlement en justaucorps rouge et chapeau gris, accompagné de toute sa cour en même équipage : ce qui étoit inusité jusqu’à ce jour. Quand il fut dans son lit de justice, il défendit au parlement de s’assembler ; et après avoir dit quatre mots, il se leva et sortit, sans ouïr aucune harangue. »

Montglat, qui, en sa qualité de maître de la garde-robe, étoit parfaitement instruit du cérémonial, n’est frappé que du costume insolente du roi et de sa cour. Quant à la houssine, que d’autres ont remplacée par un fouet, il n’en dit pas un mot. Enfin un journal de cette époque, dont l’auteur est resté inconnu, complète le récit de Montglat et donne la scène entière avec toute l’étendue nécessaire pour rectifier les assertions erronées [15] :

« Le parlement, dit l’auteur anonyme [16], s’étant assemblé le vendredi 9 avril (1655) pour entendre la lecture des édits plus au long et plus attentivement qu’il n’avoit fait en présence de Sa Majesté, il n’en put apprendre la conséquence et les incommodités que tout le monde en recevroit sans horreur et sans confusion, tant ils étoient à l’oppression de tous les particuliers que d’impossible exécution [17]. M. le chancelier (Séguier) s’en défendit le mieux qu’il lui étoit possible, « pour n’en avoir eu, disoit-il, aucune communication. » M. le garde des sceaux [18] assuroit ne l’avoir vu qu’en le scellant le matin du même jour qu’il avoit été porté au parlement, et tout le conseil protestoit ingénument de n’y avoir participé en aucune façon, si bien que, pour assoupir cette grande rumeur qui alloit se répandre par toute la ville et ensuite dans toutes les provinces, si le parlement eût continué ses assemblées, le roi fut conseillé d’y retourner le mardi suivant, 13 du mois d’avril [19], afin de les dissoudre et d’en empêcher le cours une fois pour toutes. Sa Majesté y fut reçue en la manière accoutumée, mais sans que la compagnie sût aucune chose de sa résolution. En entrant, elle ne fit paroître que trop clairement sur son visage l’aigreur qu’elle avoit dans le cœur. « Chacun sait, leur dit-elle d’un ton moins doux et moins gracieux qu’à l’ordinaire, combien vos assemblées ont excité de trouble dans mon État [20], et combien de dangereux effets elles y ont produits. J’ai appris que vous prétendiez encore les continuer, sous prétexte de délibérer sur les édits qui naguère ont été lus et publiés en ma présence. Je suis venu ici tout exprès pour en défendre (en montrant du doigt MM. des enquêtes) la continuation, ainsi que je fais absolument ; et à vous, monsieur le premier président [21] (en le montrant aussi du doigt), de les souffrir ni de les accorder, quelques instances qu’en puissent faire les enquêtes. » Après quoi, Sa Majesté s’étant levée promptement, sans qu’aucun de la compagnie eût dit une seule parole, elle s’en retourna au Louvre et de là au bois de Vincennes, dont elle étoit partie le matin, et où M. le cardinal l’attendoit. »

Voilà le récit le plus complet et le plus circonstancié de cette scène qui a été si singulièrement travestie par l’imagination de quelques historiens. Louis XIV, qui avoit alors dix-sept ans, étoit allé s’établir au château de Vincennes pour se livrer plus facilement au plaisir de la chasse ; ce qui explique le costume insolite dont parle Montglat. Malgré la défense formelle du roi, le parlement ne se tint pas pour battu ; le premier président entra en conférence avec le cardinal Mazarin, et les enquêtes demandèrent l’assemblée des chambres [22]. Le 29 avril, le premier président, avec les députés du parlement, alla supplier le roi de la leur accorder. « Mais, dit l’auteur du journal, le roi continuant dans la fermeté que son conseil avoit jugée nécessaire à l’entier rétablissement de son autorité, lui dit seulement : qu’il ne lui restoit aucune aigreur contre aucun de la compagnie ; qu’il ne vouloit point toucher à ses privilèges ; mais que le bien de ses affaires présentes ne pouvant consentir à leurs assemblées, Sa Majesté leur en dépendoit d’abondant la continuation. »


VII. ÉPICES.


Page 369.


Les épices, dont il est question dans ce volume de Saint-Simon, étoient primitivement des présents en nature que l’on offroit aux juges après le gain d’un procès. Cet usage étoit très ancien. Saint Louis défendit aux juges de recevoir en épices plus de la valeur de dix sous par semaine. Philippe le Bel leur interdit d’en accepter au delà de ce qu’ils pourroient consommer journellement dans leur maison. Peu à peu l’usage s’introduisit de remplacer les épices par de l’argent ; mais le nom resta le même. On voit en 1369 un sire de Tournon donner vingt francs d’or à ses deux rapporteurs, et ce après l’avoir obtenu en présentant requête au parlement. Les juges finirent par considérer les épices comme une redevance qui leur étoit due, et un arrêt de 1402 prononça dans ce sens. On obligea même les plaideurs à les remettre d’avance, et depuis cette époque on appela épices la somme que les juges des divers tribunaux recevoient des parties dont ils avoient examiné le procès.


  1. Je dois ce morceau inédit de Saint-Simon à l’obligeance de M. Amédée Lefèvre-Pontalis, auteur d’un excellent Discours sur la Vie et les Mémoires de Saint-Simon, qui a été couronné par l’Académie française.
  2. Pages 88 et suivantes de la première édition.
  3. Cette lettre forme un véritable traité sous le titre de De ordine palatii. Elle reproduit un document plus ancien composé par Adalhard, abbé de Corbie, parent et conseiller de Charlemagne.
  4. J’ai souligné les passages qui confirment le récit de Saint-Simon.
  5. Voy. Lettres sur les lits de justice, par Le Paige, Paris, 1756.
  6. Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 228, art. 14 : « Que nul ne se parte de son siège ne vienne seoir de lez le lict du roy les chambellans exceptez, ne ne vienne conseillier à luy, se il ne l’appelle. »
  7. Le chancelier était alors Pierre Séguier.
  8. Frère de Louis XIV, qui prit le nom de duc d’Orléans après la mort de son oncle Gaston, duc d’Orléans.
  9. Le comte de Brienne, seigneur de la Ville-aux-Clercs, était un des quatre secrétaires d’État.
  10. Il s’agit de l’auteur même de ces Mémoires, André Le Fèvre d’Ormesson, père d’Olivier, dont j’ai souvent cité le journal.
  11. On nommait ces conseillers conseillers d’honneur, titre rarement accordé et seulement à des hommes éminents.
  12. Jérôme Bignon est appelé ordinairement, dans ces Mémoires, du Bignon. Le procureur général, quoique supérieur hiérarchiquement aux avocats généraux, se bornait à assister aux séances royales et lits de justice. C’était un avocat général qui portait la parole.
  13. Louis de Bourbon, prince de Condé.
  14. « M. Fouquet me parlant un jour de la peine qu’il y avoit à faire vérifier des édits au parlement, je lui dis que, dans toutes les chambres, il y avoit des conseillers qui entraînaient la plupart des autres ; que je croyais qu’on pouvoit leur faire parler par des gens de leur connoissance, leur donner à chacun cinq cents écus de gratification et leur en faire espérer autant dans la suite aux étrennes. J’en fis une liste particulière, et je fus chargé d’en voir une partie que je connaissais. On en fit de même pour d’autres…. Quelque temps après il se présenta une occasion au parlement, où M. Fouquet jugea bien que ce qu’il avoit fait avoit utilement réussi. » Mémoires de Gourville, à l’année 1655.
  15. Ce journal, manuscrit, est conservé à la Bibliothèque Impériale sous le n° 1238 d (bis) ; S. F.
  16. Fol. 326, sqq.
  17. On voit, par ce passage, que l’auteur n’était pas favorable aux édits bursaux, et il n’aurait pas manqué de faire ressortir les circonstances qui auraient caractérisé la violence du gouvernement.
  18. Mathieu Molé était garde des sceaux depuis 1651.
  19. Il y a une légère différence de date avec Montglat. Le journal anonyme donne l’indication précise des jours ; ce qui ferait pencher la balancé en sa faveur.
  20. Serait-ce cette parole qui aurait donné lieu à la phrase célèbre : L’État, c’est moi ? Beaucoup de prétendus mots historiques n’ont pas une origine plus sérieuse.
  21. Le premier président était alors Pomponne de Bellièvre.
  22. Ces détails se trouvent dans le journal anonyme que j’ai cité plus haut.