Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/14

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XIV.


Misère des ducs. — Duc et duchesse du Maine excitent avec plein succès les gens de qualité et soi-disant tels contre les ducs. — Abomination du duc de Noailles. — Il me propose de le faire faire premier ministre. — Proposition du duc de Noailles d’une nouveauté qu’il soutient contre toutes mes raisons. — Le duc de Noailles m’impute la proposition que j’avois si puissamment combattue, et soulève tout contre moi. — Étrange embarras de Noailles avec la duchesse de Saint-Simon. — J’apprends la scélératesse de Noailles. — Monstrueuse ingratitude de Noailles. — Son affreux et profond projet. — Courte réflexion. — J’éclate sans mesure contre Noailles, qui plie les épaules et suit sa pointe parmi la noblesse et [qui] cabale des ducs contre moi. — Je me raccommode avec le duc de Luxembourg ; son caractère. — Suites de l’éclat. — Bassesse et désespoir de Noailles. — Sa conduite à mon égard et la mienne au sien. — Noailles n’oublie rien, mais inutilement, pour me fléchir. — Noailles, depuis la mort de M. le duc d’Orléans, aussi infatigable, et inutilement, à m’adoucir. — Le désir extrême de raccommodement des Noailles fait enfin le mariage de mon fils aîné. — Raccommodement entre Noailles et moi, et ses légères suites.


La noire politique du duc et de la duchesse du Maine ne s’étoit pas bornée à se rassurer contre les ducs par les suites de la cruelle affaire du bonnet qu’ils avoient exprès suscitée, conduite et terminée de la manière qui a été expliquée. Elle avoit donné lieu à plusieurs ducs de se contenir ensemble, et à veiller à ce qu’aucun ne vit le premier président. M. d’Aumont et fort peu d’autres se démanchèrent. Le procédé de celui-là fâcha sans étonner : toute sa conduite n’avoit été équivoque que pour qui n’avoit pas voulu avoir des yeux, et ressembloit trop à celle de toute sa vie pour avoir pu s’y méprendre. La vérité est que les ducs ne paraissoient pas propres à se soutenir sur rien depuis longtemps.

L’esprit d’intérêt particulier, de mode, de servitude, une ignorance profonde et honteuse, incapacité de tout concert entre eux, le sot bel air de faire les honneurs de ce qui n’appartient à nul particulier d’entre eux, et de s’y croire montrer supérieur en en faisant sottement litière à tout ce qui en profite en se moquant d’eux, l’habitude de leur continuelle décadence, étoient à tout des obstacles pour eux, et des raisons à chacun pour leur tirer des plumes. On a vu, et on l’exposera encore mieux, quel fut toujours le roi à cet égard, en général, pour tout ce qui ne fut ni bâtard ni ministre : ainsi large facilité contre les ducs, jusque par eux-mêmes. Le nombre, sans cesse augmenté et peu choisi, et la malapprise jeunesse de plusieurs ducs par démission de leurs pères, augmentoit l’inconsidération et la jalousie ; et ces ducs, qui ne se soutenoient ni ne songeoient pas seulement à être soutenus, ne savoient que s’avilir tous les jours. Quoique les personnes sans titre et souvent de la première qualité fissent sans cesse des alliances fort basses, celles de cette sorte que faisoient les ducs sembloient les mêler davantage ? et marquer plus par la distinction de leur rang qui irritoit dans les duchesses de cette sorte les dames de qualité ; celles surtout qui l’étoient aussi par elles-mêmes s’en rendoient plus libres à hasarder avec ces duchesses à ne leur rendre pas ce qui leur étoit dû, et réciproquement celles-ci embarrassées et plus souples à glisser et à supporter.

M. et Mme du Maine, qui n’ignoroient pas cette situation, ni que l’ignorance et la sottise ne fût aussi profonde et aussi vastement répandue parmi les gens sans titre que parmi les ducs, s’appliquèrent à en profiter et à saisir l’occasion de l’éclat de la fin de l’affaire du bonnet, pour encourager les gens non titrés contre les ducs, et brouiller ceux-ci avec le même éclat, qui avoit si bien réussi à l’égard du parlement. Le duc du Maine suppléoit aux vertus par les talents les plus noirs et les plus ténébreux ; il en avoit fait de continuelles épreuves. On a vu jusqu’à quel point il s’y étoit surpassé pendant la campagne de Lille. Eh ! plût à Dieu qu’il s’y fût borné ! Après ces coups de maître, son art pouvoit-il trouver quelque chose de difficile ? Il le mit en œuvre par le même soin et les mêmes émissaires qui l’y avoient si bien servi, et qui, de nouveau, se surpassèrent ainsi que lui-même et la duchesse du Maine.

D’abord on se contenta de sonder, de jeter des propos, de cultiver, après de rassembler, mais dans les ténèbres. Il falloit d’abord infatuer un nombre de sots glorieux et ignorants, pour s’en servir à en recruter d’autres, attirer des personnes de cette espèce de naissance distinguée, piquer ceux du commun de la vanité de penser comme celles-là, et de l’honneur de s’unir à elles par un intérêt dont la communauté les égaloit à eux, faire en même temps que les gens de qualité souffrissent, puis se prêtassent à ce difforme assemblage, par leur faire sentir la nécessité du nombre pour réussir par le fracas et en les flattant après le succès d’une séparation d’alliage qui ne se pourroit, disoit-on, refuser après le besoin passé, et par ces ruses, faire un groupe où toutes sortes de gens pussent entrer, se donner le beau nom collectif de noblesse, et, par un très grand nombre si bien dupé et masqué, causer un si grand bruit, que les ducs ne pussent penser qu’à la défense, bien loin de pouvoir attaquer les bâtards réunis par la première et la seconde adresse à la robe et à la soi-disant noblesse contre eux, et en état avec cette double multitude de faire la loi au régent ; [ce] qui fut la double vue du duc et de la duchesse du Maine. Ce crayon suffira pour le présent ; il y aura lieu bientôt de le changer en tableau, quand l’usage de cette folle cohue sera devenu plus dangereux pour le gouvernement. C’en est assez ici pour expliquer ce qu’en sut faire le duc de Noailles, non moins bon ouvrier, et en même genre et goût que le duc du Maine. On ne peut mieux exalter son infernal talent, ni faire en même temps une comparaison plus exactement juste.

J’ai dit plus haut que le duc de Noailles m’avoit fait une proposition absurde que j’avois fort rejetée, et qu’il n’étoit pas temps d’expliquer : c’est maintenant ce qu’il s’agit de faire. C’étoit qu’à la mort du roi tout ce qui se trouveroit de ducs à la cour allassent ensemble saluer le nouveau roi à la suite de M. le duc d’Orléans et des princes du sang. Je ne sais si dès lors il étoit informé du mouvement qui se préparoit parmi la noblesse ; je ne l’étois point encore, et le secret en étoit alors entier. Il revint souvent à la charge là-dessus sans avoir pu m’ébranler ni répondre aux raisons que je lui alléguai, et qui seront mieux plus bas en leur place. Il en parla à d’autres ducs pour essayer de m’ébranler, et se servit pour cela des diverses petites assemblées, qui, à mesure que le roi baissoit, se faisoient chez divers ducs sur la conduite à tenir au parlement sur le bonnet, et qui se référoient des unes aux autres par quelqu’un de ces diverses petites assemblées. Il s’en tenoit aussi chez moi, indépendamment desquelles mon appartement étoit toujours assez rempli d’amis particuliers, curieux de tout ce qui se passoit d’un moment à l’autre en des temps si vifs et si intéressants, et bientôt je fus averti que les entours de mon appartement étoient assiégés nuit et jour de valets de chambre et de laquais de toutes sortes de personnes de la cour, pour voir qui y entroit et sortoit, et pénétrer ce qui s’y passoit, autant que ces dehors le pouvoient permettre.

Un soir d’assez bonne heure que je montai chez le duc de Noailles que je trouvai seul, il se mit à raisonner avec moi pour tâcher de me déprendre du projet de la convocation des états généraux, et à travers mille louanges d’un si beau dessein, dont il sentoit pour lui les entraves, et combien il l’éloigneroit du but qu’il s’étoit proposé dans sa passion pour l’administration des finances, il tâcha d’en présenter les embarras et les difficultés. Il s’échappa après à essayer de me faire sentir le danger de la multitude avec un prince tel qu’étoit M. le duc d’Orléans, puis l’avantage de la solitude avec lui. Il bavarda longtemps sans dire grand’chose : peu à peu s’échauffant comme exprès dans son harnois, mais possédant toute son âme, ses paroles et jusqu’à ses regards : « Vous n’avez pas voulu, me dit-il, des finances (M. le duc d’Orléans le lui avoit dit), vous ne vouiez vous charger directement de rien ; vous avez raison : vous vous réservez pour être de tout, et vous attacher uniquement à M. le duc d’Orléans : au point où vous êtes avec lui, vous ne sauriez mieux faire ; en nous entendant bien vous et moi, nous en ferons tout ce que nous voudrons ; mais pour cela, ajouta-t-il, ce n’est pas assez des finances, il me faut les autres parties ; il ne faut point que nous ayons à compter avec personne. »

J’écoutois avec un profond étonnement une ouverture si personnelle, si démasquée, si peu mesurée sur M. le duc d’Orléans et sur le bien de l’État, et je pointois mes oreilles et mon entendement à pénétrer où il vouloit se conduire par de si étranges propos, lorsqu’il me mit hors du soin de la recherche. « Des états généraux, poursuivit-il, c’est un embrouillement dont vous ne sortiriez point ; j’aime le travail, je vous le dirai franchement ; c’est une pensée qui m’est venue, je la crois la meilleure ; encore une fois, agissons de concert, entendons-nous bien, faites-moi faire premier ministre, et nous serons les maîtres. — Premier ministre ! » interrompis-je avec l’indignation que son discours m’avoit donnée, que j’avois contenue, et que cette fin combla : « Premier ministre ! monsieur, je veux bien que vous sachiez que s’il y avoit un premier ministre à faire, et que j’en eusse envie, ce seroit moi qui le serois, et que je pense aussi que vous ne vous persuadez pas que vous l’emportassiez sur moi ; mais je vous déclare que tant que M. le duc d’Orléans m’honorera de quelque part en sa confiance, ni moi, ni vous, ni homme qui vive ne sera jamais premier ministre, dont je regarde la place et le pouvoir comme le fléau, la peste, la ruine d’un État, l’opprobre et le geôlier d’un roi ou d’un régent qui se donne ou se souffre un maître, duquel, pour tout partage, il n’est plus que l’instrument et le bouclier. » J’ajoutai encore quelques mots à cette trop véritable et naïve peinture, les yeux toujours collés sur mon homme, sur le visage et toute la contenance duquel l’excès de l’embarras, du dépit, du déconcertement étoit peint, et néanmoins assez maître de lui-même pour soutenir une apparente tranquillité, jusqu’à me répondre qu’il n’insistoit point, d’un air le plus détaché, le plus indifférent ; qu’il avouoit que cette pensée lui étoit venue et lui avoit paru bonne.

On peut juger qu’après cela la conversation languit et ne dura qu’autant que nous pûmes nous séparer honnêtement et nous délivrer d’un tête-à-tête devenu si pesant à tous les deux. On doit penser aussi que mes réflexions furent profondes. Elles étoient pourtant bien éloignées encore de ce que l’on va voir et qu’il n’est pas temps d’interrompre. M. de Noailles me vit dès le lendemain, et toujours comme s’il n’eût pas été question entre nous du premier ministère. Nous vécûmes quelques jours de la sorte, qui gagnèrent les derniers jours du roi, car il en vécut encore trois depuis ce que je vais raconter.

J’ai déjà dit que l’état désespéré et pressant du roi avoit engagé les ducs à voir entre eux, par petites assemblées particulières sans bruit, quelle seroit leur conduite sur l’affaire du bonnet qui s’alloit nécessairement présenter lorsqu’ils iraient au parlement pour la régence, et qu’on se référoit des uns aux autres ce qui se passoit en ces petites assemblées. Sur les six ou sept heures du soir, le duc de Noailles vint dans ma chambre, où Mailly, archevêque de Reims, les ducs de Sully, La Force, Charost, je ne sais plus qui encore, et le duc d’Humières, quoiqu’il ne fût pas pair, traitions cette matière depuis peu de moments qu’ils étoient arrivés. On continua avec le duc de Noailles, qui ne dit pas grand’chose, et qui presque incontinent interrompit l’affaire du bonnet, et proposa la salutation du roi futur comme il me l’avoit expliquée. J’en fus d’autant plus surpris qu’après m’en avoir importuné sans cesse, il y avoit plus de quinze jours qu’il ne m’en parloit plus, et que je le croyois rendu à mes raisons, puisqu’il avoit cessé d’insister et de m’en parler. Je lui en témoignai mon étonnement et combien j’étois éloigné de goûter une nouveauté de cette nature.

Il faut remarquer que les mouvements de la noblesse dont j’ai parlé éclatoient fortement alors depuis quelques jours, et faisoient la nouvelle et un sujet principal de toutes les conversations. M. de Noailles insista, m’interrompit, prit le ton d’orateur, l’air d’autorité, se dit appuyé de l’avis des ducs qui s’étoient vos chez le maréchal d’Harcourt, et, à force de poumons beaucoup plus forts que les miens, mena la parole, et toujours étouffant la mienne. De colère et d’impatience je montai sur le gradin de mes fenêtres et m’assis sur l’armoire, disant que c’étoit pour être mieux entendu, et que je voulois aussi parler à mon tour. Je m’exprimai avec tant de feu, que ces messieurs firent taire Noailles qui toujours vouloit continuer, qui m’interrompit d’abord une ou deux fois, et à qui j’imposai à la fin, en lui déclarant que je voulois être entendu, et que nous n’étions pas là pour être devant lui à plaît-il maître. Ces messieurs voulurent m’écouter et l’obligèrent à me laisser parler.

Je leur dis que ce que le duc de Noailles proposoit étoit une nouveauté dont on ne trouvoit pas la moindre trace, ni dans rien qui fût écrit de l’avènement de pas un roi à la couronne, ni dans la mémoire d’aucun homme dont pas un n’avoit jamais parlé de rien de semblable à l’avènement de Louis XIV à la couronne ; que cette première salutation se faisoit toujours sans ordre, à mesure que chacun arrivoit, plus tôt ou plus tard, à la différence de l’hommage qui quelquefois s’étoit rendu au premier lit de justice ; mais qu’en cette première salutation on ne voyoit pas que les princes du sang même eussent jamais affecté de l’aller faire ensemble ; que d’entreprendre de le faire ne pouvoit rien acquérir aux ducs ; qu’au mieux, il demeureroit qu’ils auroient salué le roi de la sorte, ce qui ne s’étant jamais fait en cérémonie et ne s’y faisant la même par nuls autres, ne tiendroit lieu de rien aux ducs ; qu’ils paroîtroient seulement les plus diligents, dont ils ne tireroient nul avantage sur les princes étrangers, puisqu’il n’y avoit jamais eu en cette occasion de cérémonie, ni sur les gens de qualité, tant par cette raison que par celle qu’ils n’avoient jamais été en nulle compétence avec eux en rien, ni prétendu quoi que ce soit sur eux ; que n’y ayant point de cérémonie en cette première salutation, à la différence de l’hommage quelquefois rendu au premier lit de justice, il n’y en auroit aussi rien d’écrit, par conséquent rien qui pût faire passer cette salutation en usage, encore moins en avantage, et qui ne pourroit en mériter le nom, par conséquent que rien ne pouvoit appuyer cette proposition ; qu’en même temps qu’on n’y trouvoit que du vide à acquérir, elle pouvoit devenir fort nuisible dans l’effervescence qui éclatoit parmi les gens de qualité et non même de qualité à l’égard des ducs, semée et fomentée par le duc et la duchesse du Maine, qui se sauroient bien servir d’une nouveauté qu’ils feroient passer pour une entreprise ; que la noblesse prendroit aisément à cet hameçon, s’offenseroit de ce que les ducs étant allés ensemble, sans que cela se fût jamais pratiqué, auroient voulu non seulement faire bande à part, mais corps à part de la noblesse ; que ceux à qui je parlois n’ignoroient pas que l’odieux de cette idée de corps à part commençoit à y être semé, à être imputé aux ducs avec une fausseté même sans apparence, mais avec une malignité et un art qui y suppléoit ; que le meilleur moyen de la confirmer étoit d’y donner cette occasion, qui, tout éloignée qu’elle en étoit, seroit montrée, donnée et reçue de ce côté-là ; que le parlement ne demanderoit pas mieux que de fasciner la noblesse avec ces prestiges ; que l’intérêt du parlement, le même en cela que celui de M. et de Mme du Maine, étoit de la séparer et de la brouiller avec les ducs ; que c’étoit à ceux-ci à sentir combien il étoit du leur d’être unis à la noblesse, leur corps et leur ordre commun ; qu’occupés de plus forcément à l’affaire du bonnet, ils n’avoient pas besoin d’ennemis nouveaux et en si prodigieux nombre ; qu’enfin à comparer le néant de l’avantage de cette salutation avec les inconvénients infinis et durables qu’il entraîneroit et qu’il étoit évident par les dispositions présentes qu’il ne pouvoit manquer d’entraîner, je ne comprenois pas qu’on pût balancer un instant.

Je donnai encore plus de force et d’étendue à ce que je rapporte ici en raccourci. Noailles répliqua, cria, se débattit, soutint qu’il n’y avoit rien que de sûr dans ce qu’il proposoit, rien que de foible dans ce qui étoit objecté, et sans avoir pu articuler une seule raison, même apparente, ce fut une impétuosité de paroles soutenue d’une force de voix qui entraîna les autres comme d’effroi sans les persuader. Je repris la parole à diverses reprises ; et voyant enfin que cela dégénéroit en dispute personnelle, où l’étourdissement des autres les empêchoit de montrer grande part, je les attestai de ma résistance et du refus net, ferme, précis de mon consentement ; j’ajoutai que je ne me séparerois point de mes confrères, mais que j’espérois que ceux à qui on en parleroit seroient plus heureux que moi à leur faire faire d’utiles et de salutaires réflexions, et je finis tout à fait hors de voix par protester de tous les inconvénients infinis et très suivis que j’y voyois et que je déplorois par avance.

J’avois représenté au duc de Noailles dès les premières fois qu’il m’avoit fait cette proposition tête à tète, outre les raisons qu’on vient de voir, qu’il falloit toujours considérer un but principal que rien ne devoit faire perdre de vue, et n’y pas mettre des obstacles si aisés à éviter ; que ce but étoit de tirer la noblesse en général de l’abaissement et du néant où la robe et la plume l’avoient réduite, et pour cela la mettre dans toutes les places du gouvernement qu’elle pouvoit occuper par son état, au lieu des gens de robe et de plume qui les tenoient, et peu à peu l’en rendre capable, et lui donner de l’émulation ; d’étendre ses emplois, et de la relever de la sorte dans son être naturel ; que pour cela il falloit être unis, s’entendre, s’aider, fraterniser, et ne pas jeter de l’huile sur un feu que M. et Mme du Maine excitoient sans cesse, car dès lors il paraissoit, parce qu’ils comprenoient que leur salut consistoit à brouiller tous les ordres entre eux, surtout celui de la noblesse avec elle-même ; comme le salut de la noblesse consistoit en son union entre elle, à laquelle on ne devoit cesser de travailler ; que rien n’étoit si ignorant, si glorieux, si propre à tomber dans toutes sortes de panneaux et de pièges que cette noblesse, que par noblesse j’entendois ducs et non-ducs ; que les ducs ne devoient songer qu’à découvrir à ceux qui n’étoient pas ducs ces panneaux et ces pièges ; que pour le faire utilement, il en falloit être aimés, et puisqu’en effet il s’agissoit d’un intérêt commun, dans un moment de crise dont on pouvoit profiter pour la remettre en lustre, et qui, manqué une fois, ne reviendroit plus, il ne falloit pas tenter leur ignorance, leur vanité, leur sottise par une nouveauté qui, à la vérité, ne leur nuisoit en rien, puisqu’en aucune occasion la noblesse non titrée ne pouvoit être et n’avoit jamais été en égalité avec la noblesse titrée, moins encore la précéder, mais qui étant nouveauté, et dans les circonstances présentes de l’égarement de bouche que M. et Mme du Maine souffloient avec tant d’art et si peu de ménagement, il étoit de la prudence d’éviter toutes sortes de prétextes et d’occasions dont la noblesse non titrée se pouvoit blesser, quelque mal à propos que ce fût, et ne songer qu’à relever les ducs et elle tout ensemble, travailler à un rétablissement commun qui, peu à peu, rendant à chacun sa considération, remettroit chacun en sa place, ouvriroit les yeux à tous, et feroit sentir à la noblesse non titrée la malignité des pièges et des panneaux qu’on lui auroit tendus, l’ignorance de son propre intérêt, combien il en étoit d’être unie aux ducs ; que tous ne pouvant être ducs, mais le pouvant devenir, chercher à abattre les distinctions des ducs étoit vouloir abattre sa propre ambition, puisque cette dignité en étoit nécessairement le dernier période, et qu’en cette différence de ceux qui avoient ou qui n’avoient pas de dignité, la France étoit semblable à tous les royaumes, républiques et États de l’univers où il y avoit toujours eu des dignités et des charges ; des gens qui n’en avoient pas, quoique quelquefois d’aussi bonne et de meilleure maison que ceux qui avoient des charges ou des dignités, avec toutefois grande différence de rang et de distinction entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas, ce qui mettoit les uns au-dessus des autres sans que personne s’en fût jamais blessé, et sans quoi le roi et ses sujets seroient sans récompense à donner ni à recevoir, et toute émulation éteinte, sinon médiocre et personnelle uniquement.

Tant de raisons, et [qui] à chaque fois que le duc de Noailles me parla ne trouvèrent en lui aucune réplique, mais un enthousiasme de sécurité et d’entêtement, auroient persuadé l’homme le moins éclairé et le moins raisonnable, et je me flattois enfin d’y avoir réussi, parce qu’il y avoit plus de quinze jours qu’il avoit tout à fait cessé de me parler de cette folie, lorsqu’au moment que j’avois lieu de m’y attendre le moins, il vint chez moi, en apparence sur le bonnet, en effet pour cette scène qu’il avoit préparée ; c’est que rien ne persuade qui met son plus cher intérêt à ne l’être ou à ne le paroître pas. On va voir qu’il ne pensa jamais sérieusement à cette nouveauté, qu’il n’en avoit parlé à aucun autre duc que cette fois dans ma chambre, que la pièce n’étoit jouée que pour moi, et l’usage pour lequel il l’avoit imaginée. Le duc de Noailles étant sorti, j’en dis encore mon avis à ceux qui étoient dans ma chambre qui ne purent nier que je n’eusse toute la raison possible, et qui de guerre lasse, parce que la conférence avoit été longue et infiniment vive, s’en allèrent. Plein de la chose, je passai dans la chambre de Mme de Saint-Simon à qui je contai ce qui venoit de se passer, et avec qui je déplorai une démence si parfaitement inutile à réussir, et dont les suites deviendroient aussi pernicieuses.

Les ducs qui s’étoient trouvés dans ma chambre, et qui ne faisoient que d’en sortir, n’eurent pas le temps de parler à aucun autre duc de ce qui avoit fait chez moi cette manière de scène. Dès ce moment cette belle idée de salutation du roi se répandit en prétention, vola de bouche en bouche. Coetquen, beau-frère de Noailles, et fort lié avec lui, quoique fort peu avec sa sœur, courut le château, ameutant les gens de qualité qui, comme je l’avois prévu et prédit, prirent subitement le tour et le ton que j’avois annoncés, tellement que le soir même ce fut un grand bruit qui se fomenta toute la nuit en allées et venues, et dont Paris fut incontinent informé.

Outre l’affluence que l’extrémité du roi, la curiosité, les divers intérêts, l’attente de ce qui alloit suivre ce grand événement, attiroit à Versailles, ce bruit de la salutation y amena encore une infinité de monde, et les plus petits compagnons s’empressèrent et s’honorèrent d’augmenter le vacarme pour s’agréger aux gens de qualité, qui le souffroient par ne s’en pouvoir défaire, et dans la fougue d’augmenter le tumulte par le nombre. Le tout ensemble s’appela la noblesse, et cette noblesse pénétroit partout par ses cris contre les ducs. Ceux-ci, qui à l’exception de ceux qui s’étoient trouvés dans ma chambre n’avoient pas ouï dire un mot de cette salutation du roi, n’entendirent que lentement et à peine de quoi il s’agissoit, qui, partie de timidité de cet ouragan subit, partie de pique de n’avoir point été consultés, se mirent aussi à déclamer contre leurs confrères. Mais ces confrères qu’on ne nommoit point, et contre qui l’animosité devenoit si furieuse et si générale, ne demeurèrent pas longtemps en nom collectif. Saint-Herem le premier, plusieurs autres après, vinrent avertir Mme de Saint-Simon que tout tomboit uniquement sur moi, comme sur le seul inventeur et auteur du projet de cette salutation, dont l’autorité naissante avoit entraîné un petit nombre de ducs malgré eux, à l’insu des autres. Ces messieurs ajoutèrent à Mme de Saint-Simon que je n’étois pas en sûreté dans une émotion si générale et si furieuse, et qu’elle feroit sagement d’y prendre garde. Sa surprise fut d’autant plus grande qu’elle n’ignoroit rien de tout ce qui s’étoit passé là-dessus entre Noailles et moi. Mais elle monta au comble lorsqu’elle apprit du même Saint-Herem, et de plus de dix autres encore et pour l’avoir ouï de leurs oreilles, que c’étoit Noailles qui souffloit ce feu, qui me donnoit pour l’auteur et le promoteur unique pour cette salutation, et soi-même pour celui qui s’y étoit opposé de toutes ses forces. Ce dernier avis fut donné et confirmé à la duchesse de Saint-Simon vers le soir de la surveille de la mort du roi, laquelle se fit bien expliquer et répéter qu’ils l’avoient eux-mêmes entendu de la bouche de Noailles, qui alloit le semant partout lui-même, et par Coetquen et d’autres émissaires.

Le hasard fit que le lendemain matin elle rencontra le duc de Noailles dans la galerie, qui étoit lors remplie à toute heure de toute la cour, où il passoit avec le chevalier depuis duc de Sully. Elle l’arrêta et le tira dans l’embrasure d’une fenêtre. Là, elle lui demanda d’abord ce que c’étoit donc que tout ce bruit contre les ducs. Noailles voulut glisser, dit que ce n’étoit rien, et que cela tomberoit de soi-même. Elle le pressa, et lui ne cherchoit qu’à se dépêtrer ; mais, à la fin, après lui avoir déduit en peu de mots l’excès de ces cris et de ces mouvements publics, pour lui faire sentir qu’elle en étoit bien instruite, elle lui témoigna sa surprise d’apprendre qu’ils tomboient tous sur moi. Là-dessus Noailles s’embarrassa, et l’assura qu’il ne l’avoit pas ouï dire ; mais Mme de Saint-Simon lui répondant qu’il devoit savoir mieux que personne qui étoit l’auteur et le promoteur de ce projet de salutation du roi, et qui le contradicteur, par ce qui s’étoit passé encore la surveille là-dessus dans ma chambre. Noailles l’avoua, tout comme la chose a été ici racontée, et qu’il étoit vrai que c’étoit lui qui l’avoit proposé, et que je m’y étois toujours opposé, et lui toujours persévéré. Alors Mme de Saint-Simon lui demanda pourquoi donc il s’en excusoit et me donnoit pour l’auteur et le promoteur de cette invention. Noailles, interdit et accablé, balbutia une foible négative. Il essuya tout de suite de courts, mais de cruels reproches de tout ce qu’il me devoit, et de la noire et perfide calomnie dont il m’en payoit. Ils se séparèrent de la sorte, elle dans le froid d’une indignation si juste, lui dans le désordre d’une foible et timide négative, et le désespoir de la découverte de son crime, des aveux arrachés sur tout ce qu’il me devoit, et de ceux encore que la force de la vérité avoit malgré lui tirés de sa bouche sur les véritables auteur et contradicteur de ce projet de salutation.

Une leçon si forte et si peu attendue, et en présence du frère d’un des ducs qui s’étoient trouvés dans ma chambre à la scène du duc de Noailles et de moi là-dessus, n’étoit pas pour changer un scélérat consommé dans un crime pourpensé et amené de si loin, dont il commençoit si bien à goûter ce qu’il s’en proposoit, et que ce succès animoit à poursuivre jusqu’au but qu’il s’en étoit promis. Il eut beau protester à Mme de Saint-Simon qu’il diroit partout combien je m’étois opposé à ce projet, il étoit bien éloigné d’une palinodie si subite, et si destructive de ses projets particuliers. Il continua donc, par tout ce qu’il avoit mis en campagne et par lui-même, à répandre les mêmes discours qui avoient si parfaitement réussi à son gré ; mais personnellement il prit mieux garde devant qui il parloit, et il fut très attentif à m’éviter partout et Mme de Saint-Simon aussi, même en lieux publics, autant qu’il lui fut possible.

Je ne fus informé que tard de cette exécrable perfidie, et de tout son effet. Alors seulement les écailles me tombèrent des yeux. Je commençai à comprendre la cause de cette étrange idée de salutation du roi, et de cette fermeté encore plus surprenante à la soutenir, malgré mes raisons invincibles au contraire. Je revins à ce qui s’étoit nouvellement passé entre Noailles et moi sur la place de premier ministre ; je me rappelai son ardeur pour les finances, sa traîtreuse conduite avec Desmarets, depuis que je savois qu’il pensoit à lui succéder, et surtout depuis qu’il en avoit l’assurance. Je me rappelai aussi son éloignement doux, mais adroit et constant, de la convocation des états généraux ; et je me souvins que, deux jours avant cet éclat, j’avois inutilement pressé M. le duc d’Orléans de songer promptement, et avant tout, à donner les ordres pour la faire, lui qui jusque-là n’avoit respiré autre chose. Enfin je vis qu’un guet-apens, de si loin et si profondément pourpensé, si contradictoire à toute vérité, si subit, si à bout portant, et dans une telle crise de toute espèce de choses et d’affaires, étoit le fruit de la plus infernale ambition, et de l’ingratitude la plus consommée.

Sans ressource auprès du roi et de Mme de Maintenon, aussi mal avec Mgr [le Duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, et par même forfaiture en abomination à la cour d’Espagne, guère mieux à la nôtre qui l’avoit mieux reconnu que moi, brouillé avec M. [le Duc] et Mme la duchesse d’Orléans, rebuté de tous les ministres excepté de Desmarets, son esprit me trompa. Je le crus droit, capable, utile ; sa faute en Espagne ne me parut qu’un égarement d’emportement de jeunesse, de cour, et d’affaires qu’il étoit vrai que Mme des Ursins perdoit ; je vainquis la répugnance du duc de Beauvilliers à cet égard, et pour le fils et le neveu du maréchal et du cardinal de Noailles ; je le mis bien avec lui à force de bras, puis par lui avec M. le duc de Bourgogne, qui apaisa Mme la duchesse de Bourgogne ; je le raccommodai avec M. [le Duc] et Mme la duchesse d’Orléans, je l’y maintins à force malgré tous ses douteux ménagements ; enfin je forçai ce prince à lui destiner les finances et à tirer son oncle du fond de l’abîme pour le mettre à la tête des affaires ecclésiastiques, dernière chose qui mettoit le comble au solide du neveu, quoique ce dernier point ne fût pas directement pour lui.

Tant de puissants coups frappés en sa faveur excitèrent sa jalousie au lieu de reconnoissance. Il sentit qu’il faudroit compter avec moi ; il ne vouloit compter avec personne, mais être le maître, dominer, gouverner, en un mot être premier ministre. Je n’en puis douter puisqu’il me proposa de lui faire donner cette épouvantable place. Ce n’étoit pas que de plus loin il n’eût conçu le dessein de me perdre, dans l’espérance de demeurer après le maître de tout. Ce fut pour cela qu’il conçut cette idée de salutation du roi pour l’usage qu’il m’en préparoit, et qui l’empêcha si constamment de se rendre à mes raisons, quoiqu’il ne leur en pût opposer aucune. Il voulut avant tout essayer de me faire donner dans ce piège, pour publier avec vérité ce qu’il répandit avec tant de calomnie, et ne se rebuta point de tâcher de m’y faire tomber. Mais auparavant, il voulut faire un dernier essai de mon crédit, dont il s’étoit si bien trouvé et si fort au-dessus de ses espérances, pour se faire par moi premier ministre, pour s’en assurer davantage. Désespérant de m’y faire travailler, il se garda bien d’en montrer son dépit ; il n’avoit garde aussi de se montrer refroidi dans un dessein qui, jusqu’à son éclat, vouloit la même union pour le rendre plus certain ; il hâta donc son dernier effort dans ma chambre pour me faire tomber dans ses filets, et n’y pouvant réussir, il ne tarda plus un instant à consommer sa perfidie par la plus atroce scélératesse, et la calomnie la plus parfaite que le démon, possédant un homme, lui puisse faire exécuter. Les espérances les plus flatteuses s’en présentoient à lui avec la plus parfaite confiance, que de quelque façon que ce fût je n’en pourrois échapper. Un cri public, une noblesse ramassée, ignorante, furieuse, répandue partout, me devoit être une source de querelles et de voies de fait au moins fréquentes, et dont les suites mêmes, en s’en tirant avec succès, ont des recherches légales, longues et fort embarrassantes.

Cette ressource de combats particuliers et de querelles avec tout le monde lui parut immanquable. Si contre toute attente je sortois heureusement d’un si dangereux labyrinthe, il se flattoit que M. le duc d’Orléans ne pourroit jamais conserver dans les affaires, dans sa confiance publique, dans les places, un homme en butte à toute la noblesse qui se portoit publiquement contre lui. Enfin, si, contre toute apparence, M. le duc d’Orléans ne se laissoit ni vaincre ni étourdir par ce bruit, le dépit d’essuyer de la part du public une injustice si criante, si universelle, si continuelle, et d’un public fou en ce genre, à l’ivresse duquel il ne me seroit pas possible de faire entendre aucune raison, moins encore de lui persuader la vérité sur ce qui le mettoit en fureur, me feroit d’indignation quitter la partie, et le délivreroit au moins ainsi de moi.

À tout ce qu’on vient de voir qui a précédé cet éclat et qui l’a accompagné, on ne peut soupçonner ce raisonnement d’imputation la plus légère. Il est vrai que c’est un raisonnement de démon, duquel il a toutes les qualités : profondeur, noirceur, calomnie, attentat à tout, assassinat, ambition sans bornes, ingratitude exquise, effronterie sans mesure, méchanceté de toute espèce la plus atroce, scélératesse la plus raffinée, la plus consommée : mais il est vrai aussi que ce raisonnement en a toute l’étendue, la réflexion, l’esprit, la finesse, la justesse, l’adresse ; que la conjoncture de l’exécution en couronne toute la prudence qui s’y pouvoit mettre, et que le tout ensemble est sublimement marqué au coin du prince des démons, qui seul l’a pu inspirer et conduire. Je bornerai là le peu de réflexions que je n’ai pu me refuser sur une conduite de ténèbres si digne du vrai fils du père du mensonge et du séducteur du genre humain.

Il n’étoit pas difficile d’imaginer à quoi m’alloit porter une telle perfidie ; l’éclat aussi fut tel et si subit, qu’il ne fut pas difficile d’y mettre tous les obstacles qui l’empêchèrent, d’autant que Noailles évita avec un soin extrême toute rencontre, dont il ne se crut pas assez en sûreté dans le château de Versailles pour s’y hasarder. Ma ressource fut donc le témoignage que rendirent les ducs témoins de ce qui s’étoit passé dans ma chambre qu’ils rendirent public, et ce que mes amis non titrés prirent soin de répandre. J’en parlai aussi à tout ce que je trouvai sous ma main avec une force qui n’épargna ni choses ni termes sur le duc de Noailles, qui nomma tout par son nom, les choses par le leur, et que je répandis à tous venants. Je m’expliquai en même temps à M. le duc d’Orléans ; mais la conjoncture étoit si chargée d’affaires les plus importantes, et de ces pressantes bagatelles qui prennent nécessairement alors le temps même des affaires, que cet accablement des derniers moments, pour ainsi dire, du roi, ne permit guère d’attention suivie à une affaire particulière.

Noailles, qui m’évita jusque chez M. le duc d’Orléans, où il craignit mes insultes, même en sa présence, outré de tout ce qui lui revenoit de toutes parts des propos sans mesure que je tenois sur lui, s’arma de toile cirée et de silence pour les laisser glisser, et poussa sa pointe parmi la noblesse, sur le gros de laquelle le témoignage des ducs qui s’étoient trouvés chez moi avec le duc de Noailles, ni ceux de mes amis de leurs confrères sur mes sentiments à l’égard de la noblesse, ne les put ramener. Noailles avoit bien pris ses mesures pour les mettre et les entretenir dans l’opinion et la furie qui lui convenoit sur moi.

Il ne faut pas demander si M. et Mme du Maine surent profiter d’une si favorable occasion à leurs intérêts et à leur disposition pour moi, plus que tout quand la chose fut une fois enfournée. L’envie et la jalousie générale de la figure que personne ne douta que je n’allasse faire par un régent avec qui j’avois les plus anciennes, les plus importantes, les plus uniques liaisons, qui lui avois rendu les plus signalés services, qui étois demeuré le seul homme dont l’attachement pour lui avoit été fidèle et public sans craindre les menaces ni les plus grands dangers, et qui étois le seul dans toute sa confiance et vu publiquement tel. Cette gangrène du monde avoit gagné même des ducs ; Noailles en sut profiter.

Son abattement depuis son rappel d’Espagne avoit émoussé l’envie et la jalousie sur lui ; celle qu’on prenoit de moi avoit toute sa force dans le moment naissant d’une splendeur prévue, toujours bien au-dessus de ce qui arrive en effet. Par Canillac, ami intime de La Feuillade, il se lia à lui. On a pu voir par divers traits qu’ils étoient tous deux assez homogènes. Par La Feuillade [il se lia] avec les ducs de Villeroy et de La Rochefoucauld, lequel rogue, glorieux, et aussi envieux que son père, avec aussi peu d’esprit, n’avoit pu me pardonner la préséance sur lui, ni son beau-frère, un avec lui. Richelieu, jeune étourdi alors, plein d’esprit, de feu, d’ambition, de légèreté, de galanterie, apprenoit à voler sous les ailes de La Feuillade, que le bel air avoit rendu son oracle, et qui, cousin germain de Noailles par sa femme, et uni à lui par la protection ouverte de Mme de Maintenon, se promit bien de figurer par ces messieurs, qui pour s’autoriser d’un homme de poids firent des assemblées chez le maréchal d’Harcourt, ami de La Rochefoucauld et de Villeroy, et qui par Mme de Maintenon étoit de tout temps en mesure avec Noailles. Harcourt ne me vouloit point de mal ; on a vu en divers endroits qu’il s’étoit ouvert fort librement à moi sur les bâtards et sur d’autres choses ; qu’il avoit tenté plus d’une fois liaison et union avec moi, à laquelle la mienne avec M. de Beauvilliers n’avoit pu me permettre de me laisser entraîner. Comme l’autre n’avoit fait que tenter, ma retenue n’avoit pu nous brouiller, mais elle avoit diminué la bienveillance, et d’ailleurs il étoit fort opposé en dessous à M. le duc d’Orléans, ainsi que La Rochefoucauld, Villeroy et La Feuillade. Néanmoins il ne fut que leur ombre. Ses diverses attaques d’apoplexie l’avoient extrêmement abattu ; il n’étoit plus que la figure extérieure d’un homme, et sa tête ne pouvoit s’appliquer, ni sa langue, embarrassée déjà, s’expliquer bien aisément ; mais ce groupe suppléoit, et se couvrit de son nom pour séduire autant de ducs qu’ils purent. La Feuillade me haïssait de tout temps, sans que j’en aie jamais pu découvrir la cause, plus encore comme l’ami de M. le duc d’Orléans, et comme l’envie même qui surnageoit à tous ses autres vices. Depuis la disgrâce de Turin, dont il n’avoit pu se relever du tout, il avoit fait le philosophe sans quitter le bel air. Il avoit cherché à capter les gens importants par leur état ou par leur réputation, surtout parmi ceux qui étoient ou faisoient les mécontents. Il avoit fait extrêmement sa cour au marquis de Liancourt qu’il trompa par ses belles maximes, et qui s’en sépara à la fin hautement ; et par Liancourt, qui étoit plein d’esprit, d’honneur, de savoir et de probité, qui n’étoit qu’un avec La Rochefoucauld son frère, et le duc de Villeroy, il se lia étroitement avec eux.

M. de Luxembourg, le plus intime ami de ces trois hommes, par leur ancienne union avec feu M. le prince de Conti, fut de compagnie envahi par La Feuillade. Luxembourg étoit un fort homme d’honneur, qui avoit à peine le sens commun, rectifié par le grand usage du meilleur et du plus grand monde où son père l’avoit initié. Il étoit plein de petitesses dans le commerce, quoique le meilleur homme du monde ; mais il vouloit des soins, des prévenances, qu’il rendoit bien à la vérité, mais qui étoient importunes à la continue. La bonté de son caractère, les anciennes liaisons du temps de son père, la magnificence et la commodité de sa maison, y avoit accoutumé le monde. J’étois le seul des ducs opposants à sa préséance qui étois demeuré brouillé avec lui. Quelques jours avant l’éclat dont je parle, je l’avois rencontré dans la galerie de l’aile neuve, au bout de laquelle il avoit un beau logement en haut. Je sentois l’importance de la réunion de tous les ducs. Je l’abordai et je lui fis civilité sur les petites assemblées qui s’étoient tenues chez moi, dont je lui dis que je voulois lui rendre compte. Il y fut sensible au point qu’il vint chez moi, qu’il ne fut plus mention du passé, qu’il fut, sans que je le susse qu’après, ferme à me défendre contre toutes les attaques de ses amis et de tout le monde, qu’il me fit mille recherches, et que nous sommes demeurés en liaison jusqu’à sa mort.

Noailles avoit si bien profité de la sottise publique, et M. du Maine aussi, qu’il me fut impossible d’y faire entendre raison et vérité ; mais la Providence arrêta aussi leurs cruelles espérances. Je sortis, allai et vins tout à mon ordinaire, je ne trouvai jamais personne qui me dît quoi que ce soit qui pût, non pas me fâcher, mais m’indisposer. Les plus enivrés passoient leur chemin avec une salutation froide, en sorte que je n’eus ni à courir, ni à me défendre, ni même à attaquer, et je suis encore à le comprendre d’un nombre infini de têtes aussi échauffées, aussi excitées, et de ce nombre d’entours du duc de Noailles qui, quand cela se trouvoit à leur portée, m’entendoient parler de lui de la manière la plus diffamante et la plus démesurée. Je coulerai ici cette affaire à fond pour n’avoir plus à y revenir, et pour éclaircir par la plusieurs choses qui se sont passées depuis tout pendant la régence et même après.

Noailles souffrit tout en coupable écrasé sous le poids de son crime. Les insultes publiques qu’il essuya de moi sans nombre ne le rebutèrent point. Il ne se lassa jamais de s’arrêter devant moi chez le régent, ou en entrant et sortant du conseil de régence, avec une révérence extrêmement marquée, ni moi de passer droit sans le saluer jamais, et quelquefois de tourner la tête avec insulte ; et il est très souvent arrivé que je lui ai fait des sorties chez M. le duc d’Orléans et au conseil de régence, dès que j’y trouvois le moindre jour, dont le ton, les termes, les manières effrayoient l’assistance, sans qu’il répondit jamais un mot ; mais il rougissoit, il palissoit et n’osoit se commettre à une nouvelle reprise. Si rarement il répondoit un mot, je le dis avec vérité, il le faisoit d’un ton et avec des paroles aussi respectueuses que s’il eût répondu à M. le duc d’Orléans. Parmi cela, les affaires n’en souffrirent jamais. Je m’en étois fait une loi, à laquelle je n’ai point eu à me reprocher d’avoir jamais manqué. J’étois de son avis quand je croyois qu’il étoit bon ; il m’est arrivé quelquefois de l’avoir appuyé contre d’autres ; du reste, même hauteur, mêmes propos, même conduite à son égard. Il est quelquefois sorti si outré du Palais-Royal ou des Tuileries, de ce que je lui avois dit et fait en face, devant le régent et tout ce qui s’y trouvoit, qu’il est allé quelquefois tout droit chez lui se jeter sur son lit comme au désespoir, et disant qu’il ne pouvoit plus soutenir les traitements qu’il essuyoit de moi, jusque-là qu’au sortir d’un conseil où je le forçai de rapporter une affaire que je savois qu’il affectionnoit, et sur laquelle je l’entrepris sans mesure et le fis tondre, lui dictai l’arrêt tout de suite et le lus après qu’il l’eut écrit, en lui montrant avec hauteur et dérision ma défiance et à tout le conseil, il se leva, jeta son tabouret à dix pas, et lui qui en place n’avoit osé répondre un seul mot que de l’affaire même avec l’air le plus embarrassé et le plus respectueux : « Mort…. dit-il en se tournant pour s’en aller ; il n’y a plus moyen d’y durer, » s’en alla chez lui, d’où ses plaintes me revinrent, et la fièvre lui en prit. Il y avoit peu de semaines qu’il n’en essuyât de très fortes, moi toujours sans le saluer, ni lui parler qu’en opinant, pour le bourrer dès que j’y trouvois jour, lui sans se lasser de me faire les révérences les plus marquées, et de m’adresser souvent la parole avec un air de respect dans les rapports qu’il faisoit, n’osant d’ailleurs s’approcher de moi, beaucoup moins me parler.

Il ne fut pas longtemps sans chercher à m’apaiser, dans le désespoir où il étoit d’avoir montré tout ce dont il étoit capable, sans en avoir recueilli ce qu’il s’en étoit proposé, et qu’il avoit compté immanquable. Il essuyoit de moi sans cesse des sorties publiques, des hauteurs en passant devant lui dont le mépris affecté faisoit regarder tout le monde, et des propos sur lui où rien n’étoit ménagé. Un ennemi qui se piquoit de l’être, et de le paroître sans aucune mesure, à qui les plus cruelles expressions étoient les plus familières, les insultes et les sorties en toute occasion en plein conseil et au Palais-Royal, en présence du régent, avec cette hauteur et cet air de mépris que la vertu offensée prend sur le crime infamant, fut si pesant à ce coupable, qu’il n’omit rien au moins pour m’émousser. Il se mit à chanter mes louanges, à dire qu’il ignoroit quelle grippe j’avois prise contre lui, que ce n’étoit au plus qu’un malentendu, qu’il avoit toujours été mon serviteur et le vouloit demeurer même malgré moi, et qu’il n’y avoit rien qu’il ne voulût faire pour regagner mes bonnes grâces. Sa mère, que j’avois toujours eu lieu d’aimer, étoit au désespoir contre son fils, et me fit parler.

D’une infinité d’endroits directs et indirects je fus attaqué ; Mme de Saint-Simon fut exhortée sur le ton de piété, mes amis les plus particuliers furent priés de tâcher à m’adoucir. Je répondis toujours que c’étoit assez d’avoir été dupe une fois pour ne l’être pas une seconde du même homme, qu’il n’y en avoit point qui eût pu se douter, ni par conséquent, échapper à une si noire scélératesse, si pourpensée, si profonde, si achevée ; mais qu’il falloit croire avoir affaire à un stupide incapable d’aucune sorte de sentiment pour imaginer de lui faire oublier une perfidie et une calomnie de cette espèce et de cette suite, dont le criminel auteur seroit à jamais l’objet de ma haine et de ma vengeance la plus publique et la plus implacable, dont il pouvoit compter que la mesure seroit de n’en garder aucune. Ma conduite y répondit pleinement, et la sienne à mon égard fut aussi la même en bassesse. Ce qui le confondit et le désola le plus, au milieu de sa prospérité, de ne pouvoir parvenir à une réconciliation avec moi, c’étoit le contraste de son oncle, dont la liaison avec moi ne souffrit pas le moins du monde, et qui étoit publique. Je n’en fus que plus ardent pour le cardinal de Noailles qui venoit sans cesse chez moi, et moi chez lui, avec la plus grande confiance, et que je servis toujours de tout ce que je pus et ouvertement.

Ce contraste tomboit à plomb sur le duc de Noailles qui, à la fin, me fit demander grâce, en propres termes, par M. le duc d’Orléans, à qui je sus répondre de façon qu’il se garda depuis d’y revenir. Le duc de Noailles fut accablé de ce refus. Il me fit revenir des choses que je n’oserois écrire, parce que, quoique vraies, elles ne seroient pas croyables : par exemple, que j’aurois enfin pitié de lui, si je connoissois l’état où je le mettois, et des bassesses de toutes sortes. Le cardinal de Noailles chercha souvent à me tourner, et enfin, me parla de cette division à deux reprises, qui, me dit-il, le combloit de douleur, et je ne rencontrai jamais [chez lui] le duc de Noailles, qui avoit grand soin de m’éviter. Je répondis la même chose au cardinal toutes les deux fois. Je lui dis que, quand il lui plairoit, je lui rendrois un compte exact de ce qui l’avoit causée ; qu’il falloit, s’il le vouloit ainsi, qu’il se préparât à entendre d’étranges choses ; qu’après cela je ne voulois point d’autre juge que lui. Toutes les deux fois la proposition lui ferma la bouche, et il ne m’en parla plus. Je demeurai persuadé qu’il en savoit assez pour craindre de l’entendre, et que c’est ce qui l’arrêta tout court ; mais il en gémissoit, car il aimoit cet indigne neveu, et indigne pour lui-même comme on le verra en son temps. Je passe d’autres tentatives très fortes du duc de Noailles pour essayer de me rapprocher, parce qu’elles se retrouveront pendant la régence.

Tant qu’elle dura j’en usai de la sorte avec lui, sans qu’il se soit jamais lassé de ses révérences respectueuses, sans que je l’aie jamais daigné saluer le moins du monde, ni payé ses façons de déférence que par le mépris le plus marqué, ou la hauteur la plus insultante, et toujours les sorties sur lui en face en toutes les occasions que j’en pouvois faire naître. Douze années se passèrent de la sorte sans le moindre adoucissement de ma part, et sans qu’en aucun temps les devoirs communs aient cessé ni faibli entre toute sa famille et moi et la mienne. Cette parenthèse est longue, mais il en faut voir le bout.

On verra dans la suite de la régence combien le duc de Noailles fut infatigable, avec une persévérance sans fin, à essuyer tout de moi, et à ne se lasser jamais de rechercher tous les moyens imaginables de se raccommoder avec moi, pour le moins de m’adoucir. Tout fut non seulement inutile tant qu’elle dura, mais encore après la mort de M. le duc d’Orléans. Les occasions de nous rencontrer devinrent bien plus rares ; mais le maintien, quand cela arrivoit, fut toujours le même des deux parts ; et les propos de la mienne aussi pesants, aussi fermes et aussi sans mesure, tant qu’il s’en présentoit d’occasions. C’est une chose terrible que la poursuite intérieure du crime.

Il y avoit longtemps que j’avois quitté le conseil ; mon crédit s’étoit éteint avec la vie de M. le duc d’Orléans ; je n’avois plus de place, et je vivois fort en particulier. M. de Noailles, au contraire, avec ses gouvernements, et sa charge de premier capitaine des gardes du corps, se trouvoit à la tête de la famille la plus puissante en tout genre par toutes sortes de grands établissements. Malgré cette différence totale, ni lui ni les siens ne purent supporter cette situation avec moi. Le duc de Guiche, maréchal de France, en 1724, où il prit le nom de maréchal de Grammont, mort à Paris en septembre 1725, à cinquante-trois ans, avoit deux fils morts l’un après l’autre colonels du régiment des gardes après lui, et deux filles. Il avoit marié l’aînée au fils aîné de Biron, morts tous deux, connus sous le nom de duc et de duchesse de Gontaut ; et l’autre au prince de Bournonville, fils du cousin germain de la maréchale de Noailles et d’une sœur du duc de Chevreuse, tous deux morts. Ce mariage s’étoit fait à la fin de mars 1719, quoique le marié, qui n’avoit guère que vingt-deux ans, eût déjà les nerfs affectés à ne se pouvoir presque soutenir. Il devint bientôt après impotent, puis tout à fait perclus, et menaça longuement d’une fin prochaine. La mère de sa femme étoit l’aînée des sœurs du duc de Noailles, parmi lesquelles elle avoit toujours été la plus comptée. Ils songèrent tous à mon fils aîné pour elle, dès qu’elle seroit libre, comme un moyen de raccommodement. Elle étoit belle, bien faite, n’étoit jamais sortie de dessous l’aile de sa mère ; et pour le bien étoit le plus grand parti de France alors parmi les personnes de qualité.

Ils n’osèrent me faire rien jeter là-dessus, mais ils crurent trouver Mme de Saint-Simon plus accessible. Ils ne se trompèrent pas. Elle me sonda de loin avec peu de succès ; elle ne se rebuta point ; elle me parla ouvertement, me prit par le monde sur l’alliance et le bien, et par la religion comme un moyen honnête de mettre fin à la longueur et à l’éclat toujours renaissant d’une rupture ouverte. Je fus plus d’un an à me laisser vaincre par l’horreur du raccommodement. Enfin, pour abréger matière, dès que j’eus consenti, tout fut bientôt fait. Chauvelin, président à mortier, depuis garde des sceaux, etc., étoit le conducteur des affaires de la maréchale de Grammont. Il me courtisoit depuis plusieurs années. Dès qu’il sut que je m’étois enfin rendu, car jusque-là il n’avoit osé m’en parler directement, il dit que la maréchale de Grammont ne pouvoit entrer en rien pendant la vie de son gendre, mais qu’il se chargeoit de tout ; et en effet tout fut réglé entre Mme de Saint-Simon et lui, se faisant fort l’un et l’autre de n’être pas dédits. Dans le peu que cela dura de la sorte, le cardinal de Noailles m’en parloit sans cesse, et la maréchale de Grammont et sa fille ne négligeoient aucune occasion de courtiser tout ce qui tenoit intimement à nous. Le premier article fut un raccommodement entre le duc de Noailles et moi. J’y prescrivis qu’il ne s’y parleroit de rien, ni en aucun temps, et qu’on n’exigeroit de moi rien de plus que la bienséance commune ; on ne disputa sur rien.

Il arriva qu’une après-dînée j’allai par hasard à l’hôtel de Lauzun, où je trouvai Mme de Bournonville qui jouoit à l’hombre, amenée et gardée par Mme de Beaumanoir, qui logeoit avec sa sœur la maréchale de Grammont. Un peu après on vint demander Mme de Beaumanoir, qui sortit et rentra aussitôt, parla bas à Mme de Lauzun, et me regarda en riant. Elle dit après à sa nièce qu’il falloit demander permission de quitter le jeu, et, à demi bas, aller voir M. de Bournonville qui logeoit chez la duchesse de Duras, sa sœur, depuis longtemps, et qui venoit de se trouver fort mal. Cela arrivoit quelquefois, et ces sortes de longues maladies font qu’on ne les croit jamais à leur fin. J’allai le soir à l’archevêché ; j’y trouvai la maréchale de Grammont et Mme de Beaumanoir qui avoit ramené et laissé sa nièce, qui parla de M. de Bournonville comme d’un homme qui pouvoit durer longtemps. Le cardinal et elle, après une légère préface chrétienne, laissèrent échapper leur impatience en me regardant ; la maréchale me regarda aussi, sourit avec eux, laissa échapper quelques mines, et se levant tout de suite, se mit à rire tout à fait, et, m’adressant la parole, me dit qu’il valoit mieux s’en aller. Le bon cardinal me parla après avec effusion de cœur. Chauvelin nous manda fort tard que le mal augmentoit ; et le lendemain matin, comme j’étois chez moi avec du monde, on me fit sortir pour un message de Chauvelin, qui me mandoit que M. de Bournonville venoit de mourir.

J’envoyai dire aussitôt à Mme de Saint-Simon, qui étoit à la messe aux Jacobins, tout proche du logis, que je la priois de revenir ; elle ne tarda pas, et me trouva avec la même compagnie, devant qui je lui dis le fait tout bas. Il étoit convenu que, dès que cela arriveroit, nous ferions sur-le-champ la demande au cardinal, qui se chargeroit de tout. Mme de Saint-Simon y alla. C’étoit la veille de l’Annonciation, qu’il étoit à table pour aller officier aux premières vêpres à Notre-Dame. Il sortit de table et vint au-devant d’elle les bras ouverts, dans une joie qu’il ne cacha point ; et, sans lui donner le temps de parler, devant tous ses gens : « Vite, dit-il, les chevaux à mon carrosse ! » puis à elle : « Je vois bien ce qui vous amène ; Dieu en a disposé, nous sommes libres ; je m’en vais chez la maréchale de Grammont, et vous aurez bientôt de mes nouvelles. » Il la mena dans sa chambre un moment. Comme il l’accompagnoit, ses gens lui parlèrent de vêpres. « Mon carrosse, répondit-il, vêpres pour aujourd’hui attendront, dépêchons. » Mme de Saint-Simon revint, et nous nous mîmes à table.

Comme à peine nous en sortions, nous entendîmes un carrosse dans la cour : c’étoit le cardinal de Noailles. Je descendis au-devant de lui ; il m’embrassa à plusieurs reprises, et tout aussitôt devant tout le domestique se prit à me dire : « Où est mon neveu ? car je veux voir mon neveu, envoyez-le donc chercher. » Je répondis fort étonné qu’il étoit à Marly. « Oh bien, envoyez-y donc tout à l’heure le chercher, car je meurs d’envie de l’embrasser, et il faut bien qu’il aille voir la maréchale de Grammont et sa prétendue. » Je ne sortois point d’étonnement d’une telle franchise, qui apprenoit tout à son domestique et au nôtre, qui étoient là en foule. Nous montions cependant le commencement du degré. Mme de Saint-Simon descendoit en même temps, et nous fit redescendre le peu que nous avions monté, pour faire entrer le cardinal dans mon appartement et ne lui pas donner la peine de monter en haut. Jamais je ne vis homme si aise. Il nous dit que la maréchale de Grammont et sa fille étoient ravies ; que tout étoit accordé ; qu’il avoit voulu se donner la satisfaction de nous le venir dire et de le déclarer tout haut, comme il avoit fait, parce que, au nombre de grands partis en hommes qui n’attendoient que ce moment, de leur connoissance à tous, pour faire des démarches pour ce mariage, il n’y avoit de bon qu’à bâcler et déclarer pour leur fermer la bouche et arrêter par là tous les manèges qui se font pour faire rompre et se faire préférer, au lieu qu’il n’y a plus à y penser quand les choses sont faites, déclarées et publiées par les parties mêmes ; qu’il aimoit mieux qu’on le dit un radoteur d’avoir déclaré si vite, et que cela fût fini. Après mille amitiés il s’en alla à ses vêpres. Il fut convenu que le jour même Mme de Saint-Simon irait au Bon-Pasteur, où elle trouveroit la maréchale de Grammont dans sa tribune. Mon fils arriva le soir.

Le lendemain, comme nous dînions avec assez de monde au logis, arrivèrent tous les Grammont et plusieurs Noailles, mais non la future, sa mère ni sa grand’mère, de manière qu’il n’y eut rien de plus public, et la maréchale de Grammont vint au logis dès l’après-dînée. Mon fils, qui les alla voir et la maréchale de Grammont, et que je menai chez le cardinal, retourna le soir à Marly pour demander au roi l’agrément du mariage, et en donner part après à ceux de nos plus proches ou de nos plus particuliers amis qui y étoient, avant de la donner en forme. Tout en arrivant, il trouva le duc de Chaulnes dans un des petits salons, à qui il le dit à l’oreille. « Cela ne peut pas être, » lui répondit-il, et ne voulut jamais le croire, quoique mon fils lui expliquât qu’il avoit vu le cardinal de Noailles, la maréchale de Grammont, etc. C’est qu’il comptoit son affaire sûre pour son fils par Mme de Mortemart, amie intime de tout temps et de gnose de la maréchale de Grammont, qui lui en avoit fort parlé et qui l’avoit laissée espérer sans s’ouvrir, sur la raison de ne le pas pouvoir pendant la vie de M. de Bournonville. En trois ou quatre jours tout fut signé et passa par Chauvelin. La duchesse de Duras trouva fort bon qu’on n’eût point attendu, et qu’on fit incessamment le mariage. Mais comme il pouvoit en arriver une grossesse prompte, tout ce qui fut consulté de part et d’autre fut d’avis de différer de trois ou quatre mois, quoique M. de Bournonville n’eût jamais été en état d’être avec sa femme, et qu’il n’y logeât plus même depuis deux ou trois ans.

Tout alloit bien jusque-là. Jamais tant d’empressement ni de marques de joie, et c’en fut une toute particulière que la visite dont j’ai parlé, parce que c’est à la famille du mari futur à aller chez l’autre famille la première. Tout cela fait, il fut question du raccommodement. Le président Chauvelin me fit pour le duc de Noailles les plus beaux compliments du monde, et me pressa de sa part et de celle du cardinal, de la maréchale de Noailles, de lui permettre de venir chez moi. La crainte d’une visite à laquelle je ne pourrois mettre une fin aussi prompte que je le voudrois m’empêcha d’y consentir, et je voulus si fermement que nous nous vissions chez le cardinal de Noailles qu’il en fallut passer par là. Ce fut où je m’en tins, sans dire si ni qui je voulois bien qu’il s’y trouvât, et sans qu’on m’en parlât non plus. Le duc de Noailles, qui sortoit de quartier, vint donc à Paris pour le jour marqué. Ce même jour, Mme de Saint-Simon et moi dînions vis-à-vis du logis, chez Asfeld, depuis maréchal de France, avec le maréchal et la maréchale de Berwick et quelques autres amis particuliers. J’étois de fort mauvaise humeur, je prolongeois la table tant que je pouvois, et après qu’on en fut sorti, je me fis chasser à maintes reprises. Ils savoient le rendez-vous, qui n’en étoit pas un d’amour, et ils m’exhortoient d’y bien faire et de bonne grâce. Je retournai donc chez moi prendre haleine, et comme on dit, son escousse, tandis que Mme de Saint-Simon s’acheminoit et qu’on atteloit mon carrosse. Je partis enfin et j’arrivai à l’archevêché comme un homme qui va au supplice.

En entrant dans la chambre ou étoient la maréchale de Grammont, Mme de Beaumanoir, Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun, le cardinal de Noailles vint à moi dès qu’il m’aperçut, tenant le duc de Noailles par la main, et me dit : « Monsieur, je vous présente mon neveu que je vous prie de vouloir bien embrasser. » Je demeurai froid tout droit, je regardai un moment le duc de Noailles, et je lui dis sèchement : « Monsieur, M. le cardinal le veut, » et j’avançai un pas. Dans l’instant le duc de Noailles se jeta à moi si bas que ce fut au-dessous de ma poitrine, et m’embrassa de la sorte des deux côtés. Cela fait, je saluai le cardinal, qui m’embrassa ainsi que ses deux nièces, et je m’assis avec eux auprès de Mme de Saint-Simon. Tout le corps me trembloit, et le peu que je dis dans une conversation assez empêtrée fut la parole d’un homme qui a la fièvre. On ne parla que du mariage, de la joie et de quelques bagatelles indifférentes. Le duc de Noailles, interdit à l’excès, qui m’adressa deux ou trois fois la parole avec un air de respect et d’embarras, je lui répondis courtement, mais point trop malhonnêtement. Au bout d’un quart d’heure, je dis qu’il ne falloit pas abuser du temps de M. le cardinal, et je me levai. Le duc de Noailles voulut me conduire ; les dames dirent qu’il ne falloit point m’importuner, ni faire de façons avec moi ; et je cours encore. Je revins chez moi comme un homme ivre et qui se trouve mal. En effet, peu après que j’y fus, il se fit un tel mouvement en moi, de la violence que je m’étois faite, que je fus au moment de me faire saigner ; la vérité est qu’elle fut extrême. Je crus au moins en être quitte pour longtemps.

Dès le lendemain le duc de Noailles vint chez moi et me trouva. La visite se passa tête à tête ; c’étoit à la fin de la matinée. Il n’y fut question que de noces et de choses indifférentes. Il tint le dé tant qu’il voulut. Il parut moins embarrassé et plus à lui-même. Pour moi, j’y étois fort peu, et souffrois fort à soutenir la conversation, qui fut de plus de demi-heure, et qui me parut sans fin. La conduite se passa comme à l’archevêché. J’allai le lendemain voir la maréchale de Noailles, que je trouvai ravie. Je demandai son fils qui logeoit avec elle, et qui heureusement ne s’y trouva pas. Il chercha fort depuis à me rapprocher, et moi à éviter. Nous nous sommes vus depuis aux occasions, et rarement chez lui autrement, c’est-à-dire comme point, lui chez moi tant qu’il pouvoit, ou, s’il m’est permis de trancher le mot, tant qu’il osoit. Il vint à la noce. Ce fut la dernière cérémonie du cardinal de Noailles, qui les maria dans sa grande chapelle, et qui donna un festin superbe et exquis. J’en donnai un autre le lendemain, où le duc de Noailles fut convié qui y vint.

Quelques années après, étant à la Ferté, la duchesse de Ruffec me dit qu’il mouroit d’envie d’y venir, et après force tours et retours là-dessus, elle m’assura qu’il viendroit incessamment. Je demeurai fort froid et presque muet. Quand nous nous fûmes séparés, j’appelai mon fils qui en avoit entendu le commencement ; je lui en racontai la fin. Je lui dis après de dire à sa femme que, par honnêteté pour elle, je n’avois pas voulu lui parler franchement, mais qu’elle fit comme elle voudroit avec son oncle, de la part duquel elle m’avoit parlé à la fin de son propos, mais que je ne voulois point du duc de Noailles à la Ferté, quand même elle devroit le lui mander. Je n’avois garde de souffrir que par ce voyage il se parât d’un renouvellement de liaison avec moi, moins encore de m’exposer à des tête-à-tête avec lui, que les matinées et les promenades fournissent à qui a résolu d’en profiter, et qui ne se peuvent éviter, dont il eût pu après dire et publier tout ce qui ne se seroit ni dit ni traité entre nous, mais qu’il lui eût convenu de répandre, ce qui m’avoit fait avoir grand soin, toutes les fois qu’il m’avoit trouvé chez moi, de prier, dès qu’on l’annonçoit, ce qu’il s’y rencontroit de demeurer et de ne s’en aller qu’après lui. Il a persévéré longtemps encore à tâcher de me rapprivoiser. À la fin le peu de succès l’a lassé, et ma persévérance sèche, froide et précise aux simples devoirs d’indispensable bienséance, m’a délivré, et l’a réduit au même point avec moi. Dieu commande de pardonner, mais non de s’abandonner soi-même, et de se livrer après une expérience aussi cruelle. Le monde a vu et connu depuis quel homme il est, et ce qu’il a été dans la cour, dans le conseil et à la tête des armées.

Retournons maintenant d’où nous sommes partis, qui est au jeudi 22 août, remarquable par la revue de la gendarmerie faite au nom et avec toute l’autorité du roi par le duc du Maine, pendant laquelle le roi s’amusa à vouloir choisir l’habit qu’il prendroit lorsqu’il pourroit s’habiller.