Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/16

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CHAPITRE XVI.


Caractère de Louis XIV. — Mme de La Vallière ; son caractère. — Le roi hait les sujets, est petit, dupe, gouverné en se piquant de tout le contraire. — L’Espagne cède la préséance. — Satisfaction de l’affaire des Corses. — Guerre de Hollande. — Paix d’Aix-la-Chapelle. — Siècle florissant. — Conquêtes en Hollande et de la Franche-Comté. — Honte d’Heurtebise. — Le roi prend Cambrai. — Monsieur bat le prince d’Orange à Cassel, prend Saint-Omer, et n’a pas depuis commandé d’armée. — Siège de Gand. — Expéditions maritimes. — Paix de Nimègue. — Luxembourg pris. — Gênes bombardée ; son doge à Paris. — Fin du premier âge de ce règne. — Guerre de 1688 et sa rare origine. — Honte de la dernière campagne du roi. — Paix de Turin, puis de Ryswick. — Fin du second âge de ce règne. — Vertus de Louis XIV. — Sa misérable éducation ; sa profonde ignorance. — Il hait la naissance et les dignités, séduit par ses ministres. — Superbe du roi, qui forme le colosse de ses ministres sur la ruine de la noblesse. — Goût de Louis XIV pour les détails. — Avantages de ses ministres, qui abattent tout sous eux, et lui persuadant que leur puissance et leur grandeur n’est que la sienne, se font plus que seigneurs et tout-puissants. — Raison secrète de la préférence des gens de rien pour le ministère. — Nul vrai accès à Louis XIV enfermé par ses ministres. — Rareté et utilité d’obtenir audience du roi. — Importance des grandes entrées. — Ministres. — Causes de la superbe du roi.


Il ne faut point parler ici des premières années [de Louis XIV]. Roi presque en naissant, étouffé par la politique d’une mère qui vouloit gouverner, plus encore par le vif intérêt d’un pernicieux ministre, qui hasarda mille fois l’État pour son unique grandeur, et asservi sous ce joug tant que vécut son premier ministre, c’est autant de retranché sur le règne de ce monarque. Toutefois il pointoit sous ce joug. Il sentit l’amour, il comprenoit l’oisiveté comme l’ennemie de la gloire ; il avoit essayé de faibles parties de main vers l’un et vers l’autre ; il eut assez de sentiment pour se croire délivré à la mort de Mazarin, s’il n’eut pas assez de force pour se délivrer plus tôt. C’est même un des beaux endroits de sa vie, et dont le fruit a été du moins de prendre cette maxime, que rien n’a pu ébranler depuis, d’abhorrer tout premier ministre, et non moins tout ecclésiastique dans son conseil. Il en prit dès lois une autre, mais qu’il ne put soutenir avec la même fermeté, parce qu’il ne s’aperçut presque pas dans l’effet qu’elle lui échappât sans cesse, ce fut de gouverner par lui-même, qui fut la chose dont il se piqua le plus, dont on le loua et le flatta davantage, et qu’il exécuta le moins.

Né avec un esprit au-dessous du médiocre, mais un esprit capable de se former, de se limer, de se raffiner, d’emprunter d’autrui sans imitation et sans gêne, il profita infiniment d’avoir toute sa vie vécu avec les personnes du monde qui toutes en avoient le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et en femmes de tout âge, de tout genre et de tous personnages.

S’il faut parler ainsi d’un roi de vingt-trois ans, sa première entrée dans le monde fut heureuse en esprits distingués de toute espèce. Ses ministres au dedans et au dehors étoient alois les plus forts de l’Europe, ses généraux les plus grands, leurs seconds les meilleurs, et qui sont devenus des capitaines en leur école, et leurs noms aux uns et aux autre sort passé comme tels à la postérité d’un consentement unanime. Les mouvements dont l’État avoit été si furieusement agité au dedans et au dehors, depuis la mort de Louis XIII, avoient formé quantité d’hommes qui composoient une cour d’habiles et d’illustres personnages et de courtisans raffinés.

La maison de la comtesse de Soissons, qui, comme surintendante de la maison de la reine, logeoit à Paris aux Tuileries, où étoit la cour, qui y régnoit par un reste de la splendeur du feu cardinal Mazarin, son oncle, et plus encore par son esprit et son adresse, en étoit devenue le centre, mais fort choisi. C’étoit où se rendoit tous les jours ce qu’il y avoit de plus distingué en hommes et en femmes, qui rendoit cette maison le centre de la galanterie de la cour, et des intrigues et des menées de l’ambition, parmi lesquelles la parenté influoit beaucoup, autant comptée, prisée et respectée lors qu’elle est maintenant oubliée. Ce fut dans cet important et brillant tourbillon où le roi se jeta d’abord, et où il prit cet air de politesse et de galanterie qu’il a toujours su conserver toute sa vie, qu’il a si bien su allier avec la décence et la majesté. On peut dire qu’il étoit fait pour elle, et qu’au milieu de tous les autres hommes, sa taille, son port, les grâces, la beauté, et la grande mine qui succéda à la beauté, jusqu’au son de sa voix et à l’adresse et la grâce naturelle et majestueuse de toute sa personne, le faisoient distinguer jusqu’à sa mort comme le roi des abeilles, et que, s’il ne fût né que particulier, il auroit eu également le talent des fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grands désordres d’amour. Heureux s’il n’eût eu que des maîtresses semblables à Mme de La Vallière, arrachée à elle-même par ses propres yeux, honteuse de l’être, encore plus des fruits de son amour reconnus et élevés malgré elle, modeste, désintéressée, douce, bonne au dernier point, combattant sans cesse contre elle-même, victorieuse enfin de son désordre par les plus cruels effets de l’amour et de la jalousie, qui furent tout à la fois son tourment et sa ressource, qu’elle sut embrasser assez au milieu de ses douleurs pour s’arracher enfin, et se consacrer à la plus dure et la plus sainte pénitence ! Il faut donc avouer que le roi fut plus à plaindre que blâmable de se livrer à l’amour, et qu’il mérite louange d’avoir su s’en arracher par intervalles en faveur de la gloire.

Les intrigues et les aventures que, tout roi qu’il étoit, il essuya dans ce tourbillon de la comtesse de Soissons, lui firent des impressions qui devinrent funestes, pour avoir été plus fortes que lui. L’esprit, la noblesse de sentiments, se sentir, se respecter, avoir le cœur haut, être instruit, tout cela lui devint suspect et bientôt haïssable. Plus il avança en âge, plus il se confirma dans cette aversion. Il la poussa jusque dans ses généraux et dans ses ministres, laquelle dans eux ne fut contrebalancée que par le besoin, comme on le verra dans la suite. Il vouloit régner par lui-même. Sa jalousie là-dessus alla sans cesse jusqu’à la faiblesse. Il régna en effet dans le petit ; dans le grand il ne put y atteindre ; et jusque dans le petit il fut souvent gouverné. Son premier saisissement des rênes de l’empire fut marqué au coin d’une extrême dureté, et d’une extrême duperie. Fouquet [1] fut le malheureux sur qui éclata la première ; Colbert fut le ministre de l’autre en saisissant seul toute l’autorité des finances, et lui faisant accroire qu’elle passoit toute entre ses mains, par les signatures dont il l’accabla à la place de celles que faisoit le surintendant, dont Colbert supprima la charge à laquelle il ne pouvoit aspirer.

La préséance solennellement cédée par l’Espagne, et la satisfaction entière qu’elle fit de l’insulte faite à cette occasion par le baron de Vatteville, au comte depuis maréchal d’Estrades, ambassadeur des deux couronnes à Londres, et l’éclatante raison tirée de l’insulte faite au duc de Créqui, ambassadeur de France, par le gouvernement de Rome, par les parents du pape et par les Corses de sa garde, furent les prémices de ce règne par soi-même.

Bientôt après, la mort du roi d’Espagne fit saisir à ce jeune prince avide de gloire une occasion de guerre, dont les renonciations si récentes, et si soigneusement stipulées dans le contrat de mariage de la reine, ne purent le détourner. Il marcha en Flandre ; ses conquêtes y furent rapides ; le passage du Rhin fut signalé ; la triple alliance de l’Angleterre, la Suède et la Hollande, ne fit que l’animer. Il alla prendre en plein hiver toute la Franche-Comté, qui lui servit à la paix d’Aix-la-Chapelle à conserver des conquêtes de Flandre, en rendant la Franche-Comté.

Tout étoit florissant dans l’État, tout y étoit riche. Colbert avoit mis les finances, la marine, le commerce, les manufactures, les lettres même, au plus haut point ; et ce siècle, semblable à celui d’Auguste, produisoit à l’envi des hommes illustres en tout genre, jusqu’à ceux même qui ne sont bons que pour les plaisirs.

Le Tellier et Louvois son fils, qui avoient le département de la guerre, frémissoient des succès et du crédit de Colbert, et n’eurent pas de peine à mettre en tête au roi une guerre nouvelle, dont les succès causèrent une telle frayeur à l’Europe que la France ne s’en a pu remettre, et qu’après y avoir pensé succomber longtemps depuis, elle en sentira longtemps le poids et les malheurs. Telle fut la véritable cause de cette fameuse guerre de Hollande à laquelle le roi se laissa pousser, et que son amour pour Mme de Montespan rendit si funeste à son État et à sa gloire. Tout conquis, tout pris, et Amsterdam prête à lui envoyer ses clefs, le roi cède à son impatience, quitte l’armée, vole à Versailles, et détruit en un instant tout le succès de ses armes. Il répara cette flétrissure par une seconde conquête de la Franche-Comté, en personne, qui pour cette fois est demeurée à la France.

En 1676, le roi retourna en Flandre, prit Condé ; et Monsieur, Bouchain. Les armées du roi et du prince d’Orange s’approchèrent si près et si subitement qu’elles se trouvèrent en présence, et sans séparation, auprès de la cense d’Heurtebise [2]. Il fut donc question de décider si on donneroit bataille, et de prendre son parti sur-le-champ. Monsieur n’avoit pas encore joint de Bouchain, mais le roi étoit sans cela supérieur à l’armée ennemie. Les maréchaux de Schomberg, Humières, Ma Feuillade, Lorges, etc., s’assemblèrent à cheval autour du roi, avec quelques-uns des plus distingués d’entre les officiers généraux et des principaux courtisans, pour tenir une espèce de conseil de guerre. Toute l’armée crioit au combat, et tous ces messieurs voyoient bien ce qu’il y avoit à faire, mais la personne du roi les embarrassoit, et bien plus Louvois, qui connoissoit son maître, et qui cabaloit depuis deux heures que l’on commençoit d’apercevoir ou les choses en pourroient venir. Louvois, pour intimider la compagnie, parla le premier en rapporteur pour dissuader la bataille. Le maréchal d’Humières, son ami intime et avec grande dépendance, et le maréchal de Schomberg, qui le ménageoit fort, furent de son avis. Le maréchal de La Feuillade, hors de mesure avec Louvois, mais favori qui ne connoissoit pas moins bien de quel avis il falloit être, après quelques propos douteux, conclut comme eux. M. de Lorges, inflexible pour la vérité, touché de la gloire du roi, sensible au bien de l’État, mal avec Louvois comme le neveu favori de M. de Turenne tué l’année précédente, et qui venoit d’être fait maréchal de France, malgré ce ministre, et capitaine des gardes du corps, opina de toutes ses forces pour la bataille, et il en déduisit tellement les raisons, que Louvois même et les maréchaux demeurèrent sans repartie. Le peu de ceux de moindre grade qui parlèrent après osèrent encore moins déplaire à Louvois ; mais, ne pouvant affaiblir les raisons de M. le maréchal de Lorges, ils ne firent que balbutier. Le roi, qui écoutoit tout, prit encore les avis, ou plutôt simplement les voix, sans faire répéter ce qui avoit été dit par chacun, puis, avec un petit mot de regret de se voir retenu par de si bonnes raisons, et du sacrifice qu’il faisoit de ses désirs à ce qui étoit de l’avantage de l’État, tourna bride, et il ne fut plus question de bataille.

Le lendemain, et c’est de M. le maréchal de Lorges que je le tiens, qui étoit la vérité même, et à qui je l’ai ouï raconter plus d’une fois et jamais sans dépit, le lendemain, dis-je, il eut occasion d’envoyer un trompette aux ennemis qui se retiroient. Ils le gardèrent un jour ou deux en leur armée. Le prince d’Orange le voulut voir, et le questionna tort sur ce qui avoit empêché le roi de l’attaquer, se trouvant le plus fort, les deux armées en vue si fort l’une de l’autre, et en rase campagne, sans quoi que ce soit entre-deux. Après l’avoir fait causer devant tout le monde, il lui dit avec un sourire malin, pour montrer qu’il étoit tôt averti, et pour faire dépit au roi, qu’il ne manquât pas de dire au maréchal de Lorges qu’il avoit grande raison d’avoir voulu, et si opiniâtrement soutenu la bataille ; que jamais lui ne l’avoit manqué si belle, ni été si aise que de s’être vu hors de portée de la recevoir ; qu’il étoit battu sans ressource et sans le pouvoir éviter s’il avoit été attaqué, dont il se mit en peu de mots à déduire les raisons. Le trompette, tout glorieux d’avoir eu avec le prince d’Orange un si long et si curieux entretien, le débita non seulement à M. le maréchal de Lorges, mais au roi, qui à la chaude le voulut voir, et de là aux maréchaux, aux généraux et à qui le voulut entendre, et augmenta ainsi le dépit de l’armée et en fit un grand à Louvois. Cette faute, et ce genre de faute, ne fit que trop d’impression sur les troupes et partout, excita de cruelles railleries parmi le monde et dans les cours étrangères [3]. Le roi ne demeura guère à l’armée depuis, quoiqu’on ne fût qu’au mois de mai. Il s’en revint trouver sa maîtresse.

L’année suivante il retourna en Flandre, il prit Cambrai ; et Monsieur fit cependant le siège de Saint-Omer. Il fut au-devant du prince d’Orange qui venoit secourir la place, lui donna bataille près de Cassel et remporta une victoire complète, prit tout de suite Saint-Omer, puis alla rejoindre le roi. Ce contraste fut si sensible au monarque que jamais depuis il ne donna d’armée à commander à Monsieur. Tout l’extérieur fut parfaitement gardé, mais dès ce moment la résolution fut prise, et toujours depuis bien tenue.

L’année d’après le roi fit en personne le siège de Gand, dont le projet et l’exécution fut le chef-d’œuvre de Louvois. La paix de Nimègue mit fin cette année à la guerre avec la Hollande, l’Espagne, etc. ; et au commencement de l’année suivante, avec l’empereur et l’empire. L’Amérique, l’Afrique, l’Archipel, la Sicile ressentirent vivement la puissance de la France ; et en 1684 Luxembourg fut le prix des retardements des Espagnols à satisfaire à toutes les conditions de la paix. Gênes bombardée se vit forcée à venir demander la paix par son doge en personne accompagné de quatre sénateurs, au commencement de l’année suivante. Depuis, jusqu’en 1688, le temps se passa dans le cabinet moins en fêtes qu’en dévotion et en contrainte. Ici finit l’apogée de ce règne, et ce comble de gloire et de prospérité. Les grands capitaines, les grands ministres au dedans et au dehors n’étoient plus, mais il en restoit les élèves. Nous en allons voir le second âge qui ne répondra guère au premier, mais qui en tout fut encore plus différent du dernier.

La guerre de 1688 eut une étrange origine, dont l’anecdote, également certaine et curieuse, est si propre à caractériser le roi et Louvois son ministre qu’elle doit tenir place ici. Louvois, à la mort de Colbert, avoit eu sa surintendance des bâtiments. Le petit Trianon de porcelaine, fait autrefois pour Mme de Montespan, ennuyoit le roi, qui vouloit partout des palais. Il s’amusoit fort à ses bâtiments. Il avoit aussi le compas dans l’œil pour la justesse, les proportions, la symétrie, mais le goût n’y répondoit pas, comme on le verra ailleurs. Ce château ne faisoit presque que sortir de terre, lorsque le roi s’aperçut d’un défaut à une croisée qui s’achevoit de former, dans la longueur du rez-de-chaussée. Louvois, qui naturellement étoit brutal, et de plus gâté jusqu’à souffrir difficilement d’être repris par son maître, disputa fort et ferme, et maintint que la croisée étoit bien. Le roi tourna le dos, et s’alla promener ailleurs dans le bâtiment.

Le lendemain il trouve Le Nôtre, bon architecte, mais fameux par le goût des jardins qu’il a commencé à introduire en France, et dont il a porté la perfection au plus haut point. Le roi lui demanda s’il avoit été à Trianon. Il répondit que non. Le roi lui expliqua ce qui l’avoit choqué, et lui dit d’y aller. Le lendemain même question, même réponse ; le jour d’après autant. Le roi vit bien qu’il n’osoit s’exposer à trouver qu’il eût tort, ou à blâmer Louvois. Il se fâcha, et lui ordonna de se trouver le lendemain à Trianon lorsqu’il y irait, et où il feroit trouver Louvois aussi. Il n’y eut plus moyen de reculer.

Le roi les trouva le lendemain tous deux à Trianon. Il y fut d’abord question de la fenêtre. Louvois disputa, Le Nôtre ne disoit mot. Enfin le roi lui ordonna d’aligner, de mesurer, et de dire après ce qu’il auroit trouvé. Tandis qu’il y travailloit, Louvois, en furie de cette vérification, grondoit tout haut, et soutenoit avec aigreur que cette fenêtre étoit en tout pareille aux autres. Le roi se taisoit et attendoit, mais il souffroit. Quand tout fut bien examiné, il demanda au Notre ce qui en étoit ; et Le Notre à balbutier. Le roi se mit en colère, et lui commanda de parler net. Alors Le Nôtre avoua que le roi avoit raison, et dit ce qu’il avoit trouvé de défaut. Il n’eut pas plutôt achevé que le roi, se tournant à Louvois, lui dit qu’on ne pouvoit tenir à ses opiniâtretés, que sans la sienne à lui, on auroit bâti de travers, et qu’il auroit fallu tout abattre aussitôt que le bâtiment auroit été achevé. En un mot, il lui lava fortement la tête.

Louvois, outré de la sortie, et de ce que courtisans, ouvriers et valets en avoient été témoins, arrive chez lui furieux. Il y trouva Saint-Pouange, Villacerf, le chevalier de Nogent, les deux Tilladet, quelques autres féaux intimes, qui furent bien alarmés de le voir en cet état. « C’en est fait, leur dit-il, je suis perdu avec le roi, à la façon dont il vient de me traiter pour une fenêtre. Je n’ai de ressource qu’une guerre qui le détourne de ses bâtiments et qui me rende nécessaire, et par…. il l’aura. » En effet, peu de mois après il tint parole, et malgré le roi et les autres puissances il la rendit générale. Elle ruina la France au dedans, ne l’étendit point au dehors, malgré la prospérité de ses armes, et produisit au contraire des événements honteux.

Celui de tous qui porta le plus à plomb sur le roi fut sa dernière campagne qui ne dura pas un mois. Il avoit en Flandre deux armées formidables, supérieures du double au moins à celle de l’ennemi, qui n’en avoit qu’une. Le prince d’Orange étoit campé à l’abbaye de Parc, le roi n’en étoit qu’à une lieue, et M. de Luxembourg avec l’autre armée à une demi-lieue de celle du roi, et rien entre les trois armées. Le prince d’Orange se trouvoit tellement enfermé qu’il s’estimoit sans ressource dans les retranchements, qu’il fit relever à la hâte autour de son camp, et si perdu qu’il le manda à Vaudemont, son ami intime, à Bruxelles, par quatre ou cinq fois, et qu’il ne voyoit nulle sorte d’espérance de pouvoir échapper, ni sauver son armée. Rien ne la séparoit de celle du roi que ces mauvais retranchements, et rien de plus aisé ni de plus sûr que de le forcer avec l’une des deux armées, et de poursuivre la victoire avec l’autre toute fraîche, et qui toutes deux étoient complètes, indépendamment l’une de l’autre, en équipages de vivres et d’artillerie à profusion.

On étoit aux premiers jours de juin ; et que ne promettoit pas une telle victoire au commencement d’une campagne ! Aussi l’étonnement fut-il extrême et général dans toutes les trois armées, lorsqu’on y apprit que le roi se retiroit [4], et faisoit deux gros détachements de presque toute l’armée qu’il commandoit en personne : un pour l’Italie, l’autre pour l’Allemagne sous Monseigneur. M. de Luxembourg, qu’il manda le matin de la veille de son départ pour lui apprendre ces nouvelles dispositions, se jeta à genoux, et tint les siens longtemps embrassés pour l’en détourner, et pour lui remontrer la facilité, la certitude et la grandeur du succès, en attaquant le prince d’Orange. Il ne réussit qu’à importuner, d’autant plus sensiblement, qu’il n’y eut pas un mot à lui opposer. Ce fut une consternation dans les deux armées qui ne se peut représenter. On a vu que j’y étais. Jusqu’aux courtisans, si aises d’ordinaire de retourner chez eux, ne purent contenir leur douleur. Elle éclata partout aussi librement que la surprise, et à l’une et l’autre succédèrent de fâcheux raisonnements.

Le roi partit le lendemain pour aller rejoindre Mme de Maintenon et les dames, et retourna avec elles à Versailles, pour ne plus revoir la frontière ni d’armées que pour le plaisir en temps de paix.

La victoire de Neerwinden, que M. de Luxembourg remporta six semaines après sur le prince d’Orange, que la nature, prodigieusement aidée de l’art en une seule nuit avoit furieusement retranché, renouvela d’autant plus les douleurs et les discours, qu’il s’en falloit tout que le poste de l’abbaye de Parc ressemblât à celui de Neerwinden ; presque tout que nous eussions les mêmes forces, et plus que tout que, faute de vivres et d’équipages suffisants d’artillerie, cette victoire pût être poursuivie.

Pour achever ceci tout à la fois, on sut que le prince d’Orange, averti du départ du roi, avoit mandé à Vaudemont qu’il en avoit l’avis d’une main toujours bien avertie, et qui ne lui en avoit jamais donné de faux, mais que pour celui-là il ne pouvoit y ajouter foi, ni se livrer à l’espérance : et par un second courrier, que l’avis étoit vrai, que le roi partoit, que c’étoit à son esprit de vertige et d’aveuglement qu’il devoit uniquement une si inespérée délivrance. Le rare est que Vaudemont, établi longtemps depuis en notre cour, l’a souvent conté à ses amis, même à ses compagnies, et jusque dans le salon de Marly.

La paix qui suivit cette guerre, et après laquelle le roi et l’État aux abois soupiroient depuis longtemps, fut honteuse. Il fallut en passer par où M. de Savoie voulut, pour le détacher de ses alliés, et reconnoître enfin le prince d’Orange pour roi d’Angleterre, après une si longue suite d’efforts, de haine et de mépris personnels, et recevoir encore Portland, son ambassadeur, comme une espèce de divinité. Notre précipitation nous coûta Luxembourg ; et l’ignorance militaire de nos plénipotentiaires, qui ne fut point éclairée du cabinet, donna aux ennemis de grands avantages pour former leur frontière. Telle fut la paix de Ryswick, conclue en septembre 1697.

Le repos des armes ne fut guère que de trois ans ; et on sentit cependant toute la douleur des restitutions de pays et de places que nous avions conquis, avec le poids de tout ce que la guerre avoit coûté. Ici se termine le second âge de ce règne.

Le troisième s’ouvrit par un comble de gloire et de prospérité inouïe. Le temps en fut momentané. Il enivra et prépara d’étranges malheurs, dont l’issue a été une espèce de miracle. D’autres sortes de malheurs accompagnèrent et conduisirent le roi au tombeau, heureux s’il n’eût survécu que de peu de mois à l’avènement de son petit-fils à la totalité de la monarchie d’Espagne, dont il fut d’abord en possession sans coup férir. Cette dernière époque est encore si proche de ce temps qu’il n’y a pas lieu de s’y étendre. Mais ce peu qui a été retracé du règne du feu roi étoit nécessaire pour mieux faire entendre ce qu’on va dire de sa personne, en se souvenant toutefois de ce qui s’en trouve épars dans ces Mémoires, et ne se dégoûtant pas s’il s’y en trouve quelques redites, nécessaires pour mieux rassembler et former un tout.

Il faut encore le dire. L’esprit du roi étoit au-dessous du médiocre, mais très capable de se former. Il aima la gloire, il voulut l’ordre et la règle ; il étoit né sage, modéré, secret, maître de ses mouvements et de sa langue ; le croira-t-on, il étoit né bon et juste, et Dieu lui en avoit donné assez pour être un bon roi, et peut-être même un assez grand roi. Tout le mal lui vint d’ailleurs. Sa première éducation fut tellement abandonnée, que personne n’osoit approcher de son appartement. On lui a souvent ouï parler de ces temps avec amertume, jusque-là qu’il racontoit qu’on le trouva un soir tombé dans le bassin du jardin du Palais-Royal à Paris, où la cour demeuroit alors.

Dans la suite, sa dépendance fut extrême. À peine lui apprit-on à lire et à écrire, et il demeura tellement ignorant, que les choses les plus connues d’histoire, d’événements, de fortunes, de conduites, de naissance, de lois, il n’en sut jamais un mot. Il tomba, par ce défaut, et quelquefois en public, dans les absurdités les plus grossières.

M. de La Feuillade plaignant exprès devant lui le marquis de Resnel, qui fut tué depuis lieutenant général et mestre de camp général de la cavalerie, de n’avoir pas été chevalier de l’ordre en 1661, le roi passa, puis dit avec mécontentement qu’il falloit aussi se rendre justice. Resnel étoit Clermont-Gallerande ou d’Amboise, et le roi, qui depuis n’a été rien moins que délicat là-dessus, le croyoit un homme de fortune. De cette même maison étoit Monglat, maître de sa garde-robe, qu’il traitoit bien et qu’il fit chevalier de l’ordre en 1661, qui a laissé de très bons Mémoires. Monglat avoit épousé la fille du fils du chancelier de Cheverny. Leur fils unique porta toute sa vie le nom de Cheverny, dont il avoit la terre. Il passa sa vie à la cour, et j’en ai parlé quelquefois, ou dans les emplois étrangers. Ce nom de Cheverny trompa le roi, il le crut peu de chose ; il n’avoit point de charge, et ne put être chevalier de l’ordre. Le hasard détrompa le roi à la fin de sa vie. Saint-Herem avoit passé la sienne grand louvetier, puis gouverneur et capitaine de Fontainebleau, il ne put être chevalier de l’ordre. Le roi, qui le savoit beau-frère de Courtin, conseiller d’État, qu’il connoissoit, le crut par là fort peu de chose. Il étoit Montmorin, et le roi ne le sut que fort tard par M. de La Rochefoucauld. Encore lui fallut-il expliquer quelles étoient ces maisons, que leur nom ne lui apprenoit pas.

Il sembleroit à cela que le roi auroit aimé la grande noblesse, et ne lui en vouloit pas égaler d’autre ; rien moins. L’éloignement qu’il avoit pris de celle des sentiments, et sa faiblesse pour ses ministres, qui haïssaient et l’abaissoient, pour s’élever, tout ce qu’ils n’étoient pas et ne pouvoient pas être, lui avoit donné le même éloignement pour la naissance distinguée. Il la craignoit autant que l’esprit ; et si ces deux qualités se trouvoient unies dans un même sujet, et qu’elles lui fussent connues, c’en étoit fait.

Ses ministres, ses généraux, ses maîtresses, ses courtisans s’aperçurent, bientôt après qu’il fut le maître, de son foible plutôt que de son goût pour la gloire. Ils le louèrent à l’envi et le gâtèrent. Les louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisoit à tel point, que les plus grossières étoient bien reçues, les plus basses encore mieux savourées. Ce n’étoit que par là qu’on s’approchoit de lui, et ceux qu’il aima n’en furent redevables qu’a heureusement rencontrer, et à ne se jamais lasser en ce genre. C’est ce qui donna tant d’autorité à ses ministres, par les occasions continuelles qu’ils avoient de l’encenser, surtout de lui attribuer toutes choses, et de les avoir apprises de lui. La souplesse, la bassesse, l’air admirant, dépendant, rampant, plus que tout l’air de néant sinon par lui, étoient les uniques voies de lui plaire. Pour peu qu’on s’en écartât, on n’y revenoit plus, et c’est ce qui acheva la ruine de Louvois.

Ce poison ne fit que s’étendre. Il parvint jusqu’à un comble incroyable dans un prince qui n’étoit pas dépourvu d’esprit et qui avoit de l’expérience. Lui-même, sans avoir ni voix ni musique, chantoit dans ses particuliers les endroits les plus à sa louange des prologues des opéras. On l’y voyoit baigné, et jusqu’à ses soupers publics au grand couvert, où il y avoit quelquefois des violons, il chantonnoit entre ses dents les mêmes louanges quand on jouoit les airs qui étoient faits dessus.

De là ce désir de gloire qui l’arrachoit par intervalles à l’amour ; de là cette facilité à Louvois de l’engager en de grandes guerres, tantôt pour culbuter Colbert, tantôt pour se maintenir ou s’accroître, et de lui persuader en même temps qu’il étoit plus grand capitaine qu’aucun de ses généraux, et pour les projets et pour les exécutions, en quoi les généraux l’aidoient eux-mêmes pour plaire au roi. Je dis les Condé, les Turenne, et à plus forte raison tous ceux qui leur ont succédé. Il s’approprioit tout avec une facilité et une complaisance admirable en lui-même, et se croyoit tel qu’ils le dépeignoient en lui parlant. De là ce goût de revues, qu’il poussa si loin, que ses ennemis l’appeloient « le roi des revues, » ce goût de sièges pour y montrer sa bravoure à bon marché, s’y faire retenir à force, étaler sa capacité, sa prévoyance, sa vigilance, ses fatigues, auxquelles son corps robuste et admirablement conformé étoit merveilleusement propre, sans souffrir de la faim, de la soif, du froid, du chaud, de la pluie, ni d’aucun mauvais temps. Il étoit sensible aussi à entendre admirer, le long des camps, son grand air et sa grande mine, son adresse à cheval et tous ses travaux. C’étoit de ses campagnes et de ses troupes qu’il entretenoit le plus ses maîtresses, quelquefois ses courtisans. Il parloit bien, en bons termes, avec justesse ; il faisoit un conte mieux qu’homme du monde, et aussi bien un récit. Ses discours les plus communs n’étoient jamais dépourvus d’une naturelle et sensible majesté.

Son esprit, naturellement porté au petit, se plut en toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans les derniers sur les troupes : habillements, armements, évolutions, exercices, discipline, en un mot, toutes sortes de bas détails. Il ne s’en occupoit pas moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche ; il croyoit toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ces genres-là en savoient le plus, qui de leur part recevoient en novices des leçons qu’ils savoient par cœur il y avoit longtemps. Ces pertes de temps, qui paraissoient au roi avec tout le mérite d’une application continuelle, étoient le triomphe de ses ministres, qui, avec un peu d’art et d’expérience à le tourner, faisoient venir comme de lui ce qu’ils vouloient eux-mêmes et qui conduisoient le grand selon leurs vues, et trop souvent selon leur intérêt, tandis qu’ils s’applaudissoient de le voir se noyer dans ces détails. La vanité et l’orgueil, qui vont toujours croissant, qu’on nourrissoit et qu’on augmentoit en lui sans cesse, sans même qu’il s’en aperçût, et jusque dans les chaires par les prédicateurs en sa présence, devinrent la base de l’exaltation de ses ministres par-dessus toute autre grandeur. Il se persuadoit par leur adresse que la leur n’étoit que la sienne, qui, au comble en lui, ne se pouvoit plus mesurer, tandis qu’en eux elle l’augmentoit d’une manière sensible, puisqu’ils n’étoient rien par eux-mêmes, et utile en rendant plus respectables les organes de ses commandements, qui les faisoient mieux obéir. De là les secrétaires d’État et les ministres successivement à quitter le manteau, puis le rabat, après l’habit noir, ensuite l’uni, le simple, le modeste, enfin à s’habiller comme les gens de qualité ; de là à en prendre les manières, puis les avantages, et par échelons admis à manger avec le roi ; et leurs femmes, d’abord sous des prétextes personnels, comme Mme Colbert longtemps avant Mme de Louvois, enfin, des années après elle, toutes à titre de droit des places de leur mari, manger et entrer dans les carrosses, et n’être en rien différentes des femmes de la première qualité.

De ce degré, Louvois, sous divers prétextes, ôta les honneurs civils et militaires dans les places et dans les provinces à ceux à qui on ne les avoit jamais disputés, et [en vint] à cesser d’écrire monseigneur aux mêmes, comme il avoit toujours été pratiqué. Le hasard m’a conservé trois [lettres] de M. Colbert, lors contrôleur général, ministre d’État et secrétaire d’État, à mon père à Blaye, dont la suscription et le dedans le traitent de monseigneur, et que Mgr le duc de Bourgogne, à qui je les montrai, vit avec grand plaisir. M. de Turenne, dans l’éclat où il étoit alors, sauva le rang de prince de l’écriture, c’est-à-dire sa maison qui l’avoit eu par le cardinal Mazarin, et conséquemment les maisons de Lorraine et de Savoie, car les Rohan ne l’ont jamais pu obtenir, et c’est peut-être la seule chose où ait échoué la beauté de Mme de Soubise. Ils ont été plus heureux depuis. M. de Turenne sauva aussi les maréchaux de France pour les honneurs militaires ; ainsi pour sa personne il conserva les deux. Incontinent après, Louvois s’attribua ce qu’il venoit d’ôter à bien plus grand que lui, et le communiqua aux autres secrétaires d’État. Il usurpa les honneurs militaires, que ni les troupes, ni qui que ce soit, n’osa refuser à sa puissance d’élever et de perdre qui bon lui sembloit ; et il prétendit que tout ce qui n’étoit point duc ni officier de la couronne, ou ce qui n’avoit point le rang de prince étranger ni de tabouret de grâce, lui écrivît monseigneur, et lui leur répondre dans la souscription : très humble et très affectionné serviteur, tandis que le dernier maître des requêtes, ou conseiller au parlement, lui écrivoit monsieur, sans qu’il ait jamais prétendu changer cet usage.

Ce fut d’abord un grand bruit : les gens de la première qualité, les chevaliers de l’ordre, les gouverneurs et les lieutenants généraux des provinces, et, à leur suite, les gens de moindre qualité, et les lieutenants généraux des armées se trouvèrent infiniment offensés d’une nouveauté si surprenante et si étrange. Les ministres avoient su persuader au roi l’abaissement de tout ce qui étoit élevé, et que leur refuser ce traitement, c’étoit mépriser son autorité et son service, dont ils étoient les organes, parce que d’ailleurs, et par eux-mêmes, ils n’étoient rien. Le roi, séduit par ce reflet prétendu de grandeur sur lui-même, s’expliqua si durement à cet égard, qu’il ne fut plus question que de ployer sous ce nouveau style ; ou de quitter le service, et tomber en même temps, ceux qui quittoient, et ceux qui ne servoient pas même, dans la disgrâce marquée du roi, et sous la persécution des ministres, dont les occasions se rencontroient à tous moments.

Plusieurs gens distingués qui ne servoient point, et plusieurs gens de guerre du premier mérite et des premiers grades, aimèrent mieux renoncer à tout et perdre leur fortune, et la perdirent en effet, et la plupart pis encore ; et dans la suite, assez prompte, peu à peu personne ne fit plus aucune difficulté là-dessus.

De là l’autorité personnelle et particulière des ministres montée au comble, jusqu’en ce qui ne regardoit ni les ordres ni le service du roi, sous l’ombre que c’étoit la sienne ; de là ce degré de puissance qu’ils usurpèrent ; de là leurs richesses immenses, et les alliances qu’ils firent tous à leur choix.

Quelque ennemis qu’ils fussent les uns des autres, l’intérêt commun les rallioit chaudement sur ces matières, et cette splendeur usurpée sur tout le reste de l’État dura autant que dura le règne de Louis XIV. Il en tiroit vanité ; il n’en étoit pas moins jaloux qu’eux ; il ne vouloit de grandeur que par émanation de la sienne. Toute autre lui étoit devenue odieuse. Il avoit sur cela des contrariétés qui ne se comprenoient pas, comme si les dignités, les charges, les emplois avec leurs fonctions, leurs distinctions, leurs prérogatives n’émanoient pas de lui comme les places de ministre et les charges de secrétaire d’État qu’il comptoit seules de lui, lesquelles pour cela il portoit au faite, et abattoit tout le reste sous leurs pieds.

Une autre vanité personnelle l’entraîna encore dans cette conduite. Il sentoit bien qu’il pouvoit accabler un seigneur sous le poids de sa disgrâce, mais non pas l’anéantir, ni les siens, au lieu qu’en précipitant un secrétaire d’État de sa place, ou un autre ministre de la même espèce, il le replongeoit lui et tous les siens dans la profondeur du néant d’où cette place l’avoit tiré, sans que les richesses qui lui pourroient rester le pussent relever de ce non-être. C’est là ce qui le faisoit se complaire à faire régner ses ministres sur les plus élevés de ses sujets, sur les princes de son sang en autorité comme sur les autres, et sur tout ce qui n’avoit ni rang ni office de la couronne, en grandeur comme en autorité au-dessus d’eux. C’est aussi ce qui éloigna toujours du ministère tout homme qui pouvoit y ajouter du sien ce que le roi ne pouvoit ni détruire ni lui conserver, ce qui lui auroit rendu un ministre de cette sorte en quelque façon redoutable et continuellement à charge, dont l’exemple du duc de Beauvilliers fut l’exception unique dans tout le cours de son règne, comme il a été remarqué en parlant de ce duc, le seul homme noble qui ait été admis dans son conseil depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la sienne, c’est-à-dire pendant cinquante-quatre ans ; car, outre ce qu’il y auroit à dire sur le maréchal de Villeroy, le peu de mois qu’il y a été depuis la mort du duc de Beauvilliers jusqu’à celle du roi ne peut pas être compté, et son père n’a jamais entré dans le conseil d’État.

De là encore la jalousie si précautionnée des ministres, qui rendit le roi si difficile à écouter tout autre qu’eux, tandis qu’il s’applaudissoit d’un accès facile, et qu’il croyoit qu’il y alloit de sa grandeur, de la vénération et de la crainte dont il se complaisoit d’accabler les plus grands, de se laisser approcher autrement qu’en passant. Ainsi le grand seigneur, comme le plus subalterne de tous états, parloit librement au roi en allant ou revenant de la messe, en passant d’un appartement à un autre, ou allant monter en carrosse ; les plus distingués, même quelques autres, à la porte de son cabinet, mais sans oser l’y suivre. C’est à quoi se bornoit la facilité de son accès. Ainsi on ne pouvoit s’expliquer qu’en deux mots, d’une manière fort incommode, et toujours entendu de plusieurs qui environnoient le roi, ou, si on étoit plus connu de lui, dans sa perruque, ce qui n’étoit guère plus avantageux. La réponse sûre étoit un je verrai, utile à la vérité pour s’en donner le temps, mais souvent bien peu satisfaisante, moyennant quoi tout passoit nécessairement par les ministres, sans qu’il pût y avoir jamais d’éclaircissement, ce qui les rendoit les maîtres de tout, et le roi le vouloit bien, ou ne s’en apercevoit pas.

D’audiences à en espérer dans son cabinet, rien n’étoit plus rare, même pour les affaires du roi dont on avoit été chargé. Jamais, par exemple, à ceux qu’on envoyoit ou qui revenoient d’emplois étrangers, jamais à pas un officier général, si on en excepte certains cas très singuliers, et encore, mais très rarement, quelqu’un de ceux qui étoient chargés de ces détails de troupes où le roi se plaisoit tant ; de courtes aux généraux d’armée qui partoient, et en présence du secrétaire d’État de la guerre, de plus courtes à leur retour ; quelquefois ni en partant, ni en revenant. Jamais de lettres d’eux qui allassent directement au roi sans passer auparavant par le ministre, si on en excepte quelques occasions infiniment rares et momentanées, et le seul M. de Turenne sur la fin, qui, ouvertement brouillé avec Louvois, et brillant de gloire et de la plus haute considération, adressoit ses dépêches au cardinal de Bouillon, qui les remettoit directement au roi, qui n’en étoient pas moins vues après par le ministre, avec lequel les ordres et les réponses étoient concertés.

La vérité est pourtant, que, quelque gâté que fût le roi sur sa grandeur et sur son autorité qui avoient étouffé toute autre considération en lui, il y avoit à gagner dans ses audiences, quand on pouvoit tant faire que de les obtenir, et qu’on savoit s’y conduire avec tout le respect qui étoit dû à la royauté et à l’habitude. Outre ce que j’en ai su d’ailleurs, j’en puis parler par expérience. On a vu en leur temps ici que j’ai obtenu, et même usurpé [des audiences], et forcé le roi fort en colère contre moi, et toujours sorti, lui persuadé et content de moi, et le marquer après et à moi et à d’autres. Je puis donc aussi parler de ces audiences qu’on en avoit quelquefois, par ma propre expérience.

Là, quelque prévenu qu’il fût, quelque mécontentement qu’il crût avoir lieu de sentir, il écoutoit avec patience, avec bonté, avec envie de s’éclaircir et de s’instruire ; il n’interrompoit que pour y parvenir. On y découvroit un esprit d’équité et de désir de connoître la vérité, et cela quoique en colère quelquefois, et cela jusqu’à la fin de sa vie. Là, tout se pouvoit dire, pourvu encore une fois que ce fût avec cet air de respect, de soumission, de dépendance, sans lequel on se seroit encore plus perdu que devant, mais avec lequel aussi, en disant vrai, on interrompoit le roi à son tour, on lui niait crûment des faits qu’il rapportoit, on élevoit le ton au-dessus du sien en lui parlant, et tout cela non seulement sans qu’il le trouvât mauvais, mais se louant après de l’audience qu’il avoit donnée, et de celui qui l’avoit eue, se défaisant des préjugés qu’il avoit pris, ou des faussetés qu’on lui avoit imposées, et le marquant après par ses traitements. Aussi les ministres avoient-ils grand soin d’inspirer au roi l’éloignement d’en donner, à quoi ils réussirent comme dans tout le reste.

C’est ce qui rendoit les charges qui approchoient de la personne du roi si considérables, et ceux qui les possédoient si considérés, et des ministres mêmes, par la facilité qu’ils avoient tous les jours de parler au roi, seuls, sans l’effaroucher d’une audience qui étoit toujours sue, et de l’obtenir sûrement, et sans qu’on s’en aperçût, quand ils en avoient besoin. Surtout les grandes entrées par cette même raison étoient le comble des grâces, encore plus que de la distinction, et c’est ce qui, dans les grandes récompenses des maréchaux de Boufflers et de Villars, les fit mettre de niveau à la pairie et à la survivance de leurs gouvernements à leurs enfants tous jeunes, dans le temps que le roi n’en donnoit plus à personne.

C’est donc avec grande raison qu’on doit déplorer avec larmes l’horreur d’une éducation uniquement dressée pour étouffer l’esprit et le cœur de ce prince, le poison abominable de la flatterie la plus insigne qui le déifia dans le sein même du christianisme, et la cruelle politique de ses ministres qui l’enferma, et qui pour leur grandeur, leur puissance et leur fortune l’enivrèrent de son autorité, de sa grandeur, de sa gloire jusqu’à le corrompre, et à étouffer en lui, sinon toute la bonté, l’équité, le désir de connoître la vérité que Dieu lui avoit donné, au moins l’émoussèrent presque entièrement, et empêchèrent sans cesse qu’il fît aucun usage de ces vertus, dont son royaume et lui-même furent les victimes.

De ces sources étrangères et pestilentielles lui vint cet orgueil [tel] que ce n’est point trop de dire que, sans la crainte du diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands désordres, il se seroit fait adorer et auroit trouvé des adorateurs ; témoin entre autres ces monuments si outrés, pour en parler même sobrement : sa statue de la place des Victoires, et sa païenne dédicace où j’étois, où il prit un plaisir si exquis ; et de cet orgueil[5] tout le reste qui le perdit, dont on vient de voir tant d’effets funestes, et dont d’autres plus funestes encore se vont retrouver.




  1. Voy. notes à la fin du volume.
  2. Heurtebise ou Hurtubise, près de Valenciennes.
  3. Ce fut dans la nuit du 9 au 10 mai 1676 que le prince d’Orange passa l’Escaut et se trouva en présence de l’armée ennemie. Il n’avait que trente-cinq mille hommes, et Louis XIV en avait au moins quarante-huit mille (voy. Oeuvres de Louis XIV, t. IV, p. 26). Pellisson, qui accompagnait le roi et dont les Lettres historiques sont un panégyrique perpétuel du prince, s’exprime ainsi (Lettres, t. III, p. 52 et suiv.) : « Le jour parut à peine qu’on vit l’armée des ennemis se ranger en bataille sur une hauteur dans cet espace plus étroit, qui est entre la contrescarpe de Valenciennes et les bois de Vicogne et d’Aubri, qui font partie de ceux de Saint-Amand. Ils descendirent même une fois de cette hauteur, comme pour s’avancer, mais après ils s’y retirèrent comme pour ne point perdre cet avantage. Au commencement ce n’était, comme on l’a su depuis, que la garnison de Valenciennes, qui parut pour donner lieu aux troupes de se poster à mesure qu’elles arrivaient. Le roi en jugea très sainement, et bien qu’il n’eût encore que huit ou dix escadrons avec lui, il proposa d’aller charger cette armée, comme elle arrivait encore en désordre, persuade qu’on la déferait aisément. Mais M. le maréchal de Schomberg, M. de La Feuillade et enfin tout ce qu’il y avait d’officiers généraux auprès de lui, prirent la liberté de lui représenter quel inconvénient il y avait de hasarder la personne de Sa Majesté, sans en savoir davantage. Le roi dit à ces messieurs qu’ils avaient plus d’expérience que lui et qu’il leur cédait ! mais à regret. » Louis XIV, dans une lettre au maréchal de Villeroy (Oeuvres de Louis XIV, t. IV, p 83), dit que l’affaire était faite, si les ennemis eussent voulu, attribuant ainsi l’occasion manquée à une retraite précipitée du prince d’Orange.
  4. Saint-Simon a raconté ce fait avec plus de détails, t. Ier, p. 86-89 de la présente édition (in-8). — On fera bien de rapprocher de ces deux passages une note de M. Théophile Lavallée (Lettres historiques et édifiantes de Mme de Maintenon, t. Ier, p. 302 et suiv.).
  5. Cette phrase, que les précédents éditeurs ont corrigée, s’entend facilement en ajoutant le verbe [ vint ] qui se trouve plus haut : Et de cet orgueil [ vint ] tout le reste, etc.