Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/15

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CHAPITRE XV.


Reprise du journal des derniers jours du roi. — Il refuse de nommer aux bénéfices vacants. — Mécanique de l’appartement du roi pendant sa dernière maladie. — Extrémité du roi. — Le roi reçoit les derniers sacrements. — Le roi achève son codicille ; parle à M. le duc d’Orléans. — Scélératesse des chefs de la constitution. — Adieux du roi. — Le roi ordonne que son successeur aille à Vincennes et revienne demeurer à Versailles. — Le roi brûle des papiers, ordonne que son cœur soit porté à Paris, aux Jésuites. — Sa présence d’esprit et ses dispositions. — Le Brun, Provençal, malmène Fagon et donne de son élixir au roi. — Duc du Maine. — Mme de Maintenon se retire à Saint-Cyr. — Charost fait réparer la négligence de la messe. — Rayon de mieux du roi. — Solitude entière chez M. le duc d’Orléans. — Misère de M. le duc d’Orléans. — Il change sur les états généraux et sur l’expulsion du chancelier. — Le roi, fort mal, fait revenir Mme de Maintenon de Saint-Cyr. — Dernières paroles du roi. — Sa mort. — Caractère de Louis XIV.


Le vendredi 23 août, la nuit fut à l’ordinaire, et la matinée aussi. [Le roi] travailla avec le P. Tellier qui fit inutilement des efforts pour faire nommer aux grands et nombreux bénéfices qui vaquoient, c’est-à-dire pour en disposer lui-même, et ne les pas laisser à donner par M. le duc d’Orléans. Il faut dire tout de suite que plus le roi empira, plus le P. Tellier le pressa là-dessus, pour ne pas laisser échapper une si riche proie, ni l’occasion de se munir de créatures affidées avec lesquelles ses marchés étoient faits, non en argent, mais en cabales. Il n’y put jamais réussir. Le roi lui déclara qu’il avoit assez de comptes à rendre à Dieu sans se charger encore de ceux de cette nomination, si prêt à paroître devant lui, et lui défendit de lui en parler davantage. Il dîna debout dans sa chambre en robe de chambre, y vit les courtisans, ainsi qu’à son souper de même, passa chez lui l’après-dînée avec ses deux bâtards, M. du Maine surtout, Mme de Maintenon et les dames familières ; la soirée à l’ordinaire. Ce fut ce même jour qu’il apprit la mort de Maisons, et qu’il donna sa charge à son fils, à la prière du duc du Maine.

Il ne faut pas aller plus loin sans expliquer la mécanique de l’appartement du roi, depuis qu’il ne sortoit plus. Toute la cour se tenoit tout le jour dans la galerie. Personne ne s’arrêtoit dans l’antichambre la plus proche de sa chambre, que les valets familiers, et la pharmacie, qui y faisoient chauffer ce qui étoit nécessaire ; on y passoit seulement, et vite, d’une porte à l’autre. Les entrées passoient dans les cabinets par la porte de glace qui y donnoit de la galerie qui étoit toujours fermée, et qui ne s’ouvroit que lorsqu’on y grattoit, et se refermoit à l’instant. Les ministres et les secrétaires d’État y entroient aussi, et tous se tenoient dans le cabinet qui joignoit la galerie. Les princes du sang, ni les princesses filles du roi n’entroient pas plus avant, à moins que le roi ne les demandât, ce qui n’arrivoit guère. Le maréchal de Villeroy, le chancelier, les deux bâtards, M. le duc d’Orléans, le P. Tellier, le curé de la paroisse, quand Maréchal, Fagon et les premiers valets de chambre n’étoient pas dans la chambre, se tenoient dans le cabinet du conseil, qui est entre la chambre du roi et un autre cabinet où étoient les princes et princesses du sang, les entrées et les ministres.

Le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre en année, se tenoit sur la porte, entre les deux cabinets, qui demeuroit ouverte, et n’entroit dans la chambre du roi que pour les moments de son service absolument nécessaire. Dans tout le jour personne n’entroit dans la chambre du roi que par le cabinet du conseil, excepté ces valets intérieurs ou de la pharmacie qui demeuroient dans la première antichambre, Mme de Maintenon et les dames familières, et pour le dîner et le souper, le service et les courtisans qu’on y laissoit entrer. M. le duc d’Orléans se mesuroit fort à n’entrer dans la chambre qu’une fois ou deux le jour au plus, un instant, lorsque le duc de Tresmes y entroit, et se présentoit un autre instant une fois le jour sur la porte du cabinet du conseil dans la chambre, d’où le roi le pouvoit voir de son lit. Il demandoit quelquefois le chancelier, le maréchal de Villeroy, le P. Tellier, rarement quelque ministre, M. du Maine souvent, peu le comte de Toulouse, point d’autres, ni même les cardinaux de Rohan et de Bissy, qui étoient souvent dans le cabinet où se tenoient les entrées. Quelquefois lorsqu’il étoit seul avec Mme de Maintenon, il faisoit appeler le maréchal de Villeroy, ou le chancelier, ou tous les deux, et fort souvent le duc du Maine. Madame ni Mme la duchesse de Berry n’alloient point dans ces cabinets, et ne voyoient presque jamais le roi dans cette maladie, et si elles y alloient, c’étoit par les antichambres, et ressortoient à l’instant.

Le samedi 24, la nuit ne fut guère plus mauvaise qu’à l’ordinaire, car elles l’étoient toujours. Mais sa jambe parut considérablement plus mal, et lui fit plus de douleur. La messe à l’ordinaire, le dîner dans son lit, où les principaux courtisans sans entrées le virent ; conseil de finances ensuite, puis il travailla avec le chancelier seul. Succédèrent Mme de Maintenon et les dames familières. Il soupa debout en robe de chambre, en présence des courtisans, pour la dernière fois. J’y observai qu’il ne put avaler que du liquide, et qu’il avoit peine à être regardé. Il ne put achever, et dit aux courtisans qu’il les prioit de passer, c’est-à-dire de sortir. Il se fit remettre au lit ; on visita sa jambe, où il parut des marques noires. Il envoya chercher le P. Tellier, et se confessa. La confusion se mit parmi la médecine. On avoit tenté le lait et le quinquina à l’eau ; on les supprima l’un et l’autre sans savoir que faire. Ils avouèrent qu’ils lui croyoient une fièvre lente depuis la Pentecôte, et s’excusoient de ne lui avoir rien fait sur ce qu’il ne vouloit point de remèdes, et qu’ils ne le croyoient pas si mal eux-mêmes. Par ce que j’ai rapporté de ce qui s’étoit passé dès avant ce temps-là entre Maréchal et Mme de Maintenon là-dessus, on voit ce qu’on en doit croire.

Le dimanche 25 août, fête de Saint-Louis, la nuit fut bien plus mauvaise. On ne fit plus mystère du danger, et tout de suite grand et imminent. Néanmoins, il voulut expressément qu’il ne fût rien changé à l’ordre accoutumé de cette journée, c’est-à-dire que les tambours et les hautbois, qui s’étoient rendus sous ses fenêtres, lui donnassent, dès qu’il fut éveillé, leur musique ordinaire, et que les vingt-quatre violons jouassent de même dans son antichambre pendant son dîner. Il fut ensuite en particulier avec Mme de Maintenon, le chancelier et un peu le duc du Maine. Il y avoit eu la veille du papier et de l’encre pendant son travail tête à tête avec le chancelier ; il y en eut encore ce jour-ci, Mme de Maintenon présente, et c’est l’un des deux que le chancelier écrivit sous lui son codicille. Mme de Maintenon et M. du Maine, qui pensoit sans cesse à soi, ne trouvèrent pas que le roi eût assez fait pour lui par son testament ; ils y voulurent remédier par un codicille, qui montra également l’énorme abus qu’ils firent de la faiblesse du roi dans cette extrémité, et jusqu’où l’excès de l’ambition peut porter un homme. Par ce codicille le roi soumettoit toute la maison civile et militaire du roi au duc du Maine immédiatement et sans réserve, et sous ses ordres au maréchal de Villeroy, qui, par cette disposition, devenoient les maîtres uniques de la personne et du lieu de la demeure du roi ; de Paris, par les deux régiments des gardes et les deux compagnies des mousquetaires ; de toute la garde intérieure et extérieure ; de tout le service, chambre, garde-robe, chapelle, bouche, écuries ; tellement que le régent n’y avoit plus l’ombre même de la plus légère autorité, et se trouvoit à leur merci, et en état continuel d’être arrêté, et pis, toutes les fois qu’il auroit plu au duc du Maine.

Peu après que le chancelier fut sorti de chez le roi, Mme de Maintenon, qui y étoit restée, y manda les dames familières, et la musique y arriva à sept heures du soir. Cependant le roi s’étoit endormi pendant la conversation des dames. Il se réveilla la tâte embarrassée, ce qui les effraya et leur fit appeler les médecins. Ils trouvèrent le pouls si mauvais qu’ils ne balancèrent pas à proposer au roi, qui revenoit cependant de son absence, de ne pas différer à recevoir les sacrements. On envoya quérir le P. Tellier et avertir le cardinal de Rohan, qui étoit chez lui en compagnie, et qui ne songeoit à rien moins, et cependant on renvoya la musique qui avoit déjà préparé ses livres et ses instruments, et les dames familières sortirent.

Le hasard fit que je passai dans ce moment-là la galerie et les antichambres pour aller de chez moi, dans l’aile neuve, dans l’autre aile chez Mme la duchesse d’Orléans, et chez M. le duc d’Orléans après. Je vis même des restes de musique dont je crus le gros entré. Comme j’approchois de l’entrée de la salle des gardes, Pernault, huissier de l’antichambre, vint à moi qui me demanda si je savois ce qui se passoit, et qui me l’apprit. Je trouvai Mme la duchesse d’Orléans au lit, d’un reste de migraine, environnée de dames qui faisoient la conversation, ne pensant à rien moins. Je m’approchai du lit, et dis le fait à Mme la duchesse d’Orléans qui n’en voulut rien croire, et qui m’assura qu’il y avoit actuellement musique, et que le roi étoit bien ; puis, comme je lui avois parlé bas, elle demanda tout haut aux dames si elles en avoient ouï dire quelque chose. Pas une n’en savoit un mot, et Mme la duchesse d’Orléans demeuroit rassurée. Je lui dis une seconde fois que j’étois sûr de la chose, et qu’il me paraissoit qu’elle valoit bien la peine d’envoyer au moins aux nouvelles, et en attendant de se lever. Elle me crut, et je passai chez M. le duc d’Orléans, que j’avertis aussi, et qui avec raison jugea à propos de demeurer chez lui, puisqu’il n’étoit point mandé.

En un quart d’heure, depuis le renvoi de la musique et des dames, tout fut fait. Le P. Tellier confessa le roi, tandis que le cardinal de Rohan fut prendre le saint sacrement à la chapelle, et qu’il envoya chercher le curé et les saintes huiles. Deux aumôniers du roi, mandés par le cardinal, accoururent, et sept ou huit flambeaux portés par des garçons bleus du château, deux laquais de Fagon, et un de Mme de Maintenon. Ce très petit accompagnement monta chez le roi par le petit escalier de ses cabinets, à travers desquels le cardinal arriva dans sa chambre. Le P. Tellier, Mme de Maintenon, et une douzaine d’entrées, maîtres ou valets, y reçurent ou y suivirent le saint sacrement. Le cardinal dit deux mots au roi sur cette grande et dernière action, pendant laquelle le roi parut très ferme, mais très pénétré de ce qu’il faisoit. Dès qu’il eut reçu Notre-Seigneur et les saintes huiles, tout ce qui étoit dans la chambre sortit devant et après le saint sacrement ; il n’y demeura que Mme de Maintenon et le chancelier. Tout aussitôt, et cet aussitôt fut un peu étrange, on apporta sur le lit une espèce de livre ou de petite table ; le chancelier lui présenta le codicille, à la fin duquel il écrivit quatre ou cinq lignes de sa main, et le rendit après au chancelier.

Le roi demanda à boire, puis appela le maréchal de Villeroy qui, avec très peu des plus marqués, étoit dans la porte de la chambre au cabinet du conseil, et lui parla seul près d’un quart d’heure. Il envoya chercher M. le duc d’Orléans, à qui il parla seul aussi un peu plus qu’il n’avoit fait au maréchal de Villeroy. Il lui témoigna beaucoup d’estime, d’amitié, de confiance ; mais ce qui est terrible, avec Jésus-Christ sur les lèvres encore qu’il venoit de recevoir, il l’assura qu’il ne trouveroit rien dans son testament dont il ne dût être content, puis lui recommanda l’État et la personne du roi futur. Entre sa communion et l’extrême-onction et cette conversation, il n’y eut pas une demi-heure ; il ne pouvoit avoir oublié les étranges dispositions qu’on lui avoit arrachées avec tant de peine, et il venoit de retoucher dans l’entre-deux son codicille si fraîchement fait, qui mettoit le couteau dans la gorge à M. le duc d’Orléans, dont il livroit le manche en plein au duc du Maine. Le rare est que le bruit de ce particulier, le premier que le roi eût encore eu avec M. le duc d’Orléans, fit courir le bruit qu’il venoit d’être déclaré régent.

Dès qu’il se fut retiré, le duc du Maine, qui étoit dans le cabinet, fut appelé. Le roi lui parla plus d’un quart d’heure, puis fit appeler le comte de Toulouse qui étoit aussi dans le cabinet, lequel fut un autre quart d’heure en tiers avec le roi et le duc du Maine. Il n’y avoit que peu de valets des plus nécessaires dans la chambre avec Mme de Maintenon. Elle ne s’approcha point tant que le roi parla à M. le duc d’Orléans. Pendant tout ce temps-là, les trois bâtardes du roi, les deux fils de Mme la Duchesse et le prince de Conti avoient eu le temps d’arriver dans le cabinet. Après que le roi eut fini avec le duc du Maine et le comte de Toulouse, il fit appeler les princes du sang, qu’il avoit aperçus sur la porte du cabinet, dans sa chambre, et ne leur dit que peu de chose ensemble, et point en particulier ni bas. Les médecins s’avancèrent presque en même temps pour panser sa jambe. Les princes sortirent, il ne demeura que le pur nécessaire et Mme de Maintenon. Tandis que tout cela se passoit, le chancelier prit à part M. le duc d’Orléans dans le cabinet du conseil, et lui montra le codicille. Le roi pansé sut que les princesses étoient dans le cabinet ; il les fit appeler, leur dit deux mots tout haut, et, prenant occasion de leurs larmes, les pria de s’en aller, parce qu’il vouloit reposer. Elles sorties avec le peu qui étoit entré, le rideau du lit fut un peu tiré ; et Mme de Maintenon passa dans les arrière-cabinets.

Le lundi 26 août la nuit ne fut pas meilleure. Il fut pansé, puis entendit la messe. Il y avoit le pur nécessaire dans la chambre, qui sortit après la messe. Le roi fit demeurer les cardinaux de Rohan et de Bissy. Mme de Maintenon resta aussi comme elle demeuroit toujours, et avec elle le maréchal de Villeroy, le P. Tellier et le chancelier. Il appela les deux cardinaux, protesta qu’il mouroit dans la foi et la soumission à l’Église, puis ajouta en les regardant qu’il étoit fâché de laisser les affaires de l’Église en l’état où elles étoient, qu’il y étoit parfaitement ignorant ; qu’ils savoient, et qu’il les en attestoit, qu’il n’y avoit rien fait que ce qu’ils avoient voulu ; qu’il y avoit fait tout ce qu’ils avoient voulu ; que c’étoit donc à eux à répondre devant Dieu pour lui de tout ce qui s’y étoit fait, et du trop ou du trop peu ; qu’il protestoit de nouveau qu’il les en chargeoit devant Dieu, et qu’il en avoit la conscience nette, comme un ignorant qui s’étoit abandonné absolument à eux dans toute la suite de l’affaire. Quel affreux coup de tonnerre ! mais les deux cardinaux n’étoient pas pour s’en épouvanter, leur calme étoit à toute épreuve. Leur réponse ne fut que sécurité et louanges ; et le roi à répéter que, dans son ignorance, il avoit cru ne pouvoir mieux faire pour sa conscience que de se laisser conduire en toute confiance par eux, par quoi il étoit déchargé devant Dieu sur eux. Il ajouta que, pour le cardinal de Noailles, Dieu lui étoit témoin qu’il ne le haïssait point, et qu’il avoit toujours été fâché de ce qu’il avoit cru devoir faire contre lui. À ces dernières paroles Bloin, Fagon, tout baissé et tout courtisan qu’il étoit, et Maréchal qui étoient en vue, et assez près du roi, se regardèrent et se demandèrent entre haut et bas si on laisseroit mourir le roi sans voir son archevêque, sans marquer par là réconciliation et pardon, que c’étoit un scandale nécessaire à lever. Le roi, qui les entendit, reprit la parole aussitôt, et déclara que non seulement il ne s’y sentoit point de répugnance, mais qu’il le désiroit.

Ce mot interdit les deux cardinaux bien plus que la citation que le roi venoit de leur faire devant Dieu à sa décharge. Mme de Maintenon en fut effrayée ; le P. Tellier en trembla. Un retour de confiance dans le roi, un autre de générosité et de vérité dans le pasteur, les intimidèrent. Ils redoutèrent les moments où le respect et la crainte fuient si loin devant des considérations plus prégnantes [1]. Le silence régnoit dans ce terrible embarras. Le roi le rompit par ordonner au chancelier d’envoyer sur-le-champ chercher le cardinal de Noailles, si ces messieurs, en regardant les cardinaux de Rohan et de Bissy, jugeoient qu’il n’y eût point d’inconvénient. Tous deux se regardèrent, puis s’éloignèrent jusque vers la fenêtre, avec le P. Tellier, le chancelier et Mme de Maintenon. Tellier cria tout bas et fut appuyé de Bissy. Mme de Maintenon trouva la chose dangereuse ; Rohan, plus doux ou plus politique sur le futur, ne dit rien ; le chancelier non plus. La résolution enfin fut de finir la scène comme ils l’avoient commencée et conduite jusqu’alors, en trompant le roi et se jouant de lui. Ils s’en rapprochèrent et lui firent entendre, avec force louanges, qu’il ne falloit pas exposer la bonne cause au triomphe de ses ennemis, et à ce qu’ils sauroient tirer d’une démarche qui ne partoit que de la bonne volonté du roi et d’un excès de délicatesse de conscience ; qu’ainsi ils approuvoient bien que le cardinal de Noailles eût l’honneur de le voir, mais à condition qu’il accepteroit la constitution, et qu’il en donneroit sa parole. Le roi encore en cela se soumit à leur avis, mais sans raisonner, et dans le moment le chancelier écrivit conformément, et dépêcha au cardinal de Noailles.

Dès que le roi eut consenti, les deux cardinaux le flattèrent de la grande œuvre qu’il alloit opérer (tant leur frayeur fut grande qu’il ne revint à le vouloir voir sans condition, dont le piège étoit si misérable et si aisé à découvrir), ou en ramenant le cardinal de Noailles, ou en manifestant par son refus et son opiniâtreté invincible à troubler l’Église, et son ingratitude consommée pour un roi à qui il devoit tout, et qui lui tendoit ses bras mourants. Le dernier arriva. Le cardinal de Noailles fut pénétré de douleur de ce dernier comble de l’artifice. Il avoit tort ou raison devant tout parti sur l’affaire de la constitution ; mais quoi qu’il en fût, l’événement de la mort instante du roi n’opéroit rien sur la vérité de cette matière, ni ne pouvoit opérer, par conséquent, aucun changement d’opinion. Rien de plus touchant que la conjoncture, mais rien de plus étranger à la question, rien aussi de plus odieux que ce piège qui, par rapport au roi, de l’état duquel ils achevèrent d’abuser si indignement, et par rapport au cardinal de Noailles qu’ils voulurent brider ou noircir si grossièrement. Ce trait énorme émut tout le public contre eux, avec d’autant plus de violence, que l’extrémité du roi rendit la liberté que sa terreur avoit si longtemps retenue captive. Mais quand on en sut le détail, et l’apostrophe du roi aux deux cardinaux, sur le compte qu’ils auroient à rendre pour lui de tout ce qu’il avoit fait sur la constitution, et le détail de ce qui là même s’étoit passé, tout de suite sur le cardinal de Noailles, l’indignation générale rompit les digues, et ne se contraignit plus ; personne au contraire qui blâmât le cardinal de Noailles, dont la réponse au chancelier fut en peu de mots un chef-d’œuvre de religion, de douleur et de sagesse.

Ce même lundi, 26 août, après que les deux cardinaux furent sortis, le roi dîna dans son lit en présence de ce qui avoit les entrées. Il les fit approcher comme on desservoit, et leur dit ces paroles qui furent à l’heure même recueillies : « Messieurs, je vous demande pardon du mauvais exemple que je vous ai donné. J’ai bien à vous remercier de la manière dont vous m’avez servi, et de l’attachement et de la fidélité que vous m’avez toujours marqués. Je suis bien fâché de n’avoir pas fait pour vous ce que j’aurois bien voulu faire. Les mauvais temps en sont cause. Je vous demande pour mon petit-fils la même application et la même fidélité que vous avez eue pour moi. C’est un enfant qui pourra essuyer bien des traverses. Que votre exemple en soit un pour tous mes autres sujets. Suivez les ordres que mon neveu vous donnera, il va gouverner le royaume. J’espère qu’il le fera bien ; j’espère aussi que vous contribuerez tous à l’union, et que si quelqu’un s’en écartoit, vous aideriez à le ramener. Je sens que je m’attendris, et que je vous attendris aussi, je vous en demande pardon. Adieu, messieurs, je compte que vous vous souviendrez quelquefois de moi. »

Un peu après que tout le monde fut sorti, le roi demanda le maréchal de Villeroy, et lui dit ces mêmes paroles qu’il retint bien, et qu’il a depuis rendues : « Monsieur le maréchal, je vous donne une nouvelle marque de mon amitié et de ma confiance en mourant. Je vous fais gouverneur du Dauphin, qui est l’emploi le plus important que je puisse donner. Vous saurez par ce qui est dans mon testament ce que vous aurez à faire à l’égard du duc du Maine. Je ne doute pas que vous ne me serviez après ma mort avec la même fidélité que vous l’avez fait pendant ma vie. J’espère que mon neveu vivra avec vous avec la considération et la confiance qu’il doit avoir pour un homme que j’ai toujours aimé. Adieu, monsieur le maréchal, j’espère que vous vous souviendrez de moi. »

Le roi, après quelque intervalle, fit appeler M. le Duc et M. le prince de Conti, qui étoient dans les cabinets ; et sans les faire trop approcher, il leur recommanda l’union désirable entre les princes, et de ne pas suivre les exemples domestiques sur les troubles et les guerres. Il ne leur en dit pas davantage ; puis entendant des femmes dans le cabinet, il comprit bien qui elles étoient, et tout de suite leur manda d’entrer. C’étoit Mme la duchesse de Berry, Madame, Mme la duchesse d’Orléans, et les princesses du sang qui crioient, et à qui le roi dit qu’il ne falloit point crier ainsi.

Il leur fit des amitiés courtes, distingua Madame, et finit par exhorter Mme la duchesse d’Orléans et Mme la Duchesse de se raccommoder. Tout cela fut court, et il les congédia. Elles se retirèrent par les cabinets pleurant et criant fort, ce qui fit croire au dehors, parce que les fenêtres du cabinet étoient ouvertes, que le roi étoit mort, dont le bruit alla à Paris et jusque dans les provinces.

Quelque temps après il manda à la duchesse de Ventadour de lui amener le Dauphin. Il le fit approcher et lui dit ces paroles devant Mme de Maintenon et le très peu des plus intimement privilégiés ou valets nécessaires qui les recueillirent : « Mon enfant, vous allez être un grand roi ; ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour les bâtiments, ni dans celui que j’ai eu pour la guerre ; tâchez, au contraire, d’avoir la paix avec vos voisins. Rendez à Dieu ce que vous lui devez ; reconnoissez les obligations que vous lui avez, faites-le honorer par vos sujets. Suivez toujours les bons conseils, tachez de soulager vos peuples ; ce que je suis assez malheureux pour n’avoir pu faire. N’oubliez point la reconnoissance que vous devez à Mme de Ventadour. Madame, s’adressant à elle, que je l’embrasse, et en l’embrassant lui dit : Mon cher enfant, je vous donne ma bénédiction de tout mon cœur. » Comme on eut ôté le petit prince de dessus le lit du roi, il le redemanda, l’embrassa de nouveau, et, levant les mains et les yeux au ciel, le bénit encore. Ce spectacle fut extrêmement touchant ; la duchesse de Ventadour se hâta d’emporter le Dauphin et de le ramener dans son appartement.

Après une courte pause, le roi fit appeler le duc du Maine et le comte de Toulouse, fit sortir tout ce peu qui étoit dans sa chambre et fermer les portes. Ce particulier dura assez longtemps. Les choses remises dans leur ordre accoutumé, quand il eut fait avec eux, il envoya chercher M. le duc d’Orléans qui étoit chez lui. Il lui parla fort peu de temps et le rappela comme il sortoit pour lui dire encore quelque chose qui fut fort court. Ce fut là qu’il lui ordonna de faire conduire, dès qu’il seroit mort, le roi futur à Vincennes, dont l’air est bon, jusqu’à ce que toutes les cérémonies fussent finies à Versailles et le château bien nettoyé après, avant de le ramener à Versailles, où il destinoit son séjour. Il en avoit apparemment parlé auparavant au duc du Maine et au maréchal de Villeroy, car après que M. le duc d’Orléans fut sorti, il donna ses ordres pour aller meubler Vincennes, et mettre ce lieu en état de recevoir incessamment son successeur. Mme du Maine, qui jusqu’alors n’avoit pas pris la peine de bouger de Sceaux, avec ses compagnies et ses passe-temps, étoit arrivée à Versailles, et fit demander au roi la permission de le voir un moment après ces ordres donnés. Elle étoit déjà dans l’antichambre : elle entra et sortit un moment après.

Le mardi 27 août personne n’entra dans la chambre du roi que le P. Tellier, Mme de Maintenon, et pour la messe seulement le cardinal de Rohan et les deux aumôniers de quartier. Sur les deux heures, il envoya chercher le chancelier, et, seul avec lui et Mme de Maintenon, lui fit ouvrir deux cassettes pleines de papiers, dont il lui fit brûler beaucoup, et lui donna ses ordres pour ce qu’il voulut qu’il fît des autres. Sur les six heures du soir, il manda encore le chancelier. Mme de Maintenon ne sortit point de sa chambre de la journée, et personne n’y entra que les valets, et dans des moments, l’apparition du service le plus indispensable. Sur le soir il fit appeler le P. Tellier, et presque aussitôt après qu’il lui eut parlé, il envoya chercher Pontchartrain, et lui ordonna d’expédier aussitôt qu’il seroit mort un ordre pour faire porter son cœur dans l’église de la maison professe des jésuites à Paris, et l’y faire placer vis-à-vis celui du roi son père, et de la même manière.

Peu après, il se souvint que Cavoye, grand maréchal des logis de sa maison, n’avoit jamais fait les logements de la cour à Vincennes, parce qu’il y avoit cinquante ans que la cour n’y avoit été ; il indiqua une cassette où on trouveroit le plan de ce château, et ordonna de le prendre et de le porter à Cavoye. Quelque temps après ces ordres donnés, il dit à Mme de Maintenon qu’il avoit toujours ouï dire qu’il étoit difficile de se résoudre à la mort ; que pour lui, qui se trouvoit sur le point de ce moment si redoutable aux hommes, il ne trouvoit pas que cette résolution fût si pénible à prendre. Elle lui répondit qu’elle l’étoit beaucoup quand on avoit de l’attachement aux créatures, de la haine dans le cœur, des restitutions à faire. « Ah ! reprit le roi, pour des restitutions à faire, je n’en dois à personne comme particulier ; mais pour celles que je dois au royaume, j’espère en la miséricorde de Dieu. » La nuit qui suivit fut fort agitée. On lui voyoit à tous moments joindre les mains, et on l’entendoit dire les prières qu’il avoit accoutumées en santé, et se frapper la poitrine au Confiteor.

Le mercredi 28 août, il fit le matin une amitié à Mme de Maintenon qui ne lui plut guère, et à laquelle elle ne répondit pas un mot. Il lui dit que ce qui le consoloit de la quitter étoit l’espérance, à l’âge où elle étoit, qu’ils se rejoindroient bientôt. Sur les sept heures du matin, il fit appeler le P. Tellier, et comme il lui parloit de Dieu, il vit dans le miroir de sa cheminée deux garçons de sa chambre assis au pied de son lit qui pleuroient. Il leur dit : « Pourquoi pleurez-vous ? est-ce que vous m’avez cru immortel ? Pour moi, je n’ai point cru l’être, et vous avez dû, à l’âge où je suis, vous préparer à me perdre. »

Une espèce de manant provençal, fort grossier, apprit l’extrémité du roi en chemin de Marseille à Paris, et vint ce matin-ci à Versailles avec un remède qui, disoit-il, guérissoit la gangrène. Le roi étoit si mal, et les médecins tellement à bout, qu’ils y consentirent sans difficulté en présence de Mme de Maintenon et du duc du Maine. Fagon voulut dire quelque chose ; ce manant, qui se nommoit Le Brun, le malmena fort brutalement, dont Fagon, qui avoit accoutumé de malmener les autres et d’en être respecté jusqu’au tremblement, demeura tout abasourdi. On donna donc au roi dix gouttes de cet élixir dans du vin d’Alicante, sur les onze heures du matin. Quelque temps après il se trouva plus fort, mais le pouls étant retombé et devenu fort mauvais, on lui en présenta une autre prise sur les quatre heures, en lui disant que c’étoit pour le rappeler à la vie. Il répondit en prenant le verre où cela étoit : « A la vie ou à la mort ! tout ce qui plaira à Dieu. »

Mme de Maintenon venoit de sortir de chez le roi, ses coiffes baissées, menée par le maréchal de Villeroy par-devant chez elle sans y entrer, jusqu’au bas du grand degré où elle leva ses coiffes. Elle embrassa le maréchal d’un œil fort sec, en lui disant : « Adieu, monsieur le maréchal ! » monta dans un carrosse du roi qui la servoit toujours, dans lequel Mme de Caylus l’attendoit seule, et s’en alla à Saint-Cyr, suivie de son carrosse où étoient ses femmes. Le soir le duc du Maine fit chez lui une gorge chaude fort plaisante de l’aventure de Fagon avec Le Brun. On reviendra ailleurs à parler de sa conduite, et de celle de Mme de Maintenon et du P. Tellier en ces derniers jours de la vie du roi. Le remède de Le Brun fut continué comme il voulut, et il le vit toujours prendre au roi. Sur un bouillon qu’on lui proposa de prendre, il répondit qu’il ne falloit pas lui parler comme à un autre homme ; que ce n’étoit pas un bouillon qu’il lui falloit, mais son confesseur ; et il le fit appeler. Un jour qu’il revenoit d’une perte de connoissance, il demanda l’absolution générale de ses péchés au P. Tellier, qui lui demanda s’il souffroit beaucoup. « Eh ! non, répondit le roi, c’est ce qui me fâche, je voudrois souffrir davantage pour l’expiation de mes péchés. »

Le jeudi 29 août dont la nuit et le jour précédents avoient été si mauvais, l’absence des tenants qui n’avoient plus à besogner au delà de ce qu’ils avoient fait, laissa l’entrée de la chambre plus libre aux grands officiers qui en avoient toujours été exclus. Il n’y avoit point eu de messe la veille, et on ne comptoit plus qu’il y en eût. Le duc de Charost, capitaine des gardes, qui s’étoit aussi glissé dans la chambre, le trouva mauvais avec raison, et fit demander au roi par un des valets familiers, s’il ne seroit pas bien aise de l’entendre. Le roi dit qu’il le désiroit ; sur quoi on alla quérir les gens et les choses nécessaires, et on continua les jours suivants. Le matin de ce jeudi, il parut plus de force, et quelque rayon de mieux qui fut incontinent grossi, et dont le bruit courut de tous côtés. Le roi mangea même deux petits biscuits dans un peu de vin d’Alicante avec une sorte d’appétit. J’allai ce jour-là sur les deux heures après midi chez M. le duc d’Orléans, dans les appartements duquel la foule étoit au point depuis huit jours, et à toute heure, qu’exactement parlant, une épingle n’y seroit pas tombée à terre. Je n’y trouvai qui que ce soit. Dès qu’il me vit, il se mit à rire et à me dire que j’étois le premier homme qu’il eût encore vu chez lui de la journée, qui, jusqu’au soir fut entièrement déserte chez lui. Voilà le monde.

Je pris ce temps de loisir pour lui parler de bien des choses. Ce fut où je reconnus qu’il n’étoit plus le même pour la convocation des états généraux, et qu’excepté ce que nous avions arrêté sur les conseils, qui a été expliqué ici en son temps, il n’y avoit pas pensé depuis, ni à bien d’autres choses, dont je pris la liberté de lui dire fortement mon avis. Je le trouvai toujours dans la même résolution de chasser Desmarets et Pontchartrain, mais d’une mollesse sur le chancelier qui m’engagea à le presser et à le forcer de s’expliquer. Enfin il m’avoua avec une honte extrême que Mme la duchesse d’Orléans, que le maréchal de Villeroy étoit allé trouver en secret même de lui, l’avoit pressé de le voir et de s’accommoder avec lui sur des choses fort principales auxquelles il vouloit bien se prêter sous un grand secret, et qui l’embarrasseroient périlleusement s’il refusoit d’y entrer, s’excusant de s’en expliquer davantage sur le secret qu’elle avoit promis au maréchal, et sans lequel il ne se seroit pas ouvert à elle ; qu’après avoir résisté à le voir, il y avoit consenti ; que le maréchal étoit venu chez lui, il y avoit quatre ou cinq jours, en grand mystère, et pour prix de ce qu’il vouloit bien lui apprendre et faire, il lui avoit demandé sa parole de conserver le chancelier dans toutes ses fonctions de chancelier et de garde des sceaux, moyennant la parole qu’il avoit du chancelier, dont il demeuroit garant, de donner sa démission de la charge de secrétaire d’État, dès qu’il l’en feroit rembourser en entier ; qu’après une forte dispute, et la parole donnée pour le chancelier, le maréchal lui avoit dit que M. du Maine étoit surintendant de l’éducation, et lui gouverneur avec toute autorité ; qu’il lui avoit appris après le codicille et ce qu’il portoit, et que ce que le maréchal vouloit bien faire étoit de n’en point profiter dans toute son étendue ; que cela avoit produit une dispute fort vive sans être convenus de rien, quant au maréchal, mais bien quant au chancelier, qui là-dessus l’en avoit remercié dans le cabinet du roi, confirmé la parole de sa démission de secrétaire d’État aux conditions susdites, et pour marque de reconnoissance lui avoit là même montré le codicille.

J’avoue que je fus outré d’un commencement si foible et si dupe, et que je ne le cachai pas à M. le duc d’Orléans, dont l’embarras avec moi fut extrême. Je lui demandai ce qu’il avoit fait de son discernement, lui qui n’avoit jamais mis de différence entre M. du Maine et Mme la duchesse d’Orléans, dont il m’avoit tant de fois recommandé de me défier et de me cacher, et si souvent répété par rapport à elle que nous étions dans un bois. S’il n’avoit pas vu le jeu joué entre M. du Maine et Mme la duchesse d’Orléans, pour lui faire peur par le maréchal de Villeroy, découvrir ce qu’ils auroient à faire, en découvrant comme il prendroit la proposition et la confidence de ce qui n’alloit à rien moins qu’à l’égorger, et ne hasardant rien à tenter de conserver à si bon marché leur créature abandonnée, et l’instrument pernicieux de tout ce qui s’étoit fait contre lui, et dans une place aussi importante dans une régence dont ils prétendoient bien ne lui laisser que l’ombre.

Cette matière se discuta longuement entre nous deux ; mais la parole étoit donnée. Il n’avoit pas eu la force de résister ; et avec tant d’esprit, il avoit été la dupe de croire faire un bon marché par une démission, en remboursant, marché que le chancelier faisoit bien meilleur en s’assurant du remboursement entier d’une charge qu’il sentoit bien qu’il ne se pouvoit jamais conserver, et qui lui valoit la sûreté de demeurer dans la plus importante place, tandis que le moindre ordre suffisoit pour lui faire rendre les sceaux, l’exiler où on auroit voulu, et lui supprimer une charge qui, comme on l’a vu, ne lui coûtoit plus rien depuis que le roi lui en avoit rendu ce qu’elle avoit été payée, lui qui sentoit tout ce qu’il méritoit de M. le duc d’Orléans, et qui avec la haine et le mépris de la cour, et du militaire, qu’il s’étoit si bien et si justement acquis, n’avoit plus de bouclier ni de protection après le roi, du moment que son testament seroit tacitement cassé, comme lui-même n’en doutoit pas. Aux choses faites, il n’y a plus de remède ; mais je conjurai M. le duc d’Orléans d’apprendre de cette funeste leçon à être en garde désormais contre les ennemis de toute espèce, contre la duperie, la facilité, la faiblesse surtout de sentir l’affront et le péril du codicille, s’il en souffroit l’exécution en quoi que ce pût être.

Jamais il ne me put dire à quoi il en étoit là-dessus avec le maréchal de Villeroy. Seulement était-il constant qu’il n’avoit été question de rien par rapport au duc du Maine, qui par conséquent se comptoit demeurer maître absolu et indépendant de la maison du roi civile et militaire, ce qui subsistant, peu importoit de la cascade du maréchal de Villeroy, sinon au maréchal, mais qui faisoit du duc du Maine un maire du palais, et de M. le duc d’Orléans un fantôme de régent impuissant et ridicule, et une victime sans cesse sous le couteau du maire du palais. Ce prince, avec tout son génie, n’en avoit pas tant vu. Je le laissai fort pensif et fort repentant d’une si lourde faute. Il reparla si ferme à Mme la duchesse d’Orléans qu’ils eurent peur qu’il ne tint rien pour avoir trop promis. Le maréchal mandé par elle fila doux, et ne songea qu’à bien serrer ce qu’il avoit saisi, en faisant entendre qu’à son égard il ne disputeroit rien qui pût porter ombrage ; mais la mesure de la vie du roi se serroit de si près qu’il échappa aisément à plus d’éclaircissements, et que, par ce qu’il s’étoit passé dans le cabinet du roi, du chancelier et de M. le duc d’Orléans immédiatement, la bécasse demeura bridée à son égard, si j’ose me servir de ce misérable mot.

Le soir fort tard ne répondit pas à l’applaudissement qu’on avoit voulu donner à la journée, pendant laquelle il [le roi] avoit dit au curé de Versailles, qui avoit profité de la liberté d’entrer, qu’il n’étoit pas question de sa vie, sur [ce] qu’il lui disoit que tout étoit en prières pour la demander, mais de son salut pour lequel il falloit bien prier. Il lui échappa ce même jour, en donnant des ordres, d’appeler le Dauphin le jeune roi. Il vit un mouvement dans ce qui étoit autour de lui. « Eh pourquoi ? leur dit-il, cela ne me fait aucune peine. » Il prit sur les huit heures du soir de l’élixir de cet homme de Provence. Sa tête parut embarrassée ; il dit lui-même qu’il se sentoit fort mal. Vers onze heures du soir sa jambe fut visitée. La gangrène se trouva dans tout le pied, dans le genou, et la cuisse fort enflée. Il s’évanouit pendant cet examen. Il s’étoit aperçu avec peine de l’absence de Mme de Maintenon, qui ne comptoit plus revenir. Il la demanda plusieurs fois dans la journée ; on ne lui put cacher son départ. Il l’envoya chercher à Saint-Cyr ; elle revint le soir.

Le vendredi 30 août, la journée fut aussi fâcheuse qu’avoit été la nuit, un grand assoupissement, et dans les intervalles la tête embarrassée. Il prit de temps en temps un peu de gelée et de l’eau pure, ne pouvant plus souffrir le vin. Il n’y eut dans sa chambre que les valets les plus indispensables pour le service, et la médecine, Mme de Maintenon et quelques rares apparitions du P. Tellier, que Bloin ou Maréchal envoyoient chercher. Il se tenoit peu même dans les cabinets, non plus que M. du Maine. Le roi revenoit aisément à la piété quand Mme de Maintenon ou le P. Tellier trouvoient les moments où sa tête étoit moins embarrassée ; mais ils étoient rares et courts. Sur les cinq heures du soir, Mme de Maintenon passa chez elle, distribua ce qu’elle avoit de meubles dans son appartement à son domestique, et s’en alla à Saint-Cyr pour n’en sortir jamais.

Le samedi 31 août la nuit et la journée furent détestables. Il n’y eut que de rares et de courts instants de connoissance. La gangrène avoit gagné le genou et toute la cuisse. On lui donna du remède du feu abbé Aignan, que la duchesse du Maine avoit envoyé proposer, qui étoit un excellent remède pour la petite vérole. Les médecins consentoient à tout, parce qu’il n’y avoit plus d’espérance. Vers onze heures du soir on le trouva si mal qu’on lui dit les prières des agonisants. L’appareil le rappela à lui. Il récita des prières d’une voix si forte qu’elle se faisoit entendre à travers celle du grand nombre d’ecclésiastiques et de tout ce qui étoit entré. À la fin des prières, il reconnut le cardinal de Rohan, et lui dit : « Ce sont là les dernières grâces de l’Église. » Ce fut le dernier homme à qui il parla. Il répéta plusieurs fois : Nunc et in hora mortis, puis dit : « O mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me secourir ! » Ce furent ses dernières paroles. Toute la nuit fut sans connoissance, et une longue agonie, qui finit le dimanche 1er septembre 1715, à huit heures un quart du matin, trois jours avant qu’il eût soixante-dix-sept ans accomplis, dans la soixante-douzième année de son règne.

Il se maria à vingt-deux ans, en signant la fameuse paix des Pyrénées en 1660. Ii en avoit vingt-trois, quand la mort délivra la France du cardinal Mazarin [2] ; vingt-sept, lorsqu’il perdit la reine sa mère en 1666. Il devint veuf à quarante-quatre ans en 1683, perdit Monsieur à soixante-trois ans en 1701, et survécut tous ses fils et petits-fils, excepté son successeur, le roi d’Espagne, et les enfants de ce prince. L’Europe ne vit jamais un si long règne, ni la France un roi si âgé.

Par l’ouverture de son corps qui fut faite par Maréchal, son premier chirurgien, avec l’assistance et les cérémonies accoutumées, on lui trouva toutes les parties si entières, si saines et tout si parfaitement conformé, qu’on jugea qu’il auroit vécu plus d’un siècle sans les fautes dont il a été parlé qui lui mirent la gangrène dans le sang. On lui trouva aussi la capacité de l’estomac et des intestins double au moins des hommes de sa taille ; ce qui est fort extraordinaire, et ce qui étoit cause qu’il étoit si grand mangeur et si égal.

Ce fut un prince à qui on ne peut refuser beaucoup de bon, même de grand, en qui on ne peut méconnoître plus de petit et de mauvais, duquel il n’est pas possible de discerner ce qui étoit de lui ou emprunté ; et dans l’un et dans l’autre rien de plus rare que des écrivains qui en aient été bien informés, rien de plus difficile à rencontrer que des gens qui l’aient connu par eux-mêmes et par expérience et capables d’en écrire, en même temps assez maîtres d’eux-mêmes pour en parler sans haine ou sans flatterie, de n’en rien dire que dicté par la vérité nue en bien et en mal. Pour la première partie on peut ici compter sur elle ; pour l’autre on tâchera d’y atteindre en suspendant de bonne foi toute passion.


  1. On a déjà vu plus haut ce mot dans le sens de pressantes.
  2. Le cardinal Mazarin mourut le 9 mars 1661.