Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/8

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CHAPITRE VIII.


Réflexions sur le gouvernement présent et sur celui à établir. — Je propose à M. le duc d’Orléans les divers conseils et l’ordre à y tenir. — L’établissement des conseils résolu ; discussion de leurs chefs. — Marine. — Finances et guerre. — Affaires ecclésiastiques et feuille des bénéfices. — Constitution. — Jésuites. — P. Tellier. — Rome et le nonce. — Évêques ; leur assemblée. — Commerce du clergé de France à Rome, et à Paris avec le nonce. — Affaires étrangères. — Affaires du dedans du royaume. — Je m’excuse de me choisir une place, et je refuse obstinément l’administration des finances. — État forcé des finances. — Banqueroute préférable à tout autre parti. — Je persiste au refus des finances, malgré le chagrin plus que marqué de M. le duc d’Orléans. — Je propose le duc de Noailles. — Résistance et débat là-dessus. — M. le duc d’Orléans y consent à la fin. — Je suis destiné au conseil de régence.


Il y avoit longtemps que je pensois à l’avenir, et que j’avois fait bien des réflexions sur un temps aussi important et aussi critique. Plus je discutois en moi-même tout ce qu’il y avoit à faire, plus je me trouvois saisi d’amertume de la perte d’un prince qui étoit né pour le bonheur de la France et de toute l’Europe, et avec lequel tout ce qui y pouvoit le plus contribuer étoit projeté, et pour la plupart résolu et arrangé avec un ordre, une justesse, une équité, non seulement générale et en gros, mais en détail autant qu’il étoit possible, et avec la plus sage prévoyance. C’étoit un bien dont nous n’étions pas dignes, qui ne nous avoit été montré que pour nous faire voir la possibilité d’un gouvernement juste et judicieux, et que le bras de Dieu n’étoit pas raccourci pour rendre ce royaume heureux et florissant, quand nous mériterions de sa bonté un roi véritablement selon son cœur. Il s’en falloit bien que le prince à qui la régence alloit échoir fût dans cet état si heureux pour soi et pour toute la France ; il s’en falloit bien aussi que, quelque parfoit que pût être un régent, il pût exécuter comme un roi. Je sentois l’un et l’autre dans toute son étendue, et j’avois bien de la peine à ne me pas abandonner au découragement.

J’avois affaire à un prince fort éclairé, fort instruit, qui avoit toute l’expérience que peut donner une vie de particulier fort éloigné du trône, et du cas de la régence, fort au fait de tant de grandes fautes qu’il avoit vues, et quelques-unes senties de si près, et des malheurs par lesquels lui-même avoit tant passé, mais prince en qui la paresse, la faiblesse, l’abandon à la plus dangereuse compagnie, mettoient des défauts et des obstacles aussi fâcheux que difficiles, pour ne pas dire impossibles à corriger, même à diminuer. Mille fois nous avions raisonné ensemble des défauts du gouvernement, et des malheurs qui en résultoient. Chaque événement, jusqu’à ceux de la cour, nous en fournissoit sans cesse la matière. Lui et moi n’étions pas d’avis différents sur leurs causes et sur les effets. Il ne s’agissoit donc que d’en faire une application juste et suivie pour gouverner d’une manière qui fût exempte de ces défauts, et en arranger la manière selon la possibilité qu’en peut avoir un régent, et dans la vue aussi d’élever le roi dans de bonnes et raisonnables maximes, de les lui faire goûter quand l’âge lui permettroit, et de lui ouvrir les yeux et la volonté à perfectionner en roi, après sa majorité, ce que la régence n’auroit pu achever ni atteindre. Ce fut là mon objet et toute mon application, pour insinuer à M le duc d’Orléans tout ce que je crus propre à l’y conduire, dès la vie même de M. le duc de Berry, dont il devoit tendre à être le vrai conseil, beaucoup plus encore lorsqu’il n’y eut plus personne entre M. le duc d’Orléans et la régence. À mesure que, par l’âge et la diminution de la santé du roi, je la voyois s’approcher, j’entrois plus en détail, et c’est ce qu’il faut expliquer.

Ce que j’estimai le plus important à faire, et le plus pressé à exécuter, fut l’entier renversement du système de gouvernement intérieur dont le cardinal Mazarin a emprisonné le roi et le royaume. Un étranger de la lie du peuple, qui ne tient à rien et qui n’a d’autre dieu que sa grandeur et sa puissance, ne songe à l’État qu’il gouverne que par rapport à soi. Il en méprise les lois, le génie, les avantages ; il en ignore les règles et les formes ; il ne pense qu’à tout subjuguer, à tout confondre, à faire que tout soit peuple ; et comme cela ne se peut exécuter que sous le nom du roi, il ne craint pas de rendre le prince odieux, ni de faire passer dans son esprit sa pernicieuse politique. On l’a vu insulter au plus proche sang royal, se faire redouter du roi, maltraiter la reine mère en la dominant toujours [1], abattre tous les ordres du royaume, en hasarder la perte à deux différentes reprises par ses divisions à son sujet, et perpétuer la guerre au dehors pour sa sûreté et ses avantages, plutôt que de céder le timon qu’il avoit usurpé. Enfin on l’a vu régner en plein par lui-même par son extérieur et par son autorité, et ne laisser au roi que la figure du monarque. C’est dans ce scandaleux éclat qu’il est mort avec les établissements, les alliances et l’immense succession qu’il a laissée, monstrueuse jusqu’à pouvoir enrichir seule le plus puissant roi de l’Europe.

Rien n’est bon ni utile qu’il ne soit en sa place. Sans remonter inutilement plus haut, la Ligue qui n’en vouloit pas moins qu’à la couronne, et le parti protestant, avoient interverti tout ordre sous les enfants d’Henri II. Tout ce que put Henri IV avec le secours de la noblesse fidèle fut, après mille travaux, de se faire reconnoître pour ce qu’il étoit de plein droit, en achetant, pour ainsi dire, la couronne de ses sujets par les traités et les millions qu’il lui en coûta avec eux, les établissements prodigieux et les places de sûreté aux chefs catholiques et huguenots. Des seigneurs ainsi établis, et qui se croyoient pourtant bien déchus après les chimères que chacun d’eux s’étoit faites, n’étoient pas faciles à mener. L’union subsistoit entre la plupart. La plupart avoit conservé ses intelligences étrangères ; le roi étoit obligé de les ménager, et même de compter avec eux. Rien de plus destructif du bon ordre, du droit du souverain, de l’état de sujet, quelque grand qu’il puisse être, de la sûreté, de la tranquillité du royaume. La régence de Marie de Médicis ne fit qu’augmenter ce mal, qui s’étoit affaibli depuis la mort du maréchal de Biron. Le pouvoir et la grandeur du maréchal d’Ancre, de sa femme et de ce tas de misérables employés sous leurs ordres, révoltèrent les grands, les corps, les peuples. La mort de ce maire du palais étranger, l’anéantissement de ses créatures, l’éloignement d’une mère altière qui n’avoit point d’yeux par elle-même, mais une humeur, un caprice, une jalousie de domination, dont des confidents infimes profitoient pour régner sous son nom, rendirent le calme à la France pour quelque temps, mais en ménageant les grands dont la puissance et les dangereux établissements rendoient l’obéissance arbitraire.

Le cardinal de Richelieu sentit également les maux du dedans et du dehors, et avec les années y apporta les remèdes. Il abattit peu à peu cette puissance et cette autorité des grands qui balançoit et qui obscurcissoit celle du roi, et peu à peu les réduisit à leur juste mesure d’honneurs, de distinction, de considération et d’une autorité qui leur étoient dus, mais qui ne pouvoit plus soutenir à remuer, ni parler haut au roi qui n’en avoit plus rien à craindre : Ce fut la suite d’une longue conduite sagement et sans interruption dirigée vers ce but, et de l’abattement entier du parti protestant par la ruine de la Rochelle et de ses autres places, qui faisant auparavant un État dans l’État, étoient d’une sûre et réciproque ressource aux ennemis du dehors et aux séditieux du dedans, même catholiques, si souvent excités par Marie de Médicis et par Gaston son fils bien-aimé, réduit enfin à la soumission comme les autres. Louis XIII ne vécut pas assez pour le bonheur de la France, pour la félicité des bons, pour l’exemple des meilleurs et des plus grands rois la soumission et la tranquillité du dedans, la mesure, la règle, le bon ordre, la justice, qu’il avoit singulièrement adoptés, ne durèrent que huit ou neuf ans.

La minorité, qui est un temps de faiblesse, excita les grands et les corps à se remettre en possession des usurpations qui leur avoient été arrachées, et que la vile et l’étrangère extraction du maître que la régente leur avoit donné et à elle-même, et les fourbes, les bassesses, les pointes, les terreurs et les sproposito de son gouvernement également avare, craintif et tyrannique, sembloient rendre, sinon nécessaires, au moins supportables. Il n’en fallut pas tant que ce que Mazarin en éprouva pour lui faire jurer la perte de toute grandeur et de toute autorité autre que la sienne. Tous ses soins, toute son application se tourna à l’anéantissement des dignités et de la naissance par toutes sortes de voies, à dépouiller les personnes de qualité de toute sorte d’autorité, et pour cela de les éloigner, par état, des affaires ; d’y faire entrer des gens aussi vils d’extraction que lui ; d’accroître leurs places en pouvoir, en distinctions, en crédit, en richesses ; de persuader au roi que tout seigneur étoit naturellement ennemi de son autorité, et de préférer, pour manier ses affaires en tout genre, des gens de rien, qu’au moindre mécontentement on réduisoit au néant en leur ôtant leur emploi avec la même facilité qu’on les en avoit tirés en le leur donnant ; au lieu que des seigneurs déjà grands par leur naissance, leurs alliances, souvent par leurs établissements, acquéroient une puissance redoutable par le ministère et les emplois qui y avoient rapport, et devenoient dangereux à cesser de s’en servir, par les mêmes raisons. De là l’élévation de la plume et de la robe, et l’anéantissement de la noblesse par les degrés qu’on pourra voir ailleurs, jusqu’au prodige qu’on voit et qu’on sent aujourd’hui, et que ces gens de plume et de robe ont bien su soutenir, et chaque jour aggraver leur joug, en sorte que les choses sont arrivées au point que le plus grand seigneur ne peut être bon à personne, et qu’en mille façons différentes il dépend du plus vil roturier. C’est ainsi que les choses passent d’un comble d’extrémité à un autre tout opposé..

Je gémissois depuis que j’avois pu penser à cet abîme de néant par état de toute noblesse. Je me souviens que, dès avant que d’être parvenu à la confiance des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, mais déjà fort libre avec eux, je ne m’y contraignis pas un jour sur cette plainte. Ils me laissèrent dire quelque temps. À la fin le rouge prit au duc de Beauvilliers, qui d’un ton sévère me demanda : « Mais que voudriez-vous donc pour être content ? — Je vais, monsieur, vous le dire, lui répondis-je vivement : je voudrois être né de bonne et ancienne maison, je voudrois aussi avoir quelques belles terres et en beaux droits, sans me soucier d’être fort riche. J’aurois l’ambition d’être élevé à la première dignité de mon pays, et je souhaiterois aussi un gouvernement de place, jouir de cela, et je serois content. » Les deux ducs m’entendirent, se regardèrent, sourirent, ne répondirent rien, et un moment après changèrent de propos. Eux-mêmes, comme je le vis dans les suites, pensoient absolument comme moi, et je n’en pus douter par le concert entre eux et moi uniquement et ce prince dont je ne puis me souvenir sans larmes.

Quelque abattu que je fusse de sa perte, mes pensées et mes désirs n’avoient pu changer ; et quelque disproportion que je sentisse de ce prince unique à celui qui alloit gouverner, et des moyens d’un roi ou d’un régent, je ne pus renoncer à une partie de ce tout qui m’étoit échappé. Mon dessein fut donc de commencer à mettre la noblesse dans le ministère avec la dignité et l’autorité qui lui convenoit, aux dépens de la robe et de la plume, et de conduire sagement les choses par degrés et selon les occurrences, pour que peu à peu cette roture perdît toutes les administrations qui ne sont pas de pure judicature, et que seigneurs et toute noblesse et peu à peu substituée à tous leurs emplois, et toujours supérieurement à ceux que la nature feroit exercer par d’autres mains, pour soumettre tout à la noblesse en toute espèce d’administration, mais avec les précautions nécessaires contre les abus. Son abattement, sa pauvreté, ses mésalliances, son peu d’union, plus d’un siècle d’anéantissement, de cabales, de partis, d’intelligences au dehors, d’associations au dedans, rendoient ce changement sans danger, et les moyens ne manquoient pas d’empêcher sûrement qu’il n’en vînt dans la suite.

L’embarras fut l’ignorance, la légèreté, l’inapplication de cette noblesse accoutumée à n’être bonne à rien qu’à se faire tuer, à n’arriver à la guerre que par ancienneté, et à croupir du reste dans la plus mortelle inutilité, qui l’avoit livrée à l’oisiveté et au dégoût de toute instruction hors de guerre, par l’incapacité d’état de s’en pouvoir servir à rien. Il étoit impossible de faire le premier pas vers ce but sans renverser le monstre qui avoit dévoré la noblesse, c’est-à-dire le contrôleur général et les secrétaires d’État, souvent désunis, mais toujours parfaitement réunis contre elle. C’est dans ce dessein que j’avois imaginé les conseils dont j’ai parlé, et qui longtemps après, au commencement de 1709, surprirent si fort le duc de Chevreuse qui, m’entretenant chez moi pour la première fois de ce même dessein qu’il me confia pour en avoir mon avis, le trouva sur-le-champ écrit de ma main tel qu’il l’avoit conçu, ainsi que cela se voit plus au long t. VII, p. 99 et suiv. Mgr le duc de Bourgogne l’avoit adopté dans le même dessein, et ce sont ces conseils que M. le duc d’Orléans en appuya [2] [3], lorsqu’il nous proposa l’établissement au parlement, en déclarant qu’ils avoient été trouvés dans la cassette de Mgr le duc de Bourgogne, sur quoi je remarquerai que ce n’étoit pas celle dont j’ai parlé et qui me donna tant d’inquiétude.

La formation de ces conseils fut donc une des premières choses dont je parlai à M. le duc d’Orléans. Il n’étoit pas moins blessé que moi de la tyrannie que ces cinq rois de France exerçoient à leur gré sous le nom du roi véritable, et presque en tout à son insu, et l’insupportable hauteur où ils étoient montés. Je proposai donc d’éteindre deux charges de secrétaires d’État, celui de la guerre et celui des affaires étrangères, qui seroient gérées par les conseils, expédiées par les secrétaires de ces conseils ; de diminuer autant qu’il seroit possible la multiplicité des signatures en commandement, poussées à l’infini par l’intérêt dos secrétaires d’État de faire passer tout par leurs mains ; et que ce qu’il seroit indispensable de signer en commandement, le seroit par les deux secrétaires d’État restants, qui en auroient tout le loisir en toutes matières, parce qu’il ne leur en resteroit aucune à expédier ni à répondre, sinon les ordres secrets du régent qui n’appartiennent en particulier à nulle matière. Ainsi de la marine, ainsi de toutes les provinces du royaume qui font la matière du conseil des dépêches, que j’appelois conseil des affaires du dedans. Ce n’étoit pas que j’eusse dessein de conserver un second secrétaire d’État à la longue ; un seul suffisoit à l’expédition des choses les plus secrètes, que je voulois rendre aussi les plus rares, et aux signatures en commandement absolument nécessaires, que j’avois dessein aussi d’éclaircir beaucoup en substituant celle du chef du conseil, en la joignant pour lors à celle du secrétaire du même conseil. On n’ignore pas que la prétendue signature du roi, mise au bas de chaque expédition qui sort des bureaux par le sous-commis qui écrit l’expédition même, n’a de force et d’autorité que celle qu’elle reçoit de la signature du secrétaire d’État. Il n’étoit donc pas difficile de supprimer cette prétendue signature du roi dont personne n’étoit la dupe, et qui n’étoit qu’une prostitution très indécente, et de transporter aux chefs des conseils, pour les matières de leurs conseils, le poids et l’autorité de celles des secrétaires d’État. Ce sont de ces choses que le temps amène comme de soi-même, en ne perdant pas les occasions de les établir sans entreprendre tout à la fois, mais se contenter d’abord du renversement de l’arbre pour en arracher après les racines à propos, et en empêcher radicalement la funeste reproduction.

Je proposai en même temps que les secrétaires d’État n’entrassent dans aucun des conseils, où l’ombre de ce qu’ils ne feroient que cesser d’être les rendroit dangereux ; mais d’admettre sans voix ni délibérative ni consultative même, surtout sans faculté de rapporter quoi que ce fût, un des deux secrétaires d’État au conseil de régence pour en tenir le registre exactement, qui seroit vérifié exactement tous les mois par celui des membres de ce conseil qui, à tour de rôle, se trouveroit en mois pour recevoir les placets que le seul secrétaire d’État de la guerre étoit en usage de recevoir sur toutes matières, lesquels lui seroient rapportés chez lui par deux maîtres des requêtes qui l’auroient accompagné en les recevant derrière la table dressée pour cela dans l’antichambre du roi, comme faisoit seul le secrétaire d’État de la guerre ; et les rapporter ensuite à M. le duc d’Orléans, accompagné des mêmes deux maîtres des requêtes. C’étoit rendre à ces charges leur droit primitif, et se servir de leurs lumières pour mille choses en ce genre qui avoient souvent trait à des choses que des gens d’épée ne pouvoient savoir, surtout en ces commencements. On comprend bien que je proposai en même temps d’éteindre l’emploi de contrôleur général et d’en faire passer l’emploi et l’autorité au conseil des finances, et substituer la signature du chef de ce conseil à celle du contrôleur général.

À ce plan général il en falloit ajouter de particuliers. Je proposai donc celui de ces conseils que j’avois faits autrefois, et qu’on trouvera parmi les Pièces, tels que je les fis pour lors, mais j’en supprimai qui ne convenoient plus ni au moment présent ni au temps d’une régence. Ils furent, pour leur matière et pour leur nom, tels que M. le duc d’Orléans les établit, mais avec une confusion, un nombre de membres, un désordre que je n’y aurois pas mis, et dont la cause se découvrira en son temps. Je ne m’y arrêterai donc pas davantage à cette heure. Vint après la discussion des gens à admettre ou à exclure, puis celle de la destination de chacun de ceux qui seroient employés.

Je représentai à M. le duc d’Orléans que cet établissement flatteroit extrêmement les seigneurs et toute la noblesse, éloignée des affaires depuis près d’un siècle, et qui ne voyoit point d’espérance de se relever de l’abattement où elle se trouvoit plongée ; que ce retour inespéré et subit du néant à l’être toucheroit également ceux qui en profiteroient par leurs nouveaux emplois, et ceux encore à qui il n’en seroit point donné, parce qu’ils en espéreroient dans la suite par l’ouverture de cette porte, et qu’en attendant ils s’applaudiroient d’un bien commun et de la jouissance de leurs pareils ; en même temps que c’étoit à lui à balancer si bien l’inclusion, l’exclusion, la distribution des emplois, que son autorité, bien loin d’en souffrir, n’en fût que plus confirmée, et d’éviter aussi des mécontentements dangereux ; que par cette raison je ne croyois pas qu’il pût sagement exclure certaines gens qui bien ou mal à propos avoient acquis un certain poids dans le monde, dont l’estime et l’opinion avantageuse prise d’eux s’étoit tournée en mode, dont le choix le feroit applaudir et donneroit réputation au nouveau genre de gouvernement, dont l’exclusion produiroit un sentiment contraire, et capable d’enhardir ces gens-là, pour la plupart fort établis, à cabaler et à le traverser, au contraire de l’intérêt qu’ils prendroient en lui, et au succès de ce à quoi ils se trouveroient employés ; et qu’il recevroit un double gré du public et d’eux-mêmes d’un choix auquel ils ne devoient pas s’attendre par le peu, et souvent tout le contraire de ce qu’ils avoient mérité de lui ; qu’aussi, tant pour le bon ordre des affaires que pour ne pas tenter par la facilité des gens peu sûrs pour lui qui en pourroient abuser, il étoit très essentiel d’établir et de maintenir dans chacun des conseils une égalité parfaite d’autorité de fonctions entre tous les membres, et une balance exacte entre eux et le chef, pour que le chef n’y prenne pas une autorité qui non seulement absorbe celle du conseil, mais même qui l’obscurcisse, et qu’il jouisse aussi de sa qualité sans une dépendance qui l’y rende un fantôme.

Pour arriver à ce tempérament, mon sentiment fut que le chef ne pût parler que le dernier ; qu’il partageât les différentes affaires à chacun, toujours en plein conseil ; qu’il n’y en pût rapporter aucune ; qu’il n’eût que sa voix en quelque cas que ce pût être ; qu’y ayant partage, le membre de la régence en mois y fût appelé pour départager, sans pouvoir y entendre parler d’aucune autre affaire, et que le chef de chaque conseil venant rapporter à la régence les affaires de son conseil, qui toutes, hors les bagatelles du courant, y devoient être exactement portées et définitivement réglées, y fût accompagné de l’un des conseillers d’avis contraire au chef dans les choses principales, choisi par la pluralité des conseillers du même avis que lui ; enfin que toutes les délibérations de chaque conseil, surtout de celui de régence, fussent écrites à mesure par le secrétaire séant au bas bout de la table, lues par lui à la fin du conseil, signées de lui et du conseiller de semaine ; [ce] qui seroit son modèle pour son registre plus étendu, qui, à la fin de chaque mois, seroit relu au conseil et y seroit signé du chef et du secrétaire. Avec ces précautions je crus la balance bien observée, et bien difficile de rien expédier à l’insu ou contre l’avis du conseil, et cela dans celui des affaires étrangères comme les autres, pour les instructions, les lettres, les réponses, les ordres, et toute autre matière, excepté les choses également secrètes, importantes et rares, qui demeureroient entre le régent et le chef de ce conseil, mais qu’il seroit pernicieux et destructif d’étendre au delà d’une invincible nécessité.

Je voulois aussi des jours réglés pour tenir les différents conseils, tous dans la maison du roi, et des jours marqués à la régence pour y entendre les affaires de chaque conseil ; et, s’il s’en trouvoit de nature à ne pouvoir y être vues au jour ordinaire, les y porter seules au commencement ou à la fin du conseil de régence, sans que le chef d’un autre conseil, étant en son jour ordinaire à la régence, pût être de l’affaire extraordinaire qui y seroit portée, non plus que celui qui l’y porteroit en entendre aucune de celles qui y seroient naturellement traitées ce jour-là. J’insistai encore à séparer chaque département de conseil d’une manière si nette, si distincte et si précise, et à décider si promptement et si clairement les questions et les prétentions réciproques qui pourroient naître là-dessus dans les commencements, que chaque conseil ne pût empiéter ni lutter contre un autre, et que dans le public on n’eût aucun embarras pour savoir à qui s’adresser sur toute sorte d’affaire. Il falloit pourvoir avec la même précision à séparer bien distinctement les fonctions particulières de chaque membre de chaque conseil, et pourvoir ainsi à l’union des membres, en retranchant toute cause de prétention et de jalousie, ainsi qu’aux conseils, même respectivement ; et en même temps au mûr examen et à la prompte expédition des affaires.

J’en fis sentir l’utilité et la facilité par l’exemple continuel de la cour de Vienne, où rien ne s’étrangle ni ne languit parmi tant de différents conseils qui y sont établis, et que si le contraire a paru en Espagne, c’est que sous les derniers rois de la maison d’Autriche on n’y opinoit que par écrit ; et ces votes, qui couroient des uns aux autres, portés au roi, renvoyés par lui à d’autres encore, devenoient des plaidoyers à longue distance sur les moindres affaires, dont grand nombre de pareilles n’auroient tenu qu’une matinée en opinant de vive voix ensemble ; au lieu qu’une seule affaire ne finissant point, il se faisoit un engorgement qui arrêtoit et perdoit toutes les affaires par des lenteurs qui n’avoient point de fin. J’ajoutai qu’à l’égard du règne de Philippe V, M. le duc d’Orléans savoit mieux que personne ce qui y avoit rendu les conseils inutiles et ridicules, qui n’avoient pu se soutenir contre l’adresse et le crédit de Mme des Ursins ayant Mme de Maintenon en croupe, qui vouloit tirer à soi seule toute l’autorité du gouvernement, dont les deux monarchies ne s’étoient pas bien trouvées.

M. le duc d’Orléans goûta extrêmement ce projet, qui fut maintes fois rebattu et discuté entre lui et moi. Il sentit l’importance du secret et le garda, et sur la chose et sur toutes ses dépendances. La résolution prise, il fallut débattre les sujets. Je lui représentai qu’il n’avoit point à choisir pour les chefs des conseils des affaires ecclésiastiques, de la guerre, de la marine et des finances ; qu’il n’y avoit aucune apparence de faire l’affront à M. le comte de Toulouse, amiral, qui avoit commandé des flottes, qui avoit gagné une bataille navale, qui tenoit tous les jours le conseil des prises, qui les alloit juger définitivement au conseil devant le roi, et qui étoit admis à l’examen des promotions qui se taisoient dans la marine, de l’exclure de la place de chef de ce conseil ; que le comte de Toulouse étoit à son égard très différent du duc du Maine, et d’un caractère sage et modéré, et aussi aimé et estimé en général que celui de son frère étoit méprisé et abhorré parmi la crainte et la servitude qui réduisoient là-dessus au silence. Je conclus donc qu’il étoit juste, sans péril, et nécessaire de le faire chef de ce conseil, et très dommageable et même dangereux de ne le pas faire, mais que je croyois aussi qu’il n’étoit pas moins à propos de ne lui pas tellement abandonner ce conseil qu’il en devînt une chimère, et que le comte se rendît maître de la marine, qu’il n’y avoit pour cela qu’à y faire entrer le maréchal d’Estrées, homme droit, d’honneur, sachant et connoissant bien la marine, qui en étoit estimé et considéré par sa valeur, ses actions, sa probité, ses talents d’homme de mer, qui par son expérience, sa charge de vice-amiral, son office de maréchal de France se rallieroit et étayeroit ce conseil ; qu’il pouvoit compter sur lui qu’en l’y mettant il ne feroit que le mettre à sa place, qu’il seroit extraordinaire même qu’il ne l’y mît pas ; qu’il étoit bien avec le comte de Toulouse, et de longue main accoutumés l’un à l’autre, pour avoir été souvent à la mer, ensemble et dans les ports, et unis tous deux, et avec d’O, dans la même querelle et dans la même inimitié contre Pontchartrain. Tout cela fut encore approuvé, et M. le duc d’Orléans remit au temps où il pourroit parler, à voir avec le maréchal d’Estrées, et après avec le comte de Toulouse, les marins les plus convenables à composer ce conseil, avec quelque intendant de marine pour ce qui y demandoit nécessairement de la plume.

Venant après au conseil des finances, je lui dis que je connoissois très bien le maréchal de Villeroy, et quel il étoit à son égard, mais qu’il étoit chef de ce conseil et ministre d’État ; que ne lui pas laisser cette place, quoique autrement tournée, c’étoit le plus sanglant affront qu’il se pût faire, et à un homme tel que celui-là ; que son incapacité et sa futilité le rendoit un personnage fort indifférent à la tête d’affaires qu’il n’entendoit ni n’entendroit jamais ; qu’il ne s’agissoit pour parer à tout que d’y joindre un président comme à la marine, qui imposât tacitement à ses grands airs de supériorité, et qui en ôtât la peur à des gens de robe, dont d’ici à quelque temps on ne pourroit s’y passer comme intendants des finances, qui en avoient fait un grimoire pour qu’il ne pût être connu que d’eux, jusqu’à ce que l’autorité et l’application l’eût fait mettre au net, et mis la matière à portée de gens d’épée ; et passant tout de suite à la guerre, je fis comprendre à M. le duc d’Orléans que le premier maréchal de France étant placé ailleurs, la place de ce conseil ne pouvoit être remplie que par Villars, second maréchal de France, qui avoit commandé les armées jusqu’à la paix qu’il avoit faite depuis lui-même à Rastadt et à Bade, et qui ne lui étoit pas suspect. Villars m’avoit prié, il y avoit déjà quelque temps, d’assurer M. le duc d’Orléans de son attachement. Je l’avois fait, et j’en avois rapporté un remerciement et des compliments, dont le maréchal me parut fort content.

Ces trois points arrêtés de la sorte, vint celui des affaires ecclésiastiques, qui fut plus longtemps à peser. Je dis à M. le duc d’Orléans qu’il n’avoit pas plus de liberté dans ce choix que pour les trois autres qu’il avoit faits, avec cette différence que le cardinal de Noailles, que la place de chef de ce conseil regardoit uniquement, ne lui pouvoit être suspect, et que Villars, le moins sans proportion des trois autres, avoit des coins de folie auxquels il falloit prendre garde ; que l’âge, les mœurs, la suite d’une vie apostolique et sans reproche du cardinal de Noailles, son ancienneté, qui le mettoit à la tête du clergé, indépendamment des autres droits, sa qualité d’archevêque de la capitale et de diocésain de la cour, celle du plus ancien de nos cardinaux, les établissements et les alliances de sa famille la plus proche, le savoir et la modération qu’il avoit montrés en tant d’occasions particulières et publiques, formoient un groupe de raisons transcendantes qui en emportoient la démonstration ; qu’à l’égard de l’affaire de la constitution, c’étoit à lui-même à qui j’aurois voulu demander ce qu’il en pensoit, ou plutôt que je n’en avois pas besoin, parce qu’il me l’avoit dit bien des fois, avec l’indignation qu’en méritoient les artifices, les friponneries, les violences dont toute cette affaire n’étoit qu’un tissu ; que ce n’étoit pas à un prince éclairé comme il l’étoit à se laisser imposer par une odieuse cabale détestée de tous les honnêtes gens, même de ceux que la faiblesse ou l’intérêt y avoit engagés ; que c’étoit la partie saine, savante, pieuse du royaume avec qui il avoit à compter sur les affaires ecclésiastiques, qui demandoient des mains pures et reconnues universellement pour telles, au péril de perdre toute réputation et toute confiance dès ce premier faux pas. J’ajoutai que je ne voyois point de prélat qui fût tout ensemble assez marqué, assez distingué par les lumières, assez porté par la vénération publique, pour entrer en aucune comparaison avec le cardinal de Noailles ; et qu’à l’égard des cardinaux de Rohan et de Bissy, c’étoit à lui-même à voir si les affaires ecclésiastiques seroient sûrement en remettant leur direction principale et la feuille des bénéfices à deux ambitieux esclaves de la cour de Rome : le premier qui ne respiroit que la grandeur de sa maison et de ses chimères, l’autre d’en faire une, tous deux de dominer le clergé et la cour, et d’être chefs de parti, tous deux liés et livrés à ce qui lui étoit le plus contraire autour du roi et dans le public ; sur quoi il devoit de plus savoir à quoi s’en tenir sur les Rohan.

Passant de là aux partis que formoit la constitution, je lui fis sentir toute la différence de la réputation de tout temps et publique des prélats unis au cardinal de Noailles d’avec les autres ; le poids de la Sorbonne, des autres écoles, des curés de Paris, si importants et si fort à ménager dans des temps jaloux, de la foule du second ordre, des corps réguliers illustres par leur science et leur piété ; enfin celui des parlements, surtout de celui de Paris, ouvertement déclarés pour la cause et pour la personne du cardinal de Noailles, qui avoit tous les cœurs, et vers lequel tout courroit en foule, dès que la terreur présente finiroit avec la vie du roi ; enfin, que ce seroit faire le plus signalé affront au premier prélat du royaume, au plus établi, au plus universellement chéri, et en vénération entière, et se livrer au cri et au ressentiment universel, et cela pour des gens qui, méprisés aujourd’hui qu’ils disposoient de toutes les foudres, et détestés par l’abus de leur pouvoir, combien plus honnis quand la liberté s’en trouveroit rendue.

M. le duc d’Orléans n’eut rien à répondre à un raisonnement qui ne tiroit sa force que des choses mêmes par leur évidence fondée sur la vérité. Il m’avoua qu’il n’y avoit que le cardinal de Noailles à qui il pût donner cette place, mais il étoit embarrassé de l’affaire de la constitution, et pour Rome, et pour la France même. Le raisonnement là-dessus se reprit à plusieurs fois. Le mien ne varia point. Mon sentiment fut qu’il avoit pour en sortir, et bien, et promptement, le plus beau jeu du monde s’il vouloit bien ne se point laisser éblouir ; qu’il n’étoit point roi, se piquant d’une autorité sans bornes, et qu’il n’avoit pris sur cette affaire aucun engagement avec Rome, avec personne, ni avec lui-même, par l’engagement de son pouvoir déjà compromis ; que le roi se trouvoit dans tous ces termes, dont ceux qui l’y avoient su pousser savoient aussi bien profiter pour le conduire où jamais il n’avoit pu imaginer d’être mené ; que lui, régent, devoit aussi en profiter en sa manière, et profiter de sa liberté, et des limites de son autorité, pour éviter ce même écueil, et ne se pas livrer à des gens vendus et engagés en toutes les façons du monde, dont les artifices, l’ambition, les manèges, les fourberies, les violences n’étoient ignorées désormais de personne, qui ne seroient jamais contents, voudroient toujours aller en avant, immoler tout à leurs vues, surtout entretenir cette guerre pour se rendre nécessaires et importants, pour se faire courtiser et redouter, et parce qu’il n’y a plus de parti, et dès lors plus de chefs, ni de principaux de parti, quand l’affaire qui l’avoit fait est finie ; qu’il comprît donc qu’en leur prêtant l’oreille, il ne la termineroit jamais, qu’il en seroit plus tourmenté que d’aucune autre du gouvernement, et qu’il se trouveroit peu à peu entraîné à plus de violences, et tout aussi peu utiles à la protection même qu’il voudroit donner, qu’il n’en avoit vu commettre au roi, qui de sa part seroient bien plus odieuses ; qu’à mon avis, il n’avoit qu’un parti à prendre, mais à s’y tenir bien fermement : déclarer qu’il n’en prendroit aucun dans cette affaire, mander le cardinal de Noailles dès l’instant que le roi ne seroit plus, le présenter au nouveau roi lui-même, avec quelque propos gracieux mais sans affectation, lui faire valoir tête à tête ce premier pas et la place où il l’alloit mettre, et s’assurer ainsi de lui ; déclarer aussitôt après le conseil entier des affaires ecclésiastiques, pour éviter d’être obligé de refuser le pape si on lui donnoit le temps de faire des démarches là-dessus ; traiter avec distinction Rohan et Bissy ; leur faire sentir que vous voulez résolument une fin très prompte à cette affaire ; que vous avez toujours été ennemi de toute violence, surtout en matière qui a rapport à la religion ; qu’ils se doivent attendre qu’il n’en sera plus fait aucune ; que les prisons vont même être ouvertes à ceux que cette affaire y a conduits, et toutes les lettres de cachet à cette occasion révoquées, et l’exécuter en même temps ; les assurer que vous ne prenez aucun parti, et que c’est même en preuve de cette neutralité que vous rendez la liberté à ceux à qui cette affaire l’a fait perdre ; que vous laissez donc une égale liberté de part et d’autre, mais que vous ne souffrirez d’aucun côté la licence, ni pas plus les longueurs à terminer ; couper court ensuite, et s’ils abusent de votre politesse pour s’engager en longs discours, faire la révérence et les laisser, en les assurant que vous n’avez ni n’aurez jamais assez de loisir pour vous noyer en ces disputes ; s’ils osaient s’échapper tant soit peu, leur dire poliment, mais avec une fermeté sèche, de songer à qui ils ont l’honneur de parler ; et sur-le-champ la pirouette, et les laisser là. Rien n’est pis que de se laisser manquer ni entamer le moins du monde, et le moyen de l’éviter pour toujours est dès la première fois une pareille leçon. Tout de suite faire enlever les jésuites Lallemant, Doucin et Tournemine, et leurs papiers ; mettre le dernier au donjon de Vincennes, sans papier, ni encre, ni plumes, ni parler à personne, du reste bien logé et nourri à cause de sa condition personnelle ; les deux autres au cachot, en des prisons différentes, avec le traitement du cachot ; qu’on ne sût où ils sont, et les y laisser mourir ; ce sont les boute-feu de toute cette affaire, et de très dangereux scélérats. Mander en même temps le provincial et les trois supérieurs des maisons de Paris, leur témoigner estime, amitié, désir de les marquer à leur compagnie, de l’obliger, de la distinguer, de la servir ; que ce n’est que dans ce dessein que vous vous êtes cru obligé de les délivrer de trois brouillons très pernicieux, dont vous êtes bien instruit qu’ils ne l’ont pas été moins chez eux en choses domestiques (ce qui est très vrai) qu’ils l’ont été très criminellement au dehors ; que vous ne voulez pas pousser à leur égard les choses plus loin ; que sans entrer en aucun détail avec ceux à qui vous parlez, vous vous contentez de leur dire que vous aimez la paix, et, poussant un peu le ton, que vous la voulez, que vous comptez assez sur eux, par la manière dont vous avez parlé d’eux, et usé en toutes les occasions qui s’en sont présentées, pour leur demander d’y contribuer effectivement, et vous donner moyen par cette conduite de leur vouloir et faire tout le plaisir et le bien dont les occasions se pourront présenter, et dont le désir en vous se nourrira et s’augmentera à la mesure de ce que vous verrez qu’ils feront efficacement pour remplir en cela votre désir. Cela dit, interrompre leurs remontrances, supplications sur les prisonniers, protestations, etc., par des compliments et des persuasions qui feront merveilles pour leur couper la parole, et tout aussitôt vous retirer et les laisser ; et s’ils hasardoient de vous suivre, ou de vous faire demander à vous parler, leur faire dire civilement que l’accablement d’affaires ne vous le permet pas.

Mander un moment après le P. Tellier, lui dire que vous n’oubliez point les services qu’il vous a rendus ; que vous désireriez avec ardeur que le bien des affaires se pût accorder avec tout ce que vous voudriez faire pour lui, mais que la place que vous tenez vous impose des mesures auxquelles vous ne pouvez manquer ; qu’ainsi vous êtes forcé à lui dire que le roi veut qu’il soit conduit sur-le-champ à la Flèche, où il lui défend très expressément d’écrire ou de recevoir aucune lettre de personne que vues par celui qui en sera chargé, et qui les rendra ou enverra, ou non, comme il le jugera à propos ; que du reste le roi lui donne six mille livres de pension, et que, s’il en désire davantage, il n’a qu’à parler, avec certitude de l’obtenir sur-le-champ ; que le roi veut que rien ne lui manque en bois, en meubles, en logement, en nourriture, en livres, en tout ce qui peut servir à sa santé, à sa commodité, à son amusement ; qu’il ait deux valets et un frère que le roi payera, à condition qu’il les choisira et changera comme il lui plaira, sans dépendance que de l’intendant de la province, qui aura ordre de tenir la main à ce que rien ne lui manque ; qu’il soit libre et indépendant des jésuites, du collège, et qu’ils aient pour lui tous les égards, les attentions et les déférences possibles ; qu’il se puisse promener et dîner dans les environs, mais sans découcher ; et que le roi est disposé à lui accorder d’ailleurs tout ce qui pourra lui convenir, et même, en sa considération, des grâces, quand elles ne seront point préjudiciables.

Cela dit, le congédier sans écouter trop de discours ; et avoir pourvu que, en l’absence des supérieurs de la maison professe étant chez vous et du P. Tellier y venant, on prenne tout ce que lui et son secrétaire auront de papiers chez eux, et deux hommes sûrs, mais polis, qui paquetteront, au sortir de chez vous, le P. Tellier et son compagnon dans un carrosse, y monteront avec eux, et les conduiront tout de suite à la Flèche, où ils remettront six mille livres au P. Tellier, et le livreront à l’intendant de la province, qu’on aura pourvu d’y faire trouver avec les ordres du roi pour lui et pour les jésuites de la Flèche concernant le P. Tellier. C’est ce qui se doit exécuter à Versailles, pour que l’aller et venir, tant des supérieurs que du P. Tellier, donne le temps nécessaire de saisir les papiers en leur absence, et faire la capture des trois prisonniers en même temps. Je crus pouvoir sans témérité assurer M. le duc d’Orléans d’une joie et des bénédictions publiques de cette conduite, et que, bien loin d’emporter aucun danger, elle accéléreroit la paix. Je l’avertis qu’il se falloit bien garder de rien dire sur tout cela, avant ni après l’exécution, aux cardinaux de part ni d’autre, ni à personne des leurs : à l’un, parce que cela lui feroit prendre trop de force, et, lui, paroîtroit s’enrôler avec lui ; aux autres, parce que cela sentiroit l’excuse et la crainte. Si les uns ou les autres vouloient lui en parler en louange ou en plaintes, leur fermer la bouche poliment ; mais leur dire tout court, d’un ton à se faire sentir, que vous voulez la paix, et que vous êtes résolu de l’avoir sans prendre aucun parti que celui de la paix. S’ils passent outre, la révérence, leur dire que vous êtes fâché de n’avoir pas le loisir d’être plus longtemps avec eux, et vous retirer. Assurez-vous, dis-je à M. le duc d’Orléans, qu’avec cette conduite, l’étourdissement de la mort du roi, et les affaires ecclésiastiques, surtout la feuille des bénéfices entre les mains du cardinal de Noailles, fera tomber les armes des mains à Rohan et Bissy, qui, étant ce qu’ils sont, n’ont plus de fortune personnelle à faire, qui hasarderoient leur crédit pour leur famille et leur considération en se raidissant, et qui dès lors ne songeront qu’à vous gagner et à finir pour vous plaire ; et c’est ce qu’il faudra saisir brusquement, et finir solidement, à quelque prix que ce soit, ayant toujours les écoles, les corps ecclésiastiques et les parlements en croupe, pour finir convenablement.

Tout cela longuement discuté et à bien des reprises, M. le duc d’Orléans me parla de Rome et du nonce Bentivoglio, qu’il gardoit pour la fin, et sur quoi il m’expliqua ses craintes. Je l’écoutai longuement, puis je lui dis que cet objet, si principal dans la matière que nous traitions, ne m’étoit pas échappé ; que je trouvois fort aisé de couper court avec Rome, sans qu’elle put s’en offenser, et d’éconduire son ministre qui étoit un fou et un furieux par ambition, sans religion ni honneur, et qui entretenoit publiquement une fille de l’Opéra, dont il avoit déjà un enfant qui n’étoit pas ignoré ; que jusqu’à ce que les conseils fussent entièrement formés et déclarés, les ministres du roi subsisteroient ; qu’ainsi il ne devoit jamais se commettre avec le nonce, mais lui refuser toute audience sous prétexte de la multitude d’affaires et d’ordres à donner. S’il vous attaque lorsqu’il vous rencontrera, voyant tout le monde, l’interrompre, lui dire poliment que ce n’est pas le lieu de parler d’affaires, et le renvoyer à Torcy ; s’il insiste, lui tourner le dos, et vous retirer ; charger Torcy de se rendre peu visible au nonce et de battre la campagne, le lasser ainsi, et se moquer de lui.

À l’égard du pape, se bien garder que rien de sa part, ni verbal et bien moins par écrit, vienne à vous sans que Torcy l’ait ouï ou lu auparavant, pour refuser de vous en rendre compte, comme il est souvent arrivé au roi de refuser de recevoir des brefs, etc., ou pour vous en rendre compte si la chose le comporte ; ne rien répondre que des choses générales au nonce ; au pape force respects, désirs, soumissions, puis lui écrire ou taire dire pathétiquement que le roi le plus craint, le plus absolu, le plus obéi qui ait jamais régné en France, n’ayant pu opérer ce que Sa Sainteté désire, et à quoi Sa Majesté s’étoit engagée à elle, et y ayant vainement employé les soins, les grâces, les menaces et jusqu’à la violence, pendant quatre ou cinq ans sans relâche, il ne faut pas espérer d’un temps de minorité, par conséquent de faiblesse, ni de l’autorité limitée et précaire d’un régent, ce que n’a pu le plus puissant et le plus redouté des rois de France ; qu’il est également de la sagesse de Sa Sainteté de n’y pas compter, et de sa charité paternelle de ne pas exiger l’impossible ; que le régent se croit de plus en droit d’espérer d’un si grand et si saint pape qu’il seroit le premier à chercher tous les moyens possibles d’arrêter les divisions et les troubles dans le royaume d’un enfant, fils aîné de l’Église, aux ancêtres de qui l’Église universelle, celle de Rome en particulier, sont si particulièrement redevables, plutôt que de les augmenter en exigeant l’impossible ; étendre et paraphraser ce thème au mieux et avec les expressions les plus touchantes et les plus soumises, mais en montrant aussi une fermeté à s’y tenir qui ôte toute espérance de l’ébranler ; surtout ne se point lasser des recharges, et d’y répondre toujours sur ce même ton.

En même temps, faire revenir au nonce que s’il n’est sage, on ne sera pas retenu d’informer le pape de sa conduite scandaleuse, de la répandre à Rome et de lui fermer le chemin au cardinalat par cela même qu’il emploie à le hâter ; avertir sous main les jésuites qu’on est attentif à leur conduite dans toutes les provinces, qu’on n’est pas moins instruit de celle de leur général et des principaux de leur compagnie à Rome, qu’ils s’apercevront par un traitement attentif, suivi, proportionné, du mécontentement ou de la satisfaction qu’on en recevra. Tout d’une main séparer et finir l’assemblée actuelle des évêques qui n’est bonne ni occupée qu’à brouiller, n’accorder sur cela ni délai ni audience, dire aux cardinaux de Rohan et de Bissy qu’on n’a affaire qu’à eux, et qu’on n’écoutera rien qu’après qu’on aura su par les intendants des provinces que tous les évêques sont arrivés chacun dans son diocèse. Empêcher après qu’aucun ne revienne à Paris, les renvoyer subitement, s’ils l’osent, par le ministère naturel du procureur général, et tenir la main par les procureurs généraux des autres parlements qu’ils ne se courent point les uns les autres, qu’ils se tiennent chacun chez eux ; les y faire avertir d’être sages, et si quelqu’un de part ou d’autre ne l’étoit pas, le pincer tout aussitôt ou sourdement ou avec éclat, suivant sa faute en dessous ou publique, et le châtier aussi dans sa parenté, moyen très sensible et d’autant plus efficace que des parents d’évêques, et surtout tels qu’ils sont pour la plupart, n’ont pas les ressources des évêques dans le public ni dans le particulier, et qui, vexés par rapport à eux, les réduisent bientôt à la raison pour leur délivrance.

Ce qui est de très principal et que j’appuyai bien à M. le duc d’Orléans, c’est la nouvelle licence de leur correspondance à Rome et de leurs liaisons avec le nonce. Jamais ni l’un ni l’autre ne s’étoit toléré avant l’affaire de la constitution, témoin celle dont j’eus tant de peine à tirer Mailly, archevêque d’Arles, dont j’ai parlé en son temps, où il ne s’agissoit uniquement que d’un présent au pape de quelques reliques de saint Trophime, qui lui en avoit attiré un bref de pur remerciement, sans qu’il y eût pour lors l’ombre de rien autre chose, pas même dans aucun lointain. Il n’étoit permis à aucun évêque ni à aucun ecclésiastique d’écrire à qui que ce fût de la cour de Rome, ni d’en recevoir de lettres, sans la permission expresse du roi sur chaque chose, et sans que le secrétaire d’État des affaires étrangères ne les vît et en pût répondre. Autrement c’étoit un crime, et ces lettres mêmes étoient infiniment rares, parce qu’elles se permettoient fort difficilement, et qu’elles laissoient toujours ombrage et démérite, tellement qu’elles étoient tombées tout à fait hors d’usage, parce que le commerce nécessaire des bulles, des dispenses, etc., se faisoit uniquement par les banquiers [4].

À l’égard des nonces, ni commerce ni visites ; un évêque, un ecclésiastique simple, un moine même eût été sévèrement tancé, et après longuement éclairé, qui auroit vu le nonce sans que le ministre des affaires étrangères eût su pourquoi, et en eût parlé au roi, et même avec cela jamais au delà de l’étroit nécessaire. Le P. Tellier avoit le premier osé rompre cette barrière, et que n’osa-t-il pas ? Aussitôt grand nombre et de prélats et de gens du second ordre s’empressèrent à se faire de fête, et se proposèrent des chimères. Rome et le nonce entretinrent soigneusement leur vanité et leur espérance, et peu à peu s’attachèrent ainsi une grande partie du clergé, pour se faire valoir des deux côtés, ce qui, depuis la vue du cardinalat qui en enivra beaucoup jusqu’aux moindres objets, débaucha un clergé vain, oisif, avare, ambitieux, ignorant, et pour la plupart pris de la lie du peuple ou de la plus abjecte bourgeoisie. On sent aisément ce que deviennent alors ces précieuses libertés de l’Église gallicane, les droits du roi, le lien à la patrie ; et c’est ce qu’il étoit si important de redresser, en privant Rome de tant et de si dangereux transfuges, en remettant les anciennes règles en vigueur, dont Rome même n’eût osé se plaindre, puisqu’elles y étoient encore, et sans interruption, lors des premiers progrès de l’affaire qui fit naître celle de la constitution, c’est-à-dire, il y a cinq ou six ans, et de plus qui n’étoient violées que par simple et tacite tolérance, sans aucune sorte de révocation, ni même de consentement formel. C’étoit donc bien assez de laisser le commerce de Rome libre aux cardinaux de Noailles, Rohan et Bussy uniquement, et celui du nonce à cinq ou six prélats ou gens du second ordre, bien choisis et nommés pour cela par M. le duc d’Orléans, et châtier sévèrement et irrémissiblement tous prélats et gens du second ordre qui oseroient transgresser la défense le moins du monde, en quelque manière, et sous quelque prétexte et protection que ce pût être. Nous fûmes souvent et longuement sur cette matière M. le duc d’Orléans et moi, et à la fin je le laissai persuadé.

Restoient les conseils des affaires étrangères et des dépêches ou du dedans du royaume. Je dis à M. le duc d’Orléans qu’il restoit aussi deux hommes sur qui il ne devoit pas compter, mais qui outre leurs établissements étoient dans le public, l’un bien moins à propos que l’autre, à ne pouvoir laisser : Harcourt et Huxelles ; que j’estimois qu’il falloit les mettre à la tête de ces deux conseils, mais que je ne voyois pas qu’il eût à contraindre son goût sur leurs places. La situation où M. le duc d’Orléans avoit été si longtemps avec l’Espagne, et les liaisons étroites d’Harcourt en ce pays-là, et avec Mmes de Maintenon et des Ursins, le déterminèrent aux affaires étrangères pour Huxelles, et à celles du dedans du royaume pour Harcourt. Cela fut bientôt décidé. Mais avant que la résolution en fût prise : « Mais vous, me dit M. le duc d’Orléans, vous me proposez tout le monde, et ne me parlez point de vous ; à quoi donc voulez-vous être ? » Je lui répondis que ce n’étoit à moi ni de me proposer ni moins encore de choisir, mais à lui-même à voir s’il vouloit m’employer, s’il m’en croyoit capable, et en ce cas de déterminer la place qu’il me voudroit faire occuper. C’étoit à Marly, dans sa chambre, et il m’en souviendra toujours.

Après quelque petit débat, qu’entre pareils on appelleroit compliments, il me proposa la présidence du conseil des finances, c’est-à-dire de les diriger avec un imbécile en ce genre tel que le maréchal de Villeroy, et me dit que c’étoit ce qui convenoit le mieux à lui et à moi. Je le remerciai de l’honneur et de la confiance, et je le refusai respectueusement : c’étoit la place que je destinois au duc de Noailles. M. le duc d’Orléans fut fort étonné, et se mit sur son bien-dire pour me persuader. Je lui répondis que je n’avois nulle aptitude pour les finances, que c’étoit un détail devenu science et grimoire qui me passoit ; que le commerce, les monnaies, le change, la circulation, toutes choses essentielles à la gestion des finances, je n’en connoissois que les noms ; que je ne savois pas les premières règles de l’arithmétique ; que je ne m’étois jamais mêlé de l’administration de mon bien, ni de ma dépense domestique, parce que je m’en sentois incapable, combien plus des finances de tout un royaume, et embarrassées comme elles l’étoient. Il me représenta l’instruction et le soulagement que je trouverois dans les divers membres du conseil des finances, et dans ceux d’ailleurs que je voudrois consulter. Il ajouta tout ce qui pouvoit me flatter ; il appuya sur ma probité et sur mon désintéressement, chose si capitale au maniement des finances. Sur quoi je lui répondis que peu importeroit à la chose publique que je volasse les finances, ou que mon incapacité les laissât voler ; qu’à la vérité je croyois bien me pouvoir répondre à lui et à moi-même de ma fidélité là-dessus, mais qu’avec la même sincérité, je ne sentois aucune des lumières nécessaires pour m’apercevoir même des friponneries grossières, combien moins des panneaux infinis dont cette matière est si susceptible. La fin de plus d’une heure de ce débat fut de se fâcher contre moi, puis de me prier de faire bien mes réflexions, et que nous en parlerions le lendemain.

Il y avoit longtemps qu’elles étoient toutes faites. Je n’étois pas, depuis la mort de cet admirable Dauphin, et plus encore depuis celle de M. le duc de Berry, à m’être occupé des diverses places du gouvernement à venir, avec ce projet des conseils, et à penser, je le dirai avec simplicité, non à celles qui me conviendroient, mais à celles à qui je conviendrois moi-même, qui est l’unique façon de bien placer les hommes, et pour la chose publique et pour eux-mêmes. Celle des finances s’étoit présentée à moi comme les autres ; je n’aurai pas la grossièreté de dire que je ne crusse pas bien que M. le duc d’Orléans ne me laisseroit pas sans me donner part au gouvernement, et je ne pensai pas qu’il y eût de la présomption à m’en persuader, et à réfléchir en conséquence. La matière des finances me répugnoit par les raisons que je venois d’alléguer à M. le duc d’Orléans, et par bien d’autres encore, dont celle du travail étoit la moindre. Mais les injustices que les nécessités y attachent me faisoient peur ; je ne pouvois m’accommoder d’être le marteau du peuple et du public, d’essuyer les cris des malheureux, les discours faux, mais quelquefois vraisemblables, surtout en ce génie, des fripons, des malins, des envieux ; et ce qui me détermina plus que tout, la situation forcée où les guerres et les autres dépenses prodigieuses avoient réduit l’État, en sorte que je n’y voyois que le choix de l’un de ces deux partis ; de continuer et d’augmenter même autant qu’il seroit possible toutes les impositions pour pouvoir acquitter les dettes immenses, et conséquemment achever de tout écraser, ou de faire banqueroute publique par voie d’autorité, en déclarant le roi futur quitte de toutes dettes et non obligé à celles du roi son aïeul et son prédécesseur, injustice énorme et qui ruineroit une infinité de familles et directement et par cascades.

L’horreur que je conçus de l’une et de l’autre de ces iniquités ne me permit pas de m’en charger, et quant à un milieu qui ne peut être qu’une liquidation des différentes sortes de dettes pour assurer l’acquittement des véritables, et rayer les fausses, et l’examen des preuves, et celui des parties payées, et jusqu’à quel point, cela me parut une mer sans fond où mes sondes ne parviendroient jamais. Et d’ailleurs quel vaste champ à pièges et à friponneries ! Oserois-je avouer une raison encore plus secrète ? Me trouvant chargé des finances, j’aurois été trop fortement tenté de la banqueroute totale, et c’étoit un paquet dont je ne me voulois pas charger devant Dieu ni devant les hommes. Entre deux effroyables injustices, tant en elles-mêmes que par leurs suites, la banqueroute me paraissoit la moins cruelle des deux, parce qu’aux dépens de la ruine de cette foule de créanciers, dont le plus grand nombre l’étoit devenu volontairement par l’appât du gain, et dont beaucoup en avoient fait de grands, très difficiles à mettre au jour, encore plus en preuves, tout le reste du public étoit au moins sauvé, et le roi au courant, par conséquent diminution d’impôts infinie, et sur-le-champ. C’étoit un avantage extrême pour le peuple tant des villes que de la campagne qui est sans proportion, le très grand nombre, et le nourricier de l’État. C’en étoit un aussi extrêmement avantageux pour tout commerce au dehors et au dedans, totalement intercepté et tari par cette immensité de divers impôts.

Ces raisons qui se peuvent alléguer m’entraînoient ; mais j’étois touché plus fortement d’une autre que je n’explique ici qu’en tremblant. Nul frein possible pour arrêter le gouvernement sur le pied qu’il est enfin parvenu. Quelque disproportion que la découverte des trésors de l’Amérique ait mise à la quantité de l’or et de l’argent en Europe depuis que la mer y en apporte incessamment, elle ne répond en nulle sorte à la prodigieuse différence des revenus de nos derniers rois [qui n’alloient pas] à la moitié de ceux de Louis XIV. Nonobstant l’augmentation jusqu’à l’incroyable, j’avois bien présenté la situation déplorable de la fin d’un règne si long, si abondant, si glorieux, si naïvement représentée par ce qui causa et se passa au voyage de Torcy à la Haye, et depuis à Gertruydemberg, dont il ne fallut pas moins que le coup du ciel le plus inattendu pour sauver la France par l’intrigue domestique de l’Angleterre ; ce qui se voit dans les Pièces par les dépêches originales et les récits qui les lient, que j’ai eus de M. de Torcy. Il résulte donc par cet exposé qu’il n’y a point de trésors qui suffisent à un gouvernement déréglé, que le salut d’un État n’est attaché qu’à la sagesse de le conduire, et pareillement sa prospérité, son bonheur, la durée de sa gloire et de sa prépondérance sur les autres.

Louvois, pour régner seul et culbuter Colbert, inspira au roi l’esprit de conquête. Il forma des armées immenses, il envahit les Pays-Bas jusqu’à Amsterdam, et il effraya tellement toute l’Europe par la rapidité des succès, qu’il la ligua toute contre la France, et qu’il mit les autres puissances dans la nécessité d’avoir des armées aussi nombreuses que celles du roi. De là toutes les guerres qui n’ont comme point cessé depuis, de là l’épuisement d’un royaume, quelque vaste et abondant qu’il soit, quand il est seul sans cesse contre toute l’Europe ; de la cette situation désespérante où le roi se vit en fin réduit de ne pouvoir ni soutenir la guerre ni obtenir la paix à quelques cruelles conditions que ce pût être. Que ne pourroit-on pas ajouter en bâtiments immenses de ce règne et plus qu’inutiles de places ou de plaisirs, et de tant d’autres sortes de dépenses prodigieuses et frivoles, toutes voies dans un autre règne pour se retrouver au même point, ce qui n’est pas difficile, après y avoir été une fois. On dépend donc pour cela, non seulement d’un roi, de ses maîtresses, de ses favoris, de ses goûts, mais de ses propres ministres, comme on le doit originairement à Louvois.

On conviendra, je m’assure, qu’il n’est rien qui demande plus pressamment un remède, et que ce remède est dissous il y a longtemps. Que substituer donc, pour garantir les rois et le royaume de cet abîme ? L’incomparable Dauphin l’a bien senti et l’avoit bien résolu. Mais pour l’exécuter, il falloit être roi, non régent, et plus que roi, car il falloit être roi de soi-même et divinement supérieur à son propre trône. Qui peut espérer un roi de cette sorte, après s’en être vu enlever le modèle formé des mains de Dieu même, sur le point de parvenir à la couronne et d’exécuter les merveilles qui avoient été inspirées à son esprit, et que le doigt de Dieu avoit gravées si profondément dans son cœur. C’est donc la forte considération de raisons si prégnantes [5] et si fort au-dessus de toutes autres considérations qui me persuada que le plus grand service qui pût être rendu à l’État pour lequel les rois sont faits, et non l’État pour les rois, comme ce Dauphin le sentoit si bien, et ne craignoit pas de le dire tout haut, et le plus grand service encore qui pût être rendu aux rois mêmes étoit de les mettre hors d’état de tomber dans l’abîme qui s’ouvrit de si près sous les pieds du roi, ce qui ne se peut exécuter qu’en les mettant à l’abri des ambitieuses suggestions des futurs Louvois, et de la propre séduction des rois mêmes par l’entraînement de leurs goûts, de leurs passions, l’ivresse de leur puissance et de leur gloire, et l’imbécillité des vues et des lumières dont la vaste étendue n’est pas toujours attachée à leur sceptre. C’est ce qui se trouvoit par la banqueroute et par les motifs de l’édit qui l’auroit déclarée, qui se réduisent à ceux-ci. La monarchie n’est point élective et n’est point héréditaire. C’est un fidéicommis, une substitution faite par la nation à une maison entière, pour en jouir et régner sur elle de mâle en mâle, né et à naître, en légitime mariage, graduellement, perpétuellement, et à toujours, d’aîné en aîné, tant que durera cette maison, à l’exclusion de toute femelle, et dans quelque ligne et degré que ce puisse être.

Suivant cette vérité qui ne peut être contestée, un roi de France ne tient rien de celui à qui il succède, même son père ; il n’en hérite rien, car il n’est ici question que de la couronne, et de ce qui y est inhérent, non de joyaux et de mobilier. Il vient à son tour à la couronne, en vertu de ce fidéicommis, et du droit qu’il lui donne par sa naissance, et nullement par héritage ni représentation. Conséquemment tout engagement pris par le roi prédécesseur périt avec lui, et n’a aucune force sur le successeur, et nos rois payent le comble du pouvoir qu’ils exercent pendant leur vie par l’impuissance entière qui les suit dans le tombeau. Mineurs, à quelque âge qu’ils se trouvent, pour revenir de ce qu’ils font eux-mêmes contre leurs intérêts, ou du préjudice qu’ils y reçoivent par le fait d’autrui qu’ils auront consenti et autorisé, auront-ils moins de privilèges d’être libres et quittes de ce qui leur nuit, à quoi ils n’ont contribué ni par leur fait, ni par leur engagement, ni par leur autorisation ? et de condition tellement distinguée en mieux que leurs sujets par cette minorité qui les relève de tout ce qui leur préjudicie, à quelque âge qu’ils l’aient fait ou ratifié, peuvent-ils devenir de pire condition que tous leurs sujets, dont aucun n’est tenu que de son propre fait, ou du fait de celui dont il hérite ou qu’il représente, et qui ne le peut être du fait particulier de celui dont le bien lui échoit à titre de substitution ? Ces raisons prouvent donc avec évidence que le successeur à la couronne n’est tenu de rien de tout ce que son prédécesseur l’étoit ; que tous les engagements que le prédécesseur a pris sont éteints avec lui, et que le successeur reçoit, non de lui, mais de la loi primordiale qui l’appelle à la couronne par le fidéicommis et la substitution, qu’elle lui a réservée à son tour pure, nette, franche, libre et quitte de tout engagement précédent.

Un édit bien libellé, bien serré, bien ferme et bien établi sur ces maximes et sur les conséquences qui en résultent si naturellement, et dont l’évidence ne peut être obscurcie non plus que la vérité et la solidité des principes dont elles se tirent, peut exciter des murmures, des plaintes, des cris, mais ne peut recevoir de réponse solide ni d’obscurcissement le plus léger. Il est vrai que bien des gens en souffriroient beaucoup, mais il n’est pas moins vrai, dans la plus étroite exactitude, que si un tel édit manque à la miséricorde en une partie pour la faire entière au véritable public, c’est sans commettre d’injustice, parce qu’il n’y en eut jamais à s’en tenir à son droit, et à ne se pas charger de ce dont il est exactement vrai qu’on n’est pas tenu, et à ce raisonnement je ne vois aucune réponse vraie, solide, exacte, effective ; conséquemment je ne vois que justice étroite et irrépréhensible dans cet édit. Or l’équité mise à couvert, et du côté du roi successeur, un tel édit deviendra le supplément des barrières qui ne se peuvent plus envoyer. Plus il excitera de plaintes, de cris, de désespoirs par la ruine de tant de gens et de tant de familles, tant directement que par cascade, conséquemment de désordres et d’embarras dans les affaires de tant de particuliers, plus il rendra sage chaque particulier pour l’avenir. On a beau courir aux charges, aux rentes, aux loteries, aux tontines de nouvelle création après y avoir été trompé tant de lois, et toujours excité par des appâts trompeurs, mais qui n’ont pu l’être pour tous, et qui en ont enrichi tant aux dépens des autres que chacun à part se flatte toujours d’avoir la fortune ou l’industrie de ces heureux, la banqueroute sans exception causée et fondée en principes et en droit par l’exposé de l’édit dessille tous les yeux et ne laisse à personne aucune espérance d’échapper à sa ruine, si, prenant des engagements avec le roi de quelque nature qu’ils puissent être, ils viennent à perdre ce roi avant d’en être remplis. Voilà donc une raison précise, juste, efficace, à la portée de tout le monde, des plus ignorants, des plus grossiers, qui resserre toutes les bourses, qui rend tout leurre, tout fantôme, toute séduction inutiles, qui guérit, par la crainte d’une perte certaine et au-dessus de ses forces, l’orgueil de s’élever par des charges de nouvelle érection ou de nouveau rétablissement, et de la soif du gain qu’on trouve dans les traités de longue durée, par l’avarice même, ou plutôt par la juste crainte qu’on vient d’exposer.

De là deux effets d’un merveilleux avantage : impossibilité au roi de tirer ces sommes immenses pour exécuter tout ce qui lui plaît, et beaucoup plus souvent ce qu’il plaît à d’autres de lui mettre dans la tête pour leur intérêt particulier ; impossibilité qui le force à un gouvernement sage et modéré, qui ne fait pas de son règne un règne de sang et de brigandages et de guerres perpétuelles contre toute l’Europe bandée sans cesse contre lui, armée par la nécessité de se défendre, et à la longue, comme il est arrivé à Louis XIV, pour l’humilier, le mettre à bout, le conquérir, le détruire, car ce ne fut pas à moins que ses ennemis visèrent à la fin ; impossibilité qui l’empêche de se livrer à des entreprises romaines du côté des bâtiments militaires et civils, à une écurie qui auroit composé toute la cavalerie de ses prédécesseurs, à un luxe d’équipages de chasses, de fêtes, de profusions, de luxe de toute espèce qui se voilent du nom d’amusements, dont la seule dépense excède de beaucoup les revenus d’Henri IV et des commencements de Louis XIII ; impossibilité enfin qui n’empêche pas un roi de France d’être et de se montrer le plus puissant roi de l’Europe, de fournir avec abondance à toutes les parties du gouvernement, qui le rendent non seulement considérable mais redoutable à tous les potentats de l’Europe, dont aucun n’approche de ses revenus, ni de l’étendue suivie, ni de l’abondance des terres de sa domination, et qui ne lui ôte pas les moyens de tenir une cour splendide digne d’un aussi grand monarque, et de prendre des divertissements et des amusements convenables à sa grandeur, enfin de pourvoir sa famille avec une abondance raisonnable et digne de leur commune majesté.

L’autre effet de cette impossibilité délivre la France d’un peuple ennemi, sans cesse appliqué à la dévorer par toutes les inventions que l’avarice peut imaginer et tourner en science fatale par cette foule de différents impôts, dont la régie, la perception et la diversité, plus funestes que le taux des impôts mêmes, forme ce peuple nombreux dérobé à toutes les fonctions utiles à la société, qui n’est occupé qu’à la détruire, à piller tous les particuliers, à intervertir commerce de toute espèce, régimes intérieurs de famille, et toute justice, par les entraves que le contrôle des actes et tant d’autres cruelles inventions y ont mises ; encourage le laboureur, le fermier, le marchand, l’artisan, qui désormais travaillera plus pour soi et pour sa famille que pour tant d’animaux voraces qui le sucent avant qu’il ait recueilli, qui le consomment en frais de propos délibéré, et avec qui il est toujours en reste ; cause une circulation aisée qui fait la richesse, parce qu’elle décuple l’argent effectif qui court de main en main sans cesse, inconnue depuis tant d’années ; facilite et donne lieu à toute espèce de marchés entre particuliers, les délivre du poids également accablant et insultant de ce nombre immense d’offices et d’officiers nouveaux et inutiles, multiplie infiniment les taillables et soulage chaque taillable du même coup, fait rentrer ce peuple immense, oisif, vorace, ennemi, dans l’ordre de la société, dont il multiplie tous les différents États ; ressuscite la confiance, l’attachement au roi, l’amour de la patrie, éteint parce qu’on ne compte plus de patrie ; rend supportables les situations qui étoient forcées, et celles qui ne l’étoient pas, heureuses ; redonne le courage et l’émulation détruits, parce qu’on ne profite de rien, et que plus vous avez et plus on vous prend ; enfin rend aux pères de famille ce soin domestique qui contribue si principalement, quoique si imperceptiblement, à l’harmonie générale et à l’ordre public presque universellement abandonné par le désespoir de rien conserver, et de pouvoir élever, moins encore pourvoir, chacun sa famille.

Tels sont les effets de la banqueroute qui ne sauroient être contestés, et qui ne sont préjudiciables (je ne parle pas des créanciers) qu’à un très petit nombre de particuliers de bas lieu, jusqu’à cette heure, qui abusent de la confiance de leur maître pour s’élever à tout sur les ruines de tous les ordres du royaume, et qui pour leur grandeur particulière comptent pour rien d’exposer ce maître à qui ils doivent tout, au précipice qu’on vient de voir, et toute la France aux derniers et aux plus irrémédiables malheurs. Balancez après cet exposé les inconvénients et les fruits de la banqueroute avec ceux de continuer et de multiplier les impôts pour acquitter les dettes du roi, ou ce milieu de liquidation si ténébreux, et si peu fructueux, même si peu praticable. Voyez quelle suite d’années il faudra nourrir toute la France de larmes et de désespoir pour achever le remboursement de ces dettes ; et j’ose m’assurer qu’il n’est point d’homme, sans intérêt personnel au maintien des impôts jusqu’à se préférer à tout, qui, dans la malheureuse nécessité d’une injustice, ne préfère de bien loin celle de la banqueroute. En un mot, c’est le cas d’un homme qui est dans le malheur d’avoir à choisir de passer douze ou quinze années dans son lit, dans les douleurs continuelles du fer et du caustique et le régime qui y est attaché, ou de se faire couper la jambe qu’il sauveroit par cet autre parti. Qui peut douter qu’il ne préférât l’opération plus douloureuse et la privation de sa jambe, pour se trouver deux mois après en pleine santé, exempt de douleur, et dans la jouissance de soi-même et des autres par la société, et le libre exercice de ce qui l’occupoit auparavant son mal ? Reste à finir par l’autorité du roi.

Un mot seul suppléera à tout ce qui se pourroit dire, et à ce que les flatteurs et les empoisonneurs des rois se voudroient donner la licence de critiquer. Reportons-nous à ces temps malheureux où le plus absolu et le plus puissant de tous nos rois, le plus maître aussi de son maintien et de son visage, et dont le règne a été tel qu’on l’a vu, ne put retenir ses larmes en présence de ses ministres dans l’affreuse situation où il se voyoit de ne pouvoir plus soutenir la guerre ni obtenir la paix. Remettons-nous devant les yeux l’éclat où il avoit porté ses ministres, et l’humiliation plus que servile où il avoit autrefois réduit les Hollandois. Entrons après dans l’esprit et dans le cœur de ce monarque de bonheur, de gloire, de majesté, ne craignons pas d’ajouter d’apothéose après les monuments que nous en avons vus, et voyons ce prince ennemi implacable du prince d’Orange, pour avoir refusé d’épouser sa bâtarde, envoyer son principal ministre en ce genre courir en inconnu en Hollande avec pour tout passeport celui d’un courrier, descendre chez un banquier de Rotterdam et se faire mener par lui à la Haye chez le pensionnaire Heinsius, créature et confident de ce même prince d’Orange et héritier de sa haine, implorer la paix comme à ses genoux. Suivons par les Pièces tout ce que Torcy y essaya, poursuivons tous les sacrifices offerts et méprisés, qui, dans cette extrémité, ne rebutèrent pas le roi d’envoyer ses plénipotentiaires à Gertruydemberg ; continuons, par les Pièces, de repasser les traitements indignes et les propositions énormes dont on se joua d’eux et du roi, et l’état de ce prince à la rupture d’une négociation où, en lui prescrivant jusqu’à l’inhumanité qu’il n’osa refuser en partie, on exigea encore qu’il se soumît à s’engager à ce qu’ils ne déclareroient que quand il leur plairoit, et aux augmentations vagues qu’ils pourroient ajouter. Réfléchissons sur une situation si forcée et si cruelle, fruit déplorable de cette ancienne conquête de la Hollande, et de tant d’autres exploits. Qui après ne demeurera pas, je ne dis pas persuadé, mais convaincu que le roi n’eût donné tout ce qu’on eût voulu, pour n’avoir jamais connu Louvois ni les flatteurs, moins encore les moyens de franchir ce qu’il avoit encore trouvé de barrières à un pouvoir illimité, dont toutefois il s’étoit montré si jaloux, et ne se pas trouver, et inutilement encore, aux genoux et à la merci de ceux dont il avoit triomphé, et qu’il avoit insultés par tant de monuments et de médailles ? Tenons-nous-en donc à cette réflexion transcendante, pour ne pas craindre la banqueroute par rapport à l’autorité des rois.

Tranchons une dernière objection possible. Que diront les étrangers sur un édit qui, sur des fondements aussi bien établis, rend le successeur à la couronne pleinement libre de tout engagement de son prédécesseur, et que deviendront leurs traités et les engagements réciproques ? La réponse est aisée. Les rois ne traitent point par édits avec les puissances étrangères. Il y a des traités, et c’est le plus grand nombre, qui ont des temps limités, ou qui ne sont que pour le règne des princes qui les font. S’il s’en trouve qui les outrepassent, alors ce n’est plus le roi seulement, mais sa couronne qui est engagée avec un autre État, ce qui n’a point d’application aux sujets de la couronne, et alors les traités subsistent dans leur vigueur. De plus, quand, ce qui ne peut tomber dans ce cas, le successeur ne seroit pas obligé de tenir les traités de son prédécesseur, le bien de l’État voudroit qu’il le fit peut-être pour le fruit du traité même, certainement pour le maintien de la confiance et de la sûreté des traités. Ainsi nulle comparaison des sujets avec les puissances étrangères, ni d’un traité avec elles et l’effet d’un édit qui, remontant à la source du droit de la maison régnante, le montre tel qu’il est, d’où suit ce qui vient d’être expliqué qui n’a trait ni application quelconque aux puissances étrangères, ni aux traités subsistants, avec lesquels il ne s’agit ni d’héritage, ni de substitution, ni des différents effets de ces deux manières de succéder. Cette réponse paroît péremptoire, sans s’arrêter plus longtemps à cette spécieuse mais frivole objection.

M. le duc d’Orléans ne me trouva donc pas plus disposé à me charger des finances après le loisir qu’il m’avoit donné pour y penser. Même empressement, mêmes prières, mêmes raisonnements de sa part ; mêmes réponses, même fermeté de la mienne. Il se fâcha, il n’y gagna rien. La fâcherie se tourna en mécontentement si marqué que je le vis moins assidûment, et beaucoup plus courtement, sans qu’il montrât sentir cette réserve, et sans que lui et moi nous parlassions plus que des choses courantes, publiques, indifférentes, en un mot, de ce qui s’appelle la pluie et le beau temps. Cette bouderie froide de sa part, tranquille de la mienne, dura bien trois semaines. Il s’en lassa le premier. Au bout de ce temps, au milieu d’une conversation languissante, mais où je remarquai plus d’embarras de sa part qu’à l’ordinaire : « Hé bien ! donc, s’interrompit-il lui-même, voilà qui est donc fait ? Vous demeurez déterminé à ne point vouloir des finances ? » me dit-il en me regardant.

Je baissai respectueusement les yeux, et je répondis d’une voix assez basse que je comptois qu’il n’étoit plus question de cela. Il ne put retenir quelques plaintes, mais sans aigreur et sans se fâcher ; puis se levant et se mettant à faire des tours de chambre, sans dire mot et la tête basse, comme il faisoit toujours quand il étoit embarrassé, il se tourna tout à coup brusquement à moi en s’écriant : « Mais qui donc y mettrons-nous ? » Je le laissai un peu se débattre, puis je lui dis qu’il en avoit un tout trouvé, s’il le vouloit tout au meilleur, et qui à mon avis ne refuseroit pas. Il chercha sans trouver ; je nommai le duc de Noailles. À ce nom il se fâcha et me répondit que cela seroit bon pour remplir les poches de la maréchale de Noailles, de la duchesse de Guiche, qui de profession publique vivoient des affaires qu’elles faisoient à toutes mains, et enrichir une famille la plus ardente et la plus nombreuse de la cour, et qui se pouvoit appeler une tribu. Je le laissai s’exhaler, après quoi je lui représentai que pour le personnel il ne me pouvoit nier que le duc de Noailles n’eût plus d’esprit qu’il n’en falloit pour se bien acquitter de cet emploi, ni toute la fortune la plus complète en biens, en charges, en gouvernements, en alliances, pour y être à l’abri de toute tentation, et donner à son administration tout le crédit et toute l’autorité nécessaire, en sorte que, dès que son Altesse Royale convenoit qu’il y falloit mettre un seigneur, il n’y en avoit point qui y fût plus convenable. Quant à ses proches, parmi lesquels ses enfants ne se pouvoient compter par leur enfance, ni sa femme par le peu qu’elle avoit su se faire considérer dans la famille, et par sa tante même qui avoit été la première à lui ôter toute considération, il n’y avoit rien à craindre de ses sœurs ni de ses beaux-frères, excepté l’aînée, par la façon d’être de presque tous, et par la manière de vivre du duc de Noailles avec eux, en liaison et en familiarité, mais hors de portée de s’en laisser entamer. Quant à sa mère et à la duchesse de Guiche, il étoit vrai ce qu’il m’en disoit, mais il falloit aussi lui apprendre à quel titre ; que la maréchale chargée de ce grand nombre de filles et de dots pour les marier toutes, et le duc de Guiche, qui n’avoit rien et à qui son père ne donnoit rien, hors d’état de soutenir la dépense des campagnes, avoient l’un et l’autre obtenu un ordre du roi au contrôleur général, dès le temps que Pontchartrain l’étoit, de faire pour la mère et pour la fille toutes les affaires qu’elles protégeroient, et de chercher à leur donner part dans le plus qu’il pourroit ; que Chamillart avoit reçu le même ordre en succédant à Pontchartrain ; que je le savois de l’un et de l’autre, parce que tous deux me l’avoient dit, et qu’on m’avoit assuré que le même ordre avoit été renouvelé lorsque Desmarets fut fait contrôleur général ; que de cette sorte ce n’étoit plus avidité ni ténébreux manège à redouter d’elles auprès du duc de Noailles, mais des grâces pécuniaires que le roi vouloit et comptoit leur faire sans bourse délier, et qu’il ne dépendoit plus des contrôleurs généraux de refuser ; qu’au reste, il ne falloit pas croire que la maréchale de Noailles eût grand crédit sur son fils, ni que la duchesse de Guiche fit ce qu’elle vouloit de son frère ; qu’il ne se trouvoit personne sans quelque inconvénient, et que celui-là sembloit trop peu fondé pour l’exclusion d’un homme qui, étant tout ce que celui-là étoit, ne pouvoit avoir d’autre ambition que de se faire une réputation par son administration, bien supérieure à toute faiblesse pour sa famille, à l’égard de laquelle il n’avoit pas témoigné jusqu’ici y avoir de disposition. Cette discussion souffrit bien des répliques en plus d’une conversation de part et d’autre, et finit enfin par laisser M. le duc d’Orléans déterminé à faire le duc de Noailles président du conseil des finances. J’étois en effet persuadé qu’il y feroit fort bien, surtout étudiant comme il faisoit assidûment sous Desmarets, ainsi que je l’ai dit en son lieu, et j’étois bien aise aussi d’appuyer le cardinal de Noailles par cette place de son neveu, et si propre à accroître le crédit réel et la considération extérieure.

Le moment d’après que cela fut résolu entre M. le duc d’Orléans et moi : « Et vous enfin, me dit-il, que voulez-vous donc être ? » et me pressa tant de m’expliquer que je le fis enfin, et, dans l’esprit que j’ai exposé plus haut, je lui dis que s’il vouloit me mettre dans le conseil des affaires du dedans, qui est celui des dépêches, je croyois y pouvoir faire mieux qu’ailleurs. « Chef donc, répondit-il avec vivacité. — Non pas cela, répliquai-je, mais une des places de ce conseil. » Nous insistâmes tous deux, lui pour, moi contre. Je lui témoignai que ce travail en soi et celui de rapporter au conseil de régence toutes les affaires de celui du dedans m’effrayoit, et qu’acceptant cette place, je n’en voyois plus pour Harcourt. « Une place dans le conseil du dedans, me dit-il, c’est se moquer, et ne se peut entendre. Dès que vous n’en voulez pas absolument être chef, il n’y a plus qu’une place qui vous convienne et qui me convient fort aussi : c’est que vous soyez du conseil où je serai, qui sera le conseil suprême ou de régence. » Je l’acceptai et le remerciai. Depuis ce moment cette destination demeura invariable, et il se détermina tout à fait à donner la place de chef au maréchal d’Harcourt du conseil du dedans. Il n’y fut point question de président, parce que les affaires n’y étoient pas assez jalouses pour donner ce contrepoids au chef. Il n’en fut point parlé pour celui des affaires étrangères pour n’y pas multiplier le secret, ni dans celui de guerre, qui en temps de paix n’étoit que de simple courant d’administration intérieure, ni dans celui des affaires ecclésiastiques pour y relever davantage le chef, qui étoit le cardinal de Noailles. Cette invention de présidence ne dut alors avoir lieu que pour les conseils de marine et de finances, pour contrebalancer la trop grande autorité des deux chefs, et suppléer à l’ineptie en finance du maréchal de Villeroy.




  1. Voy. notes à la fin du volume.
  2. Voy. notes à la fin du volume.
  3. Voy. notes à la fin du volume.
  4. On appelait autrefois banquiers en cour de Rome ou banquiers expéditionnaires ceux qui avaient le privilège de faire obtenir les grâces, bulles, dispenses, etc., de la cour de Rome. Ils étaient devenus officiers publics Par un édit de 1673 et une déclaration du mois de janvier 1675. Ils étaient au nombre de douze pour Paris. Les actes expédiés par la chancellerie romaine devaient être revêtus de leur signature pour avoir un caractère authentique devant les tribunaux.
  5. Vieux mot que les anciens éditeurs ont remplacé par concluantes, mais qui se traduirait mieux par pressantes.