Mémoires (Saint-Simon)/Tome 11/22

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXII.


Année 1715. — Grillo vient faire au roi les remercîments de la reine d’Espagne. — Trois cent mille livres de brevet de retenue au duc de Bouillon sur son gouvernement d’Auvergne. — Trois mille livres de pension à Arpajon ; six mille à Celi, intendant à Pau. — Électeur de Bavière à Versailles. — Électeur de Cologne y prend congé du roi et retourne dans ses États. — Mariage du prince héréditaire de Hesse-Cassel avec la sœur du roi de Suède. — Mort de la princesse d’Isenghien (Pot), sans enfants. — Mort ; caractère et famille du comte de Grignan ; sa dépouille. — Mort et caractère du maréchal de Chamilly ; sa dépouille. — Caractère, vie, conduite et mort de Fénelon, archevêque de Cambrai. – Menées de Fleury, évêque de Fréjus, pour être précepteur de Louis XV. — Origine de la haine implacable et de la persécution sans bornes ni mesure de Fleury, évêque de Fréjus, depuis cardinal et maître du royaume, contre le P. Quesnel et les jansénistes. — La Parisière, évêque de Nîmes, Zopyre du P. Tellier. — Son invention ultramontaine ; sa misérable mort. — Mort et caractère de l’abbé de Lyonne et d’Henriot, évêque de Boulogne. — Gesvres, archevêque de Bourges, obtient la nomination au cardinalat des deux rois de Pologne, Stanislas et l’électeur de Saxe. — Languet fait évêque de Soissons, et quelques autres bénéfices donnés. — Mort et caractère de la duchesse de Nevers. — Infructueuse malice de M. le Prince.


Cette année commença par les remercîments que la reine d’Espagne fit au roi des présents qu’elle en avoit reçus par le duc de Saint-Aignan. Elle lui dépêcha le marquis Grillo, noble génois, qu’elle affectionnoit, et qu’elle fit grand d’Espagne dès qu’elle s’y fut rendue maîtresse.

M. de Bouillon obtint cent mille écus de brevet de retenue sur son gouvernement d’Auvergne ; le marquis d’Arpajon mille écus de pension ; et Harlay, fils de l’ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Ryswick, deux mille. Il étoit intendant à Pau. Le roi ne se démentit jamais en la moindre chose de sa préférence distinguée et marquée en tout de la robe sur l’épée, et du bourgeois sur le noble.

L’électeur de Bavière tira dans le petit pare, ce qui étoit une faveur où les fils de France avoient rarement atteint ; joua après chez Mme la Duchesse, soupa et joua chez d’Antin, ne vit point le roi, et s’en retourna. On sut en même temps que le roi de Suède, qui étoit toujours à Stralsund, avoit accordé la princesse Ulrique, sa sœur, au prince héréditaire de Hesse-Cassel, qui l’alloit épouser à Stockholm. C’est le même prince qui avoit toujours servi dans les armées des alliés contre la France, et qui fut battu en Italie par Médavy presque en même temps de la levée du siège de Turin. L’électeur de Cologne prit congé du roi dans son cabinet l’après-dînée, pour retourner enfin dans ses États ; il entra et sortit de chez le roi à l’ordinaire par les derrières.

Mme d’Isenghien mourut en couche d’un enfant mort. Elle étoit Pot, fille unique du dernier marquis de Rhodes, et je crois la dernière de cette illustre et ancienne maison. Elle étoit brouillée avec sa mère qui étoit Simiane, nièce du feu évêque-duc de Langres, malgré laquelle elle s’étoit mariée. Sa mort fit la réconciliation.

Le comte de Grignan, seul lieutenant général et commandant de Provence et chevalier de l’ordre, gendre de Mme de Sévigné qui en parle tant dans ses lettres, mourut à quatre-vingt-trois ans dans une hôtellerie, allant de Lambesc à Marseille. C’étoit un grand homme, fort bien fait, laid, qui sentoit fort ce qu’il étoit, fort honnête homme, fort poli, fort noble, en tout fort obligeant, et universellement estimé, aimé et respecté en Provence, où, à force de manger et de n’être point aidé, il se ruina. Il ne lui restoit que deux filles : Mme de Vibraie, fille de la sœur de la duchesse de Montausier, que les mauvais traitements de la dernière Mme de Grignan-Sévigné forcèrent à un mariage fort inégal, et qui fut toujours brouillée avec eux ; et Mme de Simiane, fille de la Sévigné, adorée de sa mère comme elle l’étoit de la sienne. Elle avoit épousé Simiane par amour réciproque. Il avoit peu servi, et il étoit premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans, léger emploi alors, mais qui par l’événement lui valut la lieutenance générale de Provence, dont le roi n’avoit pas disposé lorsqu’il mourut.

Le maréchal de Chamilly mourut à Paris le 7 janvier, après une longue maladie, à soixante-dix-neuf ans. C’étoit un grand et gros homme, fort bien fait, extrêmement distingué par sa valeur, par plusieurs actions, et devenu célèbre par la défense de Grave. On en a parlé ailleurs à diverses reprises. Il étoit fort homme d’honneur et de bien, et vivoit partout très honorablement ; mais il avoit si peu d’esprit qu’on en étoit toujours surpris, et sa femme, qui en avoit beaucoup, souvent embarrassée. Il avoit servi jeune en Portugal, et ce fut à lui que furent écrites ces fameuses Lettres Portugaises, par une religieuse qu’il y avoit connue et qui étoit devenue folle de lui. Il n’eut point d’enfants. Son nom étoit Bouton, dont il y a eu des chambellans des derniers ducs de Bourgogne, province d’où ils étoient. Il ne laissa vacant que le gouvernement de Strasbourg, que le roi donna au maréchal d’Huxelles, qui fut un beau morceau ajouté à son gouvernement d’Alsace où néanmoins il ne retourna plus. La vérité est que, pour plus de trente mille livres de rentes que valoit Strasbourg, il en rendit douze mille d’appointements du gouvernement de Brisach.

En ce même commencement de janvier, Fénelon, aujourd’hui conseiller d’État d’épée, lieutenant général, gouverneur du Quesnoy et chevalier de l’ordre après avoir été ambassadeur en Hollande, entra chez moi à Versailles comme j’achevois de dîner. Il me dit fort affligé qu’il venoit d’apprendre par un courrier que l’archevêque de Cambrai, son grand-oncle, étoit extrêmement mal ; et qu’il me venoit prier d’obtenir de M. le duc d’Orléans de lui envoyer Chirac, son médecin, sur-le-champ, et de lui prêter ma chaise de poste. Je sortis de table aussitôt. J’envoyai chercher ma chaise, et allai chez M. le duc d’Orléans, qui envoya chercher Chirac, et lui ordonna de partir et de demeurer à Cambrai tant qu’il y seroit nécessaire. Entre l’arrivée de Fénelon chez moi et le départ de Chirac il n’y eut pas une heure, et il alla tout de suite à Cambrai. Il trouva l’archevêque hors d’espérance et d’état à tenter aucun remède. Il y demeura néanmoins vingt-quatre heures, au bout desquelles il mourut. Ainsi, moi qu’il craignoit tant auprès de M. le duc d’Orléans pour les temps futurs, ce fut moi qui lui rendis le dernier service. Ce personnage a été si connu et si célèbre que, après ce qui s’en voit en plusieurs endroits ici, il seroit inutile de s’y beaucoup étendre, quoiqu’il ne soit pourtant pas possible de ne s’y arrêter pas un peu.

On a vu ici sa naissance d’ancienne et bonne noblesse, décorée d’ambassades, de divers emplois, d’un collier du Saint-Esprit sous Henri III, et d’alliances ; sa pauvreté, ses obscurs commencements, ses tentatives diverses vers les jansénistes, les jésuites, les pères de l’Oratoire, le séminaire de Saint-Sulpice, auquel enfin non sans peine il s’accrocha, et qui le produisit aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ; le rapide progrès qu’il fit dans leur estime, la place de précepteur des enfants de France qu’elle lui valut, ce qu’il en sut faire, les sources et les progrès de la catastrophe de ses opinions et de sa fortune ; les ouvrages qu’il composa, ceux qui y répondirent ; les adresses qu’il employa et qui ne purent le sauver, la disgrâce de ses partisans, de ses amis, de ses protecteurs, à combien peu il tint qu’elle n’entraînât la ruine des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et l’incomparable action de Noailles, archevêque de Paris, depuis cardinal, qui le brouilla pour longtemps avec le duc son frère et sa belle-sœur ; les divers contours de son affaire qu’il porta enfin à Rome, où le roi fit agir en son nom comme partie contre lui ; sa condamnation canoniquement acceptée par toutes les assemblées des provinces ecclésiastiques du royaume de l’obéissance du roi ; la promptitude, la netteté, l’éclat de sa soumission et sa conduite admirable dans sa propre assemblée provinciale avec Valbelle, évêque de Saint-Omer, qui s’en déshonora ; enfin le bonheur qu’il eut de se conserver en entier, et pour toujours, le cœur et l’estime de Mgr le duc de Bourgogne, des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et de tous ses amis, sans l’affaiblissement d’aucun, malgré la roideur et la profondeur de sa chute, la persécution toujours active de Mme de Maintenon, le précipice ouvert du côté du roi, et dix-sept années d’exil ; tous aussi vifs pour lui, aussi attentifs, aussi faisant leur chose capitale de ce qui le regardoit, aussi assujettis à sa direction, aussi ardents à profiter de tout pour le remettre en première place que les premiers moments de sa disgrâce, et tous avec la plus grande mesure de respect pour le roi, mais sans s’en cacher, et moins qu’aucun d’eux les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, toute leur famille et Mgr le duc de Bourgogne même.

Ce prélat étoit un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortoient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvoit oublier quand on ne l’auroit vue qu’une fois. Elle rassembloit tout, et les contraires ne s’y combattoient pas. Elle avoit de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentoit également le docteur, l’évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageoit, ainsi que dans toute sa personne, c’étoit la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il falloit effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l’harmonie qui frappoit dans l’original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassembloit. Ses manières y répondoient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnoit aux autres, et cet air et ce bon goût qu’on ne tient que de l’usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvoit répandu de soi-même dans toutes ses conversations ; avec cela une éloquence naturelle, douce, fleurie ; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée ; une élocution facile, nette, agréable ; un air de clarté et de netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures ; avec cela un homme qui ne vouloit jamais avoir plus d’esprit que ceux à qui il parloit, qui se mettoit à la portée de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettoit à l’aise et qui sembloit enchanter, de façon qu’on ne pouvoit le quitter, ni s’en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C’est ce talent si rare, et qu’il avoit au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissoit pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l’espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie. C’est aussi par cette autorité de prophète, qu’il s’étoit acquise sur les siens, qu’il s’étoit accoutumé à une domination qui, dans sa douceur, ne vouloit point de résistance. Aussi n’auroit-il pas longtemps souffert de compagnon s’il fût revenu à la cour et entré dans le conseil, qui fut toujours son grand but ; et une fois ancré et hors des besoins des autres, il eût été bien dangereux non seulement de lui résister, mais de n’être pas toujours pour lui dans la souplesse et dans l’admiration.

Retiré dans son diocèse, il y vécut avec la piété et l’application d’un pasteur, avec l’art et la magnificence d’un homme qui n’a renoncé à rien, qui se ménage tout le monde et toutes choses. Jamais homme n’a eu plus que lui la passion de plaire, et au valet autant qu’au maître ; jamais homme ne l’a portée plus loin, avec une application plus suivie, plus constante, plus universelle ; jamais homme n’y a plus entièrement réussi. Cambrai est un lieu de grand abord et de grand passage ; rien d’égal à la politesse, au discernement, à l’agrément avec lesquels il recevoit tout le monde. Dans les premières années on l’évitoit, il ne couroit après personne ; peu à peu les charmes de ses manières lui rapprochèrent un certain gros. À la faveur de cette petite multitude, plusieurs de ceux que la crainte avoit écartés, mais qui désiroient aussi de jeter des semences pour d’autres temps, furent bien aises des occasions de passer à Cambrai. De l’un à l’autre tous y coururent. À mesure que Mgr le duc de Bourgogne parut figurer, la cour du prélat grossit ; et elle en devint une effective aussitôt que son disciple fut devenu Dauphin. Le nombre des gens qu’il y avoit accueillis, la quantité de ceux qu’il avoit logés chez lui passant par Cambrai, les soins qu’il avoit pris des malades et des blessés qu’en diverses occasions on avoit portés dans sa ville, lui avoient acquis le cœur des troupes. Assidu aux hôpitaux et chez les moindres officiers, attentif aux principaux, en ayant chez lui en nombre et plusieurs mois de suite jusqu’à leur parfoit rétablissement, vigilant en vrai pasteur au salut de leurs âmes, avec cette connoissance du monde qui les savoit gagner et qui en engageoit beaucoup à s’adresser à lui-même, et il ne se refusoit pas au moindre des hôpitaux qui vouloient aller à lui, et qu’il suivoit comme s’il n’eût point eu d’autres soins à prendre, il n’étoit pas moins actif au soulagement corporel. Les bouillons, les nourritures, les consolations des dégoûts, souvent encore les remèdes sortoient en abondance de chez lui ; et dans ce grand nombre un ordre et un soin que chaque chose fût du meilleur en sa sorte qui ne se peut comprendre. Il présidoit aux consultations les plus importantes ; aussi est-il incroyable jusqu’à quel point il devint l’idole des gens de guerre, et combien son nom retentit jusqu’au milieu de la cour.

Ses aumônes, ses visites épiscopales réitérées plusieurs fois l’année, et qui lui firent connoître par lui-même à fond toutes les parties de son diocèse, la sagesse et la douceur de son gouvernement, ses prédications fréquentes dans la ville et dans les villages, la facilité de son accès, son humanité avec les petits, sa politesse avec les autres, ses grâces naturelles qui rehaussoient le prix de tout ce qu’il disoit et faisoit, le firent adorer de son peuple ; et les prêtres dont il se déclaroit le père et le frère, et qu’il traitoit tous ainsi, le portoient tous dans leurs cœurs. Parmi tant d’art et d’ardeur de plaire, et si générale, rien de bas, de commun, d’affecté, de déplacé, toujours en convenance à l’égard de chacun ; chez lui abord facile, expédition prompte et désintéressée ; un même esprit, inspiré par le sien, en tous ceux qui travailloient sous lui dans ce grand diocèse ; jamais de scandale ni rien de violent contre personne ; tout en lui et chez lui dans la plus grande décence. Ses matinées se passoient en affaires du diocèse. Comme il avoit le génie élevé et pénétrant, qu’il y résidoit toujours, qu’il ne se passoit pas de jour qu’il ne réglât ce qui se présentoit, c’étoit chaque jour une occupation courte et légère. Il recevoit après qui le vouloit voir, puis alloit dire la messe, et il y étoit prompt ; c’étoit toujours dans sa chapelle, hors les jours qu’il officioit, ou que quelque raison particulière l’engageoit à l’aller dire ailleurs. Revenu chez lui, il dînoit avec la compagnie toujours nombreuse, mangeoit peu et peu solidement, mais demeuroit longtemps à table pour les autres, et les charmoit par l’aisance, la variété, le naturel, la gaieté de sa conversation, sans jamais descendre à rien qui ne fût digne et d’un évêque et d’un grand seigneur ; sortant de table il demeuroit peu avec la compagnie. Il l’avoit accoutumée à vivre chez lui sans contrainte, et à n’en pas prendre pour elle. Il entroit dans son cabinet et y travailloit quelques heures, qu’il prolongeoit s’il faisoit mauvais temps et qu’il n’eût rien à faire hors de chez lui.

Au sortir de son cabinet il alloit faire des visites ou se promener à pied hors la ville. Il aimoit fort cet exercice et l’allongeoit volontiers ; et, s’il n’y avoit personne de ceux qu’il logeoit, ou quelque personne distinguée, il prenoit quelque grand vicaire et quelque autre ecclésiastique, et s’entretenoit avec eux du diocèse, de matières de piété ou de savoir ; souvent il y mêloit des parenthèses agréables. Les soirs, il les passoit avec ce qui logeoit chez lui, soupoit avec les principaux de ces passages d’armée quand il en arrivoit, et alors sa table étoit servie comme le matin. Il mangeoit encore moins qu’à dîner, et se couchoit toujours avant minuit. Quoique sa table fût magnifique et délicate, et que tout chez lui répondît à l’état d’un grand seigneur, il n’y avoit rien néanmoins qui ne sentît l’odeur de l’épiscopat et de la règle la plus exacte, parmi la plus honnête et la plus douce liberté. Lui-même étoit un exemple toujours présent, mais auquel on ne pouvoit atteindre ; partout un vrai prélat, partout aussi un grand seigneur, partout encore l’auteur de Télémaque. Jamais un mot sur la cour, sur les affaires, quoi que ce soit qui pût être repris, ni qui sentît le moins du monde bassesse, regrets, flatterie ; jamais rien qui pût seulement laisser soupçonner ni ce qu’il avoit été, ni ce qu’il pouvoit encore être. Parmi tant de grandes parties un grand ordre dans ses affaires domestiques, et une grande règle dans son diocèse ; mais sans petitesse, sans pédanterie, sans avoir jamais importuné personne d’aucun état sur la doctrine.

Les jansénistes étoient en paix profonde dans le diocèse de Cambrai, et il y en avoit grand nombre ; ils s’y taisoient, et l’archevêque aussi à leur égard. Il auroit été à désirer pour lui qu’il eût laissé ceux de dehors dans le même repos ; mais il tenoit trop intimement aux jésuites, et il espéroit trop d’eux, pour ne leur pas donner ce qui ne troubloit pas le sien. Il étoit aussi trop attentif à son petit troupeau choisi, dont il étoit le cœur, l’âme, la vie et l’oracle, pour ne lui pas donner de temps en temps la pature de quelques ouvrages qui couroient entre leurs mains avec la dernière avidité, et dont les éloges retentissoient. Il fut rudement réfuté par les jansénistes ; et il est vrai de plus que le silence en matière de doctrines auroit convenu à l’auteur si solennellement condamné du livre des Maximes des saints ; mais l’ambition n’étoit rien moins que morte ; les coups qu’il recevoit des réponses des jansénistes lui devenoient de nouveaux mérites auprès de ses amis, et de nouvelles raisons aux jésuites de tout faire et de tout entreprendre pour lui procurer le rang et les places d’autorité dans l’Église et dans l’État. À mesure que les temps orageux s’élaignoient, que ceux de son Dauphin s’approchoient, cette ambition se réveilloit fortement, quoique cachée sous une mesure qui, certainement, lui devoit coûter. Le célèbre Bossuet, évêque de Meaux, n’étoit plus, ni Godet, évêque de Chartres. La constitution avoit perdu le cardinal de Noailles ; le P. Tellier étoit devenu tout puissant. Ce confesseur du roi étoit totalement à lui ainsi que l’élixir du gouvernement des jésuites ; et la société entière faisoit profession de lui être attachée depuis la mort du P. Bourdaloue, du P. Gaillard et de quelques autres principaux qui lui étoient opposés, qui en retenoient d’autres, et que la politique des supérieurs laissoit agir, pour ne pas choquer le roi ni Mme de Maintenon contre tout le corps ; mais ces temps étoient passés, et tout ce formidable corps lui étoit enfin réuni. Le roi, en deux ou trois occasions depuis peu, n’avoit pu s’empêcher de le louer. Il avoit ouvert ses greniers aux troupes dans un temps de cherté et où les munitionnaires étoient à bout, et il s’étoit bien gardé d’en rien recevoir, quoiqu’il eût pu en tirer de grosses sommes en le vendant à l’ordinaire. On peut juger que ce service ne demeura pas enfoui, et ce fut aussi ce qui fit hasarder pour la première fois de nommer son nom au roi. Le duc de Chevreuse avoit enfin osé l’aller voir, et le recevoir une autre fois à Chaulnes ; et on peut juger que ce ne fut pas sans s’être assuré que le roi le trouvoit bon.

Fénelon, rendu enfin aux plus flatteuses et aux plus hautes espérances, laissa germer cette semence d’elle-même ; mais elle ne put venir à maturité. La mort si peu attendue du Dauphin l’accabla, et celle du duc de Chevreuse qui ne tarda guère après aigrit cette profonde plaie ; la mort du duc de Beauvilliers la rendit incurable, et l’atterra. Ils n’étoient qu’un cœur et qu’une âme, et, quoiqu’ils ne se fussent jamais vus depuis l’exil, Fénelon le dirigeoit de Cambrai jusque dans les plus petits détails. Malgré sa profonde douleur de la mort du Dauphin, il n’avoit pas laissé d’embrasser une planche dans ce naufrage. L’ambition surnageoit à tout, se prenoit à tout. Son esprit avoit toujours plu à M. le duc d’Orléans. M. de Chevreuse avoit cultivé et entretenu entre eux l’estime et l’amitié, et j’y avois aussi contribué par attachement pour le duc de Beauvilliers qui pouvoit tout sur moi. Après tant de pertes et d’épreuves les plus dures, ce prélat étoit encore homme d’espérances ; il ne les avoit pas mal placées. On a vu les mesures que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers m’avoient engagé de prendre pour lui auprès de ce prince, et qu’elles avoient réussi de façon que les premières places lui étoient destinées, et que je lui en avois fait passer l’assurance par ces deux ducs dont la piété s’intéressoit si vivement en lui, et qui étoient persuadés que rien ne pouvoit être si utile à l’Église, ni si important à l’État, que de le placer au timon du gouvernement ; mais il étoit arrêté qu’il n’auroit que des espérances. On a vu que rien ne le pouvoit rassurer sur moi, et que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers me l’avouoient. Je ne sais si cette frayeur s’augmenta par leur perte, et s’il crut que, ne les ayant plus pour me tenir, je ne serois plus le même pour lui, avec qui je n’avois jamais eu aucun commerce, trop jeune avant son exil, et sans nulle occasion depuis. Quoi qu’il en soit, sa foible complexion ne put résister à tant de soins et de traverses. La mort du duc de Beauvilliers lui donna le dernier coup. Il se soutint quelque temps par effort de courage, mais ses forces étoient à bout. Les eaux, ainsi qu’à Tantale, s’étoient trop persévéramment retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu’il croyoit y toucher pour y éteindre l’ardeur de sa soif.

Il fit un court voyage de visite épiscopale, il versa dans un endroit dangereux, personne ne fut blessé, mais il vit tout le péril, et eut dans sa foible machine toute la commotion de cet accident. Il arriva incommodé à Cambrai, la fièvre survint, et les accidents tellement coup sur coup qu’il n’y eut plus de remède ; mais sa tête fut toujours libre et saine. Il mourut à Cambrai le 7 janvier de cette année, au milieu des regrets intérieurs, et à la porte du comble de ses désirs. Il savoit l’état tombant du roi, il savoit ce qui le regardoit après lui. Il étoit déjà consulté du dedans et recourtisé du dehors, parce que le goût du soleil levant avoit déjà percé. Il étoit porté par le zèle infatigablement actif de son petit troupeau, devenu la portion d’élite du grand parti de la constitution par la haine des anciens ennemis de l’archevêque de Cambrai, qui ne l’étoient pas moins de la doctrine des jésuites qu’il s’agissoit, de tolérée à grande peine qu’elle avoit été depuis son père Molina, de rendre triomphante, maîtresse et unique. Que de puissants motifs de regretter la vie ; et que la mort est amère dans des circonstances si parfaites et si à souhait de tous côtés ! Toutefois il n’y parut pas. Soit amour de la réputation, qui fut toujours un objet auquel il donna toute préférence, soit grandeur d’âme qui méprise enfin ce qu’elle ne peut atteindre, soit dégoût du monde si continuellement trompeur pour lui, et de sa figure qui passe et qui alloit lui échapper, soit piété ranimée par un long usage, et ranimée peut-être par ces tristes mais puissantes considérations, il parut insensible à tout ce qu’il quittoit, et uniquement occupé de ce qu’il alloit trouver, avec une tranquillité, une paix, qui n’excluoit que le trouble, et qui embrassoit la pénitence, le détachement, le soin unique des choses spirituelles et de son diocèse, enfin avec une confiance qui ne faisoit que surnager à l’humilité et à la crainte.

Dans cet état il écrivit au roi une lettre, sur le spirituel de son diocèse, qui ne disoit pas un mot sur lui-même, qui n’avoit rien que de touchant et qui ne convint au lit de la mort à un grand évêque. La sienne, à moins de soixante-cinq ans, munie des sacrements de l’Église, au milieu des siens et de son clergé, put passer pour une grande leçon à ceux qui survivoient, et pour laisser de grandes espérances de celui qui étoit appelé. La consternation dans tous les Pays-Bas fut extrême. Il y avoit apprivoisé jusqu’aux armées ennemies, qui avoient autant et même plus de soin de conserver ses biens que les nôtres. Leurs généraux et la cour de Bruxelles se piquoient de le combler d’honnêtetés et des plus grandes marques de considération, et les protestants pour le moins autant que les catholiques. Les regrets furent donc sincères et universels dans toute l’étendue des Pays-Bas. Ses amis, surtout son petit troupeau, tombèrent dans l’abîme de l’affliction la plus amère. À tout prendre, c’étoit un bel esprit et un grand homme. L’humanité rougit pour lui de Mme Guyon, dans l’admiration de laquelle, vraie ou feinte, il a toujours vécu, sans que ses mœurs aient jamais été le moins du monde soupçonnées, et est mort après en avoir été le martyr, sans qu’il ait été jamais possible de l’en séparer. Malgré la fausseté notoire de toutes ses prophéties, elle fut toujours le centre où tout aboutit dans ce petit troupeau, et l’oracle suivant lequel Fénelon vécut et conduisit les autres.

Si je me suis un peu étendu sur ce personnage, la singularité de ses talents, de sa vie, de ses diverses fortunes, la figure et le bruit qu’il a faits dans le monde, m’ont entraîné, persuadé aussi que je ne devois pas moins au feu duc de Beauvilliers pour un ami et un maître qui lui fut si cher, et pour montrer que ce n’étoit pas merveille qu’il en fût aussi enchanté, lui qui avec sa candeur n’y vit jamais que la piété la plus sublime, et qui n’y soupçonna pas même l’ambition. Tout étoit si exactement compassé chez M. de Cambrai qu’il mourut sans devoir un sou et sans nul argent.

Un prélat plus heureux pour le monde, mais qui n’a voulu rendre que soi heureux, jeta en ce temps-ci le premier fondement d’un règne qui a étonné l’Europe, et qui en même temps est devenu le plus grand et le plus solide malheur de la France. Je parle du trop fameux Fleury, qui a rendu à Dieu depuis plus de deux ans les comptes de sa longue vie et de sa toute puissante et funeste administration, dont il n’est pas temps de parler. On a vu ses plus qu’obscurs commencements, ses progrès par cause plus que louche, avec quels efforts et combien tard il devint évêque de Fréjus, et la prédiction du roi au cardinal de Noailles, qui lui arracha cet évêché malgré lui. Il y languissoit loin de la cour et du grand monde, où il n’osoit venir que rarement. On a vu aussi comment il tâchoit de s’en dédommager en Provence et en Languedoc ; l’étrange conduite qu’il eut, pour un évêque françois, lorsque M. de Savoie vint à Fréjus pour l’expédition de Toulon ; la juste colère du roi, et l’art et la hardiesse que Torcy employa pour lui parer les plus grandes marques d’indignation ; mais l’ambition ne se rebute d’aucun obstacle. Il avoit toute sa vie été courtisan du maréchal de Villeroy. Il voyoit Mme de Dangeau et Mme de Lévi dans l’intimité de Mme de Maintenon et dans toutes les parties intérieures du roi. Il avoit toujours cultivé Dangeau et sa femme, où la bonne compagnie de la cour étoit souvent, et qui étoient amis intimes du maréchal de Villeroy. Il s’initia auprès de Mme de Lévi, et la subjugua par ses manières son liant, son langage. À la faveur suprême où il vit le maréchal de Villeroy auprès du roi, ramené, puis porté par Mme de Maintenon sans cesse, il ne douta pas qu’il ne fût dans les dispositions du roi, surtout depuis qu’il le vit successeur des places du duc de Beauvilliers dans le conseil. Il avoit toujours courtisé M. du Maine ; et de tout cela, il conclut que, marchant par ces deux dames, il pourroit se faire nommer précepteur. Toutes deux étoient parfaitement à lui ; Mme de Dangeau pouvoit beaucoup sur le maréchal de Villeroy. Celui-ci et M. du Maine étoient dans les mesures les plus intimes, dont Mme de Maintenon étoit le lien. Les jésuites le connoissoient trop pour s’y fier ; et c’est ce qui détermina sa fortune.

Mme de Maintenon les haïssait, et on en a vu ailleurs les raisons. Le maréchal de Villeroy ne les aimoit pas intérieurement plus qu’elle. M. du Maine en savoit trop pour vouloir un précepteur de leur main, conduit, instruit et soutenu par eux. Les deux dames rompirent la glace auprès de Mme de Maintenon, elles furent bien reçues. Mme de Dangeau parla au maréchal de Villeroy, qui devint aisément favorable à un homme qu’il avoit protégé toute sa vie jusqu’à l’avoir quelquefois logé chez lui. Il s’en ouvrit à M. du Maine, qui, n’ayant rien contre Fleury, et, voyant le goût de Mme de Maintenon, se rendit aisément à le porter. Ces mesures prises, Fleury comprit qu’il falloit ôter tout prétexte aux refus en quittant un évêché situé à l’extrémité du royaume. Sur ces espérances, il demanda à s’en défaire sous prétexte de sa santé. Le P. Tellier, tout habile et prévoyant qu’il fût, n’en sentit pas le piège. La démarche lui parut indifférente, c’étoit un évêché à remplir d’une de ses créatures, il ne songea qu’à en être quitte à bon marché, en ne donnant à Fleury qu’une légère abbaye. Celle de Tournus vaqua bientôt après ; elle lui fut offerte, et Fleury l’accepta sans marchander. En attendant, pressé de pouvoir veiller de près au grand objet qui lui faisoit quitter Fréjus, il fit un mandement d’adieu à ses diocésains, dont le tour ne fut pas fort approuvé ; le démon en sut profiter.

Fleury, dont la science, les mœurs ni la religion n’avoit jamais fait le capital de sa vie, avoit toujours évité les questions de doctrine. Peu aimé des jésuites et lié avec la meilleure compagnie, il ne s’étoit pas contraint de blâmer l’inquisition et la tyrannie qui s’exerçoit sur le jansénisme, et avoit toujours laissé son diocèse en paix. L’idée d’être précepteur le fit changer de conduite ; il voulut ranger les écueils, et aller au-devant de tout en matière si délicate et si sûrement exclusive, tellement que les derniers six mois de son épiscopat à Fréjus ne furent employés qu’à la recherche de la doctrine, des livres, des confesseurs, et à tourmenter le peu de religieuses de son diocèse. Comme il vouloit du bruit, il en fit plus que de mal ; mais ce bruit, qui entroit si bien dans ses vues, et que ses amis surent faire valoir à la cour, retentit jusque dans les Pays-Bas et dans la retraite du fameux P. Quesnel. Il venoit d’achever son septième mémoire pour servir à l’examen de la constitution, qui n’a été imprimé qu’en 1716 [1], et il travailloit à la préface lorsque, irrité du nouveau personnage de persécuteur que Fleury venoit de prendre, il reçut le mandement de ses adieux à ses diocésains. Il ne put résister au désir de châtier le nouveau zèle de Fleury par le ridicule de cette pièce, qu’il sut enchâsser dans sa préface avec l’ironie la plus amère, la plus méprisante, et qui en effet mit en pièces ce beau mandement. Inde iræ. Fleury, avec son air doux, riant, modeste, étoit l’homme le plus superbe en dedans et le plus implacable que j’aie jamais connu. Il ne le pardonna pas au P. Quesnel ; et c’est la cause unique qui a produit en Fleury cette fureur jusqu’à lui inouïe, et qui s’est portée sans cesse aux derniers excès de cruauté et de tyrannie contre les jansénistes et les anticonstitutionnaires, et les infernales mesures pour les perpétuer après sa mort, aux dépens de l’Église et de l’État.

À propos de la constitution, un trait du P. Tellier et de ses créatures, arrivé en ce même temps-ci, ne sera pas déplacé en ce lieu, et mérite d’y tenir place. La Parisière, homme de la condition la plus obscure, et dont le savoir ne consistoit qu’en manèges et en intrigues, avoit succédé au savant et célèbre Fléchier en l’évêché de Nîmes. C’étoient là les gens d’élite du P. Tellier. Instruit par lui, il fit sourdement le zélé contre la constitution, refusa même de l’accepter ; et par cette démarche s’initia aux états de Languedoc, parmi les évêques. Il y lit si bien son personnage qu’étant député pour le clergé par les états, il reçut défense de venir à la cour, et les états ordre de nommer un autre évêque. Cette éclatante disgrâce acheva de lui ouvrir tous les cœurs opposés à la constitution. Il sut donc le nombre des évêques, des curés, des supérieurs séculiers et réguliers, les prêtres, les moines, les personnes principales séculières qui ne vouloient point de la constitution, leur force en capacité, en zèle, en amis, en soutiens, en un mot tout le secret de gens opprimés qui se concertent. Ce nouveau Zopyre mit en mémoires toutes ses connoissances et les envoya au P. Tellier. Quand il se crut en état de n’avoir plus rien à apprendre, il monta tout à coup en chaire dans sa cathédrale, fit un sermon foudroyant contre les réfractaires aux ordres du roi et du pape, reçut là même la constitution de la manière la plus précise et la plus absolue ; et peu de jours après montra un ordre du roi pour lui rendre la députation des états, dont il apporta les cahiers à Versailles avec un front d’airain. Ce fut lui qui dans la suite se licencia de donner l’exemple de consulter les évêques et les universités d’Espagne, de Portugal et d’Italie, sur la constitution, qui n’avoient garde de n’y pas adhérer, dans la frayeur de l’inquisition, et dans l’opinion ultramontaine de l’infaillibilité du pape. Ce malheureux, abhorré partout et dans son diocèse, y mourut banqueroutier, et en homme sans foi ni loi, quelques années après.

L’abbé de Lyonne, fils du célèbre ministre d’État, mourut aussi en ce mois de janvier. Ses mœurs, son jeu, sa conduite, l’avoient éloigné de l’épiscopat et de la compagnie des honnêtes gens. Il étoit extrêmement riche en bénéfices qui lui donnoient de grandes collations [2]. L’abus qu’il en faisoit engagea sa famille à lui donner quelqu’un qui y veillât avec autorité. Il fallut avoir recours à celle du roi, par conséquent aux jésuites, puisqu’il s’agissoit de biens et de collations ecclésiastiques. Ils découvrirent un certain Henriot de la plus basse lie du peuple, décrié pour ses mœurs et pour ses friponneries. Ce fut leur homme ; ils le firent tuteur de l’abbé de Lyonne, chez lequel il s’enrichit par la vente de toutes ses collations. Ce nonobstant, Henriot, valet à tout faire, parut un si grand sujet au P. Tellier, et si à sa main, qu’il le chargea dans Paris de plusieurs commissions extraordinaires dans des couvents de filles, appuyé par Pontchartrain, qui se délectoit de mal faire, et qui faisoit bassement sa cour au P. Tellier. Tous deux firent l’impossible auprès du roi pour le faire évêque, sans que jamais le roi, qui étoit instruit sur ce compagnon, les voulût écouter. Les chefs de la constitution se firent un capital de le faire évêque dans la régence, et réussirent enfin à le faire évêque, ou pour mieux dire, loup de Boulogne, à la mort de M. de Langle. Rien en tout ne pouvoit être plus parfaitement dissemblable. Henriot, connu et par conséquent parfaitement méprisé et détesté, y vécut et y mourut en loup. Ce fut un des premiers évêques que le cardinal Fleury voulut sacrer. Il en fit la cérémonie à Fontainebleau dans la paroisse, au scandale universel. Pour revenir à l’abbé de Lyonne, il passa toute sa vie dans la dernière obscurité. Il logeoit à Paris dans son beau prieuré de Saint-Martin des Champs, où tous les matins, les vingt dernières années de sa vie, il buvoit, depuis cinq heures du matin jusqu’à midi, vingt et quelquefois vingt-deux pintes d’eau de la Seine, sans se pouvoir passer à moins, outre ce qu’il en avaloit encore à son dîner. Il n’étoit pas fort vieux, et ne laissoit pas d’avoir de l’esprit et des lettres.

On a vu en son lieu, en parlant du vieux duc de Gesvres, et de tout ce qu’il fit auprès du roi contre son fils revenant de Rome, pour l’empêcher d’être archevêque de Bourges, quel étoit ce prélat, et combien il étoit en faveur auprès d’Innocent XI, dont il étoit camérier d’honneur, et en espérance de la pourpre romaine, lorsque l’éclat arrivé entre le roi et le pape, pour la franchise du quartier des ambassadeurs, fit en 1688 rappeler tous les François de Rome ; et que l’archevêché de Bourges lui fut donné en récompense des espérances qu’il perdoit, contre l’usage constamment observé jusqu’alors de ne donner les archevêchés qu’à des évêques. Cet abbé, devenu ainsi archevêque de plein saut, ne perdit jamais de vue le chapeau qu’il avoit tant espéré. Il avoit conservé à Rome des amis et un commerce secret. Il avoit réussi à s’acquérir l’amitié de Croissy, et de Torcy, secrétaire d’État des affaires étrangères. Il avoit accoutumé le roi à trouver bon qu’il fît de son mieux pour devenir cardinal. La nomination du roi Jacques qu’il avoit eue d’abord n’ayant pas réussi, il trouva moyen de se faire donner celle de Pologne par le roi Stanislas, dans le court intervalle de son règne ; et il fut encore assez habile pour obtenir la même grâce de l’électeur de Saxe, après qu’il fut remonté sur ce trône. Ce chapeau faisoit toute l’occupation et la vie de l’archevêque de Bourges. On verra qu’il attendit encore des années qui lui parurent bien longues, et pendant lesquelles il travailla sans cesse à son objet, auquel à la fin il arriva.

Le roi, contre sa coutume de ne donner les bénéfices que les jours qu’il avoit communié le matin, le samedi saint, la veille de la Pentecôte, de l’Assomption, de la Toussaint et de Noël, en donna à la mi-janvier de cette année, mais seulement au fils plus que disgracié de corps, de mœurs et d’esprit, de son ministre des finances, et à trois favoris de la constitution. L’abbé Desmarets, qui avoit déjà une grosse abbaye et d’autres bénéfices, eut l’abbaye de Saint-Antoine aux Bois ; et l’abbé de Montbazon la riche abbaye du Gard, près de Metz, de plus de cinquante mille livres de rente. Le cardinal de Rohan s’étoit enfin trop entièrement vendu au P. Tellier, et ce père avoit encore trop besoin de lui, pour ne se le pas assurer de plus en plus. Languet, de la plus nouvelle et petite robe du parlement de Dijon, qui étoit aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, et que je voyois sans cesse dans les antichambres des dames du palais, eut l’évêché de Soissons, où il fit bientôt après parler de son zèle pour la constitution. Le frère d’Argenson, si nécessaire dans Paris, et à l’oreille du roi, aux jésuites, passa du triste évêché de Dol à l’archevêché d’Embrun, vacant par la mort de Brûlart-Genlis, le plus ancien des archevêques ; et Dol fut donné au fils de Sourches qui pourrissoit aumônier du roi en grand mépris.

La duchesse de Nevers mourut en ce temps-ci. On a assez fait connoître quelle elle étoit, et le duc de Nevers, son mari, pour n’avoir ici besoin que d’une addition légère. Peu de femmes l’avoient surpassée en beauté. La sienne étoit de toutes les sortes, avec une singularité qui charmoit. On ne se pouvoit lasser de lui entendre raconter les aventures de ses voyages d’Italie. M. le Prince avoit été extrêmement amoureux d’elle. Il voulut lui donner une fête sous un autre prétexte, et c’étoit l’homme du monde qui s’y entendoit le mieux. Mais comme il n’étoit pas moins malin qu’amoureux, il imagina d’engager M. de Nevers de faire les vers de la pièce qui devoit être le principal divertissement de la fête, et dont toute la galanterie étoit pour Mme de Nevers. Il le cajola si bien, que M. de Nevers lui promit de faire ces vers, et il y réussit au delà des espérances de M. le Prince. Il prépara donc la fête, dans le double plaisir de plaire à sa dame et de se moquer du mari. Celui-ci tout jaloux, tout Italien, tout plein d’esprit qu’il fût, n’avoit pas conçu le plus léger soupçon de cette fête, quoiqu’il n’ignorât pas l’amour de M. le Prince. Quatre ou cinq jours avant celui de la fête, il découvrit de quoi il s’agissoit, il n’en dit mot, et partit le lendemain pour Rome avec sa femme, où il demeura longtemps, et à son tour se moqua bien de M. le Prince. Mme de Nevers à plus de soixante ans étoit encore parfaitement belle, lorsqu’elle mourut d’une maladie fort courte. Depuis qu’elle étoit veuve, elle étoit devenue fort avare, et ne quittoit plus la duchesse du Maine.


  1. Voy., dans les Pièces, l’extrait du P. Quesnel sur ce prélat. (Note de Saint-Simon.)
  2. Droit de conférer des bénéfices ecclésiastiques.