Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/7

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CHAPITRE VII.


Quels, à l’égard de M. le duc d’Orléans, étoient le maréchal de Villeroy, Tallard, le cardinal et le prince de Rohan, la duchesse de Ventadour, Vaudemont, ses nièces, Harcourt, Tresmes, le duc de Villeroy, Liancourt, La Rochefoucauld, Charost, Antin, Guiche, Aumont, le premier écuyer, M. de Metz, Huxelles, le maréchal et l’abbé d’Estrées, les ministres, les secrétaires d’État, le P. Tellier. — Inquiétude et manège du P. Tellier avec moi. — Caractère du duc de Noailles. — Inquiétude du duc de Noailles sur les desseins de M. le duc d’Orléans. — Contade ; sa fortune ; son caractère. — Liaison du duc de Noailles et de Maisons. — Caractère de Canillac. — Liaison du duc de Noailles avec Canillac par Maisons. — Noailles et l’abbé Dubois anciennement liés. — Liaison de Noailles et d’Effiat. — Extraction et caractère d’Effiat ; ses liaisons. — Effiat bien traité du roi ; fort considéré de M. le duc d’Orléans. — Noailles raccroche Longepierre, lequel s’abandonne après à l’abbé Dubois.


Monsieur avoit passé toute sa vie, depuis son enfance jusqu’à sa mort, dans l’amitié et la confiance pour le maréchal de Villeroy. L’habitude, dès la plus tendre jeunesse jamais interrompue, et soutenue par le chevalier de Lorraine et par Effiat, ses amis intimes, avoit mis à portée de tout avec lui. Il étoit l’entremetteur de toutes les petites querelles qui arrivoient entre le roi et Monsieur, dont il m’a conté des aventures étranges sur le vilain goût de Monsieur que le roi ne pouvoit souffrir, dont il lui faisoit porter des romancines par le maréchal, jusqu’à ne vouloir pas que La Carte, devenu capitaine de ses gardes, fût avec lui des voyages de Marly, et à charger le maréchal de dire à Monsieur que, s’il l’amenoit, il le feroit jeter par les fenêtres ; et les peines que le maréchal avoit entre eux deux sur ce fâcheux chapitre qui recommençoit souvent, et tantôt à empêcher Monsieur de mener cet homme, tantôt d’obtenir du roi qu’il accompagnât Monsieur à Marly. Je rapporte ces détails pour faire voir que M. le duc d’Orléans étoit accoutumé, depuis qu’il étoit au monde, à considérer et à compter le maréchal de Villeroy, et que le maréchal de Villeroy, en ayant été toujours traité avec toute sorte de distinctions, lui devoit, par rapport à feu Monsieur et à lui-même, beaucoup d’attachement. Ce ne fut pas là sa conduite.

Le bel air et la mode, dont il étoit esclave, ne lui permirent pas d’abord de suivre à cet égard ce que le devoir, l’honneur et la reconnoissance demandoient de lui. Bientôt après il n’eut garde de ne s’éloigner pas de plus en plus d’un prince dont le roi étoit pas content, et qui en étoit encore moins content lui-même. Enfin, dès que Mme de Maintenon l’eut pris en aversion, il étoit trop vil courtisan pour ne se pas piquer d’en épouser tous les sentiments. Il étoit de plus lié en dupe avec les Rohan, les Tallard, qui se moquèrent de lui quand ils n’en eurent plus besoin, [avec] M. de Vaudemont et ses nièces, qui tous unis à Mme la Duchesse avoient eu grand soin d’entretenir Monseigneur dans sa haine, et depuis sa mort avoit pu pardonner à M. le duc d’Orléans tout ce qu’ils avoient fait contre lui, et trouvoient en même temps à plaire à Mme de Maintenon. Je mets ici Tallard avec les autres, parce que depuis le mariage de son fils il étoit qu’un avec les Rohan, et qu’auparavant il suivoit le gros et le torrent. Ils avoient entraîné la duchesse de Ventadour qui, comblée par Monsieur et par Madame de tout ce qui peut témoigner l’amitié et la plus grande considération, et qui ayant toujours été traitée avec les mêmes égards par M. le duc d’Orléans, ne devoit pas devenir son ennemie, et qui toutefois s’y laissa emporter. Il y avoit plus de cinquante ans que le maréchal de Villeroy et elle se faisoient fort publiquement l’amour, sans toutefois s’en contraindre de part et d’autre pour ce qu’ils trouvoient à leur gré, et sans que cette liberté réciproque altérât le moins du monde leur commerce, sur lequel la plus intime amitié et confiance étoit entée.

Mme de Ventadour avoit été charmante ; elle conserva toujours un grand air et un air de beauté, et parfaitement bien faite. Nul esprit, de la bonté, mais gouvernée toute sa vie, et faite pour l’être. D’ailleurs esclave de la cour par ses aventures et ses besoins domestiques, et quand elle en fut à l’abri, par habitude et par rage de places et d’être. Il falloit donc suivre les impressions des Rohan qui en faisoient tout ce qu’ils vouloient, et celles de son ancien galant, surtout se conformer à ce qu’on lui montroit du roi et de Mme de Maintenon. Harcourt étoit trop avant ancré avec elle et avec Mme des Ursins, trop fin courtisan d’ailleurs, et trop habile politique pour prendre d’autres brisées que les siennes ; et le duc de Tresmes, trop plat pour ne pas suivre la mode et la grande volée de la cour à l’égard de M. le duc d’Orléans. Le duc de Villeroy, accoutumé au joug de son père, ne pouvoit penser autrement que lui, lié d’ailleurs de toute sa vie et le plus intimement avec M. de Luxembourg, M. de La Rochefoucauld, et le marquis de Liancourt, son frère, qui avoit de l’esprit et du sens pour eux tous. Ils ne s'étoient pu défaire de cet éloignement de M. le duc d’Orléans, pour en parler modérément, qu’ils avoient puisé dans la société intime de M. le prince de Conti, dont ils avoient à la fin comme hérité. La probité singulière du maréchal de Boufflers avoit soutenu contre ce torrent, mais il ne vivoit plus, et Charost qui avoit eu sa charge étoit tout à moi, mais ce étoit pas un homme à exister, par conséquent à compter. D’Antin, tout à Mme la Duchesse, et qui, établi dans l’intérieur des cabinets, ne pouvoit ignorer les sentiments du roi et de Mme de Maintenon, se tenoit à l’écart dans la douleur, sur l’avenir, de ne pouvoir se partager. Villars moins empêtré, plus frivole en apparence, ne prenoit point parti, se tenoit habilement entre deux, et gardoit toutes sortes de mesures, qu’il prétextoit même de la place de chevalier d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, dans laquelle son père étoit mort.

Berwick rarement fixé en place, habitant Saint-Germain, quoique fort avant dans la cour, imitoit cette conduite, et gardoit tout à fait celle d’un homme qui avoit commandé en Espagne sous M. le duc d’Orléans et qui en avoit été content. Huxelles, vil esclave de la faveur, qu’on a vu se déshonorer publiquement à l’apothéose des bâtards, et valet du premier président, ainsi que son cousin, le premier écuyer, avec qui il étoit qu’un, étoit au duc du Maine, et à tous les ennemis de M. le duc d’Orléans, mais en tapinois, et dans le doute de l’avenir le plus sourdement qu’il lui étoit possible, sans se rapprocher jamais de ce prince, mais se faisant vanter à lui par Maisons. Le duc d’Aumont, beau-frère du premier écuyer, et lié à lui, conduits tous deux par Mme de Beringhen, méchante, intrigante, avec beaucoup d’esprit, fausse, basse, et dangereuse au dernier point. On a vu, à l’occasion du bonnet, quel étoit cet homme qui vouloit être de tous les côtés, et qui devint bientôt le mépris de tous. Le maréchal d’Estrées et l’abbé son frère étoient honnêtes gens, et tout à fait portés à M. le duc d’Orléans, mais si faibles, si courtisans, si timides, qu’il y avoit à rire de leurs frayeurs. Pour le duc de Guiche, c’étoit un homme sans consistance, sans esprit, qui avoit que des airs et une charge importante, qui étoit gueux, avare, dépensier, qui seroit à qui lui donneroit davantage, et qui étoit gouverné par Contade, major du régiment des gardes, et par un aide-major appelé Villars, qui faisoit de l’important, et qui étoit qu’un avec Contade. Je différerai peu à parler du duc de Noailles. En attendant, voilà le principal des gens qui méritoient d’être comptés. On ne finiroit pas à traiter de ce qui figuroit moins, et des subdivisions des femmes.

Pour les ministres, la discussion en sera bientôt faite, par rapport à M. le duc d’Orléans. On a déjà vu Voysin âme damnée de Mme de Maintenon et de M. du Maine, et le maréchal de Villeroy. Desmarets, gendre de Béchameil mort surintendant de Monsieur, et beau-frère de Nointel que Monsieur, avant le retour de Desmarets, avoit fait faire conseiller d’État, sembloit devoir un attachement marqué pour M. le duc d’Orléans. Son ami intime le maréchal de Villeroy étoit son guide sur la politique de la cour ; et Desmarets compta pour tout le roi et Mme de Maintenon, et qu’ils ne finiroient point ; tout le reste pour rien, et se conduisoit en conséquence. Torcy, dont la sœur Bouzols avoit grand crédit sur lui par confiance en son esprit dont elle avoit comme un démon, et de laideur et de méchanceté espèce de démon elle-même, et tout à Mme la Duchesse de tous les temps, l’auroit volontiers tourné de ce côté-là. Il avoit une égale horreur de M. du Maine, et de ce qui se disoit de M. le duc d’Orléans. Il connoissoit bien le roi, et n’aimoit point Mme de Maintenon, qui aussi lui étoit fort contraire, mais il étoit assez ami du maréchal de Villeroy et des Estrées. C’étoit en ce genre les deux contraires. Il étoit, mais intimement, de Castries et de sa femme, tous deux à Mme la duchesse d’Orléans, et il étoit aussi de M. de Metz qui, sans savoir pourquoi, étoit fort contraire à M. le duc d’Orléans. De tant de contrastes rien ne résultoit. Torcy, enveloppé dans sa sagesse et dans ses fonctions, ne montra rien, et ne fit aucun pas d’un côté ni d’un autre. Voilà tous les ministres. Restoient deux secrétaires d’État qui ne étoient point : Pontchartrain fort contraire à M. le duc d’Orléans, pour se faire de fête auprès de Mme de Maintenon et des importants ; et La Vrillière, dont la charge et l’emploi étoit la cinquième roue d’un chariot. Je remets à faire connoître plus particulièrement ceux des personnages sur qui je ne me suis pas encore étendu à mesure qu’on les verra arriver aux places, ou qu’il sera question d’eux pour cela entre M. le duc d’Orléans et moi.

Le P. Tellier ne doit pas être oublié. On a vu son caractère, et depuis, qu’il servit fort utilement M. le duc d’Orléans pour le mariage de M. le duc de Berry. Quoiqu’il ait eu la discrétion de ne jamais rien dire sur l’odieux chapitre du poison, je suis persuadé qu’il n’y servit pas moins bien M. le duc d’Orléans. Il vouloit le repos du roi, il haïssait Mme de Maintenon qui ne le haïssait pas moins ; il vouloit trouver le roi tranquille, et de bonne humeur, pour toutes les choses qu’il vouloit insinuer ou obtenir ; et au peu qu’il m’a dit, j’ai soupçonné qu’il connoissoit M. du Maine. Il ne s’est trouvé de contrebande en rien sur M. le duc d’Orléans, et il n’a paru par rien qu’il ait eu nulle part au testament du roi, ni aux dispositions qu’il a faites outre celles de son testament, comme les grandeurs des bâtards, quoique je croie aussi qu’il ne s’y est pas opposé si le roi l’a consulté. Il en vouloit et en attendoit trop pour le contredire sur un point si chéri, moins encore à se mettre au hasard d’être congédié. On a vu en plus d’un endroit à quel point lui et moi en étions ensemble : cela dura jusqu’à la mort du roi.

Pendant la dernière année de sa vie, surtout vers les fins, ce père me promenoit sur tous les personnages, et me pressoit de lui dire ce que j’en pensois, enfin de les lui dépeindre. Je me mettois à rire, et je lui disois qu’il les connoissoit mieux que moi. Il insistoit encore davantage, et me disoit qu’il avoit pu connoître que ses livres, occupé dans l’intérieur, comme il avoit toujours été avant d’être appelé à la cour, et que depuis qu’il y étoit, les affaires que lui donnoit sa place ne lui avoient pas donné un moment de loisir pour pouvoir être informé des personnes ni des choses qui étoient pas de son ministère ; puis en m’accablant de cajoleries et de louanges, il me disoit qu’il n’y avoit que moi avec qui il pût s’ouvrir avec confiance, et avoir celle que je voudrois bien répondre à la sienne en répondant à ses questions, et le mettant au fait des personnes. Il n’y en eut aucune sur qui il m’en fit, et réitérât tant et me pressât davantage que sur Mme de Maintenon, M. du Maine, et Mme la Duchesse. J’étois d’autant plus embarrassé que je n’étois pas persuadé de son ignorance, et que néanmoins je l’avois vu souvent, et le voyois encore tomber, et vraiment, dans des lourdises là-dessus d’un paysan de basse Normandie qu’il étoit, qui n’en seroit jamais sorti. Outre que je ne me fiais à lui que de bonne sorte, je craignois que le roi ne se servit de lui, d’autant plus que cela redoubla depuis que j’eus cessé tout commerce avec le maréchal de Villeroy. Je n’avois rien à perdre du côté de Mme de Maintenon, de M. du Maine, de Mme la Duchesse, du maréchal de Villeroy, de Pontchartrain, et de quelques autres. Ceux-là me servirent à satisfaire sa vraie ou feinte confiance, et à me donner moyen de réserve sur qui je ne voulus pas m’expliquer avec lui.

Le duc de Noailles, auquel il en faut enfin venir, est un homme dont la description et ses suites coûteront encore plus à mon amour-propre que n’a fait le tableau de Mme la duchesse de Berry. Quand je n’avouerois pas que je ne le connoissois point au temps dont j’écris, et que je croyois le connoître, qu’on ne se trompa jamais plus lourdement que je fis, et qu’on ne peut pas être plus complètement sa dupe et en tous points, on le verroit clairement par le récit de ce qui s’est passé depuis en tous genres, de cour, d’affaires, d’État, de mon particulier. Je ne chercherai point à diminuer ma sottise ni à charger le tableau. La vérité la plus pure et la plus exacte sera ici, comme partout, mon guide unique et ma maîtresse. Je demande seulement grâce pour quelque répétition de ce qui se trouve peut-être répandu sur lui à propos de ses premières recherches pour moi, mais la vue d’un tout ensemble mérite ici cette indulgence.

Le serpent qui tenta Ève, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l’original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus parfaite, autant qu’un homme peut approcher des qualités d’un esprit de ce premier ordre, et du chef de tous les anges précipités du ciel. La plus vaste et la plus insatiable ambition, l’orgueil le plus suprême, l’opinion de soi la plus confiante, et le mépris de tout ce qui n’est point soi, le plus complet ; la soif des richesses, la parade de tout savoir, la passion d’entrer dans tout, surtout de tout gouverner ; l’envie la plus générale, en même temps la plus attachée aux objets particuliers, et la plus brûlante, la plus poignante ; la rapine hardie jusqu’à effrayer, de faire sien tout le bon, l’utile, l’illustrant d’autrui ; la jalousie générale, particulière et s’étendant à tout ; la passion de dominer tout la plus ardente, une vie ténébreuse, enfermée, ennemie de la lumière, tout occupée de projets et de recherches de moyens d’arriver à ses fins, tous bons pour exécrables, pour horribles qu’ils puissent être, pourvu qu’ils le fassent arriver à ce qu’il se propose ; une profondeur sans fond, c’est le dedans de M. de Noailles. Le dehors, comme il vit et qu’il figure encore, on sait comme il est fait pour le corps : des pieds, des mains, une corpulence de paysan et la pesanteur de sa marche, promettoient la taille où il est parvenu. Le visage tout dissemblable : toute sa physionomie est esprit, affluence de pensées, finesse et fausseté, et n’est pas sans grâces. Une éloquence naturelle, une élocution facile, une expression telle qu’il la veut ; un homme toujours maître de soi, qui sait parler toute une journée et avec agrément sans jamais rien dire, qui en conversation est tout à celui à qui il veut plaire, et qui pense et sent si naturellement comme lui, que c’est merveille qu’une fortuite conformité si semblable. Jamais d’humeur, égalité parfaite, insinuation enchanteresse, langage de courtisan, jargon des femmes, bon convive, sans aucun goût quand il le faut, revêtu sur-le-champ des goûts de chacun ; égale facilité à louer et à blâmer le même homme ou la même chose, suivant la personne qui lui parle ; grand flatteur avec un air de conviction et de vérité qui l’empêche d’y être prodigue, et une complaisance de persuasion factice qui l’entraîne à propos malgré lui dans votre opinion, ou une persuasion intime tout aussi fausse, mais tout aussi parée, quand il lui convient de vous résister, ou de tâcher, comme malgré lui, de vous entraîner où il est entraîné lui-même. Toujours à la mode, dévot, débauché, mesuré, impie tour à tour selon qu’il convient ; mais ce qui ne varie point, simple, détaché, ne se souciant que de faire le bien, amoureux de l’État, et citoyen comme on étoit à Sparte. Le front serein, l’air tranquille, la conversation aisée et gaie, lorsqu’il est le plus agité et le plus occupé ; aimable, complaisant, entrant avec vous quand il médite de vous accabler des inventions les plus infernales, et quelque long délai qui arrive entre l’arrangement de ses machines et leur effet, il ne lui coûte pas la plus légère contrainte de vivre avec vous en liaison, en commerce continuel d’affaires et de choses de concert, enfin en apparences les plus entières de l’amitié la plus vraie et de la confiance la plus sûre ; infiniment d’esprit et toutes sortes de ressources dans l’esprit, mais toutes pour le mal, pour ses désirs, pour les plus profondes horreurs, et les noirceurs les plus longuement excogitées, et pourpensées de toutes ses réflexions pour leur succès. Voilà le démon, voici l’homme.

Il est surprenant qu’avec tant d’esprit, de grâces, de talents, tant de désir d’en faire le plus énorme usage, tant d’application à y parvenir, et tant de moyens par sa position particulière, de charges, d’emplois, de famille, d’alliances et de fortune, il n’eût pas su faire un ami, non pas même parmi ses plus proches Il n’y ménagea jamais que sa sœur, la duchesse de Guiche, par le goût déterminé de Mme de Maintenon pour elle, et le duc de Guiche, à cause de sa charge pour avoir crédit sur lui, qui, de son côté, étoit en respect devant l’esprit du duc de Noailles. Il n’est pas moins étonnant encore que cet homme si enfermé, et en apparence si appliqué, qui se piquoit de tout savoir, de se connoître en livres, et d’amasser une nombreuse bibliothèque, qui carrossoit les gens de lettres et les savants pour en tirer, pour s’en faire honneur, pour s’en faire préconiser, n’ait jamais passé l’écorce de chaque matière, et que le peu de suite de son esprit, excepté pour l’intrigue, ne lui ait pu permettre d’approfondir rien, ni de suivre jamais, quinze jours, le même objet pour lequel tour à tour il avoit abandonné tous les autres. Ce fut même légèreté en affaires, par conséquent la même incapacité. Jamais il n’a pu faire un mémoire sur rien ; jamais il n’a pu être content de ceux qu’il a fait faire, toujours corriger, toujours refondre, c’étoit son terme favori ; on l’a vu dans la surprise que nous lui fîmes à Fontainebleau. Ce n’est pas tout : il n’a jamais pu tirer de soi une lettre d’affaires. Ses changements d’idées désoloient ceux qu’il employoit, et les accabloient d’un travail toujours le même, toujours à recommencer. C’est une maladie incurable en lui, et qui éclate encore par le désordre qu’elle a mis dans les expéditions, les amas en divers lieux, les ordres réitérés et changés dix, douze, quinze fois dans le même jour, et tous contradictoires, aux troupes qu’il a commandées dans ces derniers temps, et à son armée entière pour marcher ou demeurer, qui l’a rendu le fléau des troupes et des bureaux. Je ne parlerai point de sa capacité militaire, dont il vante volontiers les hauts faits ; je me tairai pareillement sur sa valeur personnelle ; j’en laisse le public juge ; je m’en rapporte à lui, et même aux armées ennemies opposées à la sienne en Italie, en Allemagne et en Flandre, et aux événements qui en ont résulté jusqu’en cette année 1745, en septembre.

Si cette partie a été si complètement dévouée, je puis m’assurer que le reste ne le sera pas moins clairement par les faits publics que j’ai à rapporter dans ce qui a accompagné et suivi la mort du roi, si j’ai le temps d’achever ces Mémoires, et que ceux que ce portrait aura épouvantés jusqu’à être tentés de le croire imaginaire se trouveront saisis d’horreur et d’effroi quand les faits auront prouvé, et des faits clairs, et quant à leur vérité manifestes, que les paroles n’ont pu atteindre la force de ce qu’elles ont voulu annoncer, et quelle surprise, de plus de n’y pouvoir méconnoître un coin très déclaré de folie.

M. de Noailles jeté à moi par les raisons qui ont été expliquées alors, et reçu par celles que j’ai exposées, n’oublia rien pour m’enchanter à lui. Il fit sa cour à ceux de mes amis qu’il crut les plus intimes, et en qui il jugea que j’avois le plus de confiance ; il fit sa cour à Mme de Saint-Simon avec le plus grand soin. Point de semaines qu’il ne mangeât plusieurs fois chez moi, quelquefois nous chez lui. Il n’y eut recherche, soins, industrie oubliés. Tous mes sentiments avoient toujours été les siens, jusqu’à mes goûts et pour gens et pour choses, l’identité ne pouvoit être plus parfaite. Je n’ai peut-être que trop répété de choses qui se trouvent t. X, p. 35 et suivantes, du contenu entier desquelles il est nécessaire de se souvenir distinctement. Le commerce étroit, continuel, plein de confiance établi comme on l’a vu, et soutenu entre le duc de Noailles et moi, lui donnoit beau jeu à me sonder sur le futur. C’étoit sur ces temps, qui désormais sembloient prochains, qu’il déployoit tous ses raisonnements, et qu’il ne cessoit de me donner des attaques pour découvrir mes pensées et celles de M. le duc d’Orléans. Mon plan étoit fait, il y avoit longtemps, et je n’en étois pas à avoir bien tout discuté avec ce prince. Mais outre que ce qui se passoit entre lui et moi étoit son secret plus que le mien, étois bien éloigné de m’ouvrir de rien à personne.

Cette réserve colorée comme je le pus ne rebuta point le duc de Noailles, mais il languit longtemps dans son impatience et dans son inquiétude là-dessus. Son agitation ne étoit pas bornée à moi seul par rapport à M. le duc d’Orléans. Il étoit d’ailleurs, et pour des vues différentes et plus anciennes, attaché Contade qui étoit, comme je l’ai dit, major du régiment des gardes, qui gouvernoit le duc de Guiche, et qu’on a vu en plus d’une occasion ici dans toute la confiance du maréchal de Villars, et dépêché plusieurs fois par lui de l’armée, et après, de Rastadt, pour traiter directement avec le roi des choses de confiance.

Contade étoit un gentilhomme d’Anjou, qui avoit été beau et bien fait, qui avoit été fort à la mode en galanteries nombreuses et distinguées, qui s’en mêloit encore, qui par d’excellentes chiennes couchantes que son père et lui donnoient au roi de temps en temps, s’en étoit fait connoître, puis goûter dans le détail de son emploi qui l’approchoit souvent de lui. Il étoit aimé et considéré à la cour de ce qu’il y avoit de meilleur et de plus distingué ; il avoit pris tout le soin possible de l’être aussi du régiment des gardes, de toute l’infanterie dont il faisoit le détail à l’armée, et de ce qui y servoit de plus marqué en naissance, entours ou grades, surtout en mérite pour les officiers particuliers. Il avoit peu d’esprit, mais tout tourné à la conduite, du sens, du secret, du jugement, une modestie qui le tenoit plus qu’à sa place, et dont on lui savoit gré, beaucoup de sagesse et une discrétion qui lui avoit dévoué les dames, en sorte que, d’amant heureux il étoit devenu ami de confiance. Il l’étoit de Mme de Maisons, et Maisons qui le voyoit un personnage en son genre, et qui ne négligeoit rien, en avoit fait le sien. Contade fut donc employé pour la liaison de Noailles et de Maisons, et elle étoit déjà étroite lors de la scène dont j’ai parlé, qui se passa chez Maisons, entre lui, le duc de Noailles et moi, qu’il avoit envoyé chercher à Marly, le jour de la déclaration de l’habilité des bâtards à la couronne.

Maisons qui, tout courtisan qu’il étoit, n’étoit pas au fait toujours de l’intrinsèque, étoit ravi de s’accrocher au duc de Noailles par vanité, et plus encore par intérêt dans la position présente du duc dont il ignoroit l’état avec le roi et Mme de Maintenon, et pour le futur encore, où il comptoit qu’un homme aussi établi, et avec autant d’esprit, figureroit grandement. Noailles, de son côté, qui vouloit gouverner le parlement et s’en servir à ses usages, ne pouvoit s’associer mieux qu’à Maisons pour cette vue, parce qu’il comptoit tout persuader. Il n’ignoroit pas peut-être ses liaisons avec M. du Maine, et il étoit instruit de toutes celles qu’il prenoit avec M. le duc d’Orléans. Il se flattoit d’enchanter assez Maisons, non seulement pour se faire préconiser par lui à M. le duc d’Orléans, mais pour le persuader qu’il étoit de son intérêt de le faire pour le gouverner ensemble, et savoir tout ce que Maisons pourroit découvrir des desseins de gouvernement, sur lesquels M. le duc d’Orléans pourroit s’ouvrir à lui, soit par confiance, soit par consultation. De cette façon, sûr de moi, à mon insu concerté avec Maisons, et s’assurant du parlement par ce magistrat, on peut juger quel essor prit son ambitieuse imagination. Mais tant de cordes ne lui suffirent pas : il y en avoit une autre plus délicate à toucher pour lui que pour personne, et je ne démêlai tout cela que longtemps après. Cette corde étoit le marquis de Canillac, qui paroîtra tant, et en tant de façons, dans la régence, que c’est un homme qui dès à présent doit être connu.

C’étoit un grand homme, bien fait, maigre, châtain, d’une physionomie assez agréable, qui promettoit beaucoup d’esprit, et qui n’étoit pas trompeuse. L’esprit étoit orné ; beaucoup de lecture et de mémoire ; le débit éloquent, naturel, choisi, facile, l’air ouvert et noble ; de la grâce au maintien et à la parole toujours assaisonnée d’un sel fin, souvent piquant, et d’expressions mordantes qui frappoient par leur singularité, souvent par leur justesse. Sa gloire, sa vanité, car ce sont deux choses, la bonne opinion de soi, l’envie et le mépris des autres, étoient en lui au plus haut point. Sa politesse étoit extrême, mais pour s’en faire rendre autant, et il étoit plus fort que lui de le cacher. Paresseux, voluptueux en tout genre, et dans un goût étrange aussi ; d’une santé délicate qu’il ménageoit ; particulier, et par hauteur difficile à apprivoiser ; avare aussi, mais sans se refuser ce qu’il y avoit de meilleur goût dans ce qu’il se permettoit, toujours sur les échasses pour la morale, l’honneur, la plus rigide probité, le débit des sentences et des maximes ; toujours le maître de la conversation, et souvent des compagnies qu’il voyoit choisies, relevées, et les meilleures ; comptant faire honneur partout. Il parloit beaucoup, et beaucoup trop, mais si agréablement qu’on le lui passoit. Il savoit toutes les histoires de la cour où il n’alloit plus, et de la ville, les anciennes, les modernes, les courantes de toutes les sortes. Il contoit à ravir, et il étoit le premier homme du monde pour saisir le ridicule et pour le rendre comme sans y toucher. Méchant et, comme on le verra, un des plus malhonnêtes hommes du monde. Il discutoit volontiers les nouvelles, volontiers tournoit tout en mauvaise part, n’approuvoit guère, blâmoit cruellement et grand frondeur. Il avoit eu assez longtemps le régiment de Rouergue, avoit servi assez négligemment, fait sa cour de même, et comme plus du tout depuis longtemps qu’il avoit quitté le service. Il haïssait le roi, Mme de Maintenon, les ministres en perfection, et ravissant en liberté sur tous ces chapitres, dont autrefois j’étois souvent témoin chez un ami commun dont il étoit intime et moi aussi. Ils rompirent au commencement de 1710 une amitié de toute leur vie, à ne s’être jamais revus depuis, sans que jamais personne en ait pénétré la cause, ni la manière d’une rupture si brusque et si nette. Je voyois déjà beaucoup moins Canillac dès lors chez notre ami par le peu que j’allois à Paris, et je le perdis tout à fait de vue depuis cette brouillerie, parce que je ne le voyois que chez cet ami, avec lequel je suis toujours demeuré en la même intimité jusqu’à aujourd’hui. Cela n’empêcha pas, que rencontrant bien rarement Canillac depuis, lui et moi ne nous fissions non seulement politesse, mais même conversation particulière qui me divertissoit. Son ambition étoit si peu éteinte par sa retraite de la guerre et de la cour, qu’il ne prît en aversion quiconque y faisoit fortune. Il étoit occupé de tout savoir, et de se lier avec des gens de la cour et de Paris considérables. Il étoit souvent à l’hôtel de La Rochefoucauld, et ami de tous les temps intime de La Feuillade, qui s’en laissoit maîtriser par habitude et par complaisance, et il étoit presque tous les jours chez M. et Mme de Maisons, avec lesquels il politiquoit sur le futur, avec toute liberté de part et d’autre, et une liaison de plusieurs années.

Canillac étoit un homme qui se prenoit aux louanges et aux déférences avec la dernière faiblesse qui alloit à la duperie : Il faisoit profession ouverte de haïr les Noailles, dont il disoit pis que pendre, surtout du duc de Noailles, comme neveu de Mme de Maintenon, quoique assez bien avec le duc de Guiche. De tout temps il avoit vu M. le duc d’Orléans à Paris. Il y étoit souvent de ses parties, mais sobrement pour sa part, et presque toujours de sang-froid. Le sel de ses blâmes et de ses plaisanteries amusoit un prince mécontent, et dans les suites ennuyé, puis embarrassé de sa personne. Sa morale mondaine, débitée avec autorité, lui avoit imposé ; son esprit et l’ornement qui y étoit avoit achevé l’opinion que M. le duc d’Orléans en avoit prise, en sorte qu’il en résultoit une considération qui alloit même à quelque chose de plus. L’amitié de ce prince avoit été jalouse des liaisons que Canillac avoit eues autrefois avec M. le prince de Conti, auxquelles, malgré cela, il avoit tenu bon jusqu’à sa mort, et y étoit demeuré avec les amis particuliers de ce prince. Sa mort avoit terminé la jalousie et la pique de M. le duc d’Orléans. La liberté ensuite lui en avoit plu, et l’estime et la considération en étoit augmentée, et se nourrissoit par tous ses voyages de Paris, où il voyoit toujours Canillac qu’il en faisoit avertir. Au caractère de celui-ci, on peut juger qu’il ne s’en cachoit pas, qu’il bâtissoit de grandes espérances sur la régence de ce prince, et qu’en attendant il ne manquoit pas à se faire valoir.

Le duc de Noailles étoit trop attentif et trop instruit pour ignorer cette position de Canillac, et pour être tranquille sur l’aversion qu’il lui portoit. Les brocards les plus cruels et les mieux assenés couloient sur lui comme sur toile cirée, pour peu qu’il crût avoir intérêt à les secouer. Canillac ne les lui avoit pas épargnés, il s’en piquoit même, et s’en faisoit un jeu et un divertissement aux compagnies qu’il fréquentoit. Cette habitude lui duroit encore alors, et ne fut pas capable de rebuter Noailles de captiver Canillac et d’en faire sa conquête. Il n’ignoroit pas son foible ; les bassesses et les prostitutions ne lui coûtoient rien ; il espéra tout de cette voie et ne s’y trompa point. Mais l’affaire étoit d’approcher Canillac, et de le réduire à se laisser apprivoiser. Maisons fut celui à qui il s’adressa par Contade, qui lui fit goûter l’avantage d’être leur lien et leur modérateur. Maisons ne travailla pas en vain. Il lui fit comprendre de quelle force seroit leur triumvirat bien uni sur un prince foible et timide ; car Canillac, qui le connoissoit bien, l’avoit bien détaillé à Maisons. Il fallut quelque temps et quelques cérémonies pour accorder l’orgueil de Canillac avec un changement trop subit ; mais sa déférence pour Maisons abrégea tout. Il le regardoit comme l’oracle du parlement, qui le deviendroit de la cour, où il se conduiroit d’autant mieux qu’il ne se gouverneroit que par ses conseils, et il se considéroit ainsi comme l’âme et le moteur du triumvirat qui s’alloit former.

Maisons, qui le regardoit comme une linotte qui parloit bien et beaucoup, et qui ne faisoit nul cas de son jugement, ainsi qu’il s’en est maintes fois expliqué avec moi, comptoit de son côté le jouer sous jambe, et gouverner le duc de Noailles qu’il n’estimoit guère davantage et dont il connoissoit fort bien, je ne dis pas la scélératesse, mais les défauts ; et celui-ci, rempli de ses talents et perché sur ses établissements et ses alliances, content de m’avoir gagné, ne doutoit pas de mener deux hommes qui ne connoissoient pas la

court comme lui, qui n’en étoient point, à qui il feroit perdre terre toutes les fois que cela lui conviendroit, et qu’il auroit cependant en main pour les machines qu’il voudroit faire jouer auprès de M. le duc d’Orléans. Une affaire où chacun se persuade de trouver si bien son compte ne tarde pas à se conclure. Canillac s’excusa de n’avoir pu résister aux recherches du duc de Noailles et aux personnes qu’il avoit su y employer. Il s’éventa là-dessus tant qu’il lui plut, et Noailles et Maisons n’en firent que rire. Noailles n’épargna point les moyens qu’il avoit projetés ; il écouta parler Canillac tant qu’il voulut, l’admira, l’encensa, le pria de le redresser, de le conduire. Canillac trouva que ce garçon-là avoit bien du bon et bien de l’esprit, et, moyennant un air de déférence, pour ne pas dire de respect, Noailles en fit tout ce qu’il voulut.

Il avoit saisi une autre avenue : c’étoit l’abbé Dubois. Les scélérats du premier ordre se sentent de loin, homogènes jusqu’à un certain point, se connoissent, se lient jusqu’à ce qu’à la fin le plus adroit étrangle l’autre : c’est ce qui arriva à ceux-ci. Je fus surpris, lorsque la maison de Mme la duchesse de Berry se fit pièce à pièce, que le duc de Noailles me pressât avec les plus vives instances et les plus réitérées de faire obtenir à l’abbé Dubois la charge de secrétaire des commandements de Mme la duchesse de Berry. Le roi n’en voulut point, M. du Maine et Mme la duchesse d’Orléans y mirent Longepierre. J’en ai parlé ailleurs. Noailles et Dubois se cultivèrent l’un l’autre, et je crois, car ce n’est qu’opinion, que ce fut par Dubois que Noailles se lia avec Effiat, car je n’ai pu découvrir d’autre point de réunion. Dubois avoit toujours cultivé avec une grande dépendance le chevalier de Lorraine tant qu’il avoit vécu, et son ami d’Effiat, ses anciens protecteurs, à qui, en tant de choses principales, il étoit homogène ; et je me suis toujours persuadé qu’il avoit été l’instrument dont Noailles s’étoit servi pour se lier avec Effiat, liaison qui demeura longtemps dans les ténèbres.

On a vu (t. X, p. 155) quel étoit le marquis d’Effiat et en lui-même et à l’égard de M. le duc d’Orléans, à quoi j’aurai peu de chose à ajouter. Son nom étoit Coiffier, son origine d’Auvergne ; l’illustration, d’avoir été contrôleur de la maison de MM. de Montpensier, enfin receveur des tailles du bas Limousin ; les alliances à l’avenant. Ces emplois n’appauvrissent pas. Ce receveur des tailles fit son fils général des finances, trésorier et maître des comptes en Piémont, Savoie et Dauphiné. Tous les vilains n’ont pas toujours peur. Il se fourra aux premiers rangs à la bataille de Cérisoles, et fut fait chevalier le lendemain par le comte d’Enghien, prince du sang, déjà héros à son âge, que les Guise déjà pointants et projetants assommèrent d’un coffre en se jouant avec lui à la Rocheguyon. Il étoit frère d’Antoine, roi de Navarre, père d’Henri IV, et du prince de Condé, tué à Jarnac, etc. Ce beau chevalier s’enrichit, acheta Effiat d’Antoine de Neuville, frère du père de M. de Villeroy, secrétaire d’État, lequel vécut et mourut secrétaire du roi sans s’être marié. Coiffier épousa Bonne Rusé, fille du receveur de Touraine et sœur de Beaulieu qui devint secrétaire d’État, et qui, se trouvant sans postérité, fit son héritier Antoine Coiffier, fils du fils de cette sœur, à la rare condition pour un homme de cette espèce de prendre son nom et ses armes, condition aussi aisée à accepter pour un autre homme de même sorte tel qu’étoit ce petit-neveu, qui par là se trouva fort riche. Ce même petit-neveu est le maréchal d’Effiat dont la fortune est connue, et qui n’est pas de mon sujet. Il eut de Marie de Fourcy, sa femme, trois fils et deux filles. L’aîné fut gendre de Sourdis, chevalier de l’ordre, vécut obscur et pas longtemps, et ne laissa que le marquis d’Effiat qui cause cette petite digression ; le second fut le grand écuyer Cinq-Mars, dont la fortune et la catastrophe sont aussi bien connues ; le troisième, l’abbé d’Effiat, mort aveugle, de qui on a parlé en son lieu. L’aînée des filles, mariée et démariée d’avec d’Alègre, seigneur de Beauvoir, épousa le maréchal de Meilleraye, et fut mère du duc Mazarin ; l’autre, religieuse et fondatrice du couvent de la Croix au faubourg Saint-Antoine à Paris.

Comment d’Effiat devint premier écuyer de Monsieur, cela est trop ancien pour moi, et en soi peu important. Comment, après avoir empoisonné Madame, et le roi l’ayant su, comme on a vu d’original, et étant outré de cette mort, il a laissé d’Effiat en charge, qui lui a valu l’ordre à la présentation de Monsieur, en 1688, c’est encore ce que je ne puis expliquer. Mais on a vu aussi que le chevalier de Lorraine et lui s’étoient bien mis avec le roi, Mme de Maintenon et les bâtards, en leur vendant Monsieur, et M. le duc de Chartres pour son mariage ; qu’Effiat s’entretint toujours depuis bien avec Mme la duchesse d’Orléans, et sourdement avec M. du Maine ; que de moitié, inséparable avec le chevalier de Lorraine, il gouverna Monsieur jusqu’à sa mort, très souvent avec insolence, et se mêloit avec autorité de ses affaires, de sa cour, de sa famille ; et que cela avoit accoutumé M. le duc d’Orléans à une estime de son esprit et de sa capacité, qui passoit souvent la considération et la déférence, et que d’Effiat sut bien maintenir et s’y aider de Dubois, et lui réciproquement. Il étoit veuf, sans enfants, depuis longues années, d’une Leuville que Monsieur fit gouvernante de ses enfants, quand il chassa la maréchale de Clérembault ; et à Mme d’Effiat succéda la maréchale de Grancey, mère de Mme de Maré, qui la fut sous et après elle. Effiat vivoit garçon, fort riche, fort peu accessible, aimant fort la chasse, et disposant de la meute de Monsieur, et après lui [de celle] de M. le duc d’Orléans, qui ne s’en servoient point ; six ou sept mois de l’année à Montargis, ou dans ses terres presque seul, et ne voyant que des gens obscurs, fort particulier, et obscur aussi à Paris, avec des créatures de même espèce ; débuchant parfois en bonne compagnie courtement, car il n’étoit bien qu’avec ses grisettes et ses complaisants. C’étoit un assez petit homme, sec, bien fait, droit, propre, à perruque blonde, à mine rechignée, fort glorieux, poli avec le monde, et qui en avoit fort le langage et le maintien ; ami intime du maréchal de Villeroy par leur ancien ami commun le chevalier de Lorraine ; presque jamais à la cour, et encore en apparition, et ne voyant presque personne de connu, si ce n’étoit quelques gens du Palais-Royal, encore assez subalternes. Il donnoit quelquefois de fort bonnes chiennes couchantes au roi, et il en étoit toujours reçu avec une sorte de distinction, et que M. du Maine ménageoit lui-même pour être son pigeon privé auprès de M. le duc d’Orléans, comme il l’étoit déjà et le fut toujours. On se souviendra ici du pernicieux conseil où il engagea ce prince à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, et de l’infâme trait qu’il me fit depuis, lorsque Mme la duchesse d’Orléans me força de parler à M. le duc d’Orléans devant lui de ses affaires domestiques.

Rien ne manquoit au duc de Noailles avec de telles mesures pour favoriser tous ses desseins. Mais rien ne lui suffisoit. Le bel esprit, les vers, le dos des livres lui servirent à raccrocher Longepierre, rat de cour, pédant, à qui un homme comme le duc de Noailles tournoit la tête, et qui se trouva heureux qu’il eût oublié, ou voulu oublier, qu’il avoit eu, malgré ses soins et ses services, une charge chez Mme la duchesse de Berry. Longepierre se fourroit où il pouvoit à l’ombre du grec et des pièces de théâtre. Il étoit fort bien avec Mme la duchesse d’Orléans et avec M. du Maine. Noailles vouloit tirer d’eux par lui, et par lui être vanté à eux ; la voie étoit fort sourde et immédiate, et il en sut tirer parti, parce que Longepierre avoit plus d’esprit que d’honneur, et qu’il vouloit faire fortune. C’est ce qui le jeta dans la suite à l’abbé Dubois, qui en fit le même usage que Noailles, et à l’égard des mêmes personnes, et qui, pour cela, pardonna sans peine à ce poète, orateur, géomètre et musicien, pédant d’ailleurs fort maussade, d’avoir emporté sur lui une charge qu’il ne pouvoit déjà plus regretter. Malgré tant de soins, de devants et d’entours, rien ne transpiroit encore. Noailles ne put rien tirer de tous ces gens-là, parce que tous étoient dans la même ignorance. J’étois le seul à qui M. le duc d’Orléans s’ouvroit, et avec qui tout se discutoit sans réserve.